Transition écologique, transition littéraire : la représentation de la communication du vivant dans les Sciences et les Lettres Ecological transition, literary transition: the representation of the living communication in the Sciences and the Literature

Mireille Mérigonde

Chercheuse associée, Université de Limoges, CeReS (Centre de Recherches Sémiotiques)

https://doi.org/10.25965/as.8519

Les sciences et la philosophie proposent une vision renouvelée des mondes animaux et végétaux. La littérature prend acte des avancées en la matière et participe à la sensibilisation et à la conscience écologiques en recherchant une position non anthropocentrée dans sa représentation du vivant. Cet article fait le point sur la question très spécifique de la représentation de la communication animale et végétale qui, pour les écrivains, constitue un véritable défi. Nous montrerons dans un premier temps qu’un changement de paradigme s’est opéré dans les sciences du langage sur la question du langage animal. Nous verrons ensuite que la communication végétale devient également un objet d’étude saillant dans les sciences. Nous pourrons alors envisager comment, par le biais de la médiation littéraire, ces nouvelles « voix » peuvent nous guider sur la « voie » de la transition écologique.

Science and philosophy offer a renewed vision of the animal and plant worlds. Literature is taking note of advances in this field, and contributing to ecological awareness and consciousness by seeking a non-anthropocentric position in its representation of living things. This paper takes stock of the very specific issue of representing animal and plant communication, which represents a real challenge for writers. We begin by showing that a paradigm shift has taken place in the language sciences with regard to animal language. Next, we'll see that plant communication is also becoming a prominent object of study in the sciences. We will then consider how, through literary mediation, these new "voices" can guide us along the "path" of ecological transition.

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Mots-clés : communication animale, communication végétale, littérature, sciences, sciences du langage

Keywords : animal communication, language sciences, literature, plant communication, sciences

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Texte intégral

Les penseurs contemporains de l'écologie remettent en question la place de l'homme dans l'univers. Philippe Descola (2005) regrette la trop grande influence du dualisme entre corps et esprit dans les sciences et constate que le naturalisme ne prévaut pas partout car des groupes humains « négligent la distinction humain / non humain ». Chez Michel Serres (1990), Timothy Morton (2010), Bruno Latour (2015), Baptiste Morizot (2020) ou Augustin Berque (2022), il faut en outre repenser la relation entre sujet et objet et se décentrer. L’homme et la nature sont en effet liés par leurs interactions et rétroactions. Dans Face à Gaïa, Bruno Latour entend montrer « comment la Terre rétroagit sur ce que nous lui faisons ». Il la pense comme « une enveloppe active, locale, limitée, sensible, fragile, tremblante et aisément irritée ». La terre n'est pas seulement un « mouvement » comme l'a prouvé Galilée, mais elle a aussi un « comportement ». Ainsi, la Terre est « animée de mille formes d'agents » et n’est pas « inerte et inanimée ». Il s’appuie également sur le discours de la science moderne, qui dote les non-humains de « capacités d'action » (agency). Serres considérait par ailleurs que « les réactions de la nature sont comme le langage de la terre mais la communication est une interaction physique ». Morizot (2020 : 17-20), enfin, critique l'anthropocentrisme de tout un chacun : il y a » appauvrissement de l'empan de sensibilité envers le vivant, c'est-à-dire des formes d'attention et des qualités de disponibilité à son égard ».

Grâce au pouvoir des fictions, la littérature à orientation écologique entend réagir contre cela et se met au service d’une transition sensible et ouverte à la diversité du vivant. Dans le cadre de cet article nous montrerons que la créativité littéraire autour de la représentation de la communication animale et végétale est emblématique de cette volonté de transformer les sensibilités et les consciences. Notre hypothèse est que ces formes de communication assurent un continuum entre le vivant humain et non humain et qu’elles sont particulièrement aptes à susciter l’empathie du lecteur. Dans une approche écosémiotique de la signification, nous nous demanderons dans quelle mesure elles prennent en compte les avancées notables des Sciences et des Humanités en ce domaine.

