La transition et l’utopie : de l’utopie grâce à la transition à la transition grâce à l’utopie Transition and utopia: from utopia through transition to transition through utopia
Marion Colas-Blaise
Université du Luxembourg
Cet article se propose, d’une part, de dégager un soubassement transitionnel de la transformation, qui gère le flux du sens et les métamorphoses, et, d’autre part, de montrer que la transition garantit la fluidité de la textualisation elle-même. La transition ainsi conçue peut alors faciliter la production d’utopies, en particulier d’écotopies, en-deçà ou au-delà de l’opposition entre deux états de la société et deux rationalités jugés incompatibles. Enfin, il s’agit d’approcher la transition à la lumière d’un « tiers lieu », qui partage certaines propriétés avec la « zone utopique » (Fontanille 2021) et s’ouvre aux relations interpersonnelles placées sous le signe ducare, mais aussi à l’imaginaire (« réenchantement »), à la création et à l’invention.
The aim of this article is, on the one hand, to identify a transitional underpinning of transformation, which manages the flow of meaning and metamorphoses, and, on the other, to show that transition guarantees the fluidity of textualization itself. The transition thus conceived can then facilitate the production of utopias, in particular ecotopias, below or beyond the opposition between two states of society and two rationalities deemed incompatible. Finally, the aim is to approach transition in the light of a "third place", which shares certain properties with the "utopian zone" (Fontanille 2021) and is open to interpersonal relations placed under the sign of care, but also to the imaginary ("re-enchantment"), to creation and invention.
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Mots-clés : métamorphose, tiers lieu transitionneur, transformation, transition, utopie
Keywords : metamorphosis, transformation, transition, transitional third place, utopia
Certes, la transition n’est pas absente des travaux des sémioticiens. Cependant, elle n’est pas toujours érigée au rang de concept intégrant pleinement le bagage de la discipline. Abordée de front par Pierluigi Basso Fossali (2017), elle garantit la « transversalité du sens » (Alonso, Bertrand, Costantini & Dambrine 2006), en relation, plus particulièrement, avec une expérience du sens corporelle et sensible (Coquet 2006) ou avec les effets de tension au sein de la catégorie, antérieurs aux opérations binaires (Zilberberg 2006). Plus largement, cette focalisation sur la question de la transition nous conduit à interroger sur de nouveaux frais les principes de la sémiotique narrative. Ceci à la lumière aussi de la distinction, développée par Jean-Claude Coquet (1991), entre la « sémiotique de première génération », qui a retenu le « temps du discontinu », le discontinu étant, selon le Dictionnaire de Greimas et Courtés, le « lieu de la transformation », et la « sémiotique de deuxième génération », où la « catégorie du discontinu subsume les états de choses et celle du continu leur devenir » (ibid. : 198-200).
Après ce premier tour d’horizon, la question à la base de notre réflexion peut être résumée en ces termes : en quoi la notion de transition permet-elle de montrer que le processus sémiosique est porté par le régime sémiotique relatif au flux du sens (Fontanille & Couégnas 2018 : 237), les modes de régulation cursive imprégnant jusqu’à la textualisation ? Aussi notre objectif sera-t-il de théoriser davantage le passage, la traversée, la transversalité (l’action de traverser les lignes, en se tournant d’un côté et de l’autre d’une frontière), le « transphasage » : postuler, au-delà ou en-deçà de la discrétisation des phases successives, le continuum qui sous-tend les changements, c’est-à-dire le flux sur lequel émergent des concrétions, des objets de sens soumis à un processus de stabilisation, mais aussi de déstabilisation.
Concrètement, nous choisirons d’aborder le phénomène de la transition sous trois angles : (i) celui de la métamorphose, (ii) celui de l’utopie exemplifiant la transition, et (iii) celui de la transition qualifiée elle-même d’utopique. Ainsi, il s’agira de rapprocher transition et métamorphose (première partie), de conjuguer la notion de transition avec celle d’utopie : en quoi les recherches sur la transition-métamorphose, sous-tendue par le flux du sens, aiguillent-elles tout naturellement la pensée vers l’utopie, en particulier vers l’utopie écologique, qui cherche à trouver des réponses à la crise de l’environnement (deuxième partie) ? Enfin, dans quelle mesure la transition se définit-elle par rapport à une certaine conception de l’utopie (troisième partie) ?
