Transition et transit : des petites théories à usage quotidien Transition and transit: Little theories for everyday use
Denis BERTRAND
Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis
En prenant appui sur une approche définitionnelle comparée des deux notions de « transition » et de « transit », on interroge les enjeux sémantico-narratifs qu’elles recouvrent (catégories, relation continu-discontinu, actantialité, téléogisation, etc.). Sur la base des résultats de cette analyse, on oriente ensuite la réflexion dans deux directions complémentaires : d’un côté une direction métathéorique, en interrogeant la manière dont la notion de « transition » met en question des modélisations considérées comme acquises dans les schématisations sémiotiques ; de l’autre, une direction épithéorique, au sens où A. Culioli parle d’épilinguistique, antichambre du métalinguistique : « une activité dont nous n’avons pas conscience et qui sans arrêt travaille sur ces mises en relation entre le caché, le pas dire non, le ceci ou le cela » (Bedouret-Larraburu et Copy 2018). Cela nous permet d’envisager ce qu’on appelle « les petites théories à usage quotidien », dont la théorie du « transit » pourrait être un parangon. Notre objectif est, in fine, d’interroger la relation aujourd’hui entre les régimes de modélisation en contexte de « transition », en posant le problème de l’intelligibilité théorique, prise entre méta- et épithéorique.
Based upon a comparative definitional approach to the two notions of 'transition' and 'transit', we examine the semantic-narrative issues they cover (categories, continuous-discontinuous relationship, actantiality, teleogisation, etc.). Drawing on the results of this analysis, we then turn our attention to two complementary directions : on the one hand, a metatheoretical direction, by examining the way in which the notion of 'transition' challenges models taken for granted in semiotic schematisations ; on the other hand, an epitheoretical direction, in the sense in which A. Culioli speaks of 'epilinguistics', the antechamber of metalinguistics : "an activity of which we are unaware and which constantly works on these connections between the hidden, the not saying no, the this or the that" (Bedouret-Larraburu and Copy 2018). This allows us to consider what we call "small theories for everyday use", of which the theory of "transit" could be a paragon. Our aim is, in fine, to question the relationship nowadays between modelling regimes in the context of 'transition', by posing the problem of theoretical intelligibility, caught between meta- and epitheory.
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Mots-clés : épithéorie, métathéorie, modélisation narrative, transit, transition
Keywords : epitheory, metatheory, narrative modelling, transit, transition
« Dans trente ans, pour quelle action aimeriez-vous qu’on se souvienne de vous ? » À cette question posée le 3 avril 2022 sur une chaîne d’information aux différents candidats à la présidence de la République française dans le contexte des élections imminentes, le représentant du président en exercice a répondu : « Je voudrais qu’on se souvienne d’Emmanuel Macron comme celui qui a pris à bras le corps toutes les transitions nécessaires pour notre pays et pour l’Europe : transition énergétique et écologique d’abord (...) ; transition numérique bien sûr (...) ; et transition démographique enfin (...) ». La liste pourrait bien entendu s’allonger. La polysémie fonctionnelle du lexème « transition » invite évidemment qu’on s’y arrête, sinon qu’on l’arrête, comme le texte d’orientation du congrès 2022 de l’Association Française de Sémiotique le propose avec pertinence, et qu’on y fixe quelques bornes sémiotiques. Car ce terme a tout du sémème polymorphe, accueillant, disponible, omnipotent, adaptable à tout contexte, et par conséquent menacé de se voir vidé de toute signification.
