La sémiologie face au défi de la fiction interactive. Enjeux épistémologiques et esthétiques de la « transition » numérique Semiology facing the challenge of interactive fiction. Epistemological and aesthetic issues of the digital “transition”
Alessandro Leiduan
Alessandro Leiduan, Université de Toulon, Babel EA 2649 et IMSIC EA 4262
L’étude des manifestations fictionnelles de l’ère numérique ne saurait se borner à décrire les modalités à travers lesquelles celles-ci actualisent les potentialités expressives inscrites dans la technologie numérique. La conceptualisation de la « transition numérique » dans le domaine de l’imaginaire artistique doit également se poser la question de savoir si les nouvelles formes d’expressivité artistiques satisfont aux conditions esthétiques qui présidaient à la consécration des fictions traditionnelles (sous peine de ne pas pouvoir appliquer à leur phénoménologie l’appellation de « fiction »). Il a ainsi été nécessaire de redécouvrir les critères de conditionnalité esthétiques qui sont incorporés dans la notion « trans-historique » de fiction afin de recentrer sur eux la description – mais surtout l’évaluation critique – des nouveaux avatars de l’imaginaire numérique. Conformément à ces grandes lignes méthodologiques, cet article entreprend l’analyse du film interactif République, moins pour inventorier sur un ton émerveillé ses fonctionnalités numériques que pour les mettre à l’épreuve des paramètres esthétiques qui sous-tendent la catégorie culturelle de fiction.
The study of fictional manifestations of the digital age cannot be confined to describing the ways in which they actualise the expressive potentialities of digital technology. The conceptualisation of the ‘digital transition’ in the field of the artistic imagination must also ask whether the new forms of artistic expressivity satisfy the aesthetic conditions that presided over the consecration of traditional fictions (at the risk of not being able to apply the appellation ‘fiction’ to their phenomenology). It has thus been necessary to rediscover the criteria of aesthetic conditionality that are embodied in the ‘trans-historical’ notion of fiction in order to refocus on them the description - but above all the critical evaluation - of the new avatars of the digital imagination. In accordance with these methodological guidelines, this article analyses the interactive film Republic, not so much in order to inventory its digital functionalities in a tone of wonder as to put them to the test of the aesthetic parameters that underpin the cultural category of fiction.
Index
Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Mots-clés : esthétique, fiction, imaginaire numérique, interactivité, Sorin Alexandrescu
Keywords : aesthetics, digital imagination, fiction, interactivity, Sorin Alexandrescu
1. Introduction
Toute société cherche à penser la nature de sa culture en fonction du dispositif technologique qui, parmi ceux qui supportent ses pratiques de communication, se retrouve en position hégémonique (Goody 1979). La technologie numérique ayant aujourd’hui surclassé, dans le domaine de la communication, les héritages technologiques du passé, la société actuelle tend à redéfinir le sens de ses pratiques communicationnelles en fonction des potentialités expressives qui sont inscrites dans les dispositifs numériques. De nouvelles catégories descriptives ont ainsi vu le jour afin de rendre compte de la reconfiguration « numérique » des formes de scripturalité artistique traditionnelles : récit évolutif (Marti 2014), récit variable (Lipsyc 2009) narration vidéo-ludique (Fulco 2002), fiction hypermédiatique (Bourassa 2010), etc. Ne serait-ce que par les éléments du lexique employés (récit, narration, fiction), toutes ces caractérisations inscrivent les productions artistiques de l’ère numérique dans un rapport de continuité avec les productions imaginaires du passé : mis à part le recours à une nouvelle technologie, il y serait toujours question d’art, de fiction, de récit, l’outil numérique élargissant l’éventail des possibilités expressives des artistes mais n’altérant pas les finalités qui sous-tendent l’exercice de la poïèsis artistique. La transition vers le numérique se ferait ainsi sans ruptures épistémologiques majeures, dès lors que les nouvelles créations de l’art numérique seraient abordables à l’aune des mêmes critères de classification, d’évaluation et de description qui conviennent à l’étude de l’art traditionnel.
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L’art n’est pas fait que d’œuvres ; il est aussi fait de mots pour les dire, de concepts pour les catégoriser, de théories pour les penser et de valeurs pour les apprécier. Cette weltanschauung de l’art accompagne nécessairement le rapport à ses produits ; elle informe l’attente des récepteurs et façonne la pratique des producteurs (Talon-Hugon 2014 : 6).
- Note de bas de page 2 :
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Ce film est librement téléchargeable à l’adresse : https://republique-le-film.fr/fr/. Il ne peut être vu qu’à l’aide d’un téléphone portable.
Nous voudrions, dans les lignes suivantes, mettre à l’épreuve ce postulat implicite en considérant l’aptitude des manifestations fictionnelles de l’ère numérique à satisfaire les conditions de recevabilité esthétique qui sont inscrites dans les catégories à travers lesquelles l’Occident a traditionnellement pensé, évalué et décrit les produits de l’art (Talon Hugon 2014)1. Nous nous pencherons sur un avatar typique de l’art numérique, la fiction interactive, et nous demanderons si l’exemple pris en examen (le film République de Simon Bouisson)2 est apte à satisfaire l’horizon d’attente d’un public enclin à escompter de l’imaginaire numérique les mêmes gratifications esthétiques que l’on pouvait attendre d’une fiction de l’ère pré-numérique. Nous utiliserons ainsi les prérequis esthétiques inscrits dans la notion de fiction comme banc d’essai pour mesurer la compatibilité du film interactif République avec l’épistémologie dont relève la catégorie de « fiction ». Au lieu de conférer hâtivement des lettres de noblesse culturelle à l’art numérique, nous mettrons à l’épreuve sa capacité à élargir qualitativement la phénoménologie de la fiction – et ce grâce à un examen comparatif des caractéristiques constitutives de la fiction interactive avec celles qui forment le noyau autour duquel s’est cristallisé le concept « transhistorique » de fiction.