1. Sciences du langage et communication animale : un changement de paradigme

En philosophie, depuis Aristote et Descartes, qui déconsidéraient les animaux, nos représentations ont eu du mal à évoluer. Seuls Michel de Montaigne et Voltaire semblent avoir reconnu leurs facultés. Dans Apologie à Raymond Sébond, Montaigne (1580 : II,12) parvient à se décentrer, adopter le point de vue de l'animal et à lui reconnaître une sensibilité et une intelligence égales aux nôtres quoique différentes. Au XVIIIe siècle, Voltaire (1764 : 51) a également plaidé en faveur de l'intelligence des animaux en leur reconnaissant dans le Dictionnaire philosophique portatif un savoir-faire capable de s’ajuster aux modifications de leur milieu. Il faut attendre Jacques Derrida, dans L’animal que donc je suis, pour considérer que l’homme et l’animal sont égaux en compétences.

1.1. Le structuralisme, la linguistique et le langage animal.

Le schéma de la communication de Roman Jakobson, issu de l'avènement des nouvelles technologies et de la théorie de l'information, est en rupture avec le sens initial du terme (qui est « communier, partager » jusqu’au XIVe siècle) et conserve les idées de « transmission » (apparues au XVIIe siècle) et de « transport » (au XIXe). La communication est ainsi la transmission d'un message par le transport de signaux d'un émetteur vers un récepteur par le biais d’un canal. Toutefois, outre le fait qu’il est pensé pour les humains, comme Sylvain Auroux (1996) l’avait noté, il présuppose que le langage humain suit des règles pré-définies à l’instar d’un code.

La sémiotique greimassienne, quant à elle, a d'abord décrit la communication en termes de compétences et d'interprétation pour caractériser, analyser des stratégies (de pouvoir, de séduction), des manipulations. Destinateur et destinataire sont des « sujets compétents » dotés d'un savoir-faire (faire énonciatif, faire persuasif et faire interprétatif), capables d'un faire croire, d'un faire faire, pour un contrat en contexte, dans des conditions pragmatiques où peut jouer la négociation. Cette conception était ouverte aux recherches sur le langage animal.

Mais en linguistique, le signe saussurien adopté par Émile Benveniste fait dire à ce dernier que « l'homme peut produire un signe, [tandis que] l'animal est réduit au signal ». Nicole Pignier a mis en évidence le problème en 2018 et, en 2020, Marie-Anne Paveau et Catherine Ruchon ont récapitulé ce qu’elles appellent les « freins » et « verrous » de la linguistique. Ainsi le fonctionnement symbolique du signe, la double articulation du langage, l'apprentissage, la variation, le dialogue, la créativité n'existeraient pas pour un linguiste dans le langage animal.

1.2. La zoosémiotique

Il faut se tourner vers la zoosémiotique que l'on peut faire remonter à l’étude des signes perceptifs chez Jakob von Uexküll dans Milieu animal et milieu humain. Toutefois, Jacques Fontanille (2019) estime qu'il n'y a pas chez Uexküll de « généralisation du concept de communication » pour ce qu'il considère plutôt comme « l'interaction sensible » (l'exemple connu de Uexküll étant celui de la tique attirée par la chaleur du mammifère). Mais chez Thomas A. Seabok (1971), dans l’article « On chemical signs » (que l'on peut traduire par « signes chimiques » mais qui sont avant tout des signes olfactifs dans l'article considéré), l’écosémioticien présente de nombreux exemples de systèmes de communication animale par les odeurs. Contrairement à ce que l’on peut croire, l'odorat est plus utilisé chez de nombreux animaux. Les vautours, par exemple, localisent davantage par l'odeur que par la vue. Selon Seboek, toute forme de propagation énergétique peut être utilisée pour la communication : les signaux visuels et auditifs ne sont pas les seuls, il y a aussi les systèmes électriques, thermiques, tactiles et les systèmes chimiques, répandus parmi les espèces animales (et l'homme). Seboek reprend la typologie des signes de Charles Sanders Peirce pour distinguer des types de signes chimiques. De tels signes peuvent être indexicaux, iconiques ou symboliques, ils sont souvent combinés. Mais la fonction indexicale semble prévaloir. L'avantage des signes chimiques est leur capacité à servir de moyen de communication « dans le futur », ils agissent « comme relais dans le futur ». Contrairement aux stimuli visuels et auditifs, les olfactifs persistent après leur émission pour des durées variables et leur durée potentielle rend possible leur transmission sur de grandes distances. Des signaux chimiques avec une durée de vie moindre permettent des variations d'intensité. Les signes chimiques ont ainsi à faire avec l'espace et le temps (encodage dans l'espace et décodage dans le temps). L'exemple donné est celui de la quantité de phéromones émises chez les singes (chimpanzés et gorilles) qui utilisent l'odorat et émettent et reçoivent des messages chimiques - ectohormones et phéromones, une petite concentration agit comme un index et force l'attention (par une attraction simple, elle agit comme un pronom démonstratif, forçant aussi l'attention vers l'objet sans le décrire) ; les femelles lémuriens de Madagascar urinent sur les branches et les mâles les suivent à l'odeur ; mais si le signal se répand, l'alarme est donnée à toute une colonie. Les loups font de même à des « postes de signalisation » avec des fonctions diverses : marque d'amitié, femelle à la recherche d'un mâle, passage d'un jeune, d'un loup malade, etc. Toutes sortes d'animaux (mammifères, insectes, poissons, les saumons par exemple) marquent leur passage. Une communication « par scripts » ou « cartographie » s'établit ainsi entre les animaux. Sebeok distingue ensuite les fonctions de ces messages : l’évaluation (pour signifier une préférence), l’identification (pour localiser dans l'espace par exemple), la désignation (pour signaler les propriétés, caractéristiques de l'objet) et la prescription (pour signaler les réponses, réactions qui doivent suivre).

