Marion Colas-Blaise, L’Énonciation. Évolutions, passages, ouvertures, Liège, Presses universitaires, 2023, 351 p.

Denis BERTRAND

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Texte intégral
Note de bas de page 1 :

M. Colas-Blaise, L. Perrin et G. M. Tore, éds., L’énonciation aujourd’hui, un concept-clé en sciences du langage, Limoges, Lambert-Lucas, 2016.

L’énonciation est un fantôme qui hante les nuits sémiotiques. Quand, pour certains, elle reste diaphane, à peine entr’aperçue, et se perd dans la pénombre des présuppositions, voici qu’elle apparaît pour d’autres en pleine lumière, imposant sa présence vive, mettant le langage au contact direct de la chair sensible. Pour certains encore, elle est le ressort exclusif de la parole, celui de la langue en acte, quand pour d’autres elle ondule, accrochant sa pertinence à tous les véhicules du sens et s’assimilant à la sémiose elle-même. Marion Colas-Blaise a attaché son nom à ce fantôme. Elle le poursuit depuis des années dans les recoins les plus obscurs de la sémiotique. En 2016, elle publiait avec Laurent Perrin et Gian Maria Tore un ouvrage collectif de dimension considérable, L’énonciation aujourd’hui, un concept-clé en sciences du langage1, réunissant vingt-huit auteurs qui représentaient à peu près toutes les écoles linguistiques et toutes les tendances sémiotiques autour de ce concept. Et voici qu’individuellement cette fois elle entreprend à nouveau de faire le tour de la question. Dans la très riche bibliographie qui clôt l’ouvrage (p. 307-343), on observe que sur les trente-huit références à son nom, pas moins de trente et une ont pour objet, affichée dans le titre même, une des facettes théoriques de l’énonciation.

L’ouvrage, disons-le d’emblée, est d’une très haute ambition. Il se propose de faire une synthèse créative sur l’énonciation dans le champ de la sémiotique postgreimassienne : « synthèse » de courants théoriques potentiellement disjoints qu’il s’agit de réunir, et « créative » en raison des propositions innovantes qu’il contient – non seulement dans ses conclusions, mais aussi au fil des pages et des analyses.

Cet essai s’organise en quatre parties : dans la première, « Pour une sémiotique de la marque : défis et enjeux », on se situe dans le cadre de l’énonciation énoncée, et on cherche à remonter de la marque (explicite) et de la trace (diffuse) jusqu’aux « balbutiements du sens » (p. 110) dans le sensible, préalable à toute énonciation articulée. Dans la deuxième partie, « Acte, geste d’énonciation et pratique », le point de vue sur l’énonciation change, le paradigme qui s’ouvre est celui de la signification rendue effective, vivante et en acte, quand l’énonciation est comprise comme un geste ; ce point de vue est opposable (partiellement ici) au précédent où le sujet de l’énonciation était simplement présupposé par les fameuses marques déposées dans le texte « énoncé ». La troisième partie, « La praxis énonciative et l’invention », s’emploie à dépasser les catégorisations des deux premières par l’immersion de l’énonciation dans la praxis, c’est-à-dire dans le fait social des langages, dans l’anonymat de la masse parlante, à la fois reproductrice, productrice et créatrice de sens : si la nouveauté rompt avec l’usage, produit de la praxis, elle y trouve néanmoins son ancrage liminaire. Enfin, la quatrième partie, « De la réénonciation à la transénonciation », se présente comme le point culminant de l’entreprise, là où l’autrice, résolument, avance ses propositions personnelles pour consolider et faire progresser le lourd vaisseau de l’énonciation en sémiotique.

C’est ainsi que l’ouvrage de Marion Colas-Blaise se présente comme un programme et comme un récit, à la fois rétrospectif et prospectif. D’ailleurs, la structure même du livre indique bien la pluralité des visées : chacune des parties est non seulement encadrée par un préambule programmatique et un bilan synthétique, de plus émaillée en cours de route de « Résumons », « Faisons le point », « Concluons »…, mais comprend aussi une séquence « Ouverture » – et même parfois deux – où l’autrice prend le risque d’une avancée, laboure une friche et se met à l’épreuve. Quoi qu’il en soit, en dépit de la formidable complexité qu’il implique, son objet reste élémentaire. Et elle le rappelle, p. 283 : « la question qui traverse l’ensemble de l’ouvrage est celle de la définition de l’énonciation ».