1. Métamorphose, transition et actant transitionnel : enjeux et défis théoriques
1.1. De la métamorphose au soubassement transitionnel
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Cf. l’entrée « Transition » dans le TLF : il y est question d’une « transition brusque, brutale, rapide ».
En rapprochant la transition et la métamorphose, en avançant que la transition trouve d’abord à se réaliser dans un processus métamorphique, nous sommes confrontés, d’emblée, à une hésitation définitionnelle : le Trésor de la langue française (TLF) définit la métamorphose à la fois comme un changement (de forme, de nature, de structure ou d’apparence extérieure) si important que l’« être ou la chose qui en est l’objet n’est plus reconnaissable » et comme une modification lente, continue et progressive. D’où des enjeux de tempo, de tonicité et d’aspectualité. La métamorphose peut non seulement affecter tous les éléments et porter atteinte à l’identité de départ, mais être brusque et brutale1. Ailleurs, l’évolution graduelle, qui confirme la permanence d’un invariant structural, est ralentie. Il n’est pas anodin que dans Grammaire des métamorphoses (2001), Guy Achard-Bayle prenne appui sur un extrait de La ferme des animaux d’Orwell et associe certaines expressions aspectuo-temporelles telles que « était en train de passer, glissaient de… à, allaient de... à » à l’impression d’un procès inaccompli, d’un « étalement du temps intermédiaire, entre état initial et état final » (ibid. : 90). La vision est dans ce cas sécante, le procès ne se voit pas attribuer de limites ; la transition est de l’ordre du « encore » (rétention) et du « déjà » (protention).
Sérions les problèmes. D’autres combinaisons sont sans doute possibles (une métamorphose précipitée mais partielle, une métamorphose lente, mais englobant tous les éléments, etc.). Ensuite, la question de l’identité affectée par les processus évolutifs est particulièrement délicate, comme le montre avec éclat le cas du bateau de Thésée exposé par Hobbes : si toutes les planches sont remplacées successivement, la question la plus difficile concerne le moment de l’éventuelle requalification et redénomination quand l’altération est totale (ibid : 86). Si, du point de vue de l’identité matérielle, le bateau C reconstruit à partir des vieilles planches est identique au bateau A, sous un certain égard (en tant que collection des planches), mettre l’accent sur les transitions, c’est privilégier la continuité spatio-temporelle : dans ce cas, le bateau B provenant du bateau A dont toutes les planches ont été changées est identique à A.
S’il est ainsi possible de dégager une typologie des métamorphoses dont peuvent rendre compte les variations, en sens converse ou inverse l’une de l’autre, sur les axes de l’intensité et de l’étendue prévus par la modélisation tensive, le point de vue de l’aspectualité permet d’aller plus avant. Quelle que soit la nature de la métamorphose, c’est son statut qui pose question : est-elle tendue vers une fin ou constitue-telle un « intermédiaire » (TLF), dont la mission serait d’entretenir le processus ? D’où une complexité qu’il faudra essayer de dénouer, cela d’autant plus que la métamorphose est associée parfois à un chemin tracé, à un ordonnancement compatible avec l’idée de progrès, mais aussi, comme le souligne Emanuele Coccia (2020), à la migration métamorphique incessante.
Ces considérations sur la métamorphose permettent de faire avancer la réflexion sur la transition. Elle rend la métamorphose possible, en en gérant les modalités. Plusieurs questions nous sont adressées.
