Penser la maintenance : outil conceptuel ou pratique et poétique de la coexistence ? Thinking about maintenance: a conceptual tool or a practice and a poetics of coexistence?
Antonino Bondì
Université de Catane
Le terme « maintenance » fait l’objet de nombreuses discussions dans des domaines disciplinaires hétérogènes et dans des champs d’expérience fort divers, comme par exemple le discours politique, les études environnementales, la philosophie morale, les sciences de l’aménagement urbain et de la construction etc. En effet, des termes tels maintenance, care, réparation, se retrouvent de plus en plus au cœur des nombreux dispositifs conceptuels qui s’interrogent sur les problèmes concernant la coexistence, la survie et l’entretien des artefacts sociaux, des êtres vivants (humains et non-humains), ainsi que des environnements physiques et des habitats (ou milieux naturels). Il semblerait que la question de la « maintenance » ait le statut d’un véritable thème pivot dont toute pensée ou culture écologiste ne pourrait pas faire l’économie, car elle croise plusieurs questions qui intéressent la sémiotique : i) la complexité des relations entre les différentes ontologies sociales qui organisent et structurent la vie des objets et des êtres ; ii) le prolongement du temps de vie de ces objets (et êtres) tout au long d’échelles temporelles variables (ou du moins très différentes), et surtout dans des conditions de vie adéquates ; iii) les rapports de signification entre ces régimes de coexistence. C’est en vertu de ces raisons que la sémiotique — discipline travaillant sur les cultures en tant que milieux hétérogènes — ne peut point ignorer ce thème de recherche.
The term « maintenance » is the subject of much discussion in heterogeneous disciplinary fields and in a wide variety of fields of experience, such as political discourse, environmental studies, moral philosophy, urban planning and construction sciences, and so on. Indeed, terms such as maintenance, care and repair are increasingly found at the heart of the many conceptual devices that examine problems concerning the coexistence, survival and maintenance of social artefacts, living beings (human and non-human), as well as physical environments and habitats (or natural environments). It would seem that the question of « maintenance » has the status of a veritable pivotal theme that any environmentalist thought or culture could not do without, as it intersects with several issues of interest to semiotics : i) the complexity of the relationships between the different social ontologies that organise and structure the lives of objects and beings ; ii) the extension of the lifetimes of these objects (and beings) throughout variable temporal scales, and above all under suitable living conditions ; iii) the relationships of meaning between these regimes of coexistence.
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Mots-clés : attention, écologie, grooming, homo faber, maintenance, traduction des impossibles
Keywords : attention, ecology, grooming, homo faber, maintenance, translation of impossibles
1. Introduction : la « maintenance » entre connaissance et éthique évaluative.
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Nichterlein est une psychologue clinicienne, et son travail se fonde sur une reprise des problématiques systémiques et écologistes dans le champ de la psychothérapie. Morss est psychologue et juriste : il s’intéresse en particulier aux questions liant citoyenneté et globalisation.
Dans cet article on s’interrogera sur le concept de maintenance sous un double angle d’attaque : d’une part, en le concevant comme un dispositif sémiotique, cognitif et (dans un certain sens) éthologique, structurant les environnements (les habitats) des espèces (et de l’espèce humaine en particulier) ; d’autre part, comme un élément conceptuel innervant une éthique et une politique de la communication entre les êtres et les espèces, ou même entre les groupes (et les individus). On suppose donc que par maintenance on puisse entendre une déclinaison originale de la sémiose en tant qu’activité dynamique de résolution de problèmes par la fabrication et par la construction de solutions, celles-ci garantissant aux objets et aux êtres une tenue de vie ‘meilleure’. Avant de détailler ces aspects, suggérons au lecteur de tourner son attention vers un détail que l’on pourrait considérer comme quelque peu anecdotique, une véritable petite pseudo-affabulation philosophique. En 1966 le philosophe français Gilles Deleuze publiait un ouvrage consacré au bergsonisme. Sous prétexte de rédiger un texte d’histoire de la philosophie plutôt classique, il anticipait dans cet ouvrage un certain nombre de motifs théoriques qui seront repris et approfondis plus tard dans Mille Plateaux, l’ouvrage qu’il écrivit à quatre mains avec Félix Guattari à la fin des années soixante-dix, et dont la pertinence et la fécondité sémiotiques sont aujourd’hui certes incontestables. Parmi ces motifs théoriques, il en existe un qui devrait être pris en considération : il s’agit du thème de l’éthique évaluative, selon l’expression de Maria Nichterlein et de John R. Morss (2017). Qu’est-ce l’on entend par cette expression ? Les deux chercheurs1 définissent la notion d’éthique évaluative en faisant allusion au fait assez banal que dans toute activité de connaissance est impliqué dès le début un engagement spécifiquement existentiel. C’est par cet engagement existentiel que l’on peut évoquer des formes et des manières de vivre qui sont en quelque sorte intimement corrélées. Selon Nichterlein et Morss, les processus de connaissance, ainsi que la production de jugements de tout type, ne correspond pas – du moins pas de façon exclusive – avec la construction d’un ensemble d’énoncés épistémiques relevant du genre assertif. Au contraire, en soulignant le lien fondateur entre vie et connaissance, on devrait concevoir cette dernière à partir d’une implication globale du vivant selon la détermination de ce que Deleuze et Guattari appelaient un territoire. Il s’agit d’un ensemble de processus d’échanges permettant plusieurs conséquences à la fois :
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La synchronisation intersubjective des corps au sein des pratiques ;
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La diversification des modes de perception et d’évaluation des formes et des événements ;
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L’intensification des réponses qui en suivent et qui génèrent la création de nouveaux événements.