Nous estimons que cette approche seule peut assurer une véritable « transition numérique ». En revanche, si l’on envisageait l’histoire de la fiction comme un flux ininterrompu de formes flottantes, se modelant plastiquement autour des dispositifs technologiques à la pointe du progrès, on finirait par devoir renégocier l’essence même de la fiction à chaque nouvelle avancée technologique. On verserait alors dans un déterminisme médiatique qui, de fait, placerait l’histoire de la fiction sous l’autorité d’un seul principe générateur : le progrès technologique. Il faudrait alors parler, à propos du renouvellement de l’imaginaire fictionnel induit par la révolution numérique, de « conversion technologique » (Doueihi 2008), en investissant le processus ainsi caractérisé d’implications presque religieuses voire messianiques et en condamnant les spécialistes de la fiction (sémiologues inclus) à mouler leur épistémologie sur les traits qui définissent les nouvelles créations numériques, sans autre finalité que celle de magnifier, à travers elles, le progrès technologique.
2. La fiction et ses conditions de possibilité esthétiques
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« Dire que la condition que doit remplir une modélisation fictionnelle est celle de l’analogie globale revient en fait à dire qu’elle doit être telle que nous soyons à même d’y accéder en nous servant des compétences mentales (représentationnelles) qui sont celles dont nous disposons pour nous représenter la réalité, et plus précisément celles que nous mettrions en œuvre si l’univers fictionnel était l’univers dans lequel nous vivons » (Schaeffer 1999 : 218).
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Loin d’être récente, la postulation de cette imbrication de la notion de « faire semblant » avec celle de « fiction » est constitutive du sens « trans-historique » de cette pratique culturelle. L’étymologie en témoigne : le mot « fiction » vient du latin fingere dont le sens premier est « façonner », mais qui signifie aussi, par extension, « inventer », « feindre ».
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Ces deux formes de « feintise » (le faire semblant d’être quelqu’un qu’on n’est pas et le faire semblant de faire quelque chose qu’on ne fait pas) correspondent, selon Searle (1982), à deux types de récit : le récit à la troisième personne (que Genette appelle « hétérodiégétique ») où l’auteur feint de faire des assertions véridiques, et le récit à la première personne (que Genette appelle « homodiégétique ») où il feint d’être quelqu’un d’autre faisant des assertions véridiques.
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« Pour déterminer si une œuvre dépeint ou représente un objet particulier, ou un objet d’une certaine espèce (par exemple, le fils de Rembrandt, ou simplement un garçon), il est important de savoir si elle ressemble à cet objet ou à des objets de cette espèce. […] A mon avis, dans la plupart des contextes, un degré de ressemblance significatif est une condition nécessaire pour qu’on puisse parler de représentations ou de dépictions en ce sens, bien que la ressemblance ne doive pas nécessairement être évidente du premier coup d’œil ». (Walton 1992 : 96)
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« …la fonction immanente à l’immersion fictionnelle est d’ordre esthétique, […] le régulateur recherché n’est autre chose que le degré de (dis)satisfaction immanent à la réactivation de la modélisation mimétique, dont le (dé)plaisir induit par l’attention esthétique » (Schaeffer 1999 : 329).
La fiction est une forme de communication à caractère mimétique dont le contenu représentationnel demande à être interprété à la lumière des mêmes catégories conceptuelles qui rendent intelligible toute expérience analogue de la vie réelle (Schaeffer 1999)3. Cette spécularité entre l’expérience imaginaire et l’expérience réelle est constitutive du mimétisme fictionnel en tant que tel (Walton 1990, Currie 1995, Schaeffer 1999). Sa raison d’être est inscrite dans l’activité générique dont relèvent toutes les manifestations particulières de fiction (romans, films, pièces de théâtre, bandes dessinées, etc.) : le « faire semblant »4. Lorsqu’on fait semblant d’être quelqu’un qu’on n’est pas ou de faire quelque chose qu’on ne fait pas, on actualise des manières d’être ou de faire qui ne peuvent être reconnues pour ce qu’elles sont (des simulations) que si elles sont mises en relation avec les comportements réels ayant servi de modèle à leur réinstaciation fictive5. A cet effet, le comportement simulé doit être comparé à la modélisation abstraite de toutes les formes de comportement réelles qui présentent des traits similaires : l’imitation de quelqu’un qui marche à la manière d’un ivrogne appellera la comparaison avec l’allure hésitante et trébuchante d’un ivrogne réel, la simulation d’un braquage à main armée appellera la comparaison avec la modélisation abstraite d’un braquage réel, etc. Contrairement à toutes les autres formes de « faire semblant » (de nature burlesque, ludique, manipulatoire, liturgique, érotique…), les manifestations fictionnelles de cette activité ont ceci de spécifique, qu’elles demandent à être appréciées pour leur concordance et/ou discordance avec le modèle qu’elles actualisent (sans autre finalité donc que celle d’évaluer le degré de ressemblance/dissemblance entre le comportement imité et le comportement ayant servi de modèle à l’imitation)6. Il s’ensuit que la raison d’être du « faire semblant » fictionnel est fondamentalement esthétique7.
Par quelles catégories descriptives la sémiotique a caractérisé le faire semblant fictionnel en le différenciant des autres formes de « feintise » qui infléchissent le comportement humain ?
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Sa contribution la plus importante est l’article « L’observateur et le discours spectaculaire » (1985) présenté pour la première fois au Congrès sur la Sémiotique du spectacle (23-25 avril 1981, Bruxelles). Sous une forme plus condensée et fragmentaire, le contenu de cet article a été « déversé » dans plusieurs entrées du tome 2 du Dictionnaire raisonné de la théorie du langage de Greimas et Courtès (1986). Voir notamment les entrées suivantes : « Fiction », « Faire semblant », « Spectacle », « Observateur », « Thymique ». Alexandrescu n’a pas rédigé en entier le contenu de ces entrées, les paragraphes qu’il a signés sont suivis de ses initiales (S. A.).