La communication animale se fait aussi par des sons, gestes et postures. Le corps sert à communiquer : « les animaux communiquent via des attitudes corporelles (par exemple, la parade amoureuse des animaux). On a également observé que des singes peuvent avoir des gestes de sympathie envers les autres. L'empathie n'est pas le propre de l'homme. « Le langage émotionnel serait-il ce langage universel ? » s'enquiert Carlos Pereira (2018), et d’ajouter : « Le langage émotionnel est aussi un « système de signes » (à une émotion, correspond un signe). (…) L'animal et l'homme semblent donc avoir une subjectivité structurale source d'une langue commune ? ».

1.3. L’approche discursive de la communication animale.

Les avancées de la zoosémiotique, quoique fondées sur une conception déterministe et un usage extensif du terme « signal », ont mis au jour une nouvelle approche de l'animal et de ses capacités singulières à communiquer. Ceci a favorisé un retour de la linguistique et des analyses de type conversationnel en éthologie. Il existe désormais une approche discursive de la communication animale. En 2017, Denis Bertrand dit en introduction au colloque « La parole aux animaux » :

Une nouvelle zoosémiotique se développe, non plus fondée sur une théorie des signes, des signaux et des codes mais sur une approche de la signification en discours, avec toutes les composantes sensorielles, passionnelles, cognitives et narratives, qui, dans la diversité des interactions, donnent forme à cette signification au sein des univers culturels et sur le fond du multiculturalisme. 

Marie-Anne Paveau et Catherine Ruchon mettent en avant les « propriétés sophistiquées du langage animal (notamment des variations vocaliques sociales) » et leurs capacités de discrimination dans les apprentissages.

On peut aussi considérer que, fort souvent, les interactions des animaux prennent la forme d'actes de langage, au sens de John R. Searle et de John Austin (menaces, interdictions, autorisations, invite à faire une chose). Pour Catherine Kerbrat-Orecchioni (1990), la pragmatique, plus que « l'étude des relations existant entre les signes et leurs utilisateurs », est l'étude des « actes de langage » dont elle donne une liste non exhaustive car elle reconnaît avec Searle que la typologie présente des critères de « classification croisée » : « ordonner, exhorter, inciter, interdire, déconseiller, dissuader, flatter, insulter, humilier, insinuer, objecter, concéder, conjecturer, promettre, etc. ».

Dans Manières d’être vivant de Baptiste Morizot, la conviction qu’a l’auteur de l’existence d’une communication entre humains et animaux est affirmée avec force. Dans ses descriptions et commentaires, il n'hésite pas à concevoir une forme de « dialogue » avec l'animal. L'échange dans ce dialogue n'est pas d'ordre « prédicatif » comme dans la logique du langage humain qui attribue une propriété à un sujet mais « c'est un parler d'avant la prédication », ce qui en soi n'est pas une idée neuve (les poètes sensibles à la communication animale l'avaient déjà compris). Ce qui est particulièrement intéressant, c'est qu’il reprend la théorie des actes de langage de Searle, complétée par Austin, pour décrire des « dimensions / fonctions » communes à la communication animale et humaine : « dimension constative / informative, incitative et performative ». Ainsi, le hurlement du loup par sa profération peut dire : « soyons meute » et faire meute car il relie en meute ceux qui l'entendent. Morizot insiste sur la nécessité de prendre en compte le sens pluriel du langage animal : le hurlement du loup ne signifie pas la même chose pour le chevreuil ou le corbeau.