1. Approche définitionnelle
La définition du dictionnaire prépare elle-même cette exceptionnelle disposition sémantique mal contrôlée. Le Petit Robert présente quatre grandes séries d’acceptions, dont la délimitation n’est pas nette : on y retient tout d’abord l’acception langagière et discursive (« manière de passer de l’expression d’une idée à une autre »), avec ses spécificités rhétoriques (« manières de lier les parties d’un discours ») ; voici ensuite les acceptions musicale (« élément servant de passage entre deux thèmes »), cinématographique (« passage d’un plan à un autre (notamment par fondu ) »), picturale (« manière de passer progressivement d’un ton à un autre »). Puis vient une deuxième série, dite « littéraire », dont on ne voit pas clairement comment elle se distingue de la première : « Passage d’un état à un autre, d’une situation à une autre ». On connaît la célèbre expression journalistique : « sans transition », pour passer d’un sujet à un autre ; arrive encore l’acception dite « moderne », celle probablement qui occupe nos politiques : « passage lent, graduel, d’une transformation progressive »... La liste enfin est longue de cette sorte de parasynonymie dont le mot est porteur suivant les domaines. Retenons tout de même les acceptions scientifiques en astrologie (« passage d’une planète dans le “ciel” de l’horoscope »), en physique (« passage d’un état stationnaire à un autre »), en chimie (« élément atomique dont une sous-couche électronique interne est incomplète »), et en bio-chimie (« état instable entre le substrat et le produit d’un enzyme »... Et l’inventaire encyclopédique de cette transversalité sémantique des transitions se termine (sous le chiffre 4), sans autre précision thématique, et avec la répétition du même sémantisme de « passage » mais aussi l’insistance, comme une sorte d’arrêt, sur cet état transitoire, propre à la transition, qui rejoint le concept de « transformation » en sémiotique narrative : « Ce qui constitue un état intermédiaire, ce qui conduit d’un état à un autre ». Et voilà que l’article se termine par une citation de Victor Hugo : « La plus délicate des transitions, l’adolescence ». C’est le même Victor Hugo qui avait qualifié la cathédrale Notre-Dame de Paris dans son roman éponyme d’« édifice de la transition », en expliquant qu’elle « n’est point (...) ce qu’on peut appeler un monument complet, défini, classé. » (Hugo 1998 (1831), 195 et 196)
On le comprend : la sémiotique lexicale aurait beaucoup à dire sur la définition elle-même. Elle pourrait développer une réflexion critique sur l’écriture définitionnelle, les approximations logiques qui la caractérisent, l’absence d’analyse véritable qui la sous-tend. Et pour cela la sémiotique lexicale révélerait du même coup son économie sémique et générative au regard de cette prolifération désordonnée : elle pourrait poser par exemple la catégorie fondamentale du discontinu et du discrétisé opposables au continu et au graduel ; elle pourrait montrer la progressivité du changement présupposant une orientation finalisée, opposable à la transformation narrative brusque des états de chose ; elle pourrait isoler la modulation dynamique, par définition aspectualisée, de cet état intermédiaire qu’elle implique devenu lui-même espace sémiotique propre ; elle pourrait décliner enfin, aux niveaux thématique et figuratif, les différents domaines où s’investit cette transition : langagier et translangagier, scientifique, social, politique, etc. Bref, elle chercherait à mettrait un peu d’ordre dans l’approche définitionnelle.
Pour notre part, sans nous engager dans cette ambitieuse entreprise, nous aimerions ici focaliser au sein de ce vaste champ la modulation de l’intermédiaire. De quoi est faite cette modulation ? Pourquoi cet « arrêt » sur le passage ? En quoi consiste ce foyer de toute transformation ? Quelle est la différence, justement, entre « transition » et « transformation » – concept qui se trouve comme on le sait au cœur du structuralisme dynamique (Lévi-Strauss, Greimas) ? Pour mieux apercevoir ces contenus cruciaux, nous isolerons une relation qui sous paraît éclairante, celle qui se noue entre la transition et le transit. Cette focalisation nous semble pertinente parce qu’elle souligne, à travers la figuralité du transit, la part sensible de toute transition, le plus souvent occultée.
