D’un état à l’autre : la question des limites From one state to another: the question of limits
Juan Alonso Aldama
Université Paris Cité-PHILéPOL
Dans un article publié en 2002, Claude Zilberberg signalait que « Seuils et limites apparaissent comme des points sensibles : quand ils sont approchés, atteints ou dépassés, ils déclenchent des programmes et des contre-programmes modaux d’assimilation et de dissimilation ». Les différentes formes de transition soulèvent, tant du point de vue moral qu’ontologique, la question des limites (l’humanité augmentée sera encore humaine, le changement climatique a atteint un point de non-retour, la transidentité effacera les frontières entre les sexes… ?) et suscitent des réactions, pour le dire avec les mots d’Umberto Eco, entre l’apocalyptique catastrophiste et l’intégration joyeuse. Cet article explore la notion de « limite » dans la sémiotique, en s’appuyant principalement sur les travaux de la sémiotique tensive et sur ceux de la sémiotique de la culture pour analyser les textes de loi sur la bioéthique de 2021 afin de comprendre de quelle manière ceux-ci « négocient » les limites entre l’impératif scientifique et social et principes éthiques.
In an article published in 2002, Claude Zilberberg pointed out that "thresholds and limits appear as sensitive points: when they are approached, reached or exceeded, they trigger modal programs and counter-programs of assimilation and dissimilation". The various forms of transition raise both moral and ontological questions about limits (will augmented humanity still be human, has climate change reached a point of no return, will trans-identity erase the boundaries between the sexes, etc.) and provoke reactions that, in the words of Umberto Eco, range from catastrophic apocalypticism to joyful integration. This paper explores the notion of 'limit' in semiotics, drawing mainly on the work of tensive semiotics and the semiotics of culture to analyze the texts of the 2021 bioethics law in order to understand how they 'negotiate' the limits between scientific and social imperatives and ethical principles.
Index
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Mots-clés : aspectualisation, éthique, limite, tensivité, trangression
Keywords : aspectualization, ethics, limit, tensivity, transgression
1. Indéterminations transitionnelles
Le concept au cœur des réflexions du congrès, transition, a une longue histoire dans le champ politique où son utilisation, qui sert à désigner un type ou une modalité de changement social ou de forme de gouvernement, n’est jamais anodine. Elle peut jouer un rôle soit pragmatique, soit cognitif soit passionnel, ou, ce qui est souvent le plus courant, les trois en même temps. Du point de vue pragmatique, son insertion dans le discours signale un changement continu, sans aspérités ni frictions majeures, sans soubresauts ni discontinuités, comme si le processus se déroulait sur un espace socio-politique plus ou moins lisse. Du point de vue cognitif, il indique un processus à peine perceptible, un changement silencieux, qui n’attire pas l’attention des sujets observateurs, presque invisible, ayant comme conséquence la faible « mobilisation » des sujets concernés. Dans sa dimension passionnelle, il a souvent une fonction lénitive, tranquillisante, dans le but de ne pas trop effrayer l’un ou l’autre des sujets affectés par la transformation en cours : rassurant pour celui à qui le changement fait peur en lui permettant de croire que le changement ne sera pas aussi dramatique qu’il le craint, et pour celui qui souhaite le changement, en lui assurant que sa réalisation aura bien lieu. C’est l’aspectualité imperfective, ou cette durativité imperfective et « sans ancrage », de la transition qui veut que celle-ci se fasse sans « accrocs » ; imperfectivité temporelle, bien entendu (on a souvent du mal à définir quand est-ce que cela a commencé et quand est-ce que cela finira), mais aussi spatiale (il est difficile souvent de déterminer quel sera son champ d’action ), et également actorielle (la transition est toujours moins assumée par une subjectivité affichée – comme si elle « tombait » toute seule, comme par « gravité », par mûrissement naturel – que l’action décisive qu’on peut plus facilement attribuer à un sujet responsable) ; c’est cette indétermination sur la « paternité » de la transition qui devient la raison qui fait qu’elle ait toujours besoin d’une instance extérieure qui détermine sa limite, qui atteste que « la transition est finie » car la nature processuelle et continue de la transition ne donne aucune prise à une saisie nette.