Kerbrat-Orrechioni (2021) a désormais comblé la lacune linguistique relative à la communication animale dans le très remarquable Nous et les autres animaux. Elle montre que le « tour de parole » existe chez les animaux (les dauphins) et que leur langage comporte bien la plupart des six composantes du schéma de la communication de Roman Jakobson : la fonction référentielle (chez les abeilles), conative (pour agir sur le destinataire), expressive, phatique (pour le maintien du contact). Elle hésite à assigner la fonction poétique au langage des oiseaux et pense que la fonction métalinguistique est absente. De même, la théorie des actes de langage est pour elle la preuve qu’il y a langage animal : ce sont souvent des actes « directifs » et / ou « expressifs ». Elle considère, suivant en cela Franz de Waal, que, vu les aptitudes des animaux, « le langage joue dans les processus mentaux un rôle bien moindre qu’on ne l’imagine » et que « les animaux pensent et raisonnent, or ces activités cognitives s’exercent chez eux sans support langagier, il faut donc admettre la possibilité d’une cognition indépendante du langage ». Ainsi, constate-t-elle, la communication humaine, qui est multimodale, durant l’échange entre animal et humain, le devient encore plus (avec « mimiques, gestes, postures »). Nous « bricolons » une « compétence partagée » avec nos animaux domestiques.

2. La communication des plantes ?

2.1. Points de vue scientifiques

Selon Francis Hallé (1999), les plantes atteignent « un niveau de sophistication dans leur système de captation des signaux externes ou de corrélation entre organes. C'est vrai qu'elles sont silencieuses : elles communiquent autrement » et elles sont « très sensibles aux attentions qu'on leur accorde ». Pour Peter Wohlleben, cela ne pose aucun problème de parler de communication : son célèbre ouvrage La vie secrète des arbres est sous-titré : « Comment les arbres communiquent ». Chez Stefano Mancuso et Alessandra Viola, la communication entendue comme « transmission d’un message par un expéditeur à un destinataire » peut être envisagée dans le cas des plantes à la fois comme une communication interne (« communication entre diverses parties d’un même organisme ») et comme communication externe d’un corps végétal vers un autre corps. La communication interne sert à informer certaines parties de problèmes tels que l’excès d’eau ou la disparition d’un élément corporel, le végétal émet ainsi des « signaux électriques » (d’une cellule à l’autre), « hydrauliques » (pour l’eau et les sucres, assimilables au système vasculaire des animaux) et chimiques (dans l’air et dans l’eau : substances toxiques pour dissuader et se défendre des herbivores qui les agressent, mais les communications chimiques sont encore peu connues des chercheurs). Ainsi, si la racine constate un manque d’eau, elle émet un signal électrique d’alerte qui provoque la fermeture des stomates (ou pores) qui empêchent la transpiration ainsi que des signaux chimiques qui parviendront (plus lentement mais plus sûrement) aux feuilles. Ces signaux assurent le « maintien et l’équilibre de la plante ». Les plantes peuvent non seulement faire communiquer racines et faîtes mais également les racines entre elles ou les feuilles entre elles. Les auteurs montrent que l’intelligence végétale n’est pas localisable dans un cerveau, lieu de réception des signaux mais « répartie de manière plus uniforme ».

La communication externe se fait entre plantes : les auteurs assimilent l’émission, la diffusion des molécules chimiques chargées d’informations à un langage (comme l’émission des sons dans le langage humain). Il y aurait ainsi une forme de « langage du corps » ; ainsi, par gestes, avec l’accord pour l’évitement des cimes par les branches ou reconnaissance de plantes de la même famille. Les plantes ne vivent pas de façon mécanique mais ont (notamment à travers l’action des racines) des capacités à reconnaître nombre de paramètres et à mettre en œuvre des systèmes complexes d’adaptation à un milieu. Des échanges et entraides se font ainsi avec les bactéries (qui peuvent se fixer et vivre dans leurs racines mais également favoriser des transformations vitales pour la plante (par exemple, l’azote en ammonium).