2. Les petites théories à usage quotidien
Toutefois, en préalable, nous voudrions faire un détour par ce qui nous a amené à cette réflexion sur le transit. Elle fait partie d’un ensemble que nous appelons les « petites théories à usage quotidien » (Bertrand 2023). Et ces « petites théories », proches, on va le voir, de la problématique plus générale des formes de vie, s’inscrivent sur un horizon cognitif et socio-sémiotique concernant le statut du discours théorique aujourd’hui dans nos disciplines et dans les humanités au sens large.
Nous prendrons pour exemple un domaine de spécialité, celui de la littérature. On a vu se développer dans ce champ, au cours des deux dernières décennies, un certain nombre de propositions nées du déclin des puissantes théories qui, souvent apparues hors du champ littéraire, étaient néanmoins mobilisées pour en inspirer et en nourrir les modélisations critiques. Qu’il s’agisse de recherches en philosophie politique et sociale, de l’exploration de l’inconscient dans la vie psychique ou d’hypothèses formelles en théorie du langage – sur la poéticité par exemple –, elles avaient toutes engendré de vastes mouvements critiques dont on doit constater aujourd’hui l’affaiblissement tant dans le monde académique que dans le monde médiatique de la critique littéraire : critique marxiste et sociocritique, critique psychanalytique, critique génétique, sémiotique littéraire, poétique structurale, etc. Or, si tous ces monuments sont désormais supposés en ruines ou presque, le geste critique est-il pour autant mort ? Pas du tout, bien entendu. On peut considérer au contraire que, débarrassée des matériaux conceptuels de ces imposantes constructions qui faisaient écran devant le texte et son lecteur, voici que renaîtrait une sorte d’innocence critique.
L’exigence intellectuelle d’une recherche à vocation scientifique imposait une axiomatique et des considérations épistémologiques, un corpus théorique dont la cohérence était garantie par l’interdéfinition de ses métatermes, et une opérationnalité méthodologique éprouvée au contact des œuvres. Ce travail s’est pour ainsi dire estompé, pour certains il s’est décanté, pour d’autres il s’est appauvri. Nous avons eu l’occasion d’interroger ce problème dans le champ littéraire, à l’occasion d’une étude sur ce que nous avons appelé « la nouvelle herméneutique » dans un numéro de la revue Langages (2019) consacré au « Dialogue entre la sémiotique structurale et les sciences » sous la direction de Jacques Fontanille et d’Alessandro Zinna. Nouvelle herméneutique qui exalte la liberté interprétative et la singularité de l’interprète (Bertrand 2019 : 67-77). La période contemporaine étant celle du retour du sujet et même de son exaltation, voici qu’il se livre, comme le judicateur patenté et souverain : chacun se découvre contributeur potentiel à l’ouverture infinie de la critique. C’est ainsi que parmi les très nombreuses promotions du « lector in fabula » – le « lector » et ses « promenades inférentielles » au détriment des deux autres pôles de la trilogie d’Umberto Eco (auteur / texte / lecteur) –, parmi les propositions critiques qui toutes promeuvent ce nouvel empire d’un lecteur libéré de toute entrave, on pourrait retenir la « critique interventionniste » dont le premier praticien et inventeur est le psychanalyste, critique et écrivain Pierre Bayard.
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Phénomène attesté, moins par le supposé effondrement de ces recherches, que par la non diffusion au grand public de ces travaux théoriques, souvent pointus, et de leur vulgarisation par les médias.
Le fait que les grandes théories explicatives du vivant, du langage, de la société, de l’Histoire, n’aient plus le même droit de cité qu’auparavant1 concerne, au-delà de la seule critique littéraire, bien d’autres dimensions du sens et de l’expérience collective. Leur ambition globalisante les a rendues anachroniques, et il semble aujourd’hui qu’elles pourraient rejoindre l’ancienne « théorie des humeurs » au magasin des antiquités. Elles sont souvent remplacées par la philosophie de la niche : l’hyper-spécialisation. En biologie, par exemple, si les grandes théories de la vie ont disparu, l’esprit théorique demeure bien entendu et se focalise, en raison même de leurs exigences, sur des micro-univers : sur l’ARN messager, par exemple, comme l’ont montré les découvertes vaccinales contre le Covid 19. La linguistique, abandonnant le travail spéculatif d’un théoricien comme Antoine Culioli, attaché à comprendre l’activité humaine de langage « en tant que telle » (Culioli, Normand 2005, 37), s’est resserrée avec le succès que l’on sait sur les machines d’apprentissage qui ont engendré les automates de traduction (cf. Deep-l, Google traduction...).