Si l’on suit l’idée de François Jullien selon laquelle la pensée chinoise n’est pas une pensée du « sujet » mais du processus, il n’est donc pas étonnant de vérifier que « la transition » soit justement un processus (Jullien 2009 : 16-17) dans une grande mesure, dépourvu de sujet d’agir, ou en tout cas pris en charge par un sujet tellement dilué qu’il est presque inexistant. En réalité la nécessité d’une instance extérieure s’étend à l’instauration de chaque forme de limite, laquelle ne peut exister sans la figure implicite d’un observateur (Hammad 2004) qui construit une forme aspectuelle du processus de l’action impliquée perfective (avec des limites définies), imperfective (sans limites précises)… Dans le cas de la transition, le sujet étant presqu’absent ou sinon « noyé » dans le processus ne peut avoir aucun point de vue ni perspective globalisants sur celui-ci autre que celui du déroulement en cours sur lequel il n’a ni la possibilité d’établir des limites ni de porter un jugement sur elle.
- Note de bas de page 1 :
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Sur le débat renouvelé ces dernières années sur la temporalité et la nature de la « Transition politique en Espagne », cf. Marie-Claude Chaput & Julio Pérez Serrano (eds.), LaTransición española. Nuevos enfoques para un viejo debate, Madrid, Biblioteca Nueva, 2015.
La période historique espagnole qui va de la fin de la dictature franquiste à l’avènement de la démocratie est communément appelée la « Transición ». Or, le problème (politique et pas seulement de délimitation temporelle) a toujours été qu’on n’a pas fini de discuter sur la date finale de celle-ci ainsi que de son u périmètre spatial et actoriel de la même. Pour certains la « Transición » est finie le jour où il y a eu une alternance politique avec l’arrivée au pouvoir du Parti socialiste espagnol ; pour d’autres, elle a été « tronquée » , amputée, interrompue par la tentative du coup d’état en 1981 ; pour d’autres elle n’est pas encore finie car il y a des expédients et dossiers encore à résoudre…Les limites actorielles et spatiales sont aussi objet de débat : peut-on considérer la « Transición » achevée alors que les projets d’autonomie de certaines régions avec le transfert de nombreuses compétences prévues ne sont pas encore complétement réalisées ? Il y a même des commentateurs politiques qui n’affirment rien de moins qu’il faudrait inclure le dictateur Franco comme un des acteurs essentiels du changement politique et donc de la « Transición » car il aurait soi-disant tout programmé pour que cela arrive !!!1
Dès lors, comment déterminer les limites d’une transition ? Comment savoir quand est-ce qu’une transition ou même un événement finissent ? On connaît la réponse que le premier ministre chinois Zhou Enlai avait donné au début des années 1970 quand on lui avait demandé son avis sur la Révolution Française : « trop tôt pour se prononcer ». Comment donc juger – et donc préalablement construire un sujet observateur extérieur – un processus où l’on est encore engagé ? Alors, combien dure une transition ou comment ce qu’on avait pris pour une limite, une discontinuité, dans le cas de la Révolution française, terminative (fin de l’Ancien Régime) et, surtout, inchoative (début d’une nouvelle ère), se transforme dans une continuité sans limites, c’est-à-dire dans une transition non finie ? Il ne faut aucun doute que cela dépend de la position méthodologique » de l’observateur. Dans les cas évoqués, le sujet observateur se trouve, voire « a décidé » de se placer, à l‘intérieur (dans le temps, l’espace et l’actorialité) de la sémiotique-objet (« l’attitude épistémologique » de Zhou Enlai est un exemple clair de cette posture qui se refuse à adopter le point de vue « extérieur », donc celui du scientifique et de l’historien). En revanche, le regard sémiotique -qui passe par la » construction d’un langage descriptif (d’un métalangage) » ((Greimas et Courtés 1979 : 92) déterminée par un point de vue extérieur propre à la démarche d’une sémiotique scientifique- peut établir a posteriori des catégories différentes qui lui permettent de « segmenter » le processus avec d’autres catégories que celles de ceux qu’y sont, ou qui décident de rester, « en immersion ». En d’autres termes, la vision du dirigeant chinois n’a pas empêché aux historiens de trouver des discontinuités et des transformations « discrètes » là où celui-là ne voyait qu’un processus indéterminé et inabouti.
