Existe-t-il des œuvres transitoires ? Le désœuvrement de l’art à partir de Robert Filliou : un défi sémioesthétique Are there any transitional works? The “unworking” of art from Robert Filliou: a semioesthetic challenge

Valeria De Luca

Université de Limoges, CeReS (Centre de Recherches Sémiotiques)

https://doi.org/10.25965/as.8550

Existe-t-il des œuvres transitoires ? Cette question est posée au premier chef comme un défi, car pour y répondre faut-il d’abord définir le transitoire ou, mieux, la manière dont la transition peut s’appliquer à des manifestations de l’art telles des « œuvres ». Dans cette contribution, nous chercherons à appréhender la transition d’un point de vue initialement méthodologique afin de mettre en lumière son potentiel heuristique vis-à-vis d’objets sémiotiquement denses. L’hypothèse est la suivante : la transition permet de réactiver l’interrogation sur le statut objectal des productions artistiques qui ne sont pas des « œuvres » au sens traditionnel du terme. L’examen du Principe d’équivalence de Robert Filliou exemplifiera le changement de regard épistémologique nécessaire afin de relever le défi sémioesthétique posé par ces objets sémiotiques et nous permettra de revenir sur certaines dynamiques générales de la sémiose, dont notamment une réévaluation des oppositions participatives de Louis Hjelmslev.

Are there transitional works of art? This question is posed primarily as a challenge. In order to answer, we must first define the transitory or, better still, the way in which transition applies to manifestations of art such as "works". In this contribution, we seek to approach transition starting from a methodological viewpoint in order to highlight its heuristic potential with regard to semiotically dense objects. The hypothesis is as follows: transition enables us to reactivate the questioning of the objectal status of artistic productions that are not "works" in the traditional sense of the term. An examination of Robert Filliou's Principle of Equivalence will exemplify the epistemological shift required to meet the semioesthetic challenge posed by these semiotic objects and allow us to revisit some general dynamics of semiosis, including a reappraisal of Louis Hjelmslev's participatory oppositions.

Index

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Mots-clés : acte de Création, objet esthétique, Robert Filliou, sémioesthétique, transition

Keywords : aesthetic object, creative Act, Robert Filliou, semioaesthetics, transition

Plan
Texte intégral

1. Introduction

Note de bas de page 1 :

Cf. https://www.cnrtl.fr/definition/TRANSITION

L’argumentaire du Congrès de l’AFS consacré aux Transitions : écologiques, numériques, sociales, anthropiques mentionne deux aspects qui nous paraissent essentiels vis-à-vis du questionnement et de l’objet d’étude de cette contribution. D’un côté, on fait référence au déploiement et au potentiel d’activité de la (notion de) transition : elle serait une donnée (en cours), un phénomène, un vecteur, un faire, notamment dans les domaines de l’écologie et du numérique. Du point de vue sémiotique, les transitions auxquelles nous adhérons, que nous subissons ou dont nous sommes acteurs malgré nous, restructurent la narrativité et notamment la discursivisation des sémioses sociales et politiques. De l’autre côté, et dans une perspective plus générale, la transition1 est définie de manière souple, voire sémantiquement ambigüe : elle est un passage, un état, un degré ou une phase intermédiaire, un intervalle, soit, sémantiquement parlant, une zone de turbulence, d’indétermination et éventuellement, de coexistence de valences et de valeurs concurrentielles. Ni l’une ni l’autre, ou à la fois l’une et l’autre : le transitoire mettrait en avant l’instabilité structurelle préalable à toute sémiose, à tout avènement d’une forme. Cependant, comment peut-on reconnaître le transitoire ? Comment peut-on s’y inscrire ? Car, s’il est vrai que les phénomènes de transition réorganisent l’interaction entre sujets et objets de valeur, une scène figurative, énonciative et pratique demeure nécessaire pour qu’un acteur puisse y agir. La transition ou le transitoire semblent être porteurs d’une certaine circularité dans la manière de les aborder. Si l’on se tient à ce champ sémantique préliminaire, comment pourrait-on s’interroger sur l’existence présumée d’œuvres transitoires ? Et puisque le domaine de l’art, bien qu’impliqué au premier chef dans les transitions écologique et numérique, ne semble pas être affecté en tant que tel par la transition, faudrait-il aborder cette relation en termes de transitions de l’art ou en ceux d’arts transitoires ? Dans cette contribution, nous chercherons à montrer en quoi la possibilité de répondre à ces questions s’avère un défi sémioesthétique dans le sens que nous avons donné ailleurs à cet adjectif (De Luca 2023).

La première question peut paraître oxymorique si l’on considère l’œuvre en tant qu’objet artistique et/ou esthétique qui, bien qu’ouverte, demeurerait délimitable et identifiable par une grille analytique sémantique, encyclopédique et culturelle. Comment un artefact pourrait-il être un passage, ou « se trouver » dans un état intermédiaire ? Et, entre quoi et quoi : la production et sa réception ? Ou bien, entre ses différents supports et formats possibles ? Dans ces cas, ne serions-nous face à des dynamiques de médiation/médiatisation ou de traduction plutôt que de transition ? Ce point touche de près à la fois le débat (sémio)-esthétique autour de l’établissement de critères d’intelligibilité de l’artistique et de l’esthétique, et les outils aptes à appréhender de multiples et disparates manifestations de l’artistique et de l’esthétique.

Pour ce qui concerne la deuxième question, l’existence tacite mais constante, au moins dans les arts plastiques du XXe siècle, d’œuvres transitoires a engendré des formes de partage collectif et distribué du geste créateur, si bien qu’une convergence s’opère de plus en plus entre ce qui serait le transitoire dans l’art et la transition notamment écologique. À ce sujet, le musicologue Makis Solomos a pointé très clairement l’articulation entre les transformations épistémologiques, économiques et pratiques qui affectent le monde de l’art, et les transitions sociale et écologique de l’époque actuelle. Dans une perspective visant à contrer autant que possible les effets du capitalisme à la fois sur l’art et sur l’environnement, et en s’appuyant sur la définition de transition donnée par Rob Hopkins, Solomos défend un art engagé, social, collectif, partagé, qui expérimente de nouvelles formes de la création afin d’acter le changement souhaité du statu quo. Pour ce faire, il réfute la présumée autonomie de l’art, dont son corrélat est précisément la notion d’œuvre traditionnellement conçue :

L’autonomie rend aussi possible la récupération de l’art par le capitalisme […] Adorno lui-même était conscient que c’est l’autonomisation de l’œuvre artistique qui rend possible sa réification, son devenir de marchandise. C’est un grand paradoxe, et il faudra bien un jour, peut-être, renoncer à la notion d’œuvre dans ce sens, comme l’ont fait plusieurs artistes depuis déjà un certain temps. Par ailleurs, d’une manière peut-être encore plus inquiétante, la capacité mimétique de l’art peut aussi se lire dans l’autre sens : par son autonomie, l’art peut n’être qu’un redoublement du monde et de son oppression. Ceci devient vrai peut-être aujourd’hui si l’on pense à l’impératif de la croissance, au credo de l’homo œconomicus qui nous domine (Solomos 2018, en ligne).