Complexité certes, on y reviendra, mais les hypothèses et les arguments sont sans cesse prolongés par des études concrètes, succinctes ou développées, puisant dans un très vaste matériau culturel : œuvres littéraires (Michel Butor, Annie Ernaux…) et picturales (Cy Twombly, Paul Klee), nanoart (Susumu Nishinaga), photographies et espace muséal (The Family of Man d’Edward Streichen), arte povera et œuvres « métissées » (Bernar Venet, Jannis Kounelis), hyperphotographies (Jean-François Rauzier), vertige de la citation (Andy Warhol) et dynamisme temporel de l’image fixe (vidéo Beauty de Rino Stefano Tagliafierro), écrits littéraires sur papier imitant les stratégies de l’hypertextualité numérique (Éric Sadin)… On en oublie sans doute, mais cet échantillon donne une idée de l’étendue et de la diversité des corpus auxquels Marion Colas-Blaise soumet ses instruments analytiques. Plus encore, ce sont souvent les œuvres – particulièrement les plus contemporaines – qui suscitent, engendrent et justifient les avancées théoriques.

Partons donc à la recherche du système du livre. À travers les différents niveaux d’énonciation qui lui sont propres, le foisonnement qu’on vient de suggérer, les bifurcations parfois étranges, les escapades inattendues, les sauts de considérations très générales à des analyses de micro-faits de langue, certaines redites même, ce système interne qu’on pressent n’est pas facile à trouver. Pourtant, une appréhension transversale de la somme que livre ici Marion Colas-Blaise, fait apparaître deux lignes de force aspectuelles qui sont comme deux préoccupations centrales de l’autrice en quête de la réalité inhérente à l’acte énonciatif : on peut dire, en bref, que l’énonciation est envisagée à travers le double prisme de l’inchoativité et de la durativité.

L’inchoativité tout d’abord. Où et comment ça commence ? Son émergence dans le corps sensible peut-elle être saisie et décrite ? Où est la source, où est l’origine ? Comment comprendre la création, et la distinguer de l’invention ? La quête qui semble centrale, et qui est en tout cas transversale aux différents chapitres, est celle des processus d’avènement de l’énonciation, soit à partir des traces laissées dans le texte, soit à partir de l’acte qui s’exhibe comme un geste dans le monde. Ainsi peut-on comprendre l’enjeu des remarquables pages consacrées à l’usage de la virgule par Michel Butor dans La Modification (p. 123-125). Ces micro-événements de notation textuelle – hélas nommés prosaïquement « formatage » – fournissent, comme l’explique très bien l’autrice, des « points d’appui » à partir desquels le lecteur peut « restituer » la processualité du geste d’énonciation, et même « en faire l’expérience concrète ». (p. 125) Ce qui semble alors essentiel est ce « geste processuel et instaurateur » (p. 127). Les termes abondent : « pré-geste », « monde liminaire », « élan vers », « instauration », « soubassement sensible », « impulsions sensori-motrices »… autant d’expressions qui indiquent le préalable à toute inscription, et constituent sinon l’unique point focal, du moins un des centres d’intérêt et de saisie majeurs pour tout le livre. Si, comme elle le souligne, « la notion d’instauration n’a pas reçu suffisamment d’attention » de la part des sémioticiens (p. 135), avec elle, le manque est liquidé : l’instauration du discours et l’« égogenèse » de son sujet constituent un des moteurs de la recherche .