D’abord, du point de vue aspectuel, la transition, en charge de la rapidité ou de la lenteur des métamorphoses, de leur tonicité ou de leur caractère atone, de leur unicité ou de leur itérativité, de différentes opérations méréologiques instituant des rapports entre les parties et entre les parties et le tout, échappe-t-elle, d’office, à l’emprise d’un projet tendu vers sa fin ? Ou, plus exactement, appelle-t-elle un point de vue qui sélectionne la phase médiane ? Qui soit attentif à la manière dont elle donne prise au devenir, au flux du sens, plutôt qu’au résultat qui témoigne d’un achèvement et d’une clôture du processus sémiosique ? Cette spécificité de la transition jette-t-elle les bases de la distinction avec la transformation, même si l’inscription dans le temps leur est commune ? (Se) transformer en quelque chose : le processus tend vers son but ; le procès est vectorisé et le point de vue est orienté. Certes, le TLF définit la transition elle-même comme le « passage d’un état à un autre ». II n’en demeure pas moins que la transition peut caractériser aussi un « degré ou état intermédiaire par lequel se fait le passage d'un état à un autre, d'un état de choses à un autre ». Elle est le développement à partir de l’écart dont le passage s’autorise. L’écart plutôt que la différence, inscrite dans la définition de la transformation (TLF). L’écart, écrit François Jullien (2012 : 7), « relève d’une logique d’immanence ». Et aussi :
[…] par la distance ouverte, il [l’écart] permet un dévisagement réciproque de l’un par l’autre […]. Le propre de l’écart – et c’est là pour moi l’essentiel – c’est qu’il n’est, par suite, pas proprement aspectuel ou descriptif, comme l’est la différence, mais productif – et ce dans la mesure même où il met en tension ce qu’il a séparé. Mettre en tension : c’est à quoi l’écart doit d’opérer (ibid.).
Si la transformation est productrice de différences, la transition creuse l’écart pour mieux créer une dynamique. Elle n’a, dès lors, pas directement affaire aux identités et à leur évolution, celles-ci étant du ressort de la différence. En échappant au carcan de la structure narrative, elle favorise une plongée dans le devenir. L’on peut remonter vers cette base continue où elle rend possibles la segmentation et la discrétisation. Elle sous-tend la transformation en régulant le flux du sens : en gérant le déploiement de forces convergentes ou divergentes parcourant une strate d’organisation du sens profonde. Si les transformations sont concomitantes, plurilinéaires, c’est grâce à ce soubassement tensionnel, dont le phénomène de la transition a la charge. Si elles agissent au sein d’un parcours de type narratif, elles renvoient aux transitions qui les « anticipent » (Basso Fossali 2017 : 349) et font valoir la multiplicité des relations fondées sur une transitivité. La transition permet ainsi d’expérimenter des embranchements, des bifurcations, des retours en arrière, des boucles. En cela, elle ne concerne pas le seul développement sur l’axe syntagmatique, mais aussi la superposition de variantes dans l’épaisseur du discours, qui entrent en résonance et en dissonance les unes avec les autres. Si les transformations et les conversions mettent elles-mêmes à contribution les axes syntagmatique et paradigmatique, c’est-à-dire une horizontalité et une verticalité (Greimas et Courtés 1979 : 399-402), la transition confère à ce double mouvement ses fondements tensionnels.
Ensuite, les passages transitionnels doivent garantir la cohésion de l’ensemble, sans que soit visée explicitement la cohérence globale dont la syntagmatisation narrative est la garante. La transition doit veiller à la saturation des liens ana-et cataphoriques, au sens large du terme. Ces liens se traduisent par l’établissement de relations de conjonction, de succession, mais aussi d’opposition, de concession, etc. : et, ensuite, donc, après, par contre…, les conjonctions, prépositions et adverbes attestant au niveau de la manifestation linguistique des mises en résonance et en dissonance fondamentales.
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Piet Mondrian, Composition en rouge, jaune et bleu, huile sur toile, 59 cm x 54 cm, 1936-1943.
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Cf. Badir (2018 : 163) au sujet du flou et de la nuance.
D’où une négociation permanente, le franchissement des limites (de la phrase, d’une surface peinte…) étant caractérisé par un coefficient de célérité et de tonicité, en fonction de la résistance qu’il s’agit de vaincre. Considérons Composition en rouge, jaune et bleu de Mondrian2. A priori, la ligne noire s’oppose au flou qui, entre rétention et protention, facilite le passage et lui fait perdre en intensité3.