Comme le montrent ces exemples, on doit constater que le souci théorique, inhérent à l’intellection humaine, est loin de disparaître : il s’est tout simplement déporté. En lieu et place des grandes projections spéculatives et explicatives, les inclinations théoriques locales et individuelles fourmillent. Et s’il n’est de science que du général, celui-ci désormais transite par le particulier. C’est du moins l’hypothèse qui fonde notre propos ici. La tentation théorique, ou une de ses manifestations, se reporterait donc vers ce qu’on pourrait appeler les Petites théories à usage quotidien.
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Michel Foucault, 1963, XII : « Est-il fatal (...) que nous ne connaissions d’autre usage de la parole que celui du commentaire ? (...) Commenter c’est admettre par définition un excès du signifié sur le signifiant, un reste nécessairement non formulé de la pensée que le langage a laissé dans l’ombre (...) ; mais commenter suppose aussi que ce non-parlé dort dans la parole, et que, par une surabondance propre au signifiant, on peut en l’interrogeant faire parler un contenu qui n’était pas explicitement signifié. Double pléthore (...). »
Il s’agit bien de théorie, et non de généralisation abusive ni de simple répétition de stéréotypes ou d’automatismes langagiers engendrés par la praxis énonciative – praxis vouée à l’impersonnalisation de nos paroles. La tendance au cliché est évidemment fondamentale en matière d’assignation générale du sens, fondant, comme l’écrit Gaston Bachelard dans La formation de l’esprit scientifique, cette « fausse doctrine du général qui a régné d’Aristote à Bacon inclus », et qui est à ses yeux la raison essentielle de la lenteur des progrès de la connaissance scientifique (Bachelard 1975 : 55). Nous ne faisons que nous répéter et nous entregloser : Montaigne l’a dit, bien avant Foucault qui s’est penché, lui aussi, sur le fourmillement du commentaire, sur sa « double pléthore »2. Mais avec les petites théories, il s’agit bien d’élaborations conceptuelles à caractère hypothético-déductif qui conduisent à des généralisations raisonnées inscrites dans des processus argumentatifs et validées par le champ expérimental des applications. En cela elles ressemblent formellement aux formes de vie. Ces dernières sont fondées comme on le sait (Greimas 1993, Fontanille 2015) sur la congruence entre les différents niveaux de structuration du sens, modal, aspectuel, actantiel, tensif, etc. qui imprime une sorte de « pli » aux productions signifiantes, générant cette cohérence particulière, une sorte de « style », qui fait qu’une forme de langage peut ainsi contenir, de manière condensée, une proposition de forme de vie. Les petites théories à usage quotidien, celles dont nous faisons tous usage de manière plus ou moins explicitée, jusqu’à la superstition parfois, sont peut-être des condensations locales de formes de vie.
On pourrait dire que de telles théorisations relèvent de l’esprit pré-scientifique, si bien identifié par Bachelard comme « l’état concret-abstrait » de l’esprit, lorsque celui-ci « adjoint à l’expérience physique des schémas géométriques » et se trouve « d’autant plus sûr de son abstraction que cette abstraction est plus clairement représentée par une intuition sensible » (Bachelard 1975 : 8) : bref, lorsque l’expérience concrète immédiate vient en somme confirmer le bien fondé des hypothèses.
