Fiction et véridiction
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Juan Alonso Aldama

Marion Colas-Blaise

Verónica Estay Stange

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Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Marion Colas-Blaise, Juan Alonso Aldama et Verónica Estay Stange.

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Texte intégral

Bien que très étudiée par des chercheurs venant d’horizons théoriques et de champs disciplinaires différents, dont Paul Ricœur, Käte Hamburger et Dorrit Cohn, John Searle et Gérard Genette, Jean-Marie Schaeffer, entre autres, la notion de fiction continue à nous questionner. Ses contours seraient-ils toujours taxés de flous ? Un souci de clarification peut nous conduire, au premier abord, à solliciter le discours lexicographique. C’est révéler une complexité, plusieurs acceptions se disputant l’aire notionnelle. Ainsi, selon le dictionnaire latin-français Gaffiot, le lexème « fictĭo » se définit d’abord par l’« action de façonner », ensuite, par celle de « feindre », avant de devenir un synonyme de « supposition », « hypothèse ». Le détour par Ortolang (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, CNRTL) permet de mettre l’accent sur le « produit de l’imagination », sur la « construction imaginaire consciente ou inconsciente se constituant en vue de masquer ou d’enjoliver le réel ». On voit d’emblée l’urgence d’en étudier les conséquences épistémiques.

Pour éclairant qu’il soit, le discours lexicographique sert ici de point de départ : il a le mérite de focaliser des nœuds conceptuels qu’il s’agira de dénouer.

Le cadre ayant été tracé à grands traits, nous choisissons, dans ce numéro des Actes Sémiotiques, de croiser la question débattue de la fiction avec celle, spécifique et abondamment étudiée en sémiotique, de la véridiction. C’est éviter le risque du « tout est fiction » en circonscrivant un double champ de questionnement. Plus précisément, nous privilégions l’approche sémiotique, en mobilisant le bagage conceptuel de la sémiotique greimassienne et postgreimassienne, tout en cultivant le dialogue avec la philosophie, la narratologie et la théorie littéraire. Ainsi, il s’agit à la fois d’inscrire la réflexion dans une tradition, en prenant appui, plus particulièrement, sur les modèles d’analyse développés par Greimas et les chercheurs regroupés autour de lui, et de la renouveler, en défrichant de nouveaux terrains ou, du moins, en explorant des pistes qui ne sont d’abord que faiblement tracées. Il est significatif que la fiction ne bénéficie d’aucune entrée dans le tome 1 de Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage (Greimas & Courtés, 1979). En même temps, à l’heure actuelle, l’intérêt de la question de la véridiction ne se dément pas, comme le montrent avec force la réflexion sur la vérité des images (Beyaert & Brunetière, dirs., 2005) et sur les représentations du politique (Alonso Aldama, 2018), ou encore les débats sur le négationnisme (Estay Stange, 2020) et sur les fake news et « faits alternatifs » (Lorusso, 2021 ; Bertrand, 2022, 2023 ; Châtenet, 2022).

Éclairons quelques facettes de cette double problématique.

De Greimas à Lotman

La véridiction est au cœur de la sémiotique développée par Greimas et les sémioticiens autour de lui, comme en témoigne avec éclat le carré de la véridiction, avec sa topologie (Petitot 1977), qui a fait couler tant d’encre. Véridiction plutôt que vérité : ce point est mis en exergue dans le Dictionnaire (1979 : 417), où Greimas et Courtés insistent sur l’inscription de marques qui permettent à un discours de s’afficher comme vrai ou faux, comme mensonger ou secret. D’une part, leur attention se porte sur le contrat de véridiction, le croire être vrai de l’énonciateur et de l’énonciataire pouvant être secondé par le savoir être vrai. D’autre part, sont concernées toutes les stratégies énonciatives qui, en jouant sur les plans de l’expression et du contenu, créent des illusions référentielles : faire paraître vrai, faire croire être vrai appelant un jugement épistémique en rapport avec des stratégies de manipulation – » jeu de la vérité » (ibid. : 419 ; Greimas, 1983). Dès lors, la véridiction rend compte des variations narratives et discursives du « vrai », allant de l’aléthique à l’épistémique et enfin au véridictoire.