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« Il faut que les deux actions p et r soient liées par une relation assez compliquée, de ressemblance et de dissemblance : r doit ressembler suffisamment à p pour que l’observateur croie que x est en train de faire p ; d’autre part, r ne doit pas être tout à fait p, car alors x ferait exactement ce qu’il désire éviter, à savoir p ». (Alexandrescu 1986 : 556).
De notre point de vue, la contribution la plus décisive est venue de Sorin Alexandrescu8 : celui-ci définit le « faire semblant » comme « l’activité d’un sujet x qui, en apparence, fait l’action p mais qui, en réalité, ne la fait pas, ou fait r, c’est-à-dire une autre action » (1986 : 556). Parmi les manifestations extra-fictionnelles de cette activité, on peut faire l’exemple d’un enfant qui fait semblant de préparer ses leçons au moment où son père ouvre inopinément la porte de sa chambre. Ou celui d’un homme qui fait semblant de laver les vitres, tout en regardant amoureusement sa voisine. Dans tous ces cas, un sujet accomplit une action (faire ses devoirs, laver les vitres) dans le but d’en cacher une autre (ne pas étudier, regarder amoureusement sa voisine). L’action simulée p (pretended behaviour) sert à rendre invisible l’action dissimulée r (real behaviour)9. Or, dans le « faire semblant » fictionnel, le comportement p ne doit pas dissimuler r, le comportement imité (p) n’est performé que pour rendre évidente sa ressemblance avec le comportement qui a servi de modèle à l’imitation (r) : cette ressemblance représente le premier paramètre d’évaluation esthétique de la performance fictionnelle (la vraisemblance). D’autre part, p ne doit pas être tout à fait identique à r, le comportement performé doit en effet promouvoir une révision de la catégorie culturelle qui préside à l’intelligibilité de son sens et qui, au passage, sert aussi de modèle à la performance mimétique : p doit donc nous amener à regarder différemment toutes les réinstanciations réelles du comportement r en évitant de transférer sur elles les connotations axiologiques inscrites dans la catégorie culturelle qui les rend intelligibles (et c’est là le deuxième paramètre d’évaluation esthétique d’une activité fictionnelle). Une fiction n’est donc jugée « réussie » ou « ratée » qu’en fonction de la concordance/discordance de son contenu mimétique par rapport à la situation prototypique imitée.
Mais quels sont exactement les aspects de la situation imitée qui servent de critères d’évaluation esthétique du contenu d’une fiction ?
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Dans l’économie de cet article, les deux composantes sémantiques (descriptive et appréciative) de la situation fictionnelle représentée recouvrent, ceteris paribus, les objets sur lesquels portent les opérations cognitives (l’exemplification et l’expression) qui rendent compte, chez Nelson Goodman (1990), de la nature éminemment « symbolique » des œuvres d’art.
La catégorie culturelle corrélée à cette situation comporte une composante sémantique descriptive et une composante sémantique appréciative. Par exemple, la catégorie « prise d’otage » contient un sème descriptif, portant sur une propriété objective – l’action d’enlever des personnes et de les tenir en captivité –, plus un sème d’appréciation négative : qualifier une action de « prise d’otage » revient à l’apprécier négativement. La performance fictionnelle se doit d’être concordante avec le sens descriptif de la situation imitée (sous peine de résulter inintelligible), mais elle se doit aussi d’être discordante avec le sens appréciatif de ladite situation (seule condition pour favoriser un réexamen critique des grilles de jugement qui lui sont sous-jacentes en évitant de les appliquer mécaniquement à toute situation analogue de la vie réelle)10. C’est en comparant le contenu mimétique d’une fiction aux sèmes descriptifs et appréciatifs de la situation imitée que l’on actualise les prérogatives esthétiques incorporées dans la notion de « fiction » (Leiduan 2021). Pareille évaluation est « esthétique » car le degré de concordance descriptive et de discordance axiologique propre à la fiction évaluée ne saurait être « mesuré » par des critères objectifs, mais seulement « éprouvé » subjectivement en auscultant ses propres sensations (αισθήσεις) lors de la réception du contenu fictionnel.
Dans les lignes suivantes, nous nous appliquerons à sonder l’éligibilité esthétique de l’expérience affective qui trouve son origine dans le film interactif Republique en nous demandant si les affects qui accompagnent la réception de cette fiction sont porteurs d’une quelconque « vérité » (à résonance esthétique plutôt que cognitive) ou s’ils restent empêtrés dans les brumes d’un hédonisme non sublimé.
3. Republique ou la fiction au miroir de la technologie numérique
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Pour cette notion, nous nous référons à Étienne Souriau qui, dans les années cinquante du XXe siècle, fut le premier à en proposer une définition : la diégèse y est caractérisée comme « tout ce qui appartient […] à l’histoire racontée, au monde supposé ou proposé par la fiction » (1953 : 7). Ce « tout » inclut, chez lui, le temps, l’espace et les personnages, c’est-à-dire les entités (animés ou inanimés) qui participent à l’évolution de l’histoire ou à la description de l’environnement. Pour une histoire de la notion de « diégèse », voir : Boillat 2009.
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Dans la présentation des différents degrés d’interactivité possibles d’un récit, nous suivrons la trace d’un des premiers articles consacrés à ce sujet. (Cf. Laubin, Durand, Leleu-Marviel 1999).
Afin de saisir la dimension « interactive » de la fiction République, il convient de distinguer, d’un côté, les éléments de la « diégèse » (personnages et événements de l’histoire)11 et, de l’autre, les modalités d’appropriation de ces éléments diégétiques par le récepteur, celui-ci pouvant actualiser le processus narré selon un agencement unique et une perspective figée (récit linéaire traditionnel) ou pouvant intervenir sur l’enchaînement et l’angle d’approche des séquences narratives qui lui sont proposées (récit interactif)12.