2. « Épaisseur » aspectuelle et valeurs thymiques
Une particularité de la transition est sa dimension implicite soit euphorique ou non-dysphorique (qui équivaut en générale à la sortie d’une crise) soit neutre du point de vue thymique. Or, comme ça a été signalé par Ivan Darrault dans son intervention lors du congrès (Association Française de Sémiotique, Limoges, 2022), on doit pouvoir penser la transition d’un point de vue dysphorique (Ivan Darrault donnait l’exemple de la « maladie chronique »), voire de penser une transition proprement dysphorique, une transition vers quelque chose de pire. Il se peut que cette dimension plutôt non-dysphorique de la transition vienne du fait qu’on y voit un dessein, un programme narratif derrière ce processus. Et dans ce cas, il paraît plus logique que l’objet de valeur de ce programme narratif soit valorisé positivement. Or, rien dans les définitions que le dictionnaire donne de cette notion (« Passage d’un état à un autre », « État, degré intermédiaire, passage progressif entre deux états, deux situations » …) ne laisse penser à une primauté euphorique ou non-dysphorique. Par ailleurs, peu de définitions font apparaître la présence d’un sujet responsable du processus, ce qui contribue à la neutralité thymique de la transition car il n’y a pas de sujet affectable car le processus semble se faire « tout seul », sans sujet, ou en tout cas sans un sujet « anthropomorphe » comme quand des actants autres qu’humains (forces économiques, dispositifs technologiques, conditions climatiques…) « font l’histoire » et influencent et agissent sur les dynamiques de transformation de celle-ci. Dans les définitions où l’on voit pointer une subjectivité, le processus se présente plutôt comme une nécessité de s’éloigner d’un état non-euphorique que comme une quête d’un objet à valeur euphorique (« Par transition on désigne aujourd’hui une phase très particulière de l’évolution d’une société, où celle-ci rencontre de plus en plus de difficultés […] à reproduire le système économique et social sur lequel elle se fonde… » (Godelier 1990 : 53) ou encore « La transition doit commencer par une décision personnelle, motivée par la sensation que l'identité de genre ressentie ne correspond pas au genre assigné à la naissance » (Wikipédia : « transition »). Un cas classique de la transition dysphorique ou « dysphorisante » serait le processus de pourrissement ou d’enlisement typique de certaines guerres par exemple. La guerre d’Ukraine a montré une nouvelle fois que l’événement discontinu, la bataille décisive, ne marche plus dans les affaires de la guerre (comme on l’avait déjà pu constater lors de la deuxième Guerre du Golfe), et que ce qui prévaut c’est une transformation continue.
Or cette continuité devrait être encore analysée et décomposée dans deux sous-formes aspectuelles : une continuité lisse et une continuité qu’on pourrait appeler fricative, rugueuse, pleine de frictions. Cette aspectualisation dysphorique de la continuité « fricative » serait donc l’enlisement vers un état toujours plus dégradé. Donc au-delà du « tempo » (une continuité lente ou rapide), il faudrait imaginer ces deux formes aspectuelles : celle d’une continuité glissante, lisse, sans accrocs, comme les consones liquides, et celle d’une continuité fricative, âpre, grinçante, ardue. Bien entendu, ces deux mêmes dynamiques aspectuelles peuvent parfois se suivre, se chevaucher, voire coexister à l’intérieur et à des niveaux différents d’un même processus. Il s’agirait donc d’ajouter de la « granularité », pour reprendre l’idée que Jacques Fontanille a utilisée lors son intervention au congrès, et finalement de donner de l’« épaisseur » à l’aspectualité. Cette épaisseur ou « viscosité » aspectuelle (Fontanille 2021) est directement liée au tempo du processus dont elle peut être la cause – la friction entrave et ralentisse tout mouvement, comme « le général Hiver » russe, responsable de l’échec de nombreuses invasions de la Russie –, mais elle va au-delà du tempo. On devrait donc concevoir un tempo lent mais continu, sans friction, et un tempo lent marqué par cette aspectualité frictionnelle. Ces deux processus marqués par un même tempo sont de nature complétement différente pour ce qui concerne la manière dont ils affectent l’observateur. Une transition lente, continue et fluide a toutes les propriétés pour que celui-là ne se rende pas compte du changement opéré à cause de la lenteur du processus qui fait que le mouvement soit justement imperceptible. En revanche, la transition lente, continue mais rugueuse « se fait remarquer » à cause de la friction, de l’épaisseur aspectuelle qui la rendent bruyante, donc perceptible, et agaçante, donc dysphorique.