Les plantes communiquent également avec les animaux : les fleurs envoient le message de leurs odeurs aux pollinisateurs. Jean-Marie Pelt (2015) explique un principe simple de permaculture, la coopération des plantes :

On retrouve ce principe de coopération (…) chez la carotte et l'oignon. Ce dernier émet une odeur caractéristique et bien connue. Ce qu'on sait moins, c'est que cette odeur fait fuir un insecte communément appelé « mouche de la carotte », car il se nourrit de ce légume. La carotte ne demeure pas en reste envers son protecteur puisqu'elle émet, à son tour, une odeur qui fait fuir l'insecte pathogène de l'oignon. Il suffit donc de rapprocher ces deux espèces pour éliminer leurs parasites respectifs

2.2. Approche phytosémiotique

L’objectif de la phytosémiotique est défini par Kalevi Kull : se concentrer sur « les phénomènes sémiotiques qui sont spécifiques aux plantes ». Kalevi Kull pense qu'il y a « similitude entre le besoin et la sémiose » et que le besoin est le processus primaire dans les systèmes vivants. Il y a cinq niveaux de « systèmes de signes » : cellulaire, végétatif, animal, linguistique et culturel. En 1984, Myrdene Anderson a placé le seuil sémiotique à la frontière de la vie. Il est ainsi admis que « l'approche sémiotique est un outil approprié pour décrire tous les systèmes vivants, jusqu'aux premières cellules ». La sémiose végétative est une sémiose différente de celle des hommes car les processus de signes chez les plantes se font au niveau cellulaire et tissulaire. Les signes des plantes sont essentiellement des indices et il n'y aucune intention de communiquer.

Patricia Vieira, quant à elle, propose la notion d’« inscription » : tous les êtres vivants s'inscrivent dans leur environnement. L'inscription dépend de leur configuration physique et détermine les contours du paysage et les relations avec les autres animaux. Son postulat est qu'il existe un continuum des formes d'inscription (entendu comme désir d'exister, « desire for being ») de la plante à l'homme et sans anthropomorphisation du comportement. Cela ramène au conatus essendi chez Spinoza : « le désir de tous les êtres de persévérer dans l'existence ». Sa conception de la communication s'inscrit dans la pragmatique peircienne. Pour Stewart (2001), toutefois, dans Le sens biologique, il faut « une théorie de la communication qui évite de présupposer que l'on sait déjà quel est son contenu sémantique ».

De fait, l’approche phytosémiotique classique semble désormais insuffisante à nombre de chercheurs. À la suite d’Eduardo Kohn dans Comment pensent les forêts, l’historienne des Lettres et écrivaine Marielle Macé propose « un élargissement du parlement des voix » et « une théorie des signes élargie à la nature » incluant les végétaux.

2.3. L'approche co-énonciative.

Nous trouvons une telle orientation dans l’écosémiotique de Nicole Pignier. Aussi surprenant que cela paraisse, intégrer les plantes dans une théorie énonciative est une décision très récente. Pour Nicole Pignier (2019), les plantes sont des « cas limites de co-énonciation du vivant et d'intentionnalité » ; elle pense que « les facultés du vivant à énoncer, à manifester quelque énoncé au sein de leur milieu relèveraient d'une différence de degrés davantage que de nature ».

À la suite d’Antoine Culioli, Kerbrat-Orecchioni (1980) a défini la problématique de l'énonciation comme « la recherche des procédés linguistiques (shifters, modalisateurs, termes évaluatifs, etc.) par lesquels le locuteur imprime sa marque à l'énoncé, s'inscrit dans le message (implicitement ou explicitement) et se situe par rapport à lui ». Dans sa « version restreinte », la linguistique de l'énonciation s'intéresse aux « lieux d'ancrage les plus manifestes de la subjectivité langagière » ; dans sa version étendue, elle « a pour but de décrire les relations qui se tissent entre l'énoncé et les différents éléments constitutifs du cadre énonciatif ». Dominique Maingueneau, enfin, a rappelé que « le support de l'énonciation n'est pas tant l'énonciateur isolé que le couple JE-TU, qu'Antoine Culioli dénomme justement les co-énonciateurs d'une activité qui constitue en fait une co-énonciation ».