Les éléments événementiels de la diégèse tournent ici autour d’un attentat perpétré dans une station du métro parisien (la même station qui donne le nom au film). Les données diégétiques ne nous renseignent pas sur l’action des terroristes mais sur celle de leurs victimes : les profils de celles-ci oscillent entre l’altruisme, la pusillanimité, le voyeurisme (certaines portant secours à leurs proches, d’autres cherchant à sauver leur peau, d’autres filmant imperturbablement la souffrance des blessés, etc.). En plus des personnages directement impliqués dans l’attentat (les dramatis personae), il existe une deuxième catégorie de personnages : les spectateurs fictifs qui assistent en direct via des chaînes internet au film des événements enregistrés par les webcams de certaines victimes (les spectatores personae).
Font partie de la première catégorie de personnages : Lucie et Rio, deux jeunes youtubeurs qui s’étaient aventurés dans les sous-sols du métro au moment où l’attentat se produit, Boris et Antoine, deux avocats qui croisent le chemin d’un homme blessé (Djibril) par les terroristes, et enfin, Nora, une jeune femme à la recherche de son ami disparu et accompagnée par un journaliste, Rudy, qui la suit partout (dans les bistrots où elle trouve provisoirement refuge, dans les rues près de la station République, sur les lieux de l’attentat) et qui filme son périple en direct pour le compte d’une chaîne d’information.
Font partie de la deuxième catégorie de personnages, les spectateurs fictifs qui regardent et commentent le drame de tous ces personnages, auquel ils ont accès à travers les images diffusées en direct par des chaînes internet. Bien qu’ils ne soient pas en mesure, à l’aide de leurs commentaires, d’interférer avec le destin des personnages impliqués dans l’attentat, les spectateurs ont un statut tout aussi important que celui des dramatis personae, dans la mesure où leurs propos esquissent une première interprétation (fictive) de l’histoire racontée – et que cette interprétation, comme on le verra, servira de modèle à l’interprétation par laquelle les spectateurs réels du film République parachèveront la réception sémantique et esthétique de cette fiction.
Passons maintenant à l’étude des modalités d’appropriation de la diégèse par les spectateurs du film. C’est par rapport à ces modalités que le film peut être qualifié d’« interactif », les spectateurs réels ayant la possibilité de manipuler (avec les limitations qu’on verra) les données de l’énoncé filmique soit pour actualiser/non actualiser certaines potentialités sémantiques (manipulation quantitative), soit pour programmer/déprogrammer l’ordre selon lequel regarder les histoires des différents personnages (manipulation qualitative). C’est par le biais de la notion de « manipulation » que l’on peut décrire l’interactivité : celle-ci est le fait de « manipuler les éléments d’une fiction pour se les approprier » (Cornillon 2018). Contrairement aux récits traditionnels qui n’offrent au récepteur « aucune possibilité d’intervention sur l’enchaînement structurel des séquences qui lui sont proposées » (Laubin, Durand, Leleu-Marviel 1999 : § 22), les récits interactifs impliquent le récepteur dans la construction de l’intrigue que ce soit par le choix du point de vue (« navigation » : Ibid. § 31) ou par l’actualisation d’un développement narratif spécifique parmi une liste prédéterminée (« consultation » : Ibid. § 32), voire, dans les cas d’interactivité les plus développés, par l’élaboration de parcours narratifs « totalement individualisés et pas forcément tous prévus par le concepteur » (« exploration » : Ibid. § 33) ou encore par l’exercice d’une liberté créatrice presque absolue, l’actualisation de la diégèse dépendant entièrement des initiatives des récepteurs (« visite virtuelle » : Ibid. § 34).
Eu égard à ces différents paliers, quel est le degré d’interactivité de République ?
Commençons par définir la nature sémiotique des données diégétiques. Celles-ci s’offrent aux spectateurs sous la forme d’un réservoir virtuel d’enregistrements audiovisuels corrélés à trois caméras différentes : celle de Rio et Lucie (les youtubeurs), celle de Boris et Antoine (les avocats) et celle de Rudy (le journaliste). Ces enregistrements forment les données de base du film, le thesaurus sémantique global qui servira de support à la formulation des différentes isotopies narratives qui permettront aux spectateurs d’actualiser le sens de ce film. De ces enregistrements font également partie les commentaires laissés par les internautes lors de la première diffusion (fictive) des images sur les chaînes internet. Cet ensemble hétérogène de données sémiotiques (enregistrements audiovisuels, commentaires écrits, émojis, etc.) constitue un réservoir « virtuel » car les spectateurs peuvent choisir les données à actualiser ou à ne pas actualiser en regardant le film avec ou sans les commentaires des internautes (figure 1) et en définissant l’ordre selon lequel regarder les différents enregistrements à leur disposition (figure 2). Grâce aux fonctionnalités de leur portable (le film ne peut être regardé que sur ce support), les spectateurs disposent de la possibilité d’intervenir sur les données diégétiques, mais cette liberté se réduit, en fin de compte, à la possibilité de choisir entre des options qui ont toutes été programmées par le producteur de la fiction. « L’usager se promène dans les contenus, il se déplace, il voyage (…). Mais tous les trajets possibles ont été prédéterminés » (Laubin, Durand, Leleu-Marviel 1999 : § 31). Rapporté aux différents degrés d’interactivité rappelés plus haut, le film République se situe à mi-chemin entre le degré zéro de l’interactivité (celui du récit linéaire) et son degré le plus élevé (celui de certains explorables selon une infinité de variantes) : son régime d’interactivité est celui de la « navigation ».
En quelle mesure ces caractéristiques interactives – et c’est là, pour nous, le cœur de la question – facilitent ou entravent la réalisation des finalités esthétiques qui président à l’existence sociale de tout récit fictionnel ?
Figure 1 : dispositif interactif permettant l'activation/désactivation des commentaires des internautes.
Figure 2 : dispositif interactif permettant le choix du flux d'images
4. Une fiction interactive qui tient ses promesses ?
- Note de bas de page 13 :
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« Mon hypothèse est que la fiction n’a qu’une seule fonction immanente, et que cette fonction est d’ordre esthétique » (Schaeffer 1999 : 327).