A côté de ces deux configurations aspectuelles de la continuité, il faudrait aussi prévoir ces mêmes formes de l’aspectualité pour les transformations discontinues. Il y a des transformations discontinues « sans effort », qui s’accomplissent sans soulever ni friction ni résistance et qui installent un nouvel état et imposent un changement catégoriel qui ne suscite pas de contre-programmes. On pourrait prendre comme exemple la transformation sociale, économique et politique des pays de l’Europe centrale et orientale à la chute du bloc communiste en 1990. Du reste, il existe des transformations discontinues qui se font à grand effort et qui exigent une confirmation permanente du nouvel état de choses par une action opiniâtre pour faire face à l’opposition qu’elles suscitent. Dans certaines circonstances il ne suffit pas de décréter la naissance d’un nouvel état de choses pour qu’il s’affirme ; la Révolution russe a bien eu lieu en octobre 1917 et avec elle l’apparition d’un nouveau régime en Russie, mais ce nouveau régime a été confronté à la réponse contre-révolutionnaire de l’Armée blanche. Ces derniers cas de transformation discontinue assiégée, sous pression, exigent un « surplus » de discontinuité renforcée pour assurer leur persistance, une limite donc qui ne doit son existence et son salut qu’à sa fermeté face aux assauts.
D’autre part, toute aspectualité comporte une dimension fiduciaire car les limites (par leur dimension ponctuelle) aiguisent leur saisie perceptive, alors que les indéterminations provoquent une crise de la confiance perceptive et cognitive face à leur contour instable. La « démarcation » (inchoative et terminative, marques aspectuelles des limites) contient la « segmentation », durative et continue, donc responsable des « seuils ». La démarcation est liée à l’événement, à ce qui a lieu une fois. Le passage de la segmentation et de la durativité à la démarcation et à la « ponctualité » produit un effet de zoom, de rapprochement, alors que l’inverse produit un effet de « mise à distance ». C’est pourquoi les seuils sont plus « vagues » et les limites plus « clairs ». Claude Zilberberg qualifie l’imparfait, avec très belle image, de « myope », car celui-ci « ne retient que les seuils et laisse échapper les limites » (Zilberberg 2002 : 347) ; l’imparfait est incapable de voir dans ces seuils des effets de limites. Ce qui arrive dans l’espace des seuils étant plus incertain, moins visible, la signification de l’activité qui a lieu à l’intérieur de ces seuils est peu discernable, car ce n’est que lors de la transgression des limites que notre attention s’éveille.
3. Passage des limites
Les moments et les phases de transition posent la question du passage et du franchissement d’un espace, d’une zone, d’un mode d’existence à un autre espace ou à un autre mode d’existence, avec la conséquence immédiate d’une resémiotisation et une révision axiologique des discours et des pratiques faits dans l’un ou l’autre espace. La nature de ce qu’on traverse et les modes de passage déterminent la signification d’une transition. Ainsi les différentes formes de transition et de passage, soulèvent, tant de point de vue moral qu’ontologique, la question des limites (l’humanité augmentée sera encore humaine, le changement climatique a atteint un point de non-retour, la transidentité effacera les frontières entre les sexes… ?) et suscitent des réactions, pour le dire avec les mots d’Umberto Eco, entre l’apocalyptique catastrophiste et l’intégration joyeuse (Eco 1997). Elles seront considérées comme excessives ou au contraire comme acceptables. Si, comme signale Claude Zilberberg, les « seuils et limites apparaissent comme des points sensibles : quand ils sont approchés, atteints ou dépassés, ils déclenchent des programmes et des contre-programmes modaux d’assimilation et de dissimilation » (Zilberberg 2002), certaines transitions seront perçues comme franchissement d’un seuil et d’autres comme transgression d’une limite (qu’elle soit morale, physique, politique, biologique ou autre). La traversée de la limite pourra être vue comme un « affranchissement », comme une véritable libération des contraintes (l’intégration joyeuse dont parlait Umberto Eco) : pensons aux précurseurs des voyages vers mars ou d’un transhumanisme radicale. Dans ces cas, le dépassement des limites, ou la transformation de ceux-ci en seuils « négociables », est accueilli comme une nécessité exaltante. En tout cas, tout franchissement ou simple approche d’un seuil ou d’une limite, provoque une réaction, soit d’adhésion enthousiaste soit de jugement critique. L’enjeu serait donc celui, comme Claude Zilberberg le montre très bien, des rapports entre « seuil » et « limites » : le remplacement d’une limite par un seuil en transformant l’inadmissible en justifiable, ou son contraire, la resémantisation du seuil comme limite, quand ce qui était supportable avant devient désormais insoutenable, cette dernière transformation traduisant une perception de la transition du type continue fricative comme étant justement « trop grinçante », au point de provoquer la paralysie et la stagnation du processus.