Une typologie des « attitudes épistémiques » devrait permettre d’identifier « les différents modes d’existence des discours vrais » (Greimas, 1983 : p. 107). En posant les premières pierres de cette typologie, Greimas cite trois exemples, portant respectivement sur le signifiant, sur le signifié, et sur leur point de croisement : (i) la « distorsion rythmique » du langage parlé qui, dans le discours politique et religieux, permet d’introduire une « voix seconde », porteuse de la vérité ; (ii) la constitution d’un « référent interne » qui fait que le discours juridique, atemporel, apparaît comme « un discours statuant sur les choses » ; (iii) l’attitude à l’égard du langage lui-même qui conduit soit à le considérer comme un écran qui cache une vérité sous-jacente (une fiction… ?), soit à l’envisager comme une pure dénotation des « choses ». Cette typologie enclenche immédiatement une réflexion approfondie sur d’autres modes d’existence des « discours vrais » et, corrélativement, des discours fictionnels ou des « discours non vrais ».

Comme le montre pour sa part Iouri Lotman (1973 : 40-71), ce jugement ou cette « attitude épistémique » peut subir des variations au fil du temps, et selon les cultures. Ainsi, à quelques moments de l’histoire, le point de vue sur certains textes peut changer et passer d’un jugement fictionnel à un regard « vérifactuel », et inversement. Par exemple, les textes bibliques étaient autrefois considérés comme des « textes véridiques », alors qu’aujourd’hui peu de croyants les prennent comme une « vérité de fait », la plupart d’entre eux les qualifiant plutôt, sinon de « fiction », du moins de message à interpréter (cf. la parabole). De même, Lotman observe que l’attitude envers le signe définit les cultures et les distingue entre elles : d’un côté, on peut le considérer comme « motivé », donc iconique, et par conséquent comme immuable. De l’autre côté, on peut supposer que les signes sont « conventionnels » et donc qu’il est possible de les modifier ou de les remplacer par d’autres sans que cela affecte la fonction sémiotique. Le statut du vrai devient dès lors modulable : dans le premier cas, le texte est reflet de la réalité, tandis que dans le second il est une manière comme une autre de l’approcher (construction d’un monde signifiant).

D’où l’importance, maintes fois soulignée, à la fin du XXe siècle, du vraisemblable comme variable culturelle des discours narratifs-figuratifs. Ainsi, Greimas et Courtés (197 : 422), rattachent le vraisemblable à la « conception du discours […] comme représentation plus ou moins conforme à la réalité socioculturelle ». Dans la perspective de la théorie littéraire, la vraisemblance est immédiatement liée à la fiction : dans la Poétique, Aristote l’oppose à l’exigence de vérité empirique ou factuelle ; elle correspond à « ce qui pourrait avoir lieu » (1980 : 65 ; 51 à 36).

Des modalités aux modalisations

On peut approcher le couple « fiction » et « véridiction » sous l’angle des modalités et de la modalisation considérée, en sémiotique, comme l’expérience (selon le devoir, le vouloir, le croire, le savoir, le pouvoir) d’une instance subjective qui s’implique dans la production du sens.

Cultivant le dialogue avec d’autres sciences, on peut également se tourner vers Goffman (1974), qui appelle « mode » un ensemble de conventions par lequel une activité donnée, déjà pourvue d’un sens par l’application d’un cadre primaire, se transforme en une autre activité qui prend la première pour modèle, mais que les participants considèrent comme sensiblement différente. La modalisation est dans ce cas de l’ordre de la « transcription », la fiction constituant un cadre d’expérience obtenu par transformation qui demande, de la part du lecteur, beaucoup de vigilance, de confiance, mais aussi de doute. Il n’y aurait de fiction qu’exhibée et assumée comme telle, un des défis consistant à généraliser cette constatation et à considérer toute modalisation comme intrinsèquement spectaculaire (donnée à voir en tant que telle). Par exemple, le vouloir qui devient désir et amour passionné, le pouvoir qui devient ambition mégalomaniaque, ou le devoir qui devient héroïque dans le sacrifice suprême.