De ce point de vue, le concept deleuzien de territoire se conçoit comme un objet hybride ou même comme un support matériel du point de vue des déterminations cognitives et évaluatives qui nous permettent de vivre et de survivre, ou tout simplement de persister. Par conséquent, un territoire ne peut se comprendre qu’en termes d’espace de cohabitation : un milieu traversé par des forces, par des valeurs et par des tensions intersubjectives et sociales, qui nécessitent une négociation constante et une remise en question permanente des groupes eux-mêmes et de leurs hiérarchies. Un exemple d’une telle « double négociation » nécessaire, qui affecte à la fois les environnements et les groupes sociaux, avait déjà été délivré par Deleuze et Guattari eux-mêmes, lorsqu’ils réfléchissaient dans Mille Plateaux sur le concept de devenir-animal, ainsi que sur l’instinct de meute spécifique du loup. Le loup – soulignent les philosophes – n’est pas un animal domestiqué, comme le chien : ce dernier, en vertu d’une sorte de « manque de parole commune » avec une famille ou un patron, établit avec eux des relations singulières. Le loup n’est pas non plus comme une vache ou un chèvre, à savoir des animaux de troupeau qui établissent un rapport de docilité avec l’homme, qui à son tour doit s’en charger et prendre soin. Comme l’a relaté Baptiste Morizot (2020) dans son livre Manières d’être vivants, les loups vivent en meute, même lorsqu’ils poursuivent une existence en condition de solitude. En effet, ils partent à la chasse, ils jouent et se transmettent réciproquement des normes implicites de comportement social. Parfois, ils quittent la meute pour en créer une autre. Pour le dire de manière très synthétique : la meute n’instaure pas nécessairement un rapport privilégié avec une seule autre espèce (notamment l’espèce humaine), mais entre d’abord en relation avec la meute elle-même. C’est ainsi que les loups vivent entre « pairs », c’est-à-dire qu’ils s’organisent et produisent des répartitions des tâches selon des circonstances changeantes. Toutefois, un aspect est à souligner : une telle relation d’auto-constitution et d’auto-alimentation organisationnelle n’implique pas nécessairement que la répartition et la hiérarchisation sociale soient définies et stabilisées une fois pour toutes, ni que la hiérarchie sociale soit transmise par des privilèges héréditaires. La meute, si l’on suit l’argument des philosophes, serait à voir comme une espèce d’organisme collectif qui vit dans un régime de négociation incessante.
En vertu de cela, suggèrent Nichterlein et Morss, « le social s’organise de façon immanente » avec des « phénomènes – les choses que l’on observe » et des « subjectivités singulières », qui constituent des « résultats émergeant par les processus productifs » (2017 : 112, 117). Ainsi, continuent les deux chercheurs, « les productions ont toutes un même statut : leurs manifestations peuvent varier, mais elles sont équivalentes en termes de substance et d’état. Ces sont la fonctionnalité et la pertinence dans les différents contextes qui diffèrent » (Ibid.).