S’il est vrai que la fonction immanente de la fiction est d’ordre esthétique13, il nous faut déterminer si le film République s’acquitte convenablement de cette fonction (pour peu que l’on ne fasse pas abstraction de l’horizon d’attente avec lequel la société aborde la fiction et qu’on ne tienne pas pour anecdotique le fait – évident à plus d’un égard – que les gens ne se frottent à la fiction que pour y chercher des gratifications esthétiques). Pour évaluer d’un point de vue esthétique une fiction, il ne suffit pas d’interpréter son contenu narratif, il faut aussi être attentifs aux affects qui s’éveillent en nous lors de l’actualisation de ce même contenu – puisque ce sont ces affects qui nous renseignent sur l’aptitude de la fiction en question à satisfaire les attentes qui motivent l’intérêt du public à son égard.
Il existe à ce sujet deux types d’affects à prendre en considération :
- Note de bas de page 14 :
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« On appellera observateur le sujet cognitif délégué par l’énonciateur et installé par lui, grâce aux procédures de débrayage, dans le discours-énoncé où il est chargé d’exercer le faire réceptif et, éventuellement, le faire interprétatif » (Greimas et Courtès 1979 : 259).
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les affects qui se transmettent, par contagion empathique, des personnages aux récepteurs, du fait que ces derniers observent le processus raconté d’un point de vue interne à l’univers dans lequel se déroule le processus en question. Ce point de vue étant relié à un actant anthropomorphique installé dans le récit (l’observateur)14, les affects de celui-ci se répercutent sur les récepteurs en les amenant à partager le vécu affectif des personnages avec lesquels ils se sont identifiés ;
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les affects qui s’éveillent chez ces mêmes récepteurs lorsqu’ils essaient d’interpréter ou d’évaluer le processus en cours à partir d’un point de vue externe à l’univers narratif, soit en formulant des hypothèses sur les antécédents et les conséquents des événements racontés (interprétation), soit en émettant des jugements sur la conformité/non-conformité de l’agir des personnages par rapport aux normes sociales en vigueur (évaluation).
Si les affects du premier type confortent les performances cognitives des récepteurs (ceux-ci ayant l’impression d’accéder, par empathie, au vécu émotionnel et sentimental des personnages), les affects du deuxième type traduisent un état de frustration cognitive, due à l’incertitude qui entoure, provisoirement ou durablement, les interprétations et les évaluations par lesquelles les récepteurs cherchent à saisir comme un « tout » le sens de l’histoire qui leur est adressée. Les affects du deuxième type sont donc l’expression d’un court-circuit cognitif, ils renvoient à quelque chose qui ne peut être « conceptualisé » mais seulement « éprouvé », ils coïncident ainsi avec une forme sui generis de « savoir » (pour peu que l’on admette que le savoir puisse exister non seulement sous une forme conceptuelle mais aussi sous une forme affective). C’est ce type de savoir pétri d’affectivité qui sert de support, selon nous, à l’appréciation esthétique des fictions. Il nous incombe alors de mettre à l’épreuve la teneur esthétique des résonances affectives qui découlent des activités cognitives par lesquelles les récepteurs du film République essaient d’interpréter et d’évaluer l’histoire racontée.
En prenant à notre compte une proposition terminologique de Fontanille, nous déclinerons les résonances affectives de ce récit en trois catégories : le « pathémique », le « thymique » et le « phorique » (1986 : 238-239).
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Le pathémique recouvre « les configurations passionnelles [les] plus superficielles » (239), celles qui découlent du succès ou de l’insuccès des hypothèses par lesquelles les récepteurs essaient d’interpréter l’histoire déjà racontée (diagnostics) ou encore à raconter (pronostics) ;
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Le thymique correspond aux affects qui se répandent par voie « anthropomorphique » (239), c’est-à-dire par le biais de l’empathie, au moyen d’une identifications avec les personnages ;
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Le phorique rend compte du profil axiologique des personnages, dont les parcours narratifs sont investis de connotations positives (euphorie) ou négatives (dysphorie) suivant leur concordance/discordance avec les normes sociales en vigueur (ce qui entraîne une bifurcation – « dynamisante et polarisante » (239) – des parcours du sujet et de l’anti-sujet).
Seuls les états affectifs corrélés aux catégories pathémique et phorique se traduisant par un état de frustration cognitive, notre mise à l’épreuve des critères de recevabilité esthétique du film République ne se concentrera que sur ces deux dimensions affectives.
4.1. Mise à l’épreuve des critères de recevabilité esthétique de la composante pathémique de République
- Note de bas de page 15 :
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La tension narrative est « le phénomène qui survient lorsque l’interprète [le récepteur] d’un récit est encouragé à attendre un dénouement, cette attente étant caractérisée par une anticipation teintée d’incertitude qui confère des traits passionnels à l’acte de réception. La tension narrative sera ainsi considérée comme un effet poétique qui structure le récit et l’on reconnaîtra en elle l’aspect dynamique ou la « force » de ce que l’on a coutume d’appeler une intrigue » (Baroni 2007 : 437).
Les effets pathémiques d’un récit sont ceux qui découlent de l’activité interprétative par laquelle les récepteurs de ce récit cherchent à actualiser des contenus sémantiques qui excèdent les données narratives à leur disposition. Celles-ci dépendent de l’angle d’approche spécifique à partir duquel le processus raconté est censé être observé. En règle générale, tout récit demande à ses récepteurs d’adopter un point de vue spécifique et d’actualiser le sens de l’histoire racontée à partir de cet angle d’observation. Prisonniers de ce point de vue restrictif, les récepteurs ne peuvent observer le processus raconté qu’à partir des coordonnées spatiales et temporelles qui correspondent à la position de l’actant-observateur. De ce fait, ils sont dans l’impossibilité de saisir « l’histoire comme un tout » ; leur perspective ne leur donne accès qu’à une étape de son développement – une étape dont ils sont, très souvent, dans l’incapacité d’anticiper la suite et dont ils ignorent, encore plus souvent, la cause. Cette incertitude cognitive est le moteur de leur activité interprétative et se traduit, sur le plan pathémique, par des affects qui sont l’alpha et l’oméga de toute narration intrigante15 : le suspense, la curiosité et la surprise (Sternberg 2011).