Les effets produits sont multiples. La modalisation fictionnelle parcourt le chemin qui mène des potentialités vers certaines de leurs réalisations sous la forme de valorisations collectives et singulières, culturelles, sociales et institutionnelles. On peut s’interroger sur l’impact de la modalisation, voire de la méta-modalisation, sur les institutions : la fiction comme instance modale interviendrait-elle sur un scénario de référence normé pour l’ébranler, le transformer en profondeur ?

Il ne suffit donc pas de dire que la fiction demande un calcul interprétatif. L’ébranlement des normes peut être pensé en termes vériconditionnels, mais aussi comme un « débordement » réciproque (Samoyault, 2001), dans un espace énonciatif parcouru de tensions. Ainsi, il n’est pas anodin que la question de la véridiction invite à « rendre sensible la dramatisation intersubjective des effets de vérité » (Bertrand, 2015), c’est-à-dire leur mise en scène plus ou moins spectaculaire. Dans le tome 2 du Dictionnaire (Greimas & Courtés, éds. 1986 : 88-90), Louis Panier, Peer Age Brandt et Sorin Alexandrescu unissent leurs efforts pour, dans l’ordre, définir la fiction comme (i) « effet de sens produit par la disposition intratextuelle du discours » se caractérisant par un « écart » avec la « vérité du monde référentiel » ; (ii) « articulation descriptive d’un monde qui n’est pas un monde naturel », la valeur de vérité étant « indécidable » et le fictionnel se voyant doté d’une valeur « heuristique » ; et (iii) phénomène spectaculaire qui, « en faisant semblant », donne à voir. Rebondissant sur cette dernière propriété, l’on peut ainsi avancer que la fiction se prête tout particulièrement à la mise en scène qui fait voir et appelle un voir faire (Klinkenberg, 2010). Si les réflexions sur la fiction brassent des oppositions phares telles que vérité / fausseté, fiction / illusion, on peut y ajouter le couple feintise ludique / pratique esthétique (esthésique).

Enfin, l’important est d’évaluer les conséquences thymiques et proprement celles de la modalisation fictionnelle, qui peuvent mener à la mise en circulation de simulacres (Greimas & Fontanille, 1991 ; Alonso Aldama, 2018).

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En réfléchissant à ces questions, parmi d’autres, les contributions à ce numéro s’organisent autour de quatre grands axes.

Le premier, « Vérité du simulacre : l’écran du langage », questionne la manière dont ce dernier participe à l’appréhension du « monde naturel », ainsi qu’à la construction de simulacres fictionnels dont le statut véridictoire est en fin de compte indécidable. En prenant appui sur des textes poétiques et parodiques relatifs à la zoologie, Massimo Leone montre dans « “Vérifictions” naturelles » comment le classement et l’étude d’entités considérées comme « naturelles » visent non pas le vrai mais le vraisemblable, de sorte que discours scientifique et discours fictionnel auraient en partage un même substrat d’opérations sémiotiques qui permettent de jouer avec le possible. De son côté, Marion Colas-Blaise, dans « La fiction au risque de l’art numérique », analyse des dispositifs fictionnels qui, relevant de l’art numérique, ne sont ni « vrais » ni « faux », dans la mesure où, de simulacre en simulacre, ils rendent non-pertinente la distinction entre « original » et « copie », et entre « autographie » et « allographie ».

À l’opposé, le deuxième axe, « “Être vrai” ? Horizons ontiques et phénoménologiques », aborde frontalement la question du « réel », en proposant une expansion radicale (ou une sortie ?) du plan d’immanence discursif et langagier. Dans « Littérature et catégorisation de la réalité », Georice Berthin Madébé s’attache à montrer comment le roman africain francophone subsaharien, pour s’arracher aux contraintes linguistico-culturelles de la langue – celle de l’ancien colonisateur – avec ses inductions axiologiques, recatégorise le monde de référence à travers un processus de « substantialisation » qui, aux yeux de l’auteur, pourrait être expliqué en ayant recours aux sciences cognitives. En empruntant la voie de la phénoménologie, Mattéo Raimbault (« De l’Umwelt au récit »), quant à lui, prend appui sur le concept d’Umwelt de Jakob von Uexküll pour suggérer l’existence d’« invariants perceptifs » qui conditionneraient le jugement épistémique relatif au vraisemblable.