Ce qui est constant dans les deux cas, c’est qu’on a toujours affaire à la « gestion » d’un objet de valeur négatif et au degré de son acceptabilité. Toutefois, dans le premier cas, celui qui concerne le franchissement d’un seuil, même s’il est perçu comme négatif, donc comme nuisible, il ne déclenchera pas pour autant un contre-programme ; il sera vécu comme « tolérable » et on s’en accommodera, soit pour la conservation de la « paix sociale » soit parce que tenir une position – presque dans le sens militaire du terme – « tonique », « ferme », de la catégorie est une entreprise très pénible et exigeante. Dans le cas où il y a un dépassement d’une limite, il peut y avoir une réaction qui occasionne la mise en route des contre-programmes parce que l’objet est devenu « intolérable ». Dans le premier cas, celui du dépassement d’un seuil, on instaure une sorte d’économie du « moindre mal », ce qui exige une politique du « concessif » (bien que pernicieux on s’en accommode pour des raisons diverses ou bien que « un peu limite », comme on dit très justement, « ça vaut le risque » diront ceux qui face à la crise climatique ont décidé, selon l’expression de Bruno Latour, de « faire sécession et de vivre hors sol ») (Latour 2017). Ce concessif peut devenir une stratégie généralisée, voire une forme de vie, de la socialité quelle qu’elle soit sa dimension (familiale, géopolitique…) et quel qu’il soit son univers de discours (économique, légal, médical, diplomatique…), forme de vie du « risque », de la « vie sur le fil » qui caractérise en même temps des nombreux avancements et découvertes mais aussi des innumérables catastrophes.
4. Les limites de la loi
Claude Zilberberg signale que, du point de vue de la syntaxe narrative, la violence du manque, comme déclencheur du processus narratif, « vient de ce qu’elle fait valoir un seuil comme limite » (Zilberberg 2002 : 346). C’est la prise de conscience brusque que ce qui nous semblait acceptable ne l’est plus et instaure une aspectualité terminative (« ça suffit comme ça ! »). De la même manière, ajoute Claude Zilberberg, « la violence de l’excès vient de qu’elle fait valoir une limite puisque la limite outrepassée est, au moins provisoirement, un seuil ». Pour cette raison, tout ce qui relève de la Loi et du droit se trouve entre ces deux points : celui d’un défaut, d’un manque, donc d’une limite vécue comme excessive, modalisé par un « vouloir » résoudre ce défaut, et celui d’un excès, d’un « devoir », puisqu’il il faut prévenir les surcroits de la limite. La Loi sur la bioéthique approuvée en 2021 donne quelques exemples qui attestent cette relation difficile entre limites et seuils comme fondement du droit.
Loi n° 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique (1)…Titre premier : élargir l'accès aux technologies disponibles sans s'affranchir de nos principes éthiques (articles 1 à 7)…Permettre aux personnes d'exercer un choix éclairé́ en matière de procréation dans un cadre maitrisé́ (articles 1 à 4)… Compte tenu de l'état des techniques médicales, les membres du couple ou la femme non mariée peuvent consentir par écrit à ce que soit tentée la fécondation d'un nombre d'ovocytes pouvant rendre nécessaire la conservation d'embryons, dans l'intention de réaliser ultérieurement leur projet parental. Dans ce cas, ce nombre est limité à ce qui est strictement nécessaire à la réussite de l'assistance médicale à la procréation compte tenu du procédé́ mis en œuvre.