Selon ce genre de perspectives, on pourrait concevoir l’action du connaître comme une pratique incessante d’évaluation et d’auto-évaluation (des situations, des événements, etc.). Plus spécifiquement, la connaissance serait un processus où les sujets s’entre-évaluent et en même temps s’auto-évaluent en permanence. Cette toile évaluative, fort complexe et dynamique, comporte nécessairement un engagement et une auto-implication intégrale dans la solution des problèmes que les circonstances posent sans arrêt, obligeant non seulement à y répondre, mais à se positionner différemment (ou à s’énoncer selon un degré d’actantialité fort variable). En ce sens, une éthique évaluative, selon Nichterlein et Morss, serait en mesure de nous aider à faire face aux problèmes de l’existence non seulement de façon significative, mais aussi noble – ce qui veut dire, dans le jargon deleuzien, pas bête. L’exemple de la meute, au cœur de Mille Plateaux, se trouve en quelque sorte anticipé dans les premières pages du livre sur Bergson, dans un passage qui à première vue peut paraître sans lien explicite :
C’est la solution qui compte, mais le problème a toujours la solution qu’il mérite en fonction de la manière dont on le pose, des conditions sous lesquelles il le détermine en tant que problème, des moyens et des termes dont on dispose pour le poser. En ce sens l’histoire des hommes, tant du point de vue de la théorie que de la pratique, est celle de la constitution des problèmes. C’est là qu’ils font leur propre histoire, et la prise de conscience de cette activité est comme la conquête de la liberté (Deleuze 1966 : 5).
Le passage de Deleuze n’est pas anodin : l’histoire des hommes pourrait se comprendre comme l’épopée d’un animal qui pose des problèmes, cette formulation de problèmes étant à la fois le signe d’une recherche d’autonomie et de la présence d’une contrainte constituant l’enjeu fondamental : la valeur pratique (et théorique) d’une solution. Les considérations que l’on peut tirer de la pensée de Deleuze, nous permettent de reconstruire une sorte de ‘onto-éthologie’ comprenant une dimension éthique essentielle. Si l’on croit à l’idée de l’homme comme animal posant des problèmes, on doit faire face à une double opération : d’une part, la construction incessante de niches cognitives où l’on puisse opérer, ainsi que les outils pour y mener à bien toute sorte d’opération pratique ; d’autre part, les opérations de positionnement pratique et éthique, par la prise de conscience de la présence des autres. Ces deux opérations anthropologiques fondamentales pourraient garantir les procédés évolutifs permettant la variation culturelle et la stabilisation des valeurs et des normes. Ils peuvent donc garantir à la fois la reproduction sociale et la variation des formes.
De ce point de vue, il nous semble que la pseudo-affabulation philosophique proposée puisse être vue comme une archéologie conceptuelle de la notion de « maintenance ». Tout comme le dispositif du « positionnement de problèmes » chez Deleuze présente des similarités avec la sémiose en tant qu’activité gnoséologique, de la même manière la maintenance est un dispositif sémiotique de construction de niches, ainsi que de fabrication d’outils pour l’entretien incessante de ces niches. Mais une telle activité constructive et de fabrication ne peut pas prendre corps sans une dimension (éthique) du soin des autres, de l’écoute des autres, ainsi que du positionnement politique par rapport aux autres. Dès lors, il semblerait que s’interroger sur le concept de maintenance implique de revenir sur le paradoxe de la transition culturelle que connaît aujourd’hui l’idée traditionnelle d’homo faber. Le caractère de fabrication semble en effet caractériser la sémiose humaine et son écologie différenciatrice en tant qu’espèce bio-culturelle, si bien que l’on parle de Anthropocène comme époque dans laquelle l’être humain en tant qu’espèce gère et détermine les rythmes, les temps et les dynamiques d’existence et survivance (ou d’extinction) de la planète entière. Cependant, si le caractère d’agent de construction d’homo faber semble acquis – mais aussi de destruction potentielle (Pennisi, Falzone 2010) –, deux questions restent à discuter, et qui affectent les dimensions sociales et individuelles au sein des sociétés humaines :
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Les dynamiques (praxéologiques, politiques, cognitives etc.) qui permettent à faber de pouvoir détruire ;
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Le fait qu’un être humain est aujourd’hui presque remplacé par l’ensemble des médiations techniques et sémiotiques, ainsi que par un innombrable série de supports culturels, économiques, etc., dont il a été pourtant le créateur.