Les façons contemporaines d’injecter du transitoire dans la transition sociale et anthropique des arts et des sociétés semblent donc se relier, entre autres, à la « tradition » de mouvements artistiques tels que Dada et la galaxie Fluxus, et qui se prolongent jusqu’à l’art invisuel. En effet, rappelle Solomos,

De nombreux artistes traversent les frontières de part et d’autre : création artistique autonome d’un côté, pratique sociale ou activisme écologique ou politique de l’autre. De nombreux artistes également s’engagent dans des questions environnementales ou sociales. D’autres revendiquent l’idée de collectif artistique et tentent de rendre inopérant le circuit de la propriété privée. On pourrait citer de nombreuses réalisations musicales, chorégraphiques, visuelles allant dans ce sens. D’autres artistes continuent à produire des « œuvres », mais s’ouvrent […] Il ne s’agit pas de prôner une révolution qui ne surviendra pas. Il s’agit tout simplement de tenter de sortir – sans la quitter – de cette autonomie qui oscille, d’un côté, entre une tour d’ivoire dont la position critique est parfois comprise comme mépris et, de l’autre, une pure et simple marginalisation de l’art (Solomos, Ibid.).

À partir de ces premières considérations, nous allons étayer notre argumentation de la manière suivante. Dans un premier temps, on cherchera à comprendre l’intérêt théorique et les implications sémiotiques d’un possible désœuvrement des objets (ou ouvres) esthétiques et artistiques en relation avec la problématique de la création. Cela nous permettra de détailler davantage les questionnements aussi bien théoriques que méthodologiques engendrés par la transition et/ou le transitoire, et de passer en revue certaines de ses conceptualisations. L’examen du Principe d’équivalence de Robert Filliou (1969/1972) exemplifie le changement de regard épistémologique nécessaire afin de relever le défi sémioesthétique posé par ces objets sémiotiques. Finalement, cette revue de la transition (ou du transitoire) nous permettra de revenir sur certaines dynamiques générales de la sémiose que ces processus semblent sous-tendre.

2. Dés-œuvrer les objets esthétiques

La formule œuvre transitoire, dont par ailleurs nous ne faisons que postuler l’existence, ne paraît oxymorique que si l’on présuppose une équivalence entre, d’un côté, objet sémiotique et, de l’autre, objet esthétique et/ou œuvre artistique. En revanche, une fois cette distinction faite, elle peut légitimement acquérir une valeur descriptive et analytique capable éventuellement de subsumer des « objets » ou phénomènes – esthétiques ou non, artistiques ou non – divers, tels que des performances, des installations, des artefacts, mais également des pratiques, des rituels ou des objets du quotidien. Cela ne veut aucunement dire que des soi-disant objets esthétiques ne sont pas sémiotiques dans l’acception d’être porteurs de sens, car cela relève de l’évidence. De la même manière, cela ne veut pas non plus dire que des objets sémiotiques ne puissent pas être esthétiques ou artistiques ; la preuve en est, entre autres, que nous nous attachons à l’examen d’« objets » relevant (malgré eux dirait-on) du domaine de l’art. Cependant, si l’on veut efficacement contester le présumée autonomie de l’art – dont le corrélé est le mythe de la création individuelle –, et prendre au sérieux ce que la (ou les) transition(s) implique(nt), il faut soit revoir l’articulation entre l’esthétique et l’artistique par-delà la différence entre, par exemple, expérience esthétique et objet ou œuvre artistique, soit, plus radicalement et dans une acception spécifique, « en finir » avec l’objet (esthétique) et/ou l’œuvre (artistique). Les deux aspects sont l’un le revers de l’autre ; n’étant pas possible d’approfondir ici le premier, nous nous attardons sur le second.

Jean-Marie Schaeffer a mis en évidence les impasses théoriques engendrées par la superposition terminologique et conceptuelle sous-jacente à la notion d’« objet esthétique », lesquelles affectent également celle d’« œuvre d’art ». La première locution présuppose en effet l’existence à la fois d’un objet « épistémologique » et d’un objet « ontologique », ce qui entraîne : i) la séparation entre faits (ou phénomènes) et objets et, par conséquent, ii) la nécessité de délimiter cette classe d’objets et d’en identifier des propriétés tantôt consubstantielles, tantôt relationnelles. Que l’on privilégie la prééminence de propriétés « ontologico-perceptuelles » ou bien de « propriétés fonctionnelles » (Schaeffer 2004 : 26) à même de déterminer aussi bien l’existence d’objets esthétiques que des qualités propres à la classe d’objets esthétiques nommée « œuvre d’art », on tombe dans l’aporie liée à la totalisation de l’esthétique ou de l’artistique. Pour le dire très brièvement, soit les « œuvres d’art » constituent une catégorie d’objets irréductible à celle des autres objets esthétiques, si bien qu’une dissociation s’opère entre la dimension esthétique et la dimension artistique et entre le perceptif et le symbolique, « ce qui revient de facto à renvoyer l’esthétique du côté de la “nature” et l’artistique du côté de la “culture” » (Ibid. : 27), soit l’on considère les propriétés artistiques comme étant d’abord et foncièrement esthétiques. Cette deuxième option pose à son tour un problème d’étendue de l’objet « œuvre d’art » : soit il faut la restreindre « de manière à pouvoir en exclure les “œuvres” qui sont perceptuellement indiscernables de simples artefacts “utilitaires”, soit au contraire l’étendre jusqu’à y inclure tous les artefacts » (Ibid.). Avant même leur application transculturelle et transhistorique, ou à de diverses situations sémiotiques, les notions d’« objets esthétiques » et « œuvres d’art » sont viciées par ce que Schaeffer nomme un biais ontologisant qui conditionne les bases logico-sémantiques mêmes des phénomènes esthétiques et artistiques. Ce point est crucial vis-à-vis de notre argumentation car il détermine les façons dont les objets sémiotiques (esthétiques et artistiques) sont appréhendés, c’est-à-dire les manières dont on conçoit leur production de valeur et donc de sens, et, conséquemment, les outils et les catégories méthodologiques aptes à décrire leur déploiement. Comme l’écrit Schaeffer,

Nous avons tendance, dans nos modélisations savantes du réel, à avoir recours à la voie de l’escalade ontologique : nous pensons tous les « états de fait » comme des « objets » […] Ce biais ontologisant est à la fois substantifiant et objectivant. Il est substantifiant parce qu’il nous amène à ne pouvoir concevoir le réel que sous la forme d’une structure de classes d’objets définies par des propriétés internes traduisant leur « nature » ou « essence ». Il est objectivant dans la mesure où […] il institue la fiction selon laquelle l’être humain serait extérieur au monde, qu’il se tiendrait face au réel dont il s’exempterait en tant que pur sujet de la connaissance. Le monde se trouve ainsi rassemblé sous la figure d’un ensemble d’objectités se donnant sous la forme d’une altérité pure (Ibid. : 28).