3. Quelques exemples et, plus particulièrement, un exemple
3.1 Une affaire de cerveau, de complot et de ficelle
Cette forme d’esprit théorique peut être illustrée par la méthode thérapeutique nommée EMDR (« Eye Movement Desensitization and Reprocessing »), ou tout du moins par la lecture peut-être, réductrice que nous en proposons ici. Le succès de cette méthode est connu. Le modèle qu’elle développe repose sur la latéralisation des fonctions cérébrales – êtes-vous cerveau gauche ou cerveau droit ? On sait que les fonctions d’ordre symbolique et rationnel (langage, calcul) sont fortement latéralisées à gauche, alors que les fonctions perceptives et émotionnelles le sont à droite. Les travaux actuels parlent plutôt de « tétraèdre » dont les quatre pôles représentent des fonctions extrêmement latéralisées, des zones complexes intermédiaires et les modes de circulation interne, complexifiant ainsi les représentations sommaires de la binarisation. Quoi qu’il en soit, on constate, en cas de traumatisme violent, le blocage de la bonne circulation entre les zones cérébrales, avec la force invasive du cerveau émotionnel qui barre le chemin aux productions régulatrices du cerveau de l’intellection. La thérapie consiste alors à remédier à ce blocage par une stimulation sensorielle bi-alternée : le balayage de l’œil, sur un tempo progressivement de plus en plus accéléré, allant sur une ligne l’horizontale à droite puis à gauche (circulation sensori-motrice pouvant aussi mobiliser d’autres vecteurs sensoriels : l’ouïe par exemple), génère une stimulation qui favorise alors une meilleure communication entre les zones cérébrales et la régulation de leurs contenus. Les mouvements oculaires auraient ainsi un effet de cicatrisation psychique. Cette théorie est simultanément une pratique, dont l’efficacité est avérée. Elle n’est pas sans rappeler « l’efficacité symbolique » de la cure chamanique analysée par Claude Lévi-Strauss dans Anthropologie structurale. Le succès thérapeutique repose alors sur l’association étroite, rythmiquement articulée, entre « le monde extérieur » et « le corps intérieur » de la parturiente en souffrance, là où se déroule le mythe.
On pourrait également illustrer la fonctionnalité des « petites théories », de manière plus sommaire, avec une de leurs formes les plus largement partagées que sont les théories complotistes. Celles-ci n’ont pas besoin d’un matériel conceptuel considérable pour être efficaces. Dans le cas du complotisme en effet, il s’agit de la réactivation d’un ordre narratif canonique, qui peut être résumé en une formule : on a toujours besoin d’un (anti-)Destinateur. Formule que l’on commentera de la manière suivante : il n’existe pas de valeurs en soi, négatives ou positives, spontanées, et qui s’imposent par hasard, il y a forcément une source d’émanation de la valeur, une volonté qui en fixe l’origine, un acteur intentionnel et téléologique qui ordonne tout en sous-main. On peut rappeler à ce sujet la nouvelle de Maupassant, « La ficelle », analysée par Greimas (1983, 135-155) pour montrer le fonctionnement social de la valeur lorsque le collectif villageois ne peut accepter que Maître Hauchecorne ait pu trouver par hasard et ramasser un p’tit bout de ficelle dans une ornière, pour rien... parce que ça peut toujours servir. Il y a forcément quelque chose de caché derrière..., une source factitive, un Destinateur maudit, surtout lorsqu’un portefeuille a été volé sur la place du marché le même jour et qu’on cherche un coupable. Maître Hauchecorne en mourra.
Ces exemples apparemment disparates le montrent : l’hétérogène cherche ses transitions. Car la transition a pour fonction de réduire l’écart du discontinu jusqu’à donner l’illusion du continu, de juguler l’aléatoire par un semblant d’ordre. On comprend alors qu’un arrêt sur le phénomène transitif nous conduit à ce qui, en somme, se place en son foyer mobile et le matérialise : le transit.