Ce texte de loi se veut une réponse en même temps aux partisans de la transformation des limites en seuils et aux adeptes de la transformation des seuils en limites en matière de techniques de procréation. Il doit trouver sa place entre le discours transhumaniste, pour le quel les limites doivent laisser leur place aux seuils dans lesquels dépasser la limite humaine par son « augmentation » ou tout simplement par la pure disparition de toute limite (avec l’invraisemblable objectif final de l’immortalité), et le discours « conservateur », pour lequel l’humain a un contour clair et définitivement établi qui ne peut ni ne doit être modifié (« une famille, c’est un papa et une maman »). Ces fragments de la loi témoignent d’un souci d’ajustement et d’équanimité entre deux dimensions : un objectif de généralisation mais en même temps un souhait de « détermination ». D’un côté, l’élargissement du seuil et de « diffusion » (« Élargir l'accès aux technologies disponibles »), mais en même temps, la recherche d’une « détermination » dans cet espace plus ouvert et donc plus soumis à l’interprétation et à la négociation (« Sans s'affranchir de nos principes éthiques ; ce nombre est limité à ce qui est strictement nécessaire à la réussite de l'assistance médicale »).
La loi, et probablement toutes les lois, doit jongler entre l’indétermination modalisée par la volition et la détermination déontique. Or l’espace entre l’indéterminé et le déterminé est celui du vague. Mais cette indétermination n’est pas vague parce qu’elle a des limites vagues mais par l’absence de limites. Comment résoudre l’indétermination du vague de manière à « rassurer » ceux qui craignent l’absence de limites et donc l’imprécision des catégories sémantiques ?
- Note de bas de page 2 :
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Cf., Café para todos, https://es.wikipedia.org/wiki/Caf%C3%A9_para_todosBien
On pourrait penser que la solution viendrait d’une sémantique graduelle, de l’intensité, qui pourrait au moins dessiner des « zones des valeurs ». Mais elle ne pourra pas résoudre complètement le problème car on peut très bien dire imaginer des valeurs parfaitement définies pas des valences de tonicité et d’étendue sans que pour autant on réussisse à « fixer » un espace sémantique clair et déterminé. À l’époque de la transition politique en Espagne on avait justement créé une formule pour mettre fin à l’indétermination sur le périmètre et le niveau d’autonomie des différentes régions, « café para todos »2 (« du café pour tout le monde »). C’est-dire une proposition d’octroi d’une grande autonomie a toutes les régions pour résoudre le vieux contentieux politique des nationalismes et éviter les griefs et les éventuels procès sur les privilèges des certaines régions par rapport aux autres et en même temps donner satisfaction aux revendications des régions historiques. Une manière en réalité d’éviter de fixer et de déterminer clairement le contour de l’État, ce que personne n’avait envie de faire à l’époque pour éviter des conflits et laisser ainsi la porte ouverte à des modifications ultérieures. Or ce flottement politique a eu pour conséquence une suite sans fin, jusqu’aujourd’hui, de discussions sur les limites des autonomies qui ont provoqué des litiges sans fin entre les régions et le gouvernement central sur la profondeur et sur le périmètre de celles-là.
Comment résoudre alors l’aporie entre l’indétermination des seuils et la contrainte coercitive des limites, entre les deux maux (celui du tolérable, donc au fond gênant, et celui de l’inacceptable, encore plus gênant), entre le monde des seuils où tout semble avoir sa place, même l’insupportable, et celui des limites qui nous prescrivent ce qu’on doit ou on ne doit pas faire ?
5. Profondeur de la limite
La solution viendrait peut-être de l’introduction d’une autre dimension, celle de la « frontière » lotmanienne, qui n’est pas uniquement une limite comme simple espace des contraintes mais aussi le lieu des traductions, la place où le bilinguisme permet les passages ou les « accommodations ». Cette « membrane filtrante, comme dit Lotman, transforme les textes étrangers au point que ceux-ci deviennent constitutifs du système sémiotique interne à la sémiosphère, tout en conservant leurs propres caractéristiques » (Lotman 1999 : 30). La frontière apparaît ainsi comme manière de structurer ce qui est extérieur, pas simplement comme barrière. La définition lotmanienne permet donc de concevoir la frontière comme une lisière ou bordure qui ne serait pas uniquement définie comme limite car elle comporte ce qu’on pourrait nommer une profondeur. Gilles Deleuze dans un de ces cours à l’Université de Vincennes (Deleuze 1981) racontait ceci :
Vous marchez dans la forêt touffue, vous avez peur. Enfin, vous arrivez et petit à petit, la forêt s’est éclaircie, vous êtes content. Vous arrivez à un endroit et vous dites : « Ouf, voici la lisière ». La lisière de la forêt, c’est une limite. Est-ce que ça veut dire, que la forêt se définit par son contour ? C’est une limite de quoi ? Est-ce une limite de la forme de la forêt ? C’est une limite de l’action de la forêt, c’est-à-dire que la forêt qui avait tant de puissance arrive à la limite de sa puissance, elle ne peut plus mordre sur le terrain, elle s’éclaircit.