2. Grooming, bavardage et cognition : éléments d’anthropologie cognitive.
Mais que faut-il entendre exactement par maintenance ? Une première définition, qui relève du champ de l’anthropologie cognitive, pourrait être celle-ci : il s’agit d’une une activité de prise en charge et de soin systématique du milieu par la reprise et la complexification de l’activité sociale et éthologique du grooming. Dans ses études désormais pionnières, le psychologue et anthropologue cognitif Robin Dunbar avait déjà démontré de façon fort convaincante que le bavardage, en tant que pratique sociale typiquement humaine, consiste dans la reprise – ou dans la complexification – d’une activité de mise en place permanente d’un système de soins réciproques entre congénères. Selon Dunbar (1998), si on se place au niveau éthologique, une telle activité ininterrompue de soin parmi les membres d’une communauté serait partagée avec de nombreuses espèces de singes. Certes, le grooming et le bavardage répondraient d’abord à la fonction d’organiser un système de toilette réciproque, mais les deux activités jouent un rôle supplémentaire, car elles constituent pour ainsi dire des véritables moteurs de liens sociaux. Tout particulièrement, des chercheurs ont récemment fait remarquer que dans le cas des êtres humains, le grooming et le bavardage permettent la réalisation, l’entretien et le prolongement des liens de solidarité : c’est par ce genre de liens qu’en cas de danger, un membre du groupe part au secours de son compagnon, de son allié, son ami, son frère etc. (Mazzone 2018). Lorsque deux individus nouent entre eux des liens que l’on pourrait qualifier de service réciproque, on constate que ce type de relation ne comporte pas d’efforts particuliers. C’est par ce biais que l’on assiste à l’émergence de ce qu’on appelle une affiliation, ou même une alliance, à savoir quelque chose qui est perçue et représentée comme un sentiment, ou une disposition, par laquelle l’individu est censé s’engager dans la coopération avec l’autre, en lui offrant son aide en cas de nécessité matérielle ou spirituelle.
A partir de ce premier constat, Dunbar a avancé deux idées qui méritent d’être rediscutées. Il suppose que le grooming et le bavardage sont des outils essentiels pour la cohésion des groupes (parmi les primates en particulier), car ils garantissent des rapports d’assistance et de défense réciproque. Mais une différence se dégage entre les deux pratiques. En effet, le grooming est efficace dans des groupes dont le nombre des membres est très limité. En revanche, dans le cas des groupes dont la taille est considérable, notamment les groupes humains, le grooming s’avère insuffisant. Dès lors, le bavardage s’installe en tant que pratique du maintien du pacte d’alliance à distance, et en tant qu’entretien de ce même pacte. L’origine anthropologique de la maintenance réside donc dans une opération de prolongement imaginatif, réalisant à la fois une immersion totale dans les relations de coopération (et de conflit), et une extension indéfinie des affiliations. Ainsi, à travers la réitération presque aléatoire de cette toile de relations imaginaires, par une praxis collective envisageant le « maintien du lien », l’animal humain semble faire deux choses : d’une part, il répète l’instinct de coopération typique de son espèce, comme nous a appris depuis trente ans le psychologue Michael Tomasello ; d’autre part, par cette répétition/réitération, il soumet la coopération à une incertitude constitutive, ou, en d’autres termes, à une fragilité consubstantielle.
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Nous utilisons l’expression « forme de vie » dans l’acception wittgensteinienne.
A partir des considérations de Dunbar, on peut formuler une première conclusion. Le bavardage consisterait dans une sorte de mesure évaluative incessante de la variabilité des formes d’alliance. Il s’agirait d’une pratique de contrôle de l’attention collective, d’un un gradient dynamique et d’un stabilisateur des tensions sociales, qui instaure la nécessité de construire des stratégies de coopération fort variables au sein des groupes sociaux. Dès lors, on comprend bien qu’il s’agit également d’un paramètre socio-symbolique de l’entretien du rapport de chacun à soi, aux autres, aux groupes et aux pratiques dans lesquelles n’importe quel membre d’un groupe s’insère. Et c’est pour une telle raison que le bavardage devient un » instrument d’entretien » de la « meute » ou, mieux, il est la façon selon laquelle l’animal humain construit et fabrique ses environnements culturels, ainsi que sa forme de vie2. Il permet ce que l’on appelle, dans le domaine de l’éthologie, les « relations spéciales » entre les membres des groupes.