3.2 Du transit
Nous en venons donc à la petite théorie qui nous occupe ici. Il s’agira moins du transit en lui-même, que de sa conceptualisation narrativisée et de la relation qu’il entretient avec la transition.
Cette théorie repose sur une homologie entre les transits de référence, qu’il s’agisse des produits de passage dans les aéroports, alors non soumis aux taxations douanières, qu’il s’agisse des voyageurs en escale également dispensés des contrôles de police aux frontières, ou qu’il s’agisse des aliments séjournant et se transformant dans les voies digestives des organismes, transit opérationnel en toutes entrailles du règne animal. Quel lien entre ces grandes formes du transit ? On dira que c’est une affaire de focalisation et de tempo : la marque d’un arrêt dans un mouvement qui par ailleurs se poursuit, ou celle d’un ralentissement entre deux accélérations, ou, aspectuellement, celle d’un duratif isolable et isolé entre un inchoatif et un terminatif.
L’homologie entre ces transits de référence, d’ordre pratique, et le transit psychique ou intellectuel, d’ordre cognitif ou pathémique constitue donc le fondement hypothético-déductif de la petite théorie. Le transfert conceptuel concerne alors le transit de nos affects et de nos idées. Obéissant à la même catégorisation et à la même syntaxe, entre fluidité et frottement, entre résilience et résistance, entre transformation et maintien en l’état, entre libération et contention. Nombreux sont ceux qui sont hantés par le blocage des sentiments, l’impuissance des concepts à forcer le passage, les mots qui ne viennent pas. L’esprit se constipe. La parole se bloque. Une logique passionnelle résulte de cette entrave du concept-affect : attente de l’expression – dans tous les sémèmes du terme –, inquiétude, impatience qui culmine avec la « frustration » et l’« envie ». Tout cet édifice d’états d’âme dresse ses simulacres comme autant d’écrans qui engendrent d’eux-mêmes les scénarios qui les consolident et éloignent du sujet le dénouement espéré de l’heureux transit.
Il convient donc de ne pas retenir ce qui cherche à se dire. Mais il faut trouver le moment opportun, la justesse du ton, le choix des mots, la syntaxe appropriée, le registre adéquat, la posture, bref, tout ce qui contribuera au bon équilibre entre fluidité et retenue. Il est bon d’éprouver une légère résistance sémantique au passage, résistance de l’indicible, faite justement de tout ce qui se refusait à l’expression, transformant alors cette dernière, lorsqu’elle survient, en une euphorie du soulagement. On mesure les stratégies à mettre en œuvre pour articuler entre eux et faire converger ces différents paramètres ! De plus, les opérations du transit s’effectuent en contexte d’altérité, plongeant alors le sujet dans l’abyme récursif de la représentation de la représentation qu’autrui peut se faire de la représentation que lui-même, ce sujet, est susceptible de lui prêter, le « soi-même » restant le point focal et l’instrument de mesure. C’est le mécanisme bien connu de la projection des simulacres passionnels inséparable de l’anticipation des projections que l’autre peut effectuer. On retrouve ici le phénomène déjà analysé par Aristote dans les pages que sa Rhétorique consacre aux passions, faisant circuler le pathos entre l’orateur et son auditoire, pour lui permettre de fanatiser les indifférents, de donner du courage aux peureux et de l’espérance aux désespérés. C’est dire si cette petite théorie du transit s’ouvre à un vaste champ d’applications, y compris politiques.