Justement, la transition à la fois crée l’interstice et appelle son comblement dynamique et à jamais provisoire. Elle instille dans les lignes de Mondrian elles-mêmes cette disponibilité qui fait qu’elles peuvent constituer des « segments de plans dynamiques », des « convoyeurs d’énergie sur toute la surface qui se gonflent ou se resserrent, modifient leur couleur, etc. » (Saint-Martin 2010 : 92).
Par ailleurs, les éléments ainsi reliés contribuent de manière plus ou moins directe au tout de sens (perspective méréologique). S’il est possible de distinguer des types de composition, sans doute la transition concerne-t-elle avant tout des éléments associés par paires, sans que soit visée explicitement leur subordination au tout de sens : donc, à l’image des chaînons qui, ponctuellement, établissent le passage (par exemple entre deux paragraphes) et évitent tout hiatus.
Pour toutes ces raisons, quand les limites sont transformées en seuils, la transition pourvoit le parcours d’un liant entre les étapes. Elle est en charge d’une fluidification du sens, contre les coagulations et les stabilisations (Basso Fossali 2017 : 349-353). Aucun engoncement dans un modèle narratif, mais un déroulement lié à une visée qui s’oppose à la saisie rétrospective d’un algorithme de transformations. Si les transitions animent un parcours narratif, c’est en sous-main, en assurant le passage d’une « zone d’organisation des valeurs » (ibid.) à une autre.
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Cf. Bruno Latour (2014 : 123, pour un tel dédoublement des strates d’organisation du sens : « […] il ne faut pas confondre le récit (qui n’est jamais qu’un autre format de projection) avec la trajectoire. Pour faire simple, la projection n’est pas le trajet par lequel on a rassemblé les connexions ».
Les conséquences sont doubles. D’une part, la transition permet de renouer avec le cheminement, c’est-à-dire avec le trajet et la trajectoire (Ingold 2011-2013). Nous dirons qu’il ne s’agit pas seulement de connecter des éléments déjà donnés avec d’autres éléments eux-mêmes existants, mais de les faire surgir et de les faire exister à travers les relations qui se nouent. D’autre part, la transition s’accompagne d’une instabilité foncière, contre la soudure du tout. Elle signale une certaine précarité, une indétermination qui est propice à la germination de possibles de sens avant toute projection d’un récit qui, en imposant un carcan, sélectionne quelques connexions au détriment des autres. Le soubassement transitionnel accueille ainsi des tensions, des explorations, des ébauches de sens (aspectualités inchoative et imperfective) et des propositions inédites (échappant encore au niveau des assertions et des assomptions), en amont des sélections que le modèle narratif doit opérer4.
Mais franchissons un pas supplémentaire. Une des déclinaisons de cette problématique concerne les instances d’énonciation impliquées dans la transition.
1.2. L’actant transitionnel
Quel est le moteur des transitions ? Sont-elles entièrement le fait d’instances sensibles et perceptivo-cognitives aux commandes des processus ? Faut-il, au contraire, penser des forces inhérentes aux instances qui les font agir ? Coccia (2020) note une « puissance qui nous traverse et nous transforme ». Avons-nous affaire, dans ce cas, à des forces actantielles encore collectives, impersonnelles et anonymes, qui agissent et font agir souterrainement ?
Nous avançons que la strate d’organisation transitionnelle que nous avons visé à dégager accueille des actants transitionnels.