Une autre conséquence de la réflexion de Dunbar a été récemment développée dans une direction intéressante par Marco Mazzone (2018 : 30-45). Selon le philosophe, l’un des aspects les plus importants du bavardage consiste dans le fait que, par la médiation des affiliations et par la formation des alliances, on assiste à une modification significative de ce que nous entendons par nous . En effet, la pratique du bavardage comporte des tensions dynamiques et des négociations constantes, mais en même temps, elle permet le passage d’un « nous » générique et abstrait vers un « nous » beaucoup plus restreint, qui se différencie sans arrêt, et dont les différences requièrent une habilité spécifique. Pour présenter son argument, le philosophe s’appuie ègalement sur les expériences que Michael Tomasello et ses collaborateurs avaient mené sur les enfants d’un an. Tomasello en avait présenté une synthèse pour le grand public dans l’ouvrage Why We Cooperate (2009). Dans une expérience, les enfants devaient observer l’adulte en quête d’un objet qui l’intéressait beaucoup. Il s’agissait d’un objet que les enfants connaissaient bien et dont ils connaissent la localisation spatiale. Le résultat était selon Tomasello et selon la plupart des commentateurs, plutôt surprenant : en effet, les enfants aidaient spontanément l’adulte à trouver l’objet et, dans de nombreux cas, ils le guidaient vers l’objet de son désir et de son attention. Cependant, le fait que des enfants si petits reconnaissent le but de l’adulte n’est pas le plus surprenant des résultats. En effet, Mazzone remarque que l’on sait bien que l’attention conjointe est partagée avec d’autres espèces de primates, et notamment avec les chimpanzés. On sait également qu’à travers un travail de construction d’inférences rudimentaires et de raisonnement simple et primitif, les enfants (tout comme les chimpanzés) peuvent reconnaître (parfois parfaitement) les buts des adultes. C’est donc pour cette raison que dans l’expérience mentionnée, les enfants n’ont pas de difficulté à reconnaître dans la quête de l’objet le but spécifique de l’adulte. Ce qui est vraiment important à retenir, selon le philosophe, est le fait que les enfants adoptent de manière presque systématique les buts de l’autre à travers la construction d’un enjeu social et sémiotique. En d’autres termes, les enfants intériorisent les buts d’autrui et ils les prennent à cœur, et une telle adoption-intériorisation est spontanée et quasi-immédiate. Dès la première année de vie des humains, les enfants manifesteraient une « propension naturelle » à la coopération et à l’aide du prochain, et cela même dans les cas où les adultes sont méconnus. Par conséquent, puisqu’il est adopté par les enfants dès le début, le but de l’adulte devient un enjeu fondamental à poursuivre, un enjeu à la fois social et sémiotique – en tant que doté de valeur. Selon Mazzone, les enfants démontreraient qu’ils prennent à cœur et qu’ils tiennent à la quête de l’autre, et en particulier à son projet social et socio-sémiotique.
Si l’on accepte un tel argument, on peut en déduire que le social ainsi conçu devient lui-même l’enjeu à poursuivre, à exploiter et à sémiotiser. Par conséquent, la notion de maintenance acquiert sa signification anthropologique et écologique première. En effet, le fait de maintenir un objet est un véritable processus qui ne coïncide pas avec les soins réciproques entre congénères. Il se comprend plutôt comme un ensemble d’opérations de partage, de réparation et d’entretien, qui est à l’œuvre dans l’évaluation des autres et des interactions avec les autres, mais également dans l’évaluation des moyens et des informations disponibles concernant l’objet. De ce point de vue, maintenir quelque chose veut dire estimer les temps possibles de résistance et de persistance des relations, des objets ou des artefacts au sein du paysage écologique, mais veut dire également anticiper les cycles de vie d’un objet pour en prévoir les moments cruciaux et indispensables de leur entretien. Dès lors, la maintenance comme pratique de « réparation » consisterait dans cette propension originelle de l’animal humain à s’englober dans les projets des autres, dans leur grande variété ; une telle absorption manifeste une préoccupation face au problème de l’environnement et à celui de la configuration sociale, à savoir des formes d’évaluation et d’action garantissant les équilibres et les hiérarchisations au sein des groupes.
Finalement, dans cette perspective la notion de maintenance se révèle en tant qu’instance à caractère cognitif et sémiotique de l’écologie humaine. L’animal humain entretient ses propres constructions, mais également les niches ou les milieux que l’espèce a fabriqués au cours de son évolution. Il s’agit de milieux qui sont construits et reconstruits en permanence par les relations d’entretien qu’offre le bavardage, qui constituent ainsi une géométrie variable des relations d’alliance, d’affiliations, ainsi que de toutes les formes de prolongement du pacte de socialité – et cela même pour les formes de pacte social qui pourraient amener à une autodestruction potentielle de l’environnement.
3. Proximité intraduisible : la maintenance comme attention dialogique.
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Cf. P. Paperman, S. Laugier (2008) ; F. Brugère (2008) ; L. Benaroyo, C. Lefève, J.-C. Mino, F. Worms (2010).