Un exemple littéraire remarquable en est la Théorie de la démarche de Balzac, et particulièrement celle de la démarche de nos idées. Nous renvoyons ici à un court texte de jeunesse de l’auteur de La Comédie humaine, écrit vers 1830 (Balzac 1975). Rappelons en quelques mots le cœur d’une modélisation qui calque sur la vie d’un organisme vivant le fonctionnement abstrait de la production artistique. La pensée créative, dit-il, a « trois âges » : celui de l’inspiration, dans la « chaleur prolifique de sa conception », « ce sublime paroxysme de l’intelligence fouettée » ; puis vient le temps de l’ennui, celui de l’affaissement de l’idée et de son usure progressive, de son inexorable et frustrante extinction si elle n’a pas été concrétisée dès le « premier bonheur de génération mentale » ; et troisième âge enfin, lorsqu’on la croyait déjà morte, voici celui de la soudaine renaissance de l’idée, « dans toute la grâce de ses frondaisons, de ses floraisons » lorsque le poète, brusquement libéré, « se voit à la tête d’un ouvrage » (Balzac 1975, 17-19). Fruit du transit.
4. Transit et transition
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Transit. 1. (commerce/ droit) : dérogation au paiement des droits de douane accordée à une marchandise qui ne fait que traverser un territoire (passage en franchise) ; 2. Transport de marchandises indépendamment de leur situation douanière ; voyageurs en transit : lorsqu’ils ne franchissent, lors d’une escale, les contrôles de police et de douane. 3. Passage des aliments à travers les voies digestives > transit intestinal.4. Physique- déplacement des électrons d’un point à un autre. (Petit Robert)
Il est à présent possible d’en venir au dernier point de notre rapide investigation, celui des relations entre « transit » et « transition » jusqu’ici seulement suggérées. Le noyau de leur définition commune repose sur la préposition localiste latine devenue préfixe, Trans, qui signifie « au-delà », « par-delà », « de l’autre côté », « par-dessus ». Le nom « transitus » est à l’origine à la fois de transit et de transition. Il signifiait même, précisément, passage, transition dans un discours.3
Sur la base des résultats de la petite théorie du transit – c’est-à-dire de la syntaxe du sensible qu’elle met en évidence –, quel peut être son apport à la réflexion plus générale sur ce concept désormais totémisé de « transition » ?
Il nous semble qu’on peut orienter la réflexion dans deux directions complémentaires : tout d’abord dans une direction métathéorique, en interrogeant la manière dont cette notion de « transition », au statut syntaxique apparemment si clair, se trouve mise en question par l’irruption du transit en son sein. Dès lors, en effet, les modélisations considérées comme acquises dans la schématisation sémiotique se trouvent relativisées. La prégnance aspectuelle déterminerait la saillance narrative ; le tempo y joue un rôle décisif avec ses phases d’accélération et de ralentissement ; l’actorialité réclame ses droits alors que la transition l’occulte ; les éprouvés passionnels rencontrés par les acteurs sont décisifs ; bref, c’est une nouvelle scénographie du sens qui apparaît. Le transit est un mixte paradoxal de mouvement et d’arrêt, de passage et de blocage, il constitue le cœur de la transition et la problématise. Lorsque le sémioticien iranien Reza Shairi propose d’introduire le concept de « valeur-en-transition », il convient, pour le saisir, de tenir compte de cette double valeur simultanée, combinant le statique au sein du dynamique et inversement.