D’entrée, la notion d’actant appelle des précisions. Sur le fond des définitions de l’actant en sémiotique, notamment par Fontanille (2021), nous avons en vue un actant qui n’est pas encore le siège de relations fonctionnelles (sujet, objet, etc.), qui ne signifie pas encore dans une structure narrative. Il n’est pas encore investi d’une charge modale. Logé à un niveau fondamental de la production du sens, où se déploient des forces collectives anonymes, convergentes et divergentes, il est pensé davantage sur le modèle de l’acteur-réseau selon la sociologie de la traduction développée par Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour (2006), qui suppose un fonctionnement actantiel. L’actant que nous visons peut ainsi être caractérisé par le « réseau d’attachements » conduisant, selon Latour (2000), à privilégier les attachements – les « détachements » et « arrachements à la proximité », mais aussi les « rattachements au lointain » – au détriment des notions de « détermination », de « liberté », d’« action des structures », d’« action individuelle » :
Passer aux réseaux d’attachements devrait permettre de conserver du réseau son effet de distribution mais de refondre entièrement la nature et la source de l’action. L’attachement désigne à la fois ce qui émeut, ce qui met en mouvement, et l’impossibilité de définir ce faire faire par l’ancien couplage de la détermination et de la liberté (Ibid. :16-17).
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En ce sens, le faire faire et le faire être à la base de la transition doivent être distingués du faire faire et du faire être thématisés par Greimas (focalisation sur l’actant Destinateur manipulant un sujet).
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La typologie ajoute à l’actant transitionnel l’actant fluent, qui correspond au « ça », et l’actant transactantiel, qui vise ceci et cela, alternativement (« nous » en gestation).
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Basso Fossali (2017 : 350) parle d’un acteur « transitaire » « filtr[ant] les valeurs en transit ».
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Détrie (1998) renvoie également aux objets transitionnels selon Winnicott (1975 [1971]).
La transition serait ainsi le fait d’un « agile faire-faire » (Latour Ibid. : 10)5, plutôt que d’un sujet d’énonciation arrivé au terme de l’égogenèse, qui asserte et assume, qui statue sur un objet de sens, pour l’évaluer et le commenter a posteriori. S’il est possible d’établir une typologie actantielle6, la transition est concernée par les actants transitionnels expérimentant une jonction improbable et éminemment précaire à la base d’un « on » parfaitement contingent7. Ce dernier témoigne de cette phase d’une égogenèse encore en cours, non encore aboutie, où les tensions ne sont pas encore résolues, où une quasi-subjectivité se dessine face à une quasi-objectivité, en amont de toute ipséité et de toute confrontation avec l’autre objectivé (Détrie 1998)8.
Résumons. Nous avons cherché à rapprocher la transition de la métamorphose, pour mieux la distinguer de la transformation à laquelle elle fournit un soubassement tensionnel. Cela sous l’effet d’actants transitionnels collectifs et anonymes.
Mettons cette double hypothèse à l’épreuve d’un cas particulier : le devenir de l’utopie.
2. La transition au secours de l’utopie
Reprenons le deuxième versant de notre hypothèse de départ : la transition gère également le processus de la textualisation, en relation avec un régime sémiotique de totalisation du sens (Fontanille & Couégnas 2018 : 237). Pour le montrer, attardons-nous sur les spécificités du projet utopique.
Il s’agit de défendre l’idée que la transition favorise l’éclosion d’utopies, plus particulièrement d’écotopiques, à condition, toutefois, que l’on conçoive la construction de l’utopie comme un processus, c’est-à-dire que l’on détaille les phases antérieures à la sanction modale. L’utopie, dit-on volontiers en référant à toute une tradition, de Karl Marx à Ernst Bloch, est « la représentation fantasmatique d’une société nécessaire et impossible » (Deléage 2008). Ainsi, la société utopique est d’emblée placée sous le signe du devoir être et du ne pas pouvoir être. Dans ce cas, sous quelles conditions l’utopie devient-elle une pensée « en avance sur l’histoire », comme « anticipation » (Touraine 2000) ? Selon Fontanille (2019), la fable-parabole utopique provoque une rupture axiologique. D’où la possible ressaisie paradigmatique d’une opposition forte, dans Ecotopia d’Ernest Callenbach, entre un monde industrialisé, qui est sous le joug des technologies, et un monde qui a vaincu toutes les contradictions, en optant pour les technologies douces, les énergies alternatives et la désaliénation des hommes. De la même manière, Eutopia de Yorick Blumenfeld donne à voir, conformément à l’utopie socialiste du 19e siècle, un monde qui se définit par sa haute qualité de vie. Dans ce cas, le monde « réel » continue à entrer en dissonance avec le monde fictionnel construit.
