Cosimo Caputo, Hjelmslev e la semiotica, Roma, Carocci, 2010, 230 pages

Sémir Badir

Université de Liège, FNRS

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Mots-clés : forme, matière, signe, substance

Auteurs cités : Umberto ECO, Louis HJELMSLEV, Charles Sanders PEIRCE

Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Semiologie e semiotica o la forma e la materia del segno (Bari, B.A. Graphis, 2000), Semiotica del linguaggio e della lingue (ibidem, 2003), Semiotica e linguistica (Roma, Carocci, 2006).

Cosimo Caputo n’en est pas à son premier livre sur Hjelmslev ; du moins ses ouvrages précédents s’articulaient-ils également autour d’une réflexion à partir de l’œuvre du Maître danois1. C’est dire l’importance qui est accordée à cette œuvre et le développement dont elle fait l’objet dans le parcours de l’auteur.

Note de bas de page 2 :

 J’ai compté, pour le chapitre 4, 334 lignes de citations (+ trois figures graphiques) de Hjelmslev sur un total de 685 lignes, soit près de 50% du texte.

« Maître », Hjelmslev l’est pour Caputo selon toutes les puissances que confère ce titre. Primo, Hjelmslev a toujours raison. Il est investi d’une autorité jamais mise en défaut. Secundo, Hjelmslev délivre un enseignement. On apprend de lui ce que l’on cherche, y compris dans les matières où sa réputation n’a pas encore été assez solidement établie. Tertio, Hjelmslev parle (en ses écrits). Il s’agit de rapporter — abondamment2 — cette parole et de se mettre à son écoute. Enfin, quarto, il existe autour de la pensée de Hjelmslev une scholia (essentiellement italienne) à laquelle on s’identifie volontiers, d’où quantité de reprises et de renvois. Ces quatre puissances inhérentes au statut de maître gouvernent, en guise de principes, le commentaire proposé dans cet ouvrage.

Quant à la sémiotique, conjointe à Hjelmslev dans le titre, son statut est exactement complémentaire : elle est élève du maître, son élève. La sémiotique a encore tout à apprendre de Hjelmslev ; et ce qu’elle croit déjà savoir, elle doit l’approfondir. On lui demande de s’appliquer. Quasiment muette, et certes encore un peu turbulente, elle est chargée de promesses.

Il s’agit donc d’une monographie sur Hjelmslev, la première de cette ampleur en langue italienne, mais une monographie orientée vers des problématiques de la sémiotique contemporaine, et dès lors destinée aux sémioticiens.

Le parcours interprétatif, même s’il s’accorde à peu près à l’ordre chronologique des publications, ne donne pas à voir d’évolution dans la pensée de Hjelmslev. Celle-ci, selon Caputo, peut être présentée dans une cohérence d’ensemble. De La Catégorie des cas et des travaux linguistiques parus sous forme d’articles dans les années 30 aux Prolégomènes à une théorie du langage et aux textes à caractère théorétique des années 40 et 50, il y a certes des déplacements d’accents, que consacre la variété des concepts abordés dans les différents chapitres de la monographie, mais non, semble-t-il, d’avancées à proprement parler.Les saillies théoriques et stylistiques de certains écrits, tels les Principes de grammaire générale, œuvre de jeunesse, ou le Résumé d’une théorie du langage, sont ainsi peu exploitées par l’auteur.

L’ordre des chapitres manifeste plutôt une accentuation des intérêts sémiotiques. Les deux premiers chapitres, bien documentés, décrivent le contexte d’émergence et de déploiement de la pensée hjelmslévienne. Les trois suivants présentent les concepts les plus utiles à l’application linguistique (sémantique, surtout). Les quatre derniers sont plus directement liés aux possibilités d’exploitation par la sémiotique, rencontrant des thèmes qui ne sont pas reconnus pour hjelmsléviens, ce qui ne signifie pas pour autant — c’est en tout cas ce que Caputo s’efforce de montrer — que la pensée de Hjelmslev ne peut contribuer à leur élaboration. Le chapitre 6 s’efforce ainsi de raisonner à nouveaux frais la question de la textualité ainsi que la distinction proposée par Eco entre sens dictionnairique et sens encyclopédique. Le chapitre 7 aborde des problèmes liés à la connotation, à la transduction et aux systèmes semi-symboliques. Le chapitre 8 fait dialoguer Hjelmslev avec Peirce. Le chapitre 9, enfin, insiste sur le caractère dynamique des concepts hjelmsléviens, caractère apte à leur emploi dans une perspective continuiste.

Un concept de la glossématique fait l’objet d’une attention particulièrement soutenue, traversant les réflexions plus directement orientées vers des questions sémiotiques ; c’est le concept de matière. Le concept de matière participe chez Hjelmslev d’une triade conceptuelle où il est articulé aux concepts de forme et de substance. Cette triade est raisonnée par Caputo selon un système, c’est-à-dire comme une catégorie paradigmatique. Les rapports entre les membres du paradigme trouvent selon lui à s’illustrer dans le schéma suivant (où e désigne l’expression et c le contenu) :

Fig. 1 : « Le triangle forme / substance / matière » (p. 140)

Fig. 1 : « Le triangle forme / substance / matière » (p. 140)