Les significations affectives inscrites dans la structure narrative la plus superficielle du film République répondent, sans surprise, à cette logique. L’activité interprétative des récepteurs réels y est simulée par l’activité des premiers interprètes fictifs de cette histoire : les internautes qui suivent en direct le cours des événements et dont les commentaires représentent une première tentative d’interpréter le drame en cours. Leurs propos sont empreints d’affectivité empathique et traduisent sous une forme verbale les émotions que ressentent les personnages impliqués dans le drame. Les affects mobilisés relèvent principales du spectre sémantique de la peur, de l’angoisse, de la stupeur.
KENZAT : Le cri de Lucie !
EVE THOMAS : Ok, c bon j’ai transpiré pour la journée là.
CRYSTAL CHIC : G eu trop peur
PLH : Truc de Ouf !
MANU MORELO : Elle a dit attentat ?
EVE THOMAS : J’ai peur pour vous soyez prudents
JESSEM : C’est quoi ? ? ?
- Note de bas de page 16 :
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PAUL-ED : « Oh les mecs expliquez-nous il se passe quoi ??? »
PAUL-ED : « C’est des tirs de kalach ??? »
ERIC LANGLOIS : « Pq qqun parle de kalachnikov, c’est un attentat ??? »
MYRIAM BASTIEN : « C’est des tirs ? »
MYRIAM BASTIEN : « On croit avoir entendu des coups de feu »
MARIA NEVES : « On dirait des coups de feu »
RIO : « Personne sait ce qui se passe là ? »
VYCK : « On sait pas, Rio ! » - Note de bas de page 17 :
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EMILIE ROSINSKI : « Djibril a dit qu’il travaille à Roissy. Faites tourner l’info les gars ! »
EMILIE ROSINSKI : « A diffuser : la copine de Djibril s’appelle Nora. Faites tourner au max, elle doit le chercher partout ! » - Note de bas de page 18 :
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ANGELIQUE TM : « Reste avec eux ?? Il se casse ?? »
JESSIEM : « Mais non. Il va pas la laisser toute seule non plus »
ERA : « Rio tu t’es barré comme as ? »
JESSIEM : « Je comprends pas pq Rio l’a abandonnée »
ANGELIQUE TM : « Il veut couper le courant dans toute la station » - Note de bas de page 19 :
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MYRIAM BASTIEN : « T’inquiète pas Eric, ils vont vite trouver la sortie »
ERIC LANGLOIS : « J’y crois pas »
OMYX : « G le pressentiment que je vais voir un carnage en direct »
S’identifiant aux personnages, les internautes (fictifs) traduisent ici les émotions qu’ils ressentiraient s’ils étaient vraiment à leur place. Ce sont ces commentaires qui transforment la réception de ce film dans une expérience chargée de résonances affectives. Mais l’activité des internautes ne se réduit pas à la verbalisation des émotions des personnages, elle consiste également dans la formulation d’hypothèses concernant des événements qui se situent au-delà de ceux qu’ils voient défiler à l’écran de leurs portables. Ces hypothèses portent notamment sur le futur ou le passé du drame raconté et visent à déterminer la nature exacte des faits en question16, à connaître l’identité des personnes impliquées17, à comprendre le comportement des personnages18 ou à prévoir l’issue du drame19, etc. Comme la suite de l’histoire peut valider ou invalider lesdites hypothèses, celles-ci ont pour effet d’envelopper le cours des événements dans un halo d’incertitude en plongeant les internautes dans un état de « tension narrative » (Baroni 2007). Se transmettant des interprètes fictifs (les internautes) vers les interprètes réels (les spectateurs du film), cette incertitude cognitive se manifeste comme suspense (si l’incertitude porte sur le futur de l’histoire), comme curiosité (si l’incertitude porte sur le passé) ou comme surprise (si les hypothèses des internautes sont mises en échec par un développement inattendu des événements).
Quelle est la teneur esthétique de cette « mise en tension » du récit ?
Le critère à prendre en compte ici est celui de la concordance entre l’action représentée et la situation prototypique qui a servi de modèle à la représentation. Les résonances pathémiques de cette histoire – si intenses soient-elles – ne deviennent esthétiques que si le processus narratif dont elles émanent est concordant avec la modélisation abstraite de tous les comportements sociaux réels qui pourraient être comparés à ceux qui ont été représentés fictionnellement. Est-ce que des personnes réelles se retrouvant à vivre le même drame auraient réagi de manière analogue à celle des personnages ? Peut-on admettre que des personnes impliquées dans un attentat terroriste et paniquant pour leur vie ou pour celle de leurs proches puissent déployer tant de zèle à filmer leurs propres mésaventures ? N’est-ce plus crédible de penser qu’elles auraient coupé l’enregistrement ?
Ces questions ne recevront peut-être pas des réponses univoques, certains spectateurs trouveront vraisemblables, d’autres invraisemblables, les comportements des personnages. Mais là n’est pas le problème. Ce qui est plutôt dérangeant c’est que les doutes sur la vraisemblance ou l’invraisemblance de ce film touchent à des aspects essentiels de son alchimie fictionnelle : ce qui est mis en cause c’est la crédibilité des comportements qui sont censés avoir généré la substance sémiotique (fictive) de ce film, à savoir les enregistrements audiovisuels réalisés par les personnages impliqués dans l’attentat et diffusés en direct sur des chaînes internet. Qui tient la webcam lorsque la police intercepte Boris et Djibril en fuite dans les méandres du métro parisien ? Qui filme leur exfiltration du tunnel en compagnie des forces de l’ordre ? Comment pourrait-on filmer et diffuser quoi que ce soit en direct, si aucun portable ne capte le moindre réseau dans les tunnels d’un métro ? On le voit, la question de la vraisemblance/invraisemblance ne concerne pas un aspect subsidiaire mais central de ce film, c’est donc la crédibilité de l’acte qui institue la fiction en tant que telle qui est mise en discussion. L’expérience esthétique qui trouve son origine dans ce film peut-elle sortir indemne des soupçons d’invraisemblance qui planent sur la représentation fictionnelle ?