En suivant le raisonnement esquissé jusqu’ici, on peut soutenir que lorsque l’on parle de maintenance, on fait référence à l’idée de soin prolongé. Une telle conception du soin trouve aujourd’hui une reformulation théorique originale et presque systématique dans le cadre des philosophies du langage ordinaire et dans celui des philosophies du droit, à travers l’élaboration du concept de care3. Toutefois, s’il est vrai que le nouveau contexte social est très orienté par des préoccupations écologistes et « terrestrielles » (Maniglier 2021), il n’est pas moins intéressant de remarquer que la maintenance en tant que soin prolongé présente des contiguïtés sémantiques et encyclopédiques avec ce qui représente son véritable opposé, à savoir l’idéal de l’homo faber. L’homo faber représente en quelque sorte la synthèse de l’idéal moderne d’un être humain qui, en tant que fabricant et constructeur, procède d’une étape à l’autre du progrès en suivant un parcours linéaire où les transitions entre les différentes étapes ne sont rien d’autre que les formes du passage et de l’entretien des objets de fabrication.
Or, afin de restituer la complexité sémantique de la notion de maintenance, et pour en diagnostiquer l’élargissement potentiel dans le cadre contemporain, il vaudrait mieux se pencher plutôt sur une transformation conceptuelle qui marque le passage de la maintenance comme entretien sémiotique au care en tant que pensée (et pratique) de l’attention. Revenons un instant à l’analyse du grooming et du bavardage en tant que prototypes des formes d’attention conjointe. En effet, s’il est impossible d’ignorer la spontanéité des enfants dans l’adoption des projets d’autrui, on sait également que, bien que très précoce, cet instinct de coopération connaît deux limitations importantes : d’une part, elle n’a pas une extension illimitée et, d’autre part, elle est très précaire. Du point de vue de leur extension, les affiliations sont toujours des sélections, des choix, des constructions de relations privilégiées avec certains membres du groupe, et cela au prix de l’exclusion d’un autre grand nombre d’autres membres. Depuis longtemps, la psychologie et l’anthropologie contemporaine travaillent sur le biais de la proximité, c’est-à-dire sur le privilège que nous accordons aux effets des alliances rapprochées, qui garantiraient l’entretien de notre environnement existentiel. Ces effets se produisent au prix d’une hiérarchisation sociale parfois coercitive, et déterminent des formes de subalternité internes aux groupes, mais également une subalternité des autres vivants, selon un degré de proximité (ou d’actantialité) extrêmement variable.
Or, dans le contexte de ce qu’on appelle la transition écologique, il semblerait que la question de la maintenance ainsi comprise oblige l’homo faber, en tant que constructeur et soignant de niches particulières et différenciées, à accepter le défi de dépasser le biais de la proximité et de prendre en compte toutes les voix et toutes les altérités vivantes. Comment lire autrement la question de la diplomatie ou de l’assemblée des vivants ? Il s’agit donc de penser un cadre conceptuel et sémiotique métamorphosé, en mettant en suspens l’idéal de la construction d’alliances par proximité et en favorisant l’idée d’une construction parlementaire et dialogique réalisée par des êtres éloignés les uns des autres. Une telle formulation pourrait porter à croire que l’on se trouve dans un domaine d’utopie conceptuelle (et politique) naïve. A l’appui d’un exemple que je tirerai encore une fois de l’ouvrage récent de Morizot, Manières d’être vivant, nous démontrerons que le thème de la diplomatie des vivants présuppose une question spécifiquement sémiotique, à savoir celle de l’élaboration d’une parole commune et d’un horizon de co-performativité. Dans l’ouvrage mentionné, le philosophe-explorateur part du constat d’une crise de l’attention qui signe la phase actuelle des relations entre les vivants. La poussée vertigineuse d’homo faber dans l’âge de l’Anthropocène ouvrirait un espace de transition relationnelle via une poétique de l’écoute réciproque. Le rapport entre l’explorateur et le loup n’est plus celui d’une sémiotique de la piste animale, mais celui d’une traduction et d’une écoute de l’action de l’autre. Le discours de Morizot nous conduit vers un horizon conceptuel où la maintenance devient un terme éthique et politique : elle remet en discussion la figure de l’homo faber, en l’obligeant à se reconfigurer comme responsable de la planète, des autres animaux, mais également de l’espèce humaine elle-même. Finalement, les questions de Morizot concernent les conséquences éthico-politiques du thème de la coexistence des êtres, ainsi que les formes de leur dialogue. En effet, comment les différents organismes et environnements coexistent-ils, cohabitent-ils et se prolongent-ils mutuellement ? Il s'agit de questions qui transcendent le champ épistémologique de l'anthropologie, de la sémiotique et de la philosophie, et qui impliquent des problèmes de nature éthico-politique, culturelle et éducative : la conceptualisation de l'environnement a donné lieu à des métaphysiques implicites qui ont marqué la culture occidentale (et au-delà), ses postures anthropocentriques et ses mythologies plus ou moins modernes.