Les deux flèches qui partent de la substance marquent explicitement des déterminations, c’est-à-dire des rapports établis depuis une variable (en l’occurrence, la substance) vers une constante (la forme, pour l’une, la matière, pour l’autre). Qu’il y ait une détermination de la substance vers la forme, cela est confirmé par plusieurs textes de Hjelmslev : dans une manifestation (qui est un type particulier de détermination), la substance est la variable et la forme la constante. La détermination posée entre substance et matière, en revanche, est de la responsabilité du commentateur. Elle vise à interpréter à la lumière de la théorie glossématique la conception traditionnelle (logicienne) du signe. Le schéma ci-dessus est calqué en effet sur le « triangle sémiotique traditionnel » (p. 140) tel qu’Umberto Eco en a donné, à plusieurs reprises, une représentation schématique, notamment dans Segno :

Note de bas de page 3 :

 Traduction française chez Labor, 1988 ; reprise dans Le Livre de Poche, 1993, p. 36. Un triangle similaire apparaît dans La Struttura assente (1968), cette fois avec, aux sommets, les termes employés par Ogden & Richards (symbole, référence, référent) dont Eco marque l’équivalence — l’homologation, tout au moins — avec la triade signifiant, signifié, référent.

Fig. 2 : « Le triangle sémiotique traditionnel » (in Umberto Eco, Segno, 19733).

Fig. 2 : « Le triangle sémiotique traditionnel » (in Umberto Eco, Segno, 19733).

Le lecteur pourrait, de prime abord, se montrer étonné qu’on entende rapprocher les deux figures. Si les rapports y semblent similaires (à savoir deux rapports définis, représentés par des lignes pleines, et un rapport indéfini, ou indirect, marqué par une ligne en pointillé), les termes situés aux extrémités des deux triangles ne paraissent pas pouvoir être homologués. A priori, le rapport entre forme et substance est distinct de celui à établir entre signifiant et signifié. Et, s’il fallait trouver des termes équivalents à signifiant et signifié dans la terminologie glossématique, on fournirait plus volontiers les termes d’expression et de contenu. Pourtant l’homologation proposée par Caputo trouve dans l’œuvre de Hjelmslev un fondement solide. Dans les Prolégomènes à une théorie du langage, quand Hjelmslev aborde la conception traditionnelle du signe, selon laquelle un signe est signe de quelque chose, c’est bien le rapport entre forme et substance qu’il met en avant :

« Qu’un signe soit signe de quelque chose veut dire que la forme de contenu d’un signe peut comprendre ce quelque chose comme substance du contenu. De même […] on devrait dire qu’un signe est le signe d’une substance de l’expression. […] Aussi paradoxal que celui puisse paraître, le signe est donc à la fois signe d’une substance du contenu et d’une substance de l’expression. C’est dans ce sens que l’on peut dire que le signe est signe de quelque chose. Il n’y a par contre aucune raison de décider que le signe n’est que le signe de la substance du contenu ou (ce que personne certainement n’a encore imaginé) seulement signe de la substance de l’expression » (Prolégomènes, p. 76).

Note de bas de page 4 :

 Nous traduisons ainsi littéralement le terme formalità, mais peut-être formativité en rendrait mieux compte.

Note de bas de page 5 :

 Qu’on en prenne pour indice que tout ce qui est dit à l’endroit de cette matière devrait aussi valoir pour le sens. De fait, Hjelmslev tient en parfaite équivalence les termes de sens et de matière pour la traduction du terme danois mening (ou de l’anglais purport).

On le voit, la tentative de Caputo consistant à reformuler la conception traditionnelle du signe dans les termes hjelmsléviens de forme et de substance est parfaitement légitime. Reste le dernier terme du triangle, que le commentateur fait correspondre à celui de matière. Prenant acte que « la formalité4 glossématique est une formalité interprétative » (p. 139), Caputo se risque, avec beaucoup de prudence, à poser la matière comme « l’autre » de la forme, de sorte que leur rencontre suscite la substance ; la substance, écrit-il, est la « matière formée » (p. 147). Par la suite, Caputo enfonce le clou en thématisant plus explicitement cette rencontre sous l’expression de « matière signée » (materia signata). Il n’est pas clair toutefois si ce sont les concepts de forme et de matière qui se rencontrent ainsi en celui de substance, ou si c’est ce à quoi ces concepts renvoient qui constitue la substance en tant que telle ; et cela n’est pas clair parce que, précisément, la question de ce « renvoi » des concepts est intriquée dans la question même que l’on cherche à éclaircir au moyen d’eux. Toujours est-il que, pour assurer cette hypothèse, Caputo utilise un texte postérieur aux Prolégomènes, « La Stratification du langage » (1954), où ce sont d’autres thèmes de réflexion que la conception traditionnelle du signe qui préoccupent Hjelmslev. Dans cet article (et uniquement là, nous semble-t-il), il est question de « matière scientifiquement formée » (p. 59), alors que partout ailleurs dans son œuvre seule la substance a pu être dite « formée ». Toute la question est de savoir si le principe scientifique de cette « formalité » dans laquelle la matière se trouve tout à coup considérée peut intervenir dans une conception du signe et, plus globalement, dans une conception sémiotique. Or, si Hjelmslev reconnaît que « toute science est une sémiotique », il ajoute aussitôt qu’elle est « d’un ordre différent de celui qui nous occupe » (ibidem). L’hypothèse d’une matière formée, ou signée, reste donc théoriquement très délicate5.

À quoi alors le risque d’une telle hypothèse tient-il ? Aux préoccupations contemporaines des sémioticiens. Une sémiotique de la matière fait en effet l’objet de nombreuses recherches actuelles et permet d’ouvrir la réflexion théorique de la sémiotique vers de tout autres objets (les pratiques, la corporéité, le sensible…) que ceux à partir desquels elle s’est forgée jusqu’ici.

En définitive, c’est donc à un certain travail sur les concepts de la