L’impossibilité de penser l’esthétique (et l’artistique) en des termes événementiels et processuels conduit à la réification de la dimension esthétique, en ceci que l’on néglige le caractère assurément relationnel – Schaeffer prône l’emploi de la locution « relation esthétique » au lieu d’« objet esthétique » – de l’investissement esthétique d’un objet. Il en découle des conséquences importantes par rapport à ce qui nous intéresse ici.

En premier lieu, la capacité de penser de manière événementielle, processuelle et relationnelle dépasse – en les incluant – les aspects liés à la pertinentisation, à la contextualisation ou à l’institutionnalisation des activations esthétiques et artistiques, car elle remonte aux sources mêmes, biologiques et cognitives, de l’esthétique. Ce que Schaeffer appelle « production de signaux à coûts élevés », typique, entre autres, des productions artistiques, désigne, en quelque sorte, l’émergence même de la forme que prennent certaines (inter)actions humaines, ainsi que le degré de réflexivité propre à l’expérience humaine. Par la mise en relief réflexive de certaines facettes de la relation à l’entour, on esquisse conjointement un autre cours existentiel ainsi qu’un cours d’action capables à leur tour de transformer profondément le système de valeurs dans sa globalité qui régit la forme de vie des sujets (et des objets).

En deuxième lieu, ce changement de perspective permet de penser la création comme activité et, ipso facto, l’acte de création sous un prisme continuiste. Cela veut dire reconnaître la qualité durative de la création, que cette dernière se stabilise ou non dans la production d’un artefact ou d’une œuvre dotée d’une identité et d’une autonomie propres ; corrélativement, cela implique également de chercher à saisir dans l’objet esthétique ou dans l’œuvre d’art ce qui ne cesse de se faire, de se créer, de s’esquisser. Pour ne le dire qu’à titre d’hypothèse, il ne s’agit pas tant de réfléchir sur les différents modes d’existence des sémantisations de l’objet ou sur les degrés d’ouverture de l’œuvre, mais sur ce qui servirait de signe pour une virtualité, ou, autrement dit, ce qui pourrait indiquer à quelle échelle, dans quels formats, dans quelles médiations elle pourrait continuer, sous quelles autres formes elle pourrait se présenter.

En troisième lieu, cela implique de désœuvrer les objets esthétiques et artistiques en cherchant à fabriquer des outils conceptuels et méthodologiques plus adéquats à rendre compte de la variété des « objets » et des phénomènes soumis à l’analyse. Il serait possible, en somme, de tenir compte de tout ce qui serait investi esthétiquement sans qu’il puisse forcément être assimilé à des propriétés d’un objet, qu’il s’agisse d’éléments matériels ou immatériels.

La notion de désœuvrement que l’on emprunte au philosophe Frédéric Pouillaude se lie à celle d’acte de création telle qu’énoncée par Gilles Deleuze. Par la formule désœuvrement chorégraphique, Pouillaude entend relever la spécificité esthétique de la danse et des pratiques chorégraphiques, à savoir leur fragilité constitutive vis-à-vis de la possibilité de se doter d’un objet (épistémologique) relativement stable, et ce en dépit de l’existence d’objets (ontologiques) tels des œuvres. Selon le philosophe, la danse met en crise la notion occidentale d’œuvre précisément à cause de son apparente faiblesse à l’égard du critère de durabilité (fixation, itération, transmission) posé comme garant de l’identité de tout type d’œuvre. Aussi, son statut opaque et contradictoire – ni complètement allographique, ni complètement autographique, ou bien à la fois partiellement allographique et autographique – contribuerait à un empiètement de la notion d’œuvre sur celles de corps, archive, occurrence, pour ne citer que quelques-uns des exemples mentionnés par le philosophe. C’est cette même faiblesse qui, affirme-t-il, a fait de la danse le transcendantal de l’art, voire, dirions-nous, le socle immanent à tout objet esthétique, en vertu de cette « énergie qui s’oppose à l’ergon », et de cette « inquiétude de l’acte qui refuse de s’annuler dans l’œuvre » (Pouillaude 2009 : 87). En d’autres termes, « le désœuvrement n’est rien d’autre que l’absence d’œuvre se jouant et se négociant à l’intérieur même des œuvres, la manière qu’elle a de déstabiliser, au sein même du cadre opéral, toutes les caractéristiques traditionnelles de la notion d’œuvre » (Pouillaude 2011 : 124). Ainsi, désœuvrer les objets esthétiques ne revient pas à nier l’existence en tant que telle des œuvres, mais plutôt à montrer, par le biais de l’absence qui les traverse constitutivement, leur concevabilité même, c’est-à-dire cette négociation, ou la coexistence et l’indécidabilité des forces contradictoires qui président à leur genèse. C’est dans ce sens que l’on peut convoquer les suggestions deleuziennes au sujet de l’acte de création. Dans la célèbre conférence de 1987, Deleuze passe en revue les modes de fabrication propres à la philosophie, le cinéma, la science, l’art. Par-delà les aboutissements de chacune des dynamiques internes à ces domaines, ils partagent tous le même faire, c’est-à-dire la mise en série d’inventions, ou l’invention de séries, dont les « produits » ne sont rien d’autre que des modes d’agencement de matériaux expressifs potentiels : « la série qui est commune à tout ça ou la limite de tout ça, c’est quoi ? c’est l’espace-temps » (Deleuze 1987). Qu’il s’agisse de blocs de mouvements-durée (cinéma), de concepts (philosophie), de lignes-couleurs (peinture), ou bien d’ensembles ou de fonctions (science), les séries préfigurent des absences à venir, à savoir ces autres espace-temps qui ne cessent de devenir. Dans cette perspective, c’est l’œuvre d’art qui est elle-même comprise en tant qu’acte :

Il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance. […] l’art c’est ce qui résiste, c’est ce qui résiste et c’est être non pas la seule chose qui résiste, mais c’est ce qui résiste. […] d’où le rapport, le rapport si étroit entre l’acte de résistance et l’art, et l’œuvre d’art. Tout acte de résistance n’est pas une œuvre d’art bien que, d’une certaine manière elle en soit. Toute œuvre d’art n’est pas un acte de résistance et pourtant, d’une certaine manière, elle l’est. […] L’acte de résistance, il me semble, a deux faces : il est humain et c’est aussi l’acte de l’art. Seul l’acte de résistance résiste à la mort, soit sous la forme d’une œuvre d’art, soit sous la forme d’une lutte des hommes. […] Il n’y a pas d’œuvre d’art qui ne fasse pas appel à un peuple qui n’existe pas encore (Ibid.).