La lisière donc n’est pas une borne, puisqu’on ne sait pas où termine exactement la forêt. Pour Deleuze la limite n’est définie que par les opérations qui la produisent et par celles qu’elle consent, ou qu’elle-même occasionne. La limite, et la frontière avec elle, ne seraient pas donc des « énoncés d’état » mais des « énoncés de faire » car elle déclenche des programmes et contre-programmes mais en même temps elle en est aussi le produit. Par ailleurs, la transgression d’une limite, (par exemple avec la situation géopolitique que nous vivons depuis déjà plusieurs mois avec la guerre en Ukraine), qu’elle soit géographique (frontière) et/ou disons discursive (passer de la menace d’une guerre au déclenchement de la même, donc du cognitif au pragmatique), entraîne également des programmes modaux d’assimilation et des contre-programmes de dissimilation car le franchissement de cette limite entraîne l’obligation d’un positionnement : pour ou contre. Il est extrêmement rare que les franchissements des limites laissent indifférents les observateurs ; ils obligent à se définir par rapport à eux. Si l’indifférence est permise dans les transitions et passages des seuils, elle est difficilement acceptable quand une limite a été franchie. Bien entendu, la question de ce qui est acceptable ou non mériterait un appondissent sur la relation entre imperfectivité et la place de l’observateur en tant qu’instance d’arbitrage qui juge de l’acceptabilité de la transgression d’une limite (que cette instance soit individuelle ou collective, comme c’est le cas dans les processus passionnels où la moralisation finale se prononce sur l’excès ou l’insuffisance d’un comportement pour pouvoir le considérer comme relevant d’une passion culturellement établie). Cela dit, cette problématique nécessiterait du développement de deux problématiques complexes, celle de l’instance d’observation et celle de la « moralisation passionnelle », qui dépasseraient largement le propos de cet article.
6. Pour finir : la mémoire des transgressions
Si le dépassement d’une limite est marqué par sa « visibilité » (la nature ponctuelle de l’événement que suppose tout franchissement d’une frontière fait toujours d’une certaine manière du bruit voire provoque un scandale), le passage des seuils demeure inaperçu. Les transgressions des limites produisent une « mémoire » et elles laissent des traces car elles sont visibles et produisent une distinction entre antécédents et suivants. Les antécédents (comme pour un prévenu) se marquent dans l’histoire de chaque parcours narratif et finissent par devenir des précédents de chacune des transgressions, de telle manière que personne ne pourra être dupe des agissements du sujet transgresseur : on n’aura pas le droit dire « il n’y avait pas de précédents ». En revanche, les phénomènes de transition dans les espaces-seuil deviennent insaisissables car ils opèrent un syncrétisme indistinct entre les antécédents et les suivants (Zilberberg 2002 : 347), et en conséquence ne laissent pas de souvenir de leur action. Ils distillent un effet amnésique et provoqueront de la sidération le jour où l’on prendra conscience qu’au fond une limite avait déjà été franchie et que tous ces transitions graduelles et modulaires dont on n’avait pas fait grand cas parce qu’elles avançaient furtivement, c’étaient bel et bien de véritables transgressions. Le sujet ainsi saisi par un tel événement n’échappera pas à un « examen de conscience » et à une lecture à rebours du parcours narratif où les antécédents, confondus avec les suivants jusqu’alors dans une suite continue, seront perçus désormais comme ce qu’ils ils étaient vraiment, c’est-à-dire des « précédents », dans le sens que le dictionnaire leur donne : « Fait, acte antérieur invoqué comme référence, comme modèle ou comme justification pour quelque chose d'identique ou d'analogue ». Alors, ce qui était considéré comme une simple variation, sera vu, a posteriori et à la lumière de l’événement final, comme le signe avant-coureur de ce qui allait devenir inadmissible.