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Le soubassement transitionnel peut être mis en relation avec des protomodalités.
Il est alors possible de saisir la mise en forme progressive qui suppose un pouvoir être (à côté du vouloir être)9 et qui se traduit par une effervescence d’engendrements, avant que le résultat ne soit qualifié d’impossible. L’enjeu, plus que jamais, est aspectuel. La prise en considération de la transition permet d’échapper à la confrontation brutale de deux ordres ou de deux états de la société diamétralement opposés, dont on constaterait simplement la non-compatibilité, l’inversion paradigmatique. La notion de transition attire au contraire le regard sur les processus transitionnels mis en œuvre, c’est-à-dire sur les modalités de la « conciliation entre des “rationalités” concurrentes ou incompatibles » (Fontanille 2019 : 10). Fictionnelle, la transition est renforcée dans son rôle de préparation de la mise au jour de contradictions, c’est-à-dire de la prise en compte de mondes « contrefactuels » (Martin 1987 : 16). Elle peut ensuite prendre en charge leur dépassement.
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Cf. la version 09-07-21 du Dictionnaire de sémiotique, disponible en ligne sous « signosemio.com » (cf. www.semiotique.org). L’entrée « Transition » comprend la variante.
Quels sont les mécanismes à l’œuvre ? Selon Foucault (1984 : 46-49), l’utopie ne se construit pas seulement par inversion, mais encore par analogie. La transition met à contribution la production de variantes, non seulement au niveau profond, mais encore à hauteur de la textualisation, du projet utopique elle-même. Elle est alors de l’ordre de la transposition qui « suppose […| le passage transformateur d’un “même” élément d’un système à un autre » (Hébert 2021)10. Plus exactement : approchée sous l’angle de la transition, la transposition en sa phase médiane opère encore en deçà, là où l’hétérogénéité reste vive, où différentes formes d’homogénéisation (le mixte, l’hybride : le même et l’autre, le même contre l’autre, etc.) appellent des négociations, donc en deçà du moment où le « même » est remplacé par l’« autre ». Elle a enfin en charge la réalisation « textuelle » des utopies/dystopies, notamment à travers la production d’analogies.
L’utopie et la dystopie donnent ainsi une forme de visibilité accrue au phénomène de la transition fictionnnelle, c’est-à-dire – selon l’étymologie du terme « fiction » – du façonnement progressif d’un monde signifiant alternatif proposé sur le fond d’un ensemble de possibles. Il incombe à la transition fictionnelle de gérer les ajustements qui sous-tendent et préparent la projection d’un ordre inversé.
Enfin, la transition fictionnelle propose l’expérience des passages par une instance sensible et perceptivo-cognitive. Elle est souvent liée à une intensification et à un basculement quantitatif et qualitatif, à un excès. Comme si la montée pas à pas, par franchissement de seuils successifs, débouchait sur une valence extrêmale : transire, c’est « passer à travers », mais aussi, selon Le Gaffiot, [fig.] transire lineas Cic. Par. 20, c’est « dépasser le but, la limite ». C’est, dirons-nous, aller par-delà ou au-delà, comme dans 1984, où Orwell (1949) imagine une dictature portant à un degré extrême tout ce qui a pu être vécu au XXe siècle.
Dans la dernière partie, nous nous demanderons en quoi l’utopie et les cadres de son développement figuratif peuvent venir au secours de la transition, plus exactement, ici, de La Fondation des transitions (FACE), créée en France en 1993, qui souhaite militer pour un monde innovant de lutte contre toutes les formes d’exclusion, grâce à une approche globale de la Responsabilité Sociale/Sociétale des Entreprises (RSE).
3. L’utopie au secours de la transition
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Pour les origines de ce processus, cf. Rob Hokins en Angleterre. Le mouvement « Villes en Transition » est créé à Totnes, dans le Devon, en 2005. Selon Hokins, l'espèce humaine est menacée par l'épuisement des ressources pétrolières et par le réchauffement climatique. Pour éviter cette double catastrophe, le local doit être mis au centre de l’économie. Ainsi, il faut viser l’autosuffisance alimentaire à travers une production agricole responsable.