La résistance – et a fortiori l’œuvre d’art – semble se configurer comme un acte contradictoire car, alors qu’elle nie la mort, elle affirme par le même coup la puissance de ce peuple qui n’existe pas encore. De ce fait, l’absence est posée à la fois par opposition et par affirmation ; le « peuple qui manque », selon la formule que Deleuze emprunte à Paul Klee, est en effet thématisé par son absence plutôt que d’être engendré par une sorte d’émanation. S’il y a donc affinité entre l’acte de résistance et l’œuvre d’art, c’est qu’elle est cet avènement d’une série d’espace-temps qui peut résister de plusieurs manières, jusqu’à s’absenter d’elle-même.

3. De la création à la transition

Loin de n’être qu’un questionnement uniquement spéculatif, la compréhension des œuvres transitoires et de leurs enjeux est en prise directe avec l’entour sémiotique et institutionnel de l’art contemporain. Une œuvre qui s’autodétruit au moment même où sa valeur marchande éclate, et qui n’existe que par son relais socio-numérique ; la remédiation et les formes de médiatisation comme procédés normatifs du déploiement du potentiel de sens des artefacts et de l’expérience esthétique globalement conçue ; l’établissement d’un principe d’équivalence (différent de l’acception qu’en donne Filliou 2010) entre une signature, la valeur (crypto)économique et l’écriture de métadonnées, qui prime sur toute expression de l’œuvre : autant d’exemples qui, à des degrés et suivant des modalités différentes, tendent à opacifier le cours de l’œuvre et de sa sémiose en complexifiant son rapport à la vie de ses effets, et à la vie tout court.

Comme évoqué plus haut au sujet de l’objet esthétique et du désœuvrement, il apparaît clair que penser la transition comme une des formes de la sémiose esthétique et de l’art implique de se poser en amont des questions relatives aux supports ou aux passages entre plans et régimes sémiotiques, pour interroger les catégories mêmes qui les rendent possibles. Dans cette perspective, on souhaite soustraire la transition ou le transitoire à l’éphémère, c’est-à-dire à la variation rythmique qu’elle peut introduire dans la flèche du temps. S’il est incontestable que le transitoire brouille les frontières de l’aspectualité (inchoativité, durativité, terminativité), il ne se superpose pas entièrement avec le devenir. Ailleurs, nous avons cherché à mettre en lumière l’épaisseur du devenir en tant que tel, une épaisseur qui rend compte de l’existence de différentes vitesses du sens, si bien qu’un même objet sémiotique peut être dans plusieurs phases en fonction du niveau de pertinence pris en considération. Ici, on peut avancer l’hypothèse suivant laquelle la transition met en exergue ce qu’un « objet » peut être avant même ou par-delà son mode d’existence. En d’autres termes, la question est : qu’est-ce qui peut se trouver à être, comment ? Le transitoire semble installer comme une bifurcation, un ordre second et parallèle au flux du temps ; il ne pointe pas qu’en face, vers un but plus ou moins flou, semble invoquer un regard latéral, disséminé et plus étalé dans l’espace-temps, car ce qui peut être le peut partout et (presque) à tout moment. Si le problème posé par la transition est moins spatio-temporel – comme dans le cas du devenir – que « modal », voire logique, alors le sinologue François Jullien a raison lorsqu’il convoque cette notion pour montrer les différences entre les pensées européenne et chinoise à l’égard desdites transformations silencieuses. Selon le philosophe, la pensée européenne échoue face à l’être de la transformation, à savoir la transition, « celle-ci disant explicitement […] le “passage” permettant d’aller d’une “forme” à la suivante – dans l’entre-formes, si je puis dire – et développant ainsi de son mieux ce trans » (Jullien 2009 : 22). La transition fait trou, dit Jullien, précisément parce qu’elle « n’est pas de l’“être” » (Ibid.), à supposer que la pensée européenne ne procède que par une logique de propriétés mutuellement exclusives, discontinuiste, où il est donc difficile de saisir ce moment « moyen », l’intermédiaire, l’entre en tant que tel. En effet, penser par transition implique, encore une fois, de passer d’une ontologie de l’objet à une ontologie du procès, de sorte à pouvoir embrasser la continuation de et dans la modification ou, autrement dit, une production de la différence qui soit à la fois négative et positive. C’est dans ce sens que la transition s’avère

L’indéterminable par excellence […] : elle est ce qui ne connaît plus de terme ou de marque de séparation possible permettant de distinguer l’un et l’autre – le noir et le blanc, ou le grave et l’aigu. Qu’il s’agisse du gris ou de la note médiane, la transition abroge en eux la frontière […] la transition est par excellence ce qui nous retient de dire jusqu’où va telle propriété ou qualité, où commence l’autre. Elle retire à l’une comme à l’autre leur pertinence et les résorbe (Ibid. : 35).

Cependant, des passerelles peuvent être instaurées entre l’héritage grec et la pensée orientale.

Par exemple, dans sa mésologie (l’étude des milieux), le philosophe Augustin Berque (2015) a introduit les notions d’empreinte-matrice et de trajection afin de penser de manière non-dualiste la relation entre individus et milieux-paysages, celle entre ce qui tient pour « sujet » et pour « objet », les formes de co-détermination de la nature et de la culture. Berque cherche à cerner ce qu’il appelle morphose moyennant un changement d’approche des interactions entre les êtres et leurs milieux :

Dans la trajectivité de la relation entre l’être et son milieu, les choses ne sont pas des objets. Elles existent dans une dimension moyenne entre le subjectif et l’objectif, l’actif et le passif, ce qui en fait des prises […]. Dans un sens analogue à ce que James Gibson a nommé affordance. Elles nous donnent prise, et réciproquement nous avons prise sur elle (Berque 2015 : 24).

Cette dimension « moyenne » qui rend compte des morphoses, constitue le point de tangence entre Occident et Orient, et notamment entre la chora platonicienne et le milieu tel qu’il est conçu dans la pensée japonaise. Encore une fois, ce croisement ne se fait que par un renversement de la forme logique qui préside à l’émergence même des objets et des relations. Berque s’appuie sur ce que la chora et le milieu partagent : dans les deux cas, il est question de série, et d’une série de type ternaire qui engendre des relations hiérarchiquement égalitaires. L’importance du passage du trilemme au tétralemme tient au rejet du tiers exclu qui a fondé une bonne partie de la rationalité occidentale. En effet, la chora semble appartenir à « un troisième et autre genre » (Ibid.), ne pouvant être assimilée ni à l’idée, ni à la genèse. Cette irréductibilité trouve un écho dans la conceptualisation de la voie moyenne des traités bouddhistes qui élaborent un développement de type quaternaire pouvant être résorbé par une suite ternaire. Les lemmes sont classés comme suit : « assertion (A) ; négation (non-A) ; biassertion (à la fois A et non-A) ; binégation (ni A ni non-A) […] si l’on place la binégation au troisième rang, la biassertion, placée désormais au dernier rang, ouvre une infinité de possibles » (Ibid. : 28). Ainsi, la « réalité d’un milieu », c’est-à-dire la « dimension éco-techno-symbolique des prises médiales » – et dans une certaine mesure, l’émergence des sujets, des objets et de leurs interactions –,

Implique très concrètement le troisième et le quatrième lemme : ni A ni non-A, elle ne relève proprement ni de l’en-soi d’un pur objet ni du pour soi d’un pur fantasme, car elle combine trajectivement les deux en un syllemme – de sullambanein, prendre ensemble –, à la fois A et non A. La méso-logique […] c’est justement une lemmique, incluant le tiers au lieu de l’exclure comme le fait traditionnellement notre logique. Voilà effectivement l’évidence devant laquelle nous place le symbole, où A est toujours en même temps non-A (Ibid. : 28-29).