- Note de bas de page 4 :
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Citation en 4e de couverture de l’ouvrage collectif L’épilinguistique sous le voile littéraire : Antoine Culioli et la TO(P)E (2018). Le concept d’« épilinguistique », antichambre du métalinguistique, est essentiel à la théorie de Culioli fondée sur l’imperfection et l’ajustement. On le retrouve à de nombreuses reprises dans les entretiens du linguiste avec Claudine Normand (Onze rencontres sur le langage et les langues). Il y reçoit alors la définition suivante : « Je l’emploie [ce terme d’épilinguistique] comme, véritablement, une activité permanente dont nous n’avons pas conscience et qui nous fournit ses représentations qui s’entrecroisent, s’entrechoquent, etc., et qui vont faire que vous avez parfois de ces sens ! » (Culioli 2005, 111)
Mais la réflexion peut également s’orienter dans une direction épithéorique, dans le sens où le linguiste des opérations énonciatives, Antoine Culioli, parle de l’épilinguistique. Il considère ce concept comme central dans la production langagière, quoique indirect. Il s’agit en effet d’« une activité dont nous n’avons pas conscience et qui sans arrêt travaille sur ces mises en relation entre le caché, le pas dire non, le ceci ou le cela » (Culioli 20184). Le syntagme décisif ici est évidemment la « mise en relation » entre des éléments qui déterminent pour tout usager de la langue les conditions de dicibilité et d’interprétabilité des énoncés. Ainsi, sous cet exemple banal mais « favori » de cet excellent linguiste, exemple apparemment agrammatical, « Moi, mon père, son vélo, le guidon, le chrome, il est parti... » (Culioli 2005 : 147), il y a une syntaxe « profonde », hors de toute arborescence générative, intuitivement maîtrisée et assumée qui assure à l’énoncé les conditions de sa transmission, de sa transition intersubjective et de sa juste interprétation. Il s’agit, au fond, d’un travail souterrain de théorisation définissant, au sein du sujet de parole et pour une part à son insu, la soumission à un usage adossé à un univers de normes (ici, en l’occurrence, syntaxiques).
Selon nous, une activité épisémiotique du même ordre serait à l’œuvre dans la formation de ces « petites théories à usage quotidien » dont la théorie du « transit » pourrait être un parangon. Notre objectif serait, in fine, d’interroger la relation existant aujourd’hui entre les régimes de modélisation en contexte de « transition ». Et, pour cela, il s’agirait de poser le problème d’une intelligibilité théorique de second plan, à bonne distance bien entendu des théories conceptuelles explicites comme l’est la théorie « standard » de la signification, dotée de son « parcours génératif ». La « petite théorie » sera pour sa part encadrée, d’un côté, par le méta-théorique qui préside à ses conditions de conception, et peut en articuler les éléments constitutifs, et, de l’autre, par l’épithéorique qui valide, au niveau implicite des intuitions, son mode d’adéquation aux faits d’expérience qu’elle est censée décrire et modéliser.
5. Conclusion
Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris gratifiait paradoxalement, on l’a rappelé, la célèbre cathédrale du statut mineur d’« édifice de la transition ». Il désignait par là un objet aspectuellement non accompli, non fini, non parfait. De fait, le bâtiment combine à la fois les traits de l’architecture romane qui a présidé aux premiers moments de la construction, attestée par les gros piliers cylindriques et non ouvragés de la nef centrale, et ceux de l’architecture gothique ultérieure, tels qu’on les trouve dans les colonnes latérales et celles des niveaux supérieurs, jusqu’au gothique rayonnant des transepts, refaçonnés au moment où Louis IX (« Saint-Louis ») érigeait en un temps record, sur le mode d’un reliquaire géant, la Sainte Chapelle destinée à accueillir la couronne d’épines du Christ qu’il venait d’acheter. En termes sémiotiques, on dira que l’architecture de Notre-Dame se caractérise par le « et... et... », le terme complexe de la catégorie, le « en même temps ». Il en est ainsi de toute transition : à travers elle se réalise le passage d’un pôle à un autre où ne s’abolissent ni l’un ni l’autre ; la transition les maintient au contraire, en co-présence, tous deux actualisés, mais selon des modes d’existence différemment orientés : l’un s’affirmant dans la réalisation projetée, l’autre s’estompant dans la virtualisation révolue. Dans un tel processus, il est donc primordial de considérer les modalités de la rection et de son foyer dans l’un ou l’autre pôle. Le « transit » intervient alors. Il désignerait, ou du moins permettrait de mettre à nu au cœur de la transition, les parcours actorialisés et sensibilisés qui assurent ce passage et ses pauses, le franchissement des obstacles et la résorption des résistances, la fluidification ou l’opacification des relations nécessaires dans le foisonnement des modulations actantielles qui caractérise toute transition. Le transit, par la convocation du sensible qu’il induit, met donc l’accent sur les stratégies de transition.