Ces mythologies ont profondément travaillé les imaginaires scientifiques et politiques. Elles ont également généré l'illusion qu'une relation d'attention réciproque entre les êtres vivants était à exclure ou, tout au plus, à enfermer dans l'enceinte des relations de subordination entre animaux humains versus animaux non humains. Parmi ces mythologies, Morizot a défini la malédiction anthropocentrique comme l'une des plus épineuses : une fiction de la modernité dont l’utilité principale aurait été la « réduction du vivant à de la marchandise pour faire tourner les flux économiques mondiaux » (2020 : 35). Morizot constate que ce type de construction mythologique est également attestée dans les théories anthropologiques du 20ème, par exemple, dans l'anthropologie de Claude Lévi-Strauss. Pour le père de l'anthropologie structurale, le drame de la coexistence interspécifique aurait à voir avec l’ironie du destin quant à l'incommunicabilité planétaire entre les animaux humains et les autres espèces vivantes. Comme l’a écrit Lévi-Strauss lui-même :
Aucune situation ne paraît plus tragique, plus offensante pour le cœur et l’esprit, que celle d’une humanité qui coexiste avec d’autres espèces vivantes sur une Terre dont elles partagent la jouissance, et avec lesquelles elle ne peut communiquer (2001 : 193).
Selon Morizot, Lévi-Strauss se placerait parfaitement dans une perspective ethnocentrique, puisqu'il élude un aspect fondamental de la communication interspécifique, à savoir le fait que les formes de communication entre individus d'espèces différentes non seulement persistent, mais peuvent produire des effets de sens valables dans un régime de coexistence entre différentes niches écologiques :
La communication est possible, elle a toujours lieu, elle est ourlée de mystère, d’énigmes inépuisables, d’intraduisibles aussi, mais enfin de malentendus créateurs. Elle n’a pas la fluidité d’une discussion de café, mais elle n’en est pas moins riche de sens (Morizot 2020 : 35).
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C’est l’un des noms que Morizot utilise pour décrire la mythologie anthropocentrique.
La posture anthropocentrique que l’on retrouve même chez Lévi-Strauss, prend appui, selon le philosophe, sur l’universalisation morale et politique de l'inattention (sensible et culturelle). La mythologie anthropocentrique persisterait donc subrepticement, en raison d'une profonde crise de type écologique. En effet, même dans la citation de Lévi-Strauss, nous avons à faire avec une universalisation logico-linguistique de l'animal humain : il n’y aurait pas un individu qui puisse parler tous les idiomes, mais il s’agit d’un avatar de l’homo faber, à savoir un individu qui ne parle que sa langue, qui est en mesure de l’adapter aux besoins locaux pour la rendre compréhensible à la niche créée, sans aucun intérêt pour le type de territoire dans lequel on interagit. Selon cette perspective, nous serions à l’intérieur d’une métaphysique de l'interchangeabilité de chaque individu, de chaque idiome, de chaque présence (ainsi que de chaque configuration des paysages et des territoires). Au contraire, Morizot propose de déconstruire cette mythologie en partant d'une expérience de pistage d'une meute de loups dans le massif du Vercors. L'expérience de pistage a été conduite sur la base d’écoutes de hurlements nocturnes produits par des individus solitaires et par une meute. Comme le soutient le philosophe-explorateur, il s'agit d'une expérience à caractère hautement interactif et émotionnel, qui cache une densité sémiotique importante, car les hurlements émis dans la nuit sont difficiles à identifier et demandent un effort exégétique considérable pour les auditeurs. Avant tout, l'expérience d'entendre/recevoir le hurlement du/des loup(s) remet en cause le modèle politico-sémiotique de l'inattention colonisatrice4. En effet, le hurlement nocturne du loup parvient à l'auditeur comme un message énigmatique : à qui s'adresse-t-il ? Que signifie-t-il ? Combien de destinataires y a-t-il, quel est leur statut ? S'agit-il d'un message unique ou d'un polymorphisme communicatif révélant une tactique ou une stratégie de la part de l'animal ? À un moment donné, Morizot raconte comment, au milieu de la nuit, depuis l'intérieur du chalet, l'explorateur et ses compagnons tentent de répondre au loup, en émettant à leur tour quelques hurlements, et en continuant à hurler en groupe, en quittant le chalet. La réaction du loup est particulière, du moins d'après les traces que les explorateurs ont vérifiées le lendemain. Les traces révèlent un va-et-vient continu du loup, comme s'il avait tenté à plusieurs reprises de se rapprocher et de découvrir qui étaient les hurleurs, « qui » étaient ses étranges interlocuteurs.