Note de bas de page 2 :

Cela ne veut pas dire nier la singularité d’un acte créateur, individuel ou collectif, mais plutôt souligner le caractère processuel de l’avènement des pôles subjectal et objectal.

À l’aune de ces considérations, il est possible de réviser brièvement certaines formulations sémiotiques à la croisée de la transition et du couple création/créativité afin de les inscrire dans un cadre davantage désubjectivisé2. Visant à articuler les domaines et sphères d’action des sémioses anthropiques et subjectales, Pierluigi Basso Fossali évoque la transition à propos de la dialectique entre parcours et passage intervenant dans l’interprétation de l’espace. Selon le sémiologue « elle dénote un passage qui devient l’occasion pour activer une transformation du sujet, sans attendre la fin du parcours pour se réaliser » (2017 : 349). L’investissement identitaire semble se rattacher directement à l’étymologie du mot, à laquelle s’ajoutent « des compléments temporels (le transitoire), spatiaux (une zone transitionnelle) et éventuellement actoriels (le transitaire en tant qu’acteur qui filtre les valeurs en transit » (Ibid. : 350). Il semblerait que la phase « transition » n’opère que sur des valorisations déjà actives, voire attestées, venant perturber ponctuellement mais continûment les transformations narratives et interprétatives des actants, « en certifiant seulement les étapes, le statut de départ et le statut final des entités sémiotiques concernées » (Ibid.). Cependant, Basso Fossali admet le caractère paradoxal de la transition, son déroulement « indéterminé » (Ibid.), où « toute hiérarchisation est précarisée et le cheminement semble s’effectuer sur place, dans le “lit fluvial” du présent. L’événement même devient l’objet d’une filature attentive, d’une trame émergente par rapport au continuum » (Ibid. : 351). Si tel est le cas, alors la transition se situerait même en-deçà ou en surplomb par rapport aux identités établies et pourrait ainsi être rapprochée précisément de la créativité. Cette notion, sur laquelle Basso Fossali s’était déjà attardé (2009), apparaît (2017) non loin de celle de transition, les deux exhibant différemment ce « pouvoir de restructuration identitaire ». Conscient des dangers hérités du paradigme romantique de la création, il souligne l’ancrage généalogique de la création, mais semble osciller entre une tentation « intentionnaliste », « originelle », générative de la créativité, et une conception plus nuancée, « où les fonds personnels sont déclarés comme toujours en cours d’établissement » (Basso Fossali 2009). Par-delà le questionnement identitaire proprement subjectif, entendre la créativité comme « l’agencement de raisonnements figuraux qui recherche des discontinuités identitaires (subjectales et objectales), en précarisant ainsi la continuité narrative, au profit de résolutions de lacunes diagrammatiques, c’est-à-dire du déficit de structuration dans la gestion pluridimensionnelle de l’entour » (Ibid.) permet, selon nous, d’embrasser du regard la globalité du processus qui aboutit (ou non) à la production d’une œuvre, et témoigne de l’étrange logique décrite plus haut de coexistence des contraires et de mise en série de l’affirmation et de la négation.

De ce fait, appréhender des objets sémiotiques tels que des œuvres transitoires commande un saut d’échelle, et des outils se situant eux-mêmes à la charnière du subjectal et de l’objectal, des valorisations en vigueur et des horizons de valeurs à venir, voire de la production et de la réception. Comme l’argumente Marion Colas-Blaise dans un texte portant encore une fois sur la création, la notion de dispositif est apte à cette tâche. Pour le dire brièvement, le dispositif permettrait de gérer, sans l’épuiser, le jeu de la production de sémiotiques-objets et de leurs réénonciations, ce qui entraîne, à la suite de Deleuze, une démultiplication des formes de subjectivation. Dans ce sens,

Le dispositif-agencement d’hétérogénéités assure une trans-itivité préfigurant la production d’une sémiotique-objet comme totalité close, tout en accueillant la variation conjoncturelle, quand l’effet produit déborde l’effet escompté et quand la sémiotique-objet accueille des réénonciations jouant de la perméabilité des frontières du tout de sens (Colas-Blaise 2021 : 74).

Cette perspective s’avère utile dans la mesure où elle permet de saisir une qualité spécifique des œuvres transitoires : bien qu’étant inscrites, en tant qu’objets sémiotiques, dans des situations performatives (De Luca 2024, sous presse), elles semblent promouvoir une coexistence, voire une indifférence syntagmatique, de formats et niveaux de pertinence (Fontanille 2008). En d’autres termes, elles semblent ne pas forcément opérer des intégrations (ou de syncopes) entre régimes expressifs, et peuvent toutefois s’étaler jusqu’à se diluer dans des formes de vie à part entière. Cette précision est davantage importante pour distinguer le procédé de Robert Filliou des formes d’art procédural ou conceptuel.

4. Le Principe d’équivalence de Robert Filliou

La biographie de Robert Filliou (1926-1987), ses déclarations, ainsi que sa démarche (non)-artistique, s’inscrivent tout naturellement dans la galaxie Fluxus – même si de manière quelque peu décentrée –, et sont influencées par le Bouddhisme, qu’il avait découvert tout au long de ses voyages, et qui l’avait mené à effectuer une retraite (inachevée) de trois ans, trois mois et trois jours dans le Centre d’étude tibétaine de Chanteloube, en Dordogne. De la même manière, l’influence des théories utopistes de Charles Fourier est attestée par ses études en économie et ses expériences professionnelles précédant le début de sa « carrière » artistique. Les titres de quelques-unes de ses « créations », traversant tout support, format, matériau et genre artistique, sont à cet égard révélateurs, tels que, entre autres, le Principe d’économie poétique (1966), la Cédille qui sourit (1965-1968), l’Eternal Network/Fête Permanente, le Centre de Création Permanente/Poïpoïdrome (1964/1978), l’Œuvre sans valeur (1969), le Permanent Creation Tool Box n. 2 (1969), l’autoportrait bien fait, mal fait, pas fait et la série des portraits non faits (années 1970), la Recherche sur l’origine (1974), And So On End So Soon : Done 3 Times (1977). Dans ce cadre, guidé par une « in-différence » généralisée vis-à-vis des valorisations régissant le domaine de l’art – économiques, institutionnelles, esthétiques/artistiques –, le Principe d’équivalence (1969/1972) serait l’emblème d’une poétique du vide qui a d’ailleurs été mise en avant à plusieurs reprises, et qui se déclinerait tantôt sous sa forme conceptuelle et procédurale (voire logique), tantôt sous celle immatérielle, ou, encore, spirituelle. Par-delà ces évidences, il s’agit de problématiser davantage ce vide à l’égard de la production de la différence – une mise en série que le Principe exhibe –, tout comme le clivage apparemment mutuellement exclusif entre idée et matériau, objet et support. Disons-le tout de suite : le dispositif esthétique sous-jacent au Principe d’équivalence peut selon nous l’identifier comme une œuvre transitoire car précisément il incarne une dynamique sémiotique de type participatif quant à la production même des « objets » qui s’y rattachent, de leurs supports, formats, modes d’existence.