Cette fondation a organisé, en décembre 2020, l’« Université des Transitionneurs », sur le thème de « l’expérience d’un tiers lieu transitionneur ». Les transitionneurs sont les acteurs de la transition écologique, notamment en mettant en avant la consommation locale, la création de potagers collectifs, l’implantation des citadins dans les campagnes, etc.11 Le « tiers lieu », le plus souvent rural, constitue un lieu de rencontre et de cogestion de projets écologiques qui visent un surcroît de « socialité », notamment à travers une économie mettant en œuvre la transition énergétique.
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Pour Fontanille (2021 : 185), la zone utopique constitue la « zone de l’absence de personne (ou de personne “neutralisée”) ». Il l’associe au « ça » (que nous mettons en relation avec l’actant fluent). Enfin, la zone utopique est caractérisée par l’intransitivité et l’irréversibilité des pratiques, alors que la transitivité entre dans notre définition de la transition.
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Voir également Fredric Jameson (2007) au sujet du fantasme utopique.
- Note de bas de page 14 :
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L’utopie correspond-elle à une étape vers la liberté, dans une société animée par un projet d’autonomisation ? À ce sujet, cf. Raphaël Gély (2008).
Or, rapprochons le « tiers lieu transitionneur » de la « zone utopique » définie par Fontanille dans Ensemble. Pour une anthropologie sémiotique du politique (2021 : 185). En effet, ce tiers lieu paraît adopter certains des traits caractéristiques de la zone utopique qui est « dissociée du domaine de référence tout entier ». On peut considérer qu’à l’instar de la zone utopique, le tiers lieu appelle des « passages et des franchissements, et des substitutions ou mélanges entre plusieurs systèmes de conditions d’existence » (Ibid.) : ici, entre le local et le global. Ces substitutions peuvent prendre la forme de styles de mélange tels que le bricolage, l’hybridation ou encore le métissage (Colas-Blaise 2021). En même temps, nous réinterprétons la notion de zone utopique définie par Fontanille, en avançant que l’actant transitionnel est incarné par le « on » et qu’il repose sur une relation de transitivité12. L’idée à défendre est celle d’un tiers lieu où s’expérimentent – sous le sceau de l’« imaginaire »13 – des échanges, en particulier entre le local et le global. Enfin, des forces collectives plus ou moins anonymes animent tous ceux qui œuvrent pour une économie plus solidaire14.
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Remontons à Ernst Bloch (1976) dans Le principe espérance : il s’agit de dégager dans le présent les bases d’un avenir meilleur, de négocier le passage de ce qui est impossible dans le monde actuel à de nouvelles possibilités, grâce, précisément, à la construction d’utopies. Si l’utopie contribue au « réenchantement » du monde actuel, c’est en tant qu’elle est « une invocation d’un ordre à venir ou à faire, contre un désordre présent » (Léger & Hervieu 1979 : 156).
Élargissons notre perspective : si la transition (fictionnelle) revêt les caractéristiques de l’utopie, c’est parce qu’au niveau des instanciations, elle peut s’ouvrir à une démarche collective favorisant le « réenchantement de la vie » et le « care » (« prendre soin »). Parce que, dans ce cas, elle contribue à rendre aux objets l’« aura magique », le « sens merveilleux » dont le monde moderne les aurait dépouillés (Schlegel 1994). Parce qu’elle aide à « réenchanter » le cosmos qui, du fait de l’Entzauberung, « a cessé d’être un monde symbolique, un monde vivant, avec une âme ou des milliers d’âmes, un monde d’énergies aussi » (Ibid. : 86-87)15. Enfin, on peut avancer que l’éco-transition dans un sens large fait appel à une éthique de la « conciliation » entre des incompatibilités et du care (Paperman & Laugier 2005), du prendre soin. Le care tient du processus de responsabilisation continu qui favorise l’émergence d’une communauté démocratique à partir de relations interpersonnelles modifiant « nos façons de voir et de ressentir » (Laugier 2020 : 197). Plus sémiotiquement : nos formes de vie (Fontanille 2015).