4.2. Mise à l’épreuve des critères de recevabilité esthétique de la composante phorique de République
- Note de bas de page 20 :
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Sur le sujet, voir les remarques de Sorin Alexandrescu à l’entrée « Thymique » du deuxième tome du Dictionnaire raisonné de la théorie du langage de Greimas et Courtès (1986 : 238).
La charge affective d’une fiction ne dépend pas que de la nature restrictive du point de vue que les récepteurs (en l’occurrence les spectateurs du film) se doivent d’adopter pour observer de l’« intérieur » le déroulement du processus raconté, elle dépend aussi du fait que le processus en question est forcément revêtu de signification axiologiques (seule condition pour apparaître intrigant) et que celles-ci sont le redoublement sémantique de la dichotomie (euphorie/dysphorie) qui polarise la vie affective de l’être humain. En plus des manifestations affectives les plus éphémères (les émotions), celles qui sanctionnent le succès ou l’insuccès de nos initiatives pratiques ou cognitives, il existe en effet des manifestations affectives d’un autre genre (les sentiments), qui sanctionnent, comme l’explique Fontanille, la « réinsertion » de l’expérience humaine dans « la collectivité et le monde » (1999 : 81), puisque la nature euphorique ou dysphorique qui caractérise leur phénoménologie (l’attraction ou la répulsion pour quelque chose, l’amour ou la haine pour quelqu’un) dépend de la concordance/discordance entre un état du monde (perçu ou imaginé) et les principes axiologiques (forcément « collectifs » et « mondains ») qui façonnent en amont les attentes de la société à l’égard de toute réalité perceptible ou imaginable. Ainsi, nous connotons comme euphorique et/ou dysphorique une situation narrative suivant qu’elle soit concordante (par exemple, la libération d’un otage) ou discordante (par exemple, l’enlèvement d’un otage) avec nos attentes axiologiques (morales, politiques, religieuses…), ce qui implique la valorisation positive et/ou négative du parcours narratif associé à ladite situation. Les valeurs (axia, en grec) sont le reflet de notre vie affective puisque nos prises de position axiologiques sont réglées sur des sentiments qui prédéterminent nos attitudes de sympathie ou d’antipathie envers les objets existants (bien que la question soit encore débattue – et ce depuis longtemps – entre ceux qui, à l’instar de Brentano, considèrent que l’amour et la haine de l’objet déterminent la valeur pour le sujet, ou qui, à l’instar de Scheler, estiment que c’est la valeur, au contraire, qui cause l’amour du sujet pour l’objet)20.
Tous les récits sont ainsi, sans surprise, revêtus de significations axiologiques. Mais il n’y a que les récits folkloriques et mythologiques (le soubassement implicite de la première théorie sémiotique greimasienne) qui exemplifient parfaitement les catégories axiologiques qui polarisent notre vie affective, le « héros » (le sujet) et le « traître » (l’anti-sujet) y jouant deux rôles antithétiques, correspondant à des parcours narratifs nettement opposés, l’un revêtu de connotations euphoriques, l’autre de connotations dysphoriques. Au-delà des manifestations mythico-folkloriques, la phénoménologie de la fiction se déploie sous une forme beaucoup plus complexe, incorporant dans le parcours de l’actant-sujet des significations dysphoriques empruntées à l’autre pôle de la catégorie thymique exemplifiée par ses actions (l’euphorie), et symétriquement, transférant sur l’actant anti-sujet des significations euphoriques qui atténuent l’évaluation négative de son parcours narratif (marqué par la dysphorie). De sorte qu’il n’y a ni de personnages entièrement positifs, ni de personnages entièrement négatifs, les profils monolithiques du héros et du traître – parés de connotations axiologiques mutuellement exclusives – cèdent la place aux profils beaucoup plus hybrides d’un « coupable » et d’une « victime », l’un transgressant les normes sociales en vigueur, l’autre subissant les effets de cette transgression, mais sans polariser autour de leurs profils respectifs toutes les connotations positives et négatives associées à leurs propres parcours narratifs. Mise en perspective avec l’attitude ambivalente de la société à leurs égards (s’il est vrai – Fontanille docet – que les sentiments réinscrivent l’expérience humaine dans « la collectivité et le monde »), le faire actif du « coupable » et le faire passif de la « victime » symbolisent la condition d’un héros/antihéros d’un nouveau type, qui fait le mal sur instigation ou avec la complicité de la société (un « coupable-dévoyé », donc) ou qui succombe au mal dans l’indifférence ou l’acquiescement implicite de la société (une « victime-martyre »). Envisagée ainsi, en dehors des dichotomies manichéennes traversant le conte merveilleux proppien, la fiction nous renvoie l’image de personnages qui déchirent le voile apollinien dans lequel la société aime à draper sa conscience pour porter à la lumière du jour la vérité dionysiaque – et donc, inavouable – d’une implication honteuse de la collectivité dans le processus qui permet au mal d’étendre son empire sur l’humanité par le biais d’une infinité de coupables et de victimes. Mise au ban par la bienséance ambiante, cette vérité ne peut qu’être « éprouvée » à défaut de pouvoir faire l’objet d’une conceptualisation transparente et consensuelle. D’où son déclassement de la sphère « noétique » à la sphère « esthétique ». D’après nous, le succès ou l’insuccès d’une fiction est à la mesure de l’intensité avec laquelle la société « éprouve » le sens de cette vérité dérangeante. C’est donc seulement en levant le voile sur l’implication de la société dans le processus d’héroïsation des individus (qu’il s’agisse d’une victime martyrisée ou d’un coupable dévoyé) que les expériences imaginaires auxquelles nous convie la fiction peuvent se prévaloir d’une quelconque vérité (et valeur) esthétique.