Pourquoi ce clivage entre concept et matière semble-t-il irrésoluble ? Une première réponse découle de l’observation des « objets » qui lui sont rattachés : à la fois formulation d’ordre linguistico-conceptuelle et œuvre, ou ni œuvre à proprement parler, ni principe combinatoire stricto sensu, le Principe d’équivalence (Figures 1 à 5) s’applique à une installation, à des portraits et des autoportraits, à un tampon, à une proposition générale sur la manière d’entendre les relations entre l’art et la vie. Filliou le définit à plusieurs reprises :

C'est la création permanente qui m'intéresse. Je peux manipuler ce concept et l'utiliser partout dans mon travail. Voici un tampon que j'avais fait autrefois avec l'inspiration : Création permanente – « Principe d'équivalence : Bien fait. Mal fait. Pas fait ». Ce qui veut dire qu'en termes de création permanente il est équivalent qu'une œuvre soit bien faite, mal faite ou pas faite […] Le Principe d'équivalence est une sorte d'outil conceptuel, que j'ai utilisé dans de nombreux travaux. La première œuvre consistait en une chaussette rouge dans une boîte jaune dont les proportions et les couleurs elles aussi étaient justes – je qualifiais ce travail de « Bien fait ». Puis je l'ai refait mais, cette fois, les proportions et la couleur étaient fausses – « Mal fait ». Je l'ai refait une troisième fois (il s'agissait toujours du même concept : une chaussette rouge dans une boîte jaune). J'ai trouvé ces travaux bien faits en égard à la peine qu'ils m'avaient donnée. Puis je les ai refaits tous les trois comme mal faits et comme pas faits. Comme auparavant ces trois modèles m'étaient apparus comme bien faits, je les ai refaits une deuxième fois comme mal faits et, une troisième fois comme pas faits. Ainsi, avec ce travail en bois j'avais commencé une progression. J'ai dû m'arrêter au cinquième élément de la série car il avait déjà une longueur de quarante pieds. J'ai calculé que les dimensions d'une série de cent atteindrait dix années-lumière (à la 21' puissance). Et chaque fois que j'ai montré ce travail, j'ai dit qu'il illustrait la création permanente de l'univers (Filliou, Dreyfus, Noël 1988 : 5).

Figure 1 : Le Principe d'Équivalence, cf. https://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-Filliou/

Figure 1 : Le Principe d'Équivalence, cf. https://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-Filliou/

Figure 2 : Principe d'équivalence, détail

Figure 2 : Principe d'équivalence, détail

Figure 3 : Section P, ‘Portrait, Portraits Not Made ! Création Permanente ! Équivalence ! Verz. No. 89–91’ (Reprinted from Robert Filliou, Michael Erlhoff and Hannover, Sprengel Museum (1984). Cf. Fredrickson (2018)

Figure 3 : Section P, ‘Portrait, Portraits Not Made ! Création Permanente ! Équivalence ! Verz. No. 89–91’ (Reprinted from Robert Filliou, Michael Erlhoff and Hannover, Sprengel Museum (1984). Cf. Fredrickson (2018)

Figure 4 : Autoportrait bien fait, mal fait, pas fait (Self-Portrait Well Made, Badly Made, Not Made), 1973, Museo Reina Sofía, Madrid. Image credit : © Estate of Robert Filliou. Courtesy Galerie Nelson-Freeman, Paris

Figure 4 : Autoportrait bien fait, mal fait, pas fait (Self-Portrait Well Made, Badly Made, Not Made), 1973, Museo Reina Sofía, Madrid. Image credit : © Estate of Robert Filliou. Courtesy Galerie Nelson-Freeman, Paris

Figure 5 : Principe d'équivalence, tampon

Figure 5 : Principe d'équivalence, tampon

Ainsi conçu, le Principe d’équivalence – Bien fait. Mal fait. Pas fait, peut être interprété, du point de vue linguistique, soit comme énonciation procédurale ou programmatrice, soit comme qualification dans l’après-coup de formes spécifiques de l’assemblage d’objets entre eux. Cette première perspective semble ranger le Principe du côté de l’art conceptuel. Sylvie Jouval donne cet aspect pour acquis, bien qu’elle le nuance à partir d’au moins deux constats. D’un côté, « si Robert Filliou a souvent évoqué l’importance de l’introduction du “concept” dans l’art moderne […] il semblait pourtant regretter que cette nouvelle manière d’appréhender l’art soit devenue un mouvement artistique à part entière » (Jouval 2003 : 12). De l’autre côté, il s’agit du caractère processuel et participatif du Principe à l’instar des autres réalisations de Filliou, si bien que « le public en découvrant le mécanisme perçoit une œuvre qui décrit un processus d’expansion, “la création permanente de l’univers”, une œuvre “pas faite” en essence mais en train de se faire » (Jouval 2005 : 18, nous soulignons). Par conséquent, si on ne s’en tient qu’au conceptuel, on risque de manquer précisément cette phase, de transition mais durative, entre la focalisation sur l’inchoativité (énonciation procédurale), et celle sur la terminativité (attribution venant clôturer une série d’assemblages).