Après ces investigations, réévaluons la notion de transition sur de nouveaux frais : (i) les transitions responsables de la cohésion d’un projet sociétal, en particulier écologique, sont favorisées par des lieux d’élection : les zones dites « utopiques » qui constituent des « tiers lieux » où l’imaginaire trouve à s’ancrer ; (ii) les forces qui portent ce projet mettent à profit des liens faibles (Laugier 2020), c’est-à-dire des connexions dotées d’une certaine plasticité, qui assurent un lien (solidarité de tous les éléments) tout en préservant le battement nécessaire à la circulation du sens (ici les échanges entre le local et le global). Il peut être intéressant de réexaminer ces liens à la lumière des attachements pensés par Latour (2000). La transition doit ainsi garantir une fluidité et une indétermination combattant toute sclérose du sens.
Prenons le projet écologique « Le village dans la ville » (Luxembourg, été 2021). Faisant appel à une éthique et à une esthétique des localités et des niches (Basso Fossali 2017), ce projet argumente figurativement la mutation de la ville comme lieu d’un nouvel « habiter ensemble ». Concrètement, l’installation d’une minikermesse à l’ancienne (espace de divertissement et parenthèse (ré)enchantée) au sein d’un parc municipal souhaite contribuer à la transformation de la frontière spatiale, historique, culturelle… entre la ville et la campagne en lisière à franchir.
Dans ce cas, si l’on admet que les mouvements transitionnaires (au sens large) servent une « auto-organisation sur le plan local » (Boltanski 2013 : 59), il faut contrer le repli identitaire auquel pourrait inviter l’isolement de l’unité « village ». L’englobement du village par la ville pourrait priver les usagers de tout pouvoir d’action direct et nuire aux échanges entre le local et le global. Le projet pourrait bloquer la multiplication des variantes qui, seule, agit contre un attachement exclusif soit à la mondialisation, soit au local (Latour 2017).
Pour finir, considérons l’une des utopies récentes les plus puissantes, le « projet local » d’Alberto Magnaghi (2003 [2000]), qui renvoie à un projet plus ancien appelé Ecopolis. Il s’agit, dans ce dernier cas, d’une ville formée de villages, suite à la destruction des agglomérations dans la périphérie des grandes métropoles. Magnaghi met en avant le concept de région urbaine, voire de « village urbain » (Ibid. : 91), en relation avec les « espaces ouverts » et l’exploitation des « vides de la carte urbanistique » (Ibid. : 84). D’où une reterritorialisation rendant possible un « néo-écosystème en permanence créé par l’homme » (Ibid. : 35), qui est caractérisé, en particulier, par la soutenabilité.
La transition trouve une forme de manifestation remarquable dans la « symbiose entre éléments humains et naturels, au sein d’un univers complexe constitué de potentialités et de résultats aléatoires » (Ibid. : 38). À la limite, que la transition mue en seuil, de définir des échelles, des « seuils dimensionnels et qualitatifs », en rétablissant la « mesure urbaine » et en veillant à l’établissement d’une « relation réciproque entre l’établissement humain et son milieu » (Ibid. : 89).
Concluons en quelques mots. Qu’elle procure un soubassement tensionnel aux transformations, qu’elle rende possibles les métamorphoses ou qu’elle soit directement impliquée dans la « textualisation » par exemple de projets (écologiques), la transition est garante de la fluidification du sens contre son figement. Desserrant l’étau de la structure narrative, assurant la disponibilité d’un éventail de possibles, mais aussi liant entre eux les possibles menés au stade de la réalisation, elle met en œuvre une aspectualité ouverte et elle pousse à l’exploration de nouveaux territoires. Désormais, l’échelle « à ma taille » n’exclut pas que le « tiers lieu » transitionnel, lieu « utopique », accueille l’imaginaire, la création et l’invention.