Nicole Pignier explique très précisément ce qu'elle entend par « énonciation » et « co-énonciation » appliquées au végétal et à l'organique :

Les plantes, les bactéries, les micro-organismes n'énonceraient pas au sens de « produire des discours à l'aide de signes symboliques » mais on pourrait dire qu'ils énoncent au sens où ils manifestent quelque chose d'eux-mêmes à leur milieu. Ils perçoivent ce que leur milieu manifeste dans la mesure relative à leur monde perceptif. (…) L'action de percevoir (…) se fonde sur une faculté éco-sémiotique synesthésique, par contiguïté organique avec le milieu et consiste à apprécier ce qui s'accueille, à en faire quelque chose qui permet de croître avec le milieu, de s'y orienter, de s'y tisser tout en le tissant. Ces facultés appréciatives constituent une forme de perception ancrée dans le biologique, l'organique. 

3. La représentation littéraire de la communication animale et végétale, une voie possible de la transition écologique

Pour faire prendre conscience de la condition animale et de la situation environnementale dans les fictions littéraires, le romancier Pierre Ducrozet (2021) prône un décentrement de la focale narrative : « Il faut changer les points de vue, décentrer le regard, ne plus être aussi anthropocentré. Une des grandes affaires de l'art va être celle-ci : réussir à tisser d'autres récits, à devenir animal, plante, à raconter le monde autrement ». La « recherche du point de vue animal » a été étudiée dans de nombreux textes par Eric Baratay (2022 : 53-61). L’auteur distingue le récit à la troisième personne (« biographie animale ») et le récit à la première personne (« autobiographie animale ») et considère que Jack London, Rudyard Kipling et Virginia Woolf ont cherché à accéder au « point de vue psychologique » de l’animal. Ainsi, avec Flush. A biography de Woolf, le récit se fait selon la sensibilité du chien Flush et de sa « perception submergeante des odeurs » (61). Il constate néanmoins qu’il y a, de façon générale, « difficulté à sortir de l’humain » (53).

Pierre Schoentjes (2021) justifie cette difficulté qui se traduit par l’usage de la personnification qui reste

Une manière efficace pour défendre, par empathie, l'environnement naturel. Refuser d'y recourir, comme l'affirment certains écrivains dans leurs prises de position publiques, c'est courir le risque d'éloigner en fin de compte l'homme et la nature. Il est d'ailleurs extrêmement difficile d'en faire l'économie, et bon nombre de ceux qui en récusent la pratique s'y adonnent involontairement dans leurs œuvres, ce qui confirme la difficulté à penser l'autre en dehors de toute référence à l'humain.

En effet, comme l’a montré Vincent Jouve, si l’intérêt est un levier puissant de l’immersion fictionnelle et de l’adhésion éthique, les « réactions affectives » sont « l’un des plus grands moteurs de la séduction narrative ». En effet, « la lecture de fictions développe « l’intelligence émotionnelle », entendue comme la capacité à comprendre ses propres émotions et celles d’autrui ». On prendra ainsi en considération la perspective de Schaeffer (1999 : 186) pour qui c’est « grâce à l’empathie affective que l’on peut accéder à l’univers de fiction » car il s’agit bien de dépasser la simple identification avec un personnage. Nicolas Rouvière (2018 : 33) a analysé les mécanismes de l’empathie qu’il assimile en contexte fictionnel à des « gestes de lecture » et qu’il décompose comme « capacité à expliciter l’émotion que le texte suscite en soi », capacité à « se mettre à la place d’un personnage », « à porter un jugement à son endroit », à « percevoir un univers idéologique global » pour, enfin, « réagencer ses propres valeurs ou sa vision du monde, à la lumière du texte ».

Nous nous intéresserons ici aux capacités communicationnelles mises en scène dans des œuvres dénonciatrices des abus de l’anthropocène et de la relation de domination imposée par l’homme aux autres formes du vivant. Elles présentent toutes un intérêt narratif et herméneutique mais sont ici abordées à travers les effets d’empathie qu’elles produisent chez le lecteur.