Le troisième axe, « “Faire vrai” : adhésion et intersubjectivité », regroupe des textes qui, tout en proposant aussi d’élargir le plan d’immanence, s’en tiennent néanmoins aux interactions et aux pratiques. Dès lors, la dimension pragmatique de la communication se trouve sollicitée. Dans ce sens, Santiago Guillén (« Le mythe comme instinct de vérité ») propose une réflexion sur les principales thèses de Nietzsche relatives au fondement mythique de la connaissance, en suggérant que l’efficacité du mythe, d’ordre pragmatique, réside non pas sur le croire mais sur le « faire-comme-si » l’on croyait. L’importance de l’adhésion fiduciaire est également soulignée par Marilia Jardim (« The fiction of identity ») : à partir de l’analyse une mini-série de Netflix, Clickbait, elle rattache les mécanismes de construction de l’identité à un faire semblant (simulacre de soi) donné en spectacle qui, pour être légitimé, doit produire un effet non pas de « vérité » mais plutôt d’« authenticité ».

Enfin, le quatrième axe, « “Croire vrai” : systèmes culturels, entre convocation et révocation », s’oriente vers la sémiotique de la culture pour y déceler les codes et les mécanismes qui déterminent le jugement épistémique. Ainsi, en établissant un lien entre la théorie de Greimas et celle de Lotman, Angelo di Caterino (« Du croire ») propose de considérer le « monde naturel » comme le résultat d’un « système de croyances », compétence cognitive sur laquel se fonde la performance du sujet. On retrouve cette approche culturaliste dans l’article d’Anna Maria Lorusso « Fiction et vérité à l’ère de la post-vérité », qui cherche à élucider deux aspects à ses yeux obscurs dans la théorie de la véridiction : celui de la « fausseté » (qu’elle propose de définir par la non-pertinence), et celui de l’« être » (rattaché non pas à une réalité ontologique mais à un substrat culturel-encyclopédique). Si ces deux textes se concentrent notamment sur les mécanismes de convocation des codes épistémiques, celui d’Alessandro Leiduan, « Apprendre à douter des critères de la vraisemblance », met l’accent sur le potentiel de révocation de la norme par la fiction. À travers l’analyse de Poulet au prunes de Marjane Satrapi, il identifie d’abord les paramètres de la vraisemblance (à savoir, la probabilité et la bienséance), pour montrer ensuite que, dans la fiction, une certaine dose d’invraisemblance contribue à transformer aussi bien les représentations culturelles que leurs modèles d’interprétation.

En somme, dans leur ensemble, les textes qui composent ce numéro des Actes Sémiotiques nous semblent introduire pour la réflexion sur la véridiction une ouverture qui jusqu’ici n’avait pas été envisagée, à savoir : la possibilité de considérer l’existence de différents rapports entre vérité et fiction suivant le plan de pertinence sur lequel on se situe. Cavalièrement, on pourrait dire que, dans l’immanence du langage, est considéré comme « vraisemblable » ce qui possède une cohérence interne ; à un niveau supérieur, dans le cadre des relations intersubjectives, l’effet de vérité serait de l’ordre de la sincérité, de l’authenticité, ou de leur feintise ; dans la perspective du système de la culture, la vérité rejoindrait à nouveau la vraisemblance, mais cette fois-ci rapportée à des axiologies déterminant les codes véridictoires modelés par la praxis énonciative. Enfin, sur un horizon phénoménologique, peut-être le « vrai » est-il corrélé à une reconnaissance et à une identification d’ordre somatique. Dans ce dernier domaine, resterait à approfondir la question de la « jouissance » esthésique et esthétique que suscite la confrontation avec des constructions assumées et reconnues comme fictionnelles : le plaisir de se sentir autre, ailleurs, autrefois.

Évidemment, ces suppositions restent à affiner et à vérifier. Mais les lecteurs et lectrices de ce numéro pourront y trouver un terrain fertile pour développer celles-ci et d’autres hypothèses qui permettent d’approfondir le vaste domaine de la fiction corrélée à la véridiction, et de mieux comprendre les bouleversements véridictoires contemporains.

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