Quel est, à cet égard, le degré de vérité (et de valeur) qui peut être associé au film République compte tenu des résonances affectives à connotation axiologique qui s’irradient de son contenu narratif ?
Attendu que le film ne s’attarde que sur le destin des « victimes » d’un attentat en implicitant intégralement le programme narratif antagoniste des terroristes, la dimension axiologique dans laquelle s’inscrivent les aventures des personnages est forcément connotée en termes euphoriques (les spectateurs ne pouvant que solidariser avec des sujets qui risquent d’être sacrifiés sur l’autel d’une violence aussi aveugle et extrême que celle d’un attentat terroriste). Et cependant, dans ce film, toutes les victimes ne s’équivalent pas : parmi celles-ci, certaines ne pensent qu’à sauver leur peau (Antoine), d’autres n’hésitent pas à mettre en jeu leur vie pour sauver celle des autres (Boris, Rio) tandis que d’autres encore ne se soucient que de filmer le désarroi de leurs proches (Rudy). Les martyrs, les lâches et les voyeurs se côtoient. L’audace des uns se superpose à la pusillanimité des autres, qui s’entremêle avec le voyeurisme d’autres encore... S’il est donc vrai que tous les personnages de ce film sont des victimes, il est vrai aussi que chacun l’est à sa façon. Leur condition victimaire n’est plus noyée dans le cadre indifférencié d’une typologie actantielle monolithique (la « victime »), les connotations euphoriques dont est revêtue, par définition, toute victime se doublent, dans leur cas, de connotations dysphoriques (la témérité, la pusillanimité, le voyeurisme…) qui complexifient la physionomie des personnages en question, plaçant leur profil dans un rapport de continuité spéculaire avec l’identité des êtres humains qui peuplent la société réelle (pour peu qu’on s’abstienne d’appliquer à l’humanité réelle les catégories manichéennes des contes merveilleux en répartissant les individus entre « bons » et méchants », à peu près comme, dans l’imagination mythico-folklorique, le « prince » s’oppose à l’« ogre », la « sorcière » à la « princesse »).
La seule chose qu’on peut regretter dans ce film est que le processus de diversification du statut victimaire des personnages ne débouche jamais sur une véritable mise en cause de la société : rien ne vient insinuer dans la conscience des spectateurs le soupçon qu’ils pourraient, malgré tout, y être pour quelque chose dans l’engrenage social qui a pu faire basculer leur pays dans le cauchemar terroriste… L’indicible n’est que murmuré à leurs oreilles, les démons dionysiaques ne dérangent pas le sommeil profond dans lequel se berce la conscience apollinienne des spectateurs.
5. Conclusion
Reconsidérons, pour terminer, la question des rapports entre la technologie numérique et l’épistémologie de la fiction à la lumière des analyses que nous avons consacrées au film République. Est-ce que les fonctionnalités du dispositif numérique (le téléphone portable) permettant aux récepteurs de manipuler de manière interactive les données narratives de ce film ont facilité ou entravé l’actualisation des potentialités esthétiques inscrites dans sa nature fictionnelle ?
- Note de bas de page 21 :
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Rappelons que, selon la thèse développée dans cet article, les affects esthétiques traduisent une sorte de « court-circuit » cognitif, le récepteur d’une fiction n’arrivant pas à « penser » certaines choses et ressentant, à leur place, des affects par lesquels l’« impensable » s’offre à lui sous une forme détournée et symbolique, irréductible à la phénoménologie de la pensée réflexive.
Dans ce cas précis, on l’a vu, l’interactivité consiste à permettre aux spectateurs de « naviguer » parmi trois flux d’images, en actualisant les données corrélées à la caméra de leur choix (celle de Rio, celle de Boris, celle de Rudy) et en activant ou en désactivant les commentaires associés au flux d’images sélectionné. Nous avons également vu que l’impact affectif (et donc, potentiellement, esthétique) du film ne dépend pas seulement des aventures des personnages mais aussi des commentaires des internautes fictifs : ce sont eux qui, par leurs dires, modélisent les réponses affectives des récepteurs réels en réglant le dosage de l’intensité de leurs émotions en correspondance des moments où l’intrigue résiste, plus ou moins durablement, à tout effort d’interprétation et/ou d’évaluation. Si c’est à ces moments-là que la « tension narrative » (pathémique et/ou phorique) atteint son climax (en raison du fait que le récit s’y développe avec moins de transparence)21, alors la possibilité offerte aux récepteurs de neutraliser les commentaires des internautes, si elle élargit leur liberté, elle les expose aussi, en même temps, au danger de passer à côté, par choix ou par inadvertance, des données sémiotiques les plus aptes à découvrir la vérité esthétique de ce film. Il en découle un effet paradoxal : les ressources technologiques qui rendent possible l’interactivité sont les mêmes qui exposent les spectateurs de ce film au risque de ne pas actualiser les potentialités esthétiques inhérentes à sa dimension fictionnelle. Que reste-t-il, en effet, de ce film si l’on désactive les commentaires des internautes ? Sa texture sémiotique se réduit à un simple flux d’images et de sons. Sous un tel format, la lisibilité du sens inscrit dans les parcours des différents personnages devient beaucoup plus opaque, la diversification de leur profil victimaire ne s’impose plus aux spectateurs comme une évidence lumineuse. Non que les fictions cinématographiques adoptant un régime de communication exclusivement audiovisuel soient, dans l’absolu, « inexpressives ». Mais il est évident l’expressivité d’un film comme République ne gagne pas à être réglée sur un régime de communication de ce type. Amputée des informations que les spectateurs pouvaient escompter du flux de commentaires qui défilent en bas à gauche de l’écran, l’intentionnalité qui sous-tend l’histoire racontée peine à s’imposer à eux, le film perd en épaisseur sémantique, son décodage devient beaucoup plus aléatoire. Inutile d’ajouter que rien dans tout cela n’implique en quoi que ce soit que cette fiction soit un échec esthétique, mais force est de reconnaître que l’implémentation des ressources numériques n’a pas été ici totalement satisfaisante.