3.1. La communication avec anthropomorphisation.

L’un des dialogues les plus célèbres entre un enfant et un animal se trouve dans Le petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry. C’est l’occasion pour les protagonistes d’aborder la question de la domestication et des liens crées entre humains et animaux. Nous choisirons cependant ici une œuvre de jeunesse plus récente, L’œil du loup de Daniel Pennac, qui met en scène une communication empathique entre un enfant et un loup d’abord présenté comme borgne, avec un jeu sur les points de vue et les points de vie (une alternance des récits de vie en première personne qui sont des récits d’exil). Il s’agit d’un conte moderne qui mêle le merveilleux (avec l’usage du langage humain par l’animal) et le réalisme social (avec la chasse des animaux à peaux, la déforestation en Afrique, l’émigration). Dans le premier chapitre, le narrateur adopte un point de vue interne, limité au loup mais il a un savoir sur le loup. L’énigme se crée autour du jeune garçon qui vient le voir (présenté en point de vue externe d’abord, vu et ressenti par le loup ce qui nous donne accès à ses impressions et décisions). L’enfant entre en empathie avec le loup borgne, ferme un œil, se met sur un pied d’égalité et peut communiquer avec lui. L’empathie est également renforcée par des représentations identificatoires plus conventionnelles : le foyer, lorsque les louveteaux jouent sous le regard bienveillant et affectueux de leur mère ou des oppositions manichéennes comme la relation du marchand au dromadaire, qui est susceptible de révolter le lecteur lorsqu’il insulte l’animal qui n’existe de toute évidence que pour le servir. La résistance comique du dromadaire peut rapprocher le lecteur de l’animal. Grâce aux récits croisés, on établit des parallèles entre les deux destinées : avec le loup, il y a l’évocation d’une expérience douloureuse (la perte de son œil dans une lutte, les coups de feu), d’une destinée malheureuse par le passage de la liberté à la captivité ; avec le garçon, il y a la séparation d’avec la famille, le deuil, la guerre (les détonations), un changement de maître et de lieux. Est ici mise en scène l’expérience du « soi-même comme un autre ». Le récit de Daniel Pennac « travaille » l’empathie et prépare son jeune lecteur à une ouverture à l’altérité. Elle peut donc participer à la construction d’un sujet (pré-) adolescent altruiste.

3.2. La prise en compte des acquis de l’éthologie et des sciences du vivant

Note de bas de page 1 :

On notera que cette approche était déjà présente dans l’œuvre de Jean Giono et qu’on en trouve plusieurs exemples chez George Sand.

Dans ses lectures contemporaines, Sophie Milcent-Lawson (2019) observe le début d’« un décentrement narratif de l'humain vers l'animal, avec des tentatives pour rendre compte de sa vision du monde et imaginer l'univers mental propre à chaque espèce1 ». Le choix du point de vue animal permet alors de montrer leurs capacités sensorielles (tactiles, olfactives, auditives) mais également appréciatives, cognitives et souvent créatrices.

En 2018, Richard Powers montre son engagement écologique en construisant avec L’arbre-monde, une « immense fresque botanique et humaine » (France culture, 2018). Dans une narration de facture très classique en troisième personne, il insère les données de la science en matière de communication végétale et, soutenu par l’élan de son projet écologique, offre au lecteur une représentation saisissante et convaincante de l’arbre comme forme de vie sensible, intelligente et capable de communiquer avec ce qui compose son milieu ambiant. C'est une version romancée des recherches de Suzanne Simard qui avait émis ces hypothèses alors très controversées dans la seconde moitié du XXe siècle mais qui a finalement eu gain de cause dans le monde scientifique quant à l'importance des vieux arbres, l'existence des mycorhizes, l'échange de carbone, de nutriments et la transmission d'informations. En 2009 elle a inspiré Avatar, et en 2015, Peter Wohlleben puis le personnage de Patricia Westerford dans L'arbre monde.

Dans l’extrait suivant, le jeu sur les affects est un procédé conscient de l’auteur pour marquer l’imaginaire et la conscience de ses lecteurs. Durant ses études universitaires Patricia est une scientifique incomprise et moquée et quand, après de nombreuses expérimentations, elle obtient enfin la preuve de la communication des érables, la violence de son émotion suivie d’un débrayage énonciatif vers le point de vue des arbres suscite l’empathie à la fois pour l’héroïne et pour les arbres dont le statut commence à changer dans l’esprit du lecteur :

La confirmation arrive au printemps suivant. Après trois nouveaux tests elle est convaincue. Les arbres attaqués dégagent des insecticides pour sauver leur peau. Jusque-là, pas d'objection. Mais une autre de ses données lui contracte la chair : des arbres plus éloignés, épargnés par l'invasion grouillante, érigent leurs propres défenses quand leur voisin est attaqué. Quelque chose les alerte. Ils ont vent du désastre et ils se préparent. Elle contrôle tout ce qu'elle peut, et les résultats restent les mêmes. Une seule conclusion logique : les arbres blessés émettent des signaux d'alarme que flairent les autres arbres. Ses érables communiquent. Ils sont liés en un réseau aéroporté et partagent un système immunitaire qui s'étend sur des hectares de forêt. Ces troncs statiques et sans cervelle se protègent mutuellement (196).