De plus, s’il est vrai que la production de Filliou s’est intéressée plus au geste qui opère « un effet d’ambiance, une atmosphère où l’art se trouverait à l’état gazeux », et par lequel « au nombre de toutes les activités humaines se glissent celles qui feront œuvre, non par opposition à d’autres mais par juxtaposition » (Mahiou & Riado 2010 : 14), qu’au support communicationnel « chargé de donner à voir au spectateur ce que l’art lui donne à penser » (Ibid. : 15), il ne faut oublier ni la matérialité expérientielle qui fait émerger quelque chose comme un noyau sémantique énonçable, ni l’opération diagrammatique – à la frontière entre la matériel et l’immatériel – que le Principe d’équivalence en tant que dispositif met en acte. Par rapport au premier point, Filliou précise que « c’est le matériau qui me donne l’idée et non pas l’idée qui me donne le matériau. Le plus souvent ça part justement de ce qui m'entoure […] En général, je vais employer ce qui est disponible puisque c'est ce qui est disponible qui m'a permis de concevoir la chose » (Filliou 2004 : 58). Pierre Tilman, ami et biographe de l’artiste, décrit l’ampleur que prend le Principe en tant que pièce d’assemblage des chaussettes, des boîtes et des panneaux en bois : elle passe de dix mètres en 1968, lors de sa première composition, à cent mètres de longueur en 1974, à l’occasion de son exposition à Berlin dans le cadre de son autre projet Recherche sur l’origine. L’augmentation presque exponentielle des dimensions de la pièce répond à un principe « ensembliste » à l’origine de la mise en série du bien fait-mal fait-pas fait : l’équivalence des trois termes fait en sorte que chaque agencement ternaire est le départ – bien fait et, dès lors, remis en question, nié en même temps qu’affirmé – d’une nouvelle série englobant les précédentes… et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’espace (muséal par exemple) ne soit plus en mesure d’accueillir la pièce. Cette évidence permet à Tilman : i) de subsumer sous la catégorie d’outil aussi bien des « choses » matérielles que le langage en tant qu’outil immatériel, et ii) de creuser davantage le sens de l’équivalence en tant que « programme de l’apprentissage », en ceci que le Principe « traite de l’expérience du modèle, de la répétition de l’espèce. Accepter le modèle et se soumettre à lui : Bien fait. Remettre en question le modèle et le déformer : Mal fait. Ne pas se soucier du modèle et ne pas en proposer d’autre : Pas fait » (Tilman 2006 : 183).

Cela nous conduit au deuxième point, car la compréhension de la nature transitoire que le Principe affiche dépend de la manière dont on comprend la relation entre les termes composant le trilemme (ou syllemme) en question. Comment s’agencent ces opérations qui s’emboitent mutuellement sans pour autant se situer (apparemment) au même niveau (onto)logique ? Selon l’historien de l’art Cyrille Bret, le Principe est d’abord un opérateur logique de la création conçue comme praxis, à même de faire superposer des régimes souvent séparés, « le projet, la réalisation et la monstration […] l’idée et le faire comme objet même de la création » (Bret 2010 : 47). La matrice a-dialectique bouddhique du Principe viderait dans une certaine mesure les différences internes à chaque série pour engendrer chez le regardeur un « espace d’indétermination qualitative […] entre le bien fait, le mal fait et le pas fait » (Ibid. : 55). Dans ce sens, comme l’argumente Jean-François Savang, il y aurait une mise en rapport entre un « vide relatif, matérialisé par l’absence de chaussette dans une boîte jaune, et un vide faisant de l’œuvre un transitoire de la pensée. L’œuvre est ainsi à appréhender […] à la manière dont elle fait système dans l’invention d’autres œuvres et d’autres manières de penser » (Savang 2018 : 324). Cependant, pour Bret demeure le problème de concilier les aspects qualitatifs du Principe avec le potentiel quantitatif que chaque élément de la série possède. Pour le résoudre, il adopte une perspective wittgensteinienne qui le conduit à voir le bien fait, le mal fait et le pas fait comme étant des propositions dont les deux premières entretiennent une relation de négation (p ~p) tout en s’impliquant réciproquement (y compris donc le pas fait, nommé q). L’équivalence syntaxique n’empêche pas l’émergence de différences sémantiques à l’intérieur du trilemme. Ainsi, Bret arrive à une conclusion proche de ce que nous expliciterons ci-après, à savoir la démonstration de la capacité du Principe de résoudre « les antinomies de classes logiques […] bien/mal, être/n’être pas, vrai/faux… » puisque « les spécificités logiques attribuées antérieurement aux trois éléments […] se confondent avec l’avènement de cette collection intermédiaire dans une nouvelle catégorie élémentaire : “bien fait, mal fait, pas fait” […] sont […] trois évènements se déployant dans l’espace-temps de la réception de l’œuvre » (Bret 2005 : 59).

Que les antinomies puissent être dépassées, cela est plus qu’admissible ; pourtant, une sorte de linéarité semble demeurer dans ces différentes approches de la mise en série générée par le Principe d’équivalence, ce qui entraînerait finalement le risque de n’y voir qu’une trajectoire plus ou moins « traditionnelle » de la création, partant de l’acte/geste et aboutissant à l’œuvre, soit-elle complètement accomplie ou non. N’oublions pas que nous étions partie du questionnement sur la résistance de l’acte de création, et sur le désœuvrement qui caractériserait les œuvres transitoires. Chez Filliou, le bien fait, le mal fait et le pas fait, tout en pouvant s’enchaîner tels quels, peuvent également s’agencer un après l’autre et indépendamment l’un de l’autre, chacun déployant ainsi la possibilité qu’un nouvel enchaînement voie le jour. Dans ce sens – et puisqu’ils sont dans un rapport d’égalité –, le bien fait, le mal fait et le pas fait tordent, voire renversent les articulations entre paradigme et syntagme : il n’est pas besoin de choisir entre la disjonction et la conjonction, les deux pouvant suivre chacun leur cours ou bien s’imbriquer. Cela tient à la fois aux relations internes entre les trois termes et à l’acception du pas fait. Ce dernier n’identifie pas le manque ou les défaillances d’une œuvre : « le non-réalisé […] transforme la conception de ce qu’est une œuvre. Une œuvre, n’est pas une œuvre en tant que telle ; elle est une œuvre en tant qu’elle n’est pas faite, c’est-à-dire comme action possible » (Savang 2018 : 325), et ce, dans la durativité même de son effectuation.

Pour résumer : l’enjeu principal réside donc dans la manière dont on articule : i) l’affirmation et la négation (qualités du faire coprésentes) avec la négation « existentielle » du faire, ii) la négation, sa puissance et l’absence qu’elle engendre.