La durativité ensuite. Assumant le primat du mouvement – « au-delà, par-delà, du changement (…) » (p. 285) –, l’essai nous place au cœur du processus énonciatif, dans son devenir en permanence (et dans l’inattendu du survenir – Zilberberg n’est jamais loin). Dès lors, les motifs de la variation continue, de la variabilité interne et de l’instabilité comprise comme arrêt de l’arrêt, ceux du « soubassement mouvant » (p. 290), de ce « fond mobile, propice aux traversées » (id.), les effets de tempo, entre accélérations et ralentissements (p. 250, 272 etc.), tout cela forme une isotopie régissante dans l’entrelacs des différentes problématiques. Parmi beaucoup d’autres manifestations, le concept de « dispositif d’énonciation » (à la croisée de Foucault et du Greimas de la praxis énonciative) en est un exemple : selon l’autrice en effet le dispositif énonciatif « commande la réalisation d’une nouvelle formation signifiante. Il gère ses transformations, jusqu’à une stabilisation, nécessairement précaire » (p. 192). Ou bien, autre illustration de cette mobilité foncière, la question lancinante de la « temporalisation de l’image fixe » quand « ne comptent que les tensions internes aux images » (p. 270). Cela est illustré, là aussi entre autres, par l’analyse de la vidéo Beauty de l’artiste italien Rino Stefano Tagliafierro, renaissance numérique du baroque italien (p. 267-271). En tout cas, le terminatif est banni, « l’accomplissement final se dérobe » (p. 293), car il convient, en suivant la lointaine mais stimulante référence à Souriau, de « substituer le rayonnement à l’achèvement » et la dynamique existentielle des conjonctions de coordination, les « ou », les « et », les « ni », les « car », les « et alors », et autres connecteurs, à la désolante finitude des termes substantifs (p. 290-291).

Tout cela bien entendu appelle discussion, car l’entreprise n’est pas sans risque. Ce sont tout d’abord les risques d’un « modèle “intégratif” » (p. 10), « visée ultime » du projet (p. 21), réalisé in fine, p. 295, sous la forme d’un grand triangle bleu à trois étages. Quête obstinée qui mobilise un nombre considérable de travaux, une immense diversité d’options théoriques et de propositions qui sont elles-mêmes à ambition intégrative (la très abondante bibliographie illustre la diversité pluridisciplinaire des sources). On ne saurait, sans oubli ni injustice, dresser ici la liste exhaustive des noms donnés en référence, qui vont bien au-delà du pré carré de la sémiotique et même du large champ des sciences du langage. Marion Colas-Blaise cite inlassablement, puise, réemploie, prolonge, et elle le fait toujours avec bienveillance. La palme revient sans conteste aux travaux de Jacques Fontanille (et notamment à Terres de sens, sa contribution à l’anthroposémiotique avec Nicolas Couégnas, 2018) dont on peut lire ici, page après page, une vibrante défense et illustration : ces travaux ne sont-ils pas annoncés, dès l’introduction, comme référence exclusive pour quatre des six « directions de recherche complémentaires » sur l’énonciation dans l’ère postgreimassienne (p. 16) ? Mais bien au-delà de cet hommage particulier, considérant le foisonnement des références, on peut se demander si on échappe vraiment ici aux dangers qui guettent et qu’annonce Marion Colas-Blaise elle-même : ceux de la « prolifération incontrôlée » des modèles, ceux de la « multiplication débordante » des propositions théoriques (p. 11). Ce risque est celui d’une certaine clôture récursive où la complexité d’une analyse s’appuie sur une autre complexité qui elle-même implique une complexité qui elle-même… Ainsi on peut lire, après un exposé approfondi de la théorie des instances énonçantes de Jean-Claude Coquet, déjà complexifiée par les propositions propres à Marion Colas-Blaise : « La théorie de la perception selon Bordron (…) complexifiera encore le dispositif » (p. 74). Et plus loin, sur un autre sujet : « En quoi le passage par l’image nous conduit-il à complexifier les notions de marque et de trace textuelles » (p. 78) préalablement mises en avant.