Or, pour Morizot, il s'agit de comprendre le sens de ce hurlement. Est-ce vraiment possible ? Quelles sont les conditions pour vivre avec et saisir le sens du chant, sans le réduire (nécessairement) à un phénomène d'étude éthologique et comportementale ? Comment puis-je, en tant qu'être humain vivant, vivre ensemble en négociant le sens du hurlement de cet autre habitant de la terre ? Comment puis-je modaliser cette forme de rencontre ? Selon Morizot, pour répondre à ces questions il faut que le voyageur/explorateur fasse un effort particulier : un effort d'attention à la langue du loup et aux tentatives de communication. Ces tentatives cachent une machine évolutive et comportementale complexe, qui ne se réduit pas aux seules fins de l'évolution. En représentant la trace acoustique d'une pratique biologique ancestrale, le loup révèle l'inventivité de son usage unique et individuel, il révèle sa créativité et, en même temps, exige un effort d'attention de la part de l'auditeur – une posture et une pratique que Morizot n'hésite pas à définir comme traductrices. Transposant la philosophie de la traduction de Barbara Cassin à la communication interspécifique, Morizot soutient que le loup et l'individu humain sont des barbares l'un pour l'autre. Une telle dimension barbare s’avère comme la clé de voute pour prendre conscience que nous avons affaire à deux langues et que, par conséquent, un effort de négociation, à la fois proxémique, sémantique, performatif et culturel est nécessaire.
S’il y a possibilité d’être un barbare pour un loup, c’est qu’il y a tentative de traduction, et donc qu’il y a d’une manière ou d’une autre quelque chose comme deux langages. Plus simplement : s’il y a incompréhension et effort de sa part pour la percer, s’il y a un barbare quelque part, c’est bien qu’il y a du langage ici (Morizot, op. cit. : 52).
Dans cet échange énigmatique, il y a donc sans doute un auditeur unique et multiple à la fois. Ce destinataire singulier, unique et créatif du hurlement peut être le voyageur rencontré, le chef de meute, le reste de la meute, les ailiers, l'amant, ou encore les membres d'une meute adverse à confondre, à déplacer, à égarer. Écouter et essayer de comprendre, c'est donc devenir un diplomate, un interprète, peut-être un espion : c'est ce que nous partageons, d'un point de vue linguistique, avec un animal comme le loup. Comparer la parole humaine et la parole du loup implique d'observer combien la relation entre les deux espèces est une relation d'altérité intime, où l'autre vivant est un parent-étranger. Morizot écrit :
Le hurlement fusionne ainsi plusieurs fonctions de la parole humaine : informatif, incitatif, performatif. Il y a tout le langage sans le langage dans ce hurlement. C’est simultanément un parler-de (je suis là), un parler-à (trouvez-moi) et un parler-faire. Il formule, dans un seul chant inséparé : » Je suis là, où êtes-vous ? Soyons meute » ; mais aussi il fait meute en disant. Il dit dans le même son : « Je vous cherche et trouvez-moi », puisque la solitude est un manque qu’il faut combler en appelant. Et le loup s’appelle aussi probablement lui-même, il se rappelle à l’existence dans le silence de la nuit (…) il se met à parler à haute voix pour lui-même. A s’appeler par son nom. Sa voix le hisse dans l’existence, comme s’il se tirait du néant par les chevaux, à la force de la parole (ibid. : 69).
Morizot thématise l'altérité radicale et pourtant intime des êtres vivants. Ainsi, il utilise le récit de cette rencontre pour élaborer un modèle du hurlement du loup en tant que geste linguistique-performatif complexe. À travers une telle complexité énonciative et pragmatique, on peut concevoir la pluralité modale du « vivre ensemble » ainsi que l'effort d'attention réciproque et de maintenance traductive pour la rendre possible et féconde. L'idée d'une politique d'invention diplomatique et d'une éthique de la traduction incessante que les hommes et les loups peuvent exercer, est – comme souvent dans l'histoire de la pensée occidentale – issue d'un modèle linguistique-énonciatif.
Cette nécessité d'élargir le principe de traduction vers l'intraduisible (c'est-à-dire vers les caractéristiques biologiques de chaque espèce animale) pourrait également conduire à repenser les rapports de l'homme au monde, en retrouvant l’attention au commun comme point cardinal de cette relation. Une telle conclusion appartient plus aux domaines de la morale ou de la politique, qu’à celui de la recherche et la description du sens. Cependant, entre décrire et donner du sens, l'écart se réduit de plus en plus.