5. Bien conclure, mal conclure, pas conclure : de Giorgio Agamben aux oppositions participatives

Par-delà les lectures proprement spirituelles du Principe d’équivalence, comment se fait-il que la négation ou l’absence du faire puissent nourrir cette « œuvre » qui ne cesse de se faire indépendamment de son aboutissement en tant qu’objet constitué ? Au sujet de l’acte de création deleuzien, on a avancé que l’œuvre peut résister jusqu’à s’absenter d’elle-même. Cette formulation est légitimée par la reprise agambienne. À partir du lien entre energeia et dynamis chez Aristote, Giorgio Agamben cherche à penser cette résistance de l’œuvre d’art (et de l’acte de création) non seulement dans sa face « externe » mais comme une puissance interne à l’acte même. En effet, avant d’être puissance en acte, celle-ci est puissance de, à savoir aussi bien de faire que de ne pas faire : « la thèse définit donc l’ambivalence propre à toute puissance humaine qui, dans sa structure originaire, se maintient en rapport avec sa propre privation et reste toujours […] puissance d’être et de ne pas être » (Agamben 2015 : 49). Toute œuvre, même achevée, est traversée par cette puissance double, celle qui s’actualise dans un objet ou dans une performance, et celle qui ne cesse littéralement de la désœuvrer, de l’ouvrir à sa propre impuissance (ou puissance-de-ne-pas). Et le philosophe d’ajouter : « l’homme peut avoir la maîtrise de sa puissance et n’y avoir accès qu’à travers son impuissance […] il n’y a pas, en vérité, de souveraineté sur la puissance, et être poète signifie ceci : être une proie à sa propre impuissance » (Ibid. : 51). Seconder cette impuissance irait jusqu’à être un artiste sans œuvre, non pas en restreignant l’artistique à la signature, au concept, voire à l’identité de l’artiste, mais plutôt en n’assimilant pas forcément la création, l’acte à l’usage, c’est-à-dire à cette forme particulière de l’échange donc le fondement est plus économique que poétique ou poïétique. Ainsi, la puissance-de et la puissance-de-ne-pas co-existent non pas parce qu’elles s’opposent ou s’excluent mutuellement, c’est-à-dire en reproduisant le schéma puissance/acte traditionnel, mais en fonction de l’« extension » de chacune et, par conséquent, de ce qui vaut pour englobant ou englobé. Comme on l’a évoqué plus haut, chaque moment ou expérience de l’œuvre s’avère à la fois autonome et sérielle car la triade bien fait, mal fait, pas fait ne dépend pas d’un critère sémantique surplombant qui installerait des pertinences identifiables et isolables. Le sens de l’équivalence posée par Filliou est à chercher dans cette relation spécifique de corrélation entre le bien fait, le mal fait et le pas fait, plus que dans l’implication entre propositions. Et c’est ainsi que les œuvres transitoires seraient le nom d’un processus sémiotique général historiquement attesté et capable de dialoguer avec le syllemme oriental. Ce processus n’est finalement rien d’autre qu’une manifestation de ce que Louis Hjelmslev avait appelé oppositions participatives. Claudio Paolucci (2020) et Lorenzo Cigana (2022) ont étudié à plusieurs reprises les oppositions participatives du linguiste danois, l’un en l’appliquant à une révision des indices de la personne benvenistiennes, l’autre en y retraçant leur longue genèse. Pour le dire très brièvement, Hjelmslev constate que les corrélations linguistiques, contrairement aux oppositions qualitatives et privatives de Roman Jakobson, se présentent souvent comme des oppositions entre un terme précis et un terme vague. Le premier, A ou terme marqué, est défini comme intensif, tandis que le vague, est nommé extensif et correspond non pas à ~ A (non-A) mais à A + ~ A. Il est nommé ainsi car il « est en mesure d’étendre sa valeur sur la totalité de la catégorie et, de ce fait, de prendre en charge aussi la valeur du terme opposé » (Paolucci 2020 : 55, nous traduisons). Pour Paolucci, cet aspect s’avère révolutionnaire à l’égard de la manière dont on conçoit un système linguistique car « l’identité de ses éléments ne permet pas d’identifier des oppositions entre des termes positifs et négatifs […] Au contraire, chaque élément peut toujours participer aussi de la valeur propre de l’élément opposé » (Ibid. : 56, nous traduisons). L’opposition n’est donc pas entre A et B, ou entre A et ~ A, mais « A : ni A ni non-A ou 'A : aussi bien A que non-A » (Hjelmslev 1976 : 108, nous traduisons). Cigana se concentre tout particulièrement sur ce syntagme et relève exactement le principe moteur de la mise en série telle que Filliou l’a conçue : « le corrélat complexe auquel correspond la formule est défini par une équivalence, soit une fusion, entre le régime conjonctif (et…et) et le régime disjonctif (ni…ni), dont la différence est neutralisée » (Cigana 2022 : 128). Cela ne veut pas pour autant dire qu’il y ait une dissolution totale des éléments, ni une indifférence généralisée du système, mais que la nature extensive ou intensive d’un terme dépend de l’extension topologique de la catégorie de référence. Ainsi, entre la concentration maximale et la diffusion maximale, il y a plusieurs combinaisons possibles, si bien que les oppositions et les neutralisations peuvent selon le linguiste être rattachées au « régime structural de la superposition » (Ibid. : 139). Voici pourquoi l’équivalence peut néanmoins produire de la différence, tout en affirmant, en niant (ou non) chacun de ses termes ou des paires de termes dans des séries non binaires :

La dynamique de diffusion et de concentration de la valeur fait en sorte que les formes linguistiques ne s’opposent pas simplement par exclusion, mais qu’elles se compénètrent ; à son tour, cet état de superposition, à même de garantir que toute la zone de la catégorie soit toujours saturée, détermine des phénomènes de substitution, d’opposition ou de neutralisation des formes (Ibid. : 140, nous traduisons).

À la lumière de ces considérations, on peut détailler le Principe d’équivalence comme suit.

  1. De prime abord, on serait tentée de ne voir qu’une opposition apparente entre bien fait (A) et mal fait (B), à la manière des contraires sur un carré greimassien ; cela voudrait dire que le pas fait nierait (et affirmerait à la fois) aussi bien A que B, chose impossible dans une logique traditionnelle ;

  2. Autrement, on peut apprécier la série bien fait, mal fait, pas fait dans un développement en deux temps suivant lequel on pourrait, par exigence de la description, considérer d’abord A + B = A (bien fait et mal fait) et ~A (pas fait) et, ensuite, dans chaque répétition de la série, voir la relation entre un des termes – disons bien fait – comme un intensif de B + ~A (mal fait et pas fait), qui se poserait comme le terme extensif, et ainsi de suite, car chaque répétition du procédé engendre une sorte de changement d’échelle qui fonctionnerait presque comme un saut ou un changement catégoriel.

Dans le Principe, les frontières catégorielles, objectales, performatives, praxiques, interprétatives entre chacun de ses termes ne sont pas données d’avance, à la différence d’un système linguistique.

Cependant, la récupération de la dynamique participative qu’il exhibe permettrait de regarder différemment les objets esthétiques et leurs multiples manifestations expressives en termes de pratiques d’afférence, supports, formats. Avant même de se demander si des processus de traduction intersémiotique sont à l’œuvre, ou de reprise, ou encore de médiation, la loi de la participation pourrait élucider la nature même de ce qui tient comme œuvre, objet esthétique ou artistique, et ce par-delà tout biais ontologisant. Autrement dit, la loi de la participation pourrait relever enfin le transitoire en tant que travail de la puissance de et de l’impuissance sur lequel se fonde la production de signes, si bien qu’un objet esthétique pourrait « passer » à des vitesses différentes selon le niveau de pertinence sémiotique pris en considération, en vue d’autres possibles, d’autres transitions.

Et s’il n’y a pas d’œuvre, cela ne serait-il pas l’indice d’un nouvel agencement entre ce qui vaudra comme intensif et comme extensif ?