Mais ce risque est peut-être aussi le prix à payer de l’originalité, toujours raisonnée et justifiée, des propositions nouvelles. Ainsi en va-t-il de la « marque » et surtout du passage de la marque à la « trace ». Après une réflexion particulièrement nourrie sur la problématique des marques d’énonciation dans le contexte de l’énonciation énoncée (1e partie), l’autrice en approfondit la portée et propose un nouvel éclairage qui est un des grands apports conceptuels du livre. Elle saisit en effet la marque à un niveau « proto-énonciatif », antérieur aux opérations de débrayage-embrayage, au niveau de ce qu’elle appelle les « proto-modalités ». Elle la définit alors comme une « manière d’être », une manière de « prendre position au monde ». La marque « témoigne ainsi, écrit-elle, de la première rencontre qu’une instance, sortant de l’inhérence à soi-même, fait avec le “monde” » (p. 44). L’étude d’un court texte de Yann Andréa (2000) l’illustre de manière convaincante. Alors, dans un second temps, la recherche des marques se prolonge par le repérage des « traces » laissées dans l’énoncé. Les traces de quoi ? Celles qui, parfois très indirectement – comme les virgules de Butor –, « témoignent d’une égogenèse » (p. 68), attestant l’ancrage somatique de l’énonciation, l’expérience basique de la perception, le soubassement du sensible. Et Marion Colas-Blaise rejoint ici, par une autre voie, les prédicats somatiques de Jean-Claude Coquet. Elle fonde du même coup la validité d’une convergence.

Un autre risque, à mes yeux plus délicat car il nous place aux frontières disciplinaires de la sémiotique, est le penchant ontologique qui fait glisser la sémiotique vers une certaine philosophie : « Le geste d’énonciation est le fait de l’être au monde, devant le monde et dans le monde d’une instance sensible et cognitivo-percevante » (p. 129) ; l’énonciation prend sa source dans des « forces souterraines » (p. 298) qui mettent en branle un « actant fluent », instance médiatrice entre un (pré-)« actant transitionnel » (celui de la relationalité) et un « actant transactionnel » (celui de l’altérité). Le « je » surgit au terme de cette égogenèse, si du moins on adhère à un récit qui peut paraître référentiel à la manière des cognitivistes, et peut-être, comme eux, néo-positiviste et, en tout cas, hors-histoire. La référence finale à Heidegger confirme cette tentation de l’enracinement ontologique dans la substance du monde.

Concluons, comme elle dit souvent. Bien au-delà d’une « vue panoramique » (p. 9), l’essai de Marion Colas-Blaise s’oriente vers une synthèse, celle des approches de l’énonciation telle qu’elle « marque de son empreinte toute l’évolution de la sémiotique greimassienne et postgreimassienne » (p. 15), synthèse annoncée mais aussi créatrice comme on l’a vu. Envisagé globalement, son livre peut être placé sous le signe de l’artiste Jean-François Rauzier, inventeur de l’hyperphotographie (« L’hyperphoto : la citation comme ressort du photomontage » - p. 255-267). On y trouve en effet le modèle de la création conceptuelle visée par L’énonciation. Évolutions passages, ouvertures. Dans son analyse de l’hyperphoto Marion Colas-Blaise condense admirablement les différentes opérations méréologiques propres à cette œuvre elle aussi foisonnante (p. 263-264). On peut alors reprendre ces opérations et les interpréter en les transférant à cet ouvrage lui-même, tant elles semblent en condenser les propriétés. Opération de centrage (vers le point sensible de l’avènement énonciatif) ; opération de remplissage (qui ne laisse, entre les références et les citations, aucun espace libre) ; opération de répartition (qui assure à la construction d’ensemble, dans la myriade des éléments convoqués, son fragile équilibre) ; opération, enfin, de distribution. Distribution non pas des images comme chez Rauzier mais des modèles théoriques, librement disposés et construisant au fur et à mesure de leurs connexions un objet non-préexistant, à la manière de l’arbre fascinant de l’hyperphotographe nommé L’âge d’airain. Rodin (2017) : la forme de l’arbre naît du montage d’un nombre infini de photos de sculptures de Rodin, vues sous tous les angles, tantôt saillantes, tantôt diaphanes, tantôt grossies, tantôt minuscules, s’entremêlant et s’évadant dans les ramures sur le fond uni, bleu pâle, du ciel.

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