3.3. La recherche de formes innovantes

Parmi les œuvres citées par Sophie Milcent-Lawson, Le mal de mer de Marie Darrieussecq a particulièrement éveillé notre curiosité. Dans ce roman, qui n’est pas spécifiquement consacré à la condition animale, un requin affamé recherche sa nourriture près des côtes. Selon Sophie Milcent-Lawson, l’innovation littéraire consiste en « un zoocentrage » qui constitue une « variante physiologique du flux de conscience », constitué « d'informations sensorielles ». Dans l’extrait suivant, le requin s’oriente grâce au champ magnétique. On le sait désormais, comme les oiseaux migrateurs, il peut effectuer de très longs trajets grâce à ses organes sensoriels de perception électromagnétique. Il possède ainsi une sorte de « cartographie » des différentes forces de l’attraction terrestre :

L’océan est devenu la mer, avec des remous, un courant qui se précise en houle vers la côte. Les signaux d’alerte se font de plus en plus violents, la chair bat sous l’alarme, l’eau gicle plus vite sous les larges ouïs. Le corps monte et descend, la terre fait son bruit, casse l’eau, gronde, ronfle, énorme et arrêtée comme un prédateur. Maintenant, sa caudale s’arquerait-elle au maximum, le large est devenu inaccessible. L’alarme se tait, tout est silencieux dans le grand mouvement des vagues. La fatigue a remplacé la faim.

Pour le requin, la signification naît d’une « relation synesthésique à un milieu » (Pignier 2019) ; il perçoit et interprète les « signes ambiants » définis par l’écosémioticienne comme signes « nés d’une interrelation concrète, entre l’organique, le biologique, l’expérience d’un lieu de l’oikos et l’histoire d’une communauté, d’un individu ». En écosémiotique, en effet, « ce n’est plus d’environnement physique, chimique, biologique que l’on parle mais de liens de sens en tant qu’orientation, perception entre des êtres et des réalités telles qu’elles se manifestent à eux et telles qu’ils les travaillent dans une dynamique continue » (Pignier 2019).

Comme on le voit, Marie Darrieussecq ne parle pas encore de « signes » mais de « signaux ». Ce qui est ici mis en scène est cependant un déséquilibre proprioceptif qui empêche le requin d’inscrire ses propres marques et de saisir ses repères, ce qui le rend incapable d’instaurer une situation de co-énonciation entre lui et le milieu ambiant. Privé de ses « facultés appréciatives » le requin ne se manifeste plus lui-même au milieu :

La falaise est très proche maintenant, elle renvoie de front les émissions radars : une masse argileuse, émergée, travaillée d’eau, de grottes, d’écoulements, de failles, de masses magnétiques et de métal tombé du ciel. Son dos affleure, l’air est d’une sécheresse brutale, le vent plie sa dorsale et fait gîter le corps vers les rouleaux. Les sonars échouent désormais à faire reconnaître le haut du bas, le Nord du Sud. Un rocher lui incise profondément le cuir. Ses flancs heurtent le sable, les vagues se retirent

Le défi était de taille mais Marie Darrieussecq est parvenue, malgré le « zoocentrage » réaliste, à produire les conditions de l’empathie du lecteur et à favoriser une prise de conscience de la tragédie des animaux marins privés de plancton ou poissons par le réchauffement climatique, et mis en péril dans leur quête de nourriture.

Conclusion : Vers une transformation des sensibilités et des consciences.

Bertrand Wesphal estime que toute œuvre » participe du réel – et, peut-être, participe au réel » (2007 : 142-143), et rejoint Schaeffer :

la fiction facilite l’élaboration d’une membrane consistante entre le monde subjectif et le monde objectif […] [elle] témoigne de notre relation « précaire » au monde, elle est un des lieux privilégiés où cette relation ne cesse d’être renégociée, réparée, réadaptée, rééquilibrée – dans un bricolage mental permanent (1999 : 325-327).

Le pouvoir transformateur des médiations littéraires qui prennent acte de la vision renouvelée de la communication animale et végétale peut ainsi agir sur nos représentations. Les trois exemples présentés dans cet article l’attestent : par la voie de l’empathie, la littérature rapproche des forces qui animent les autres mondes de signification afin d’orienter ses lecteurs vers un nécessaire ajustement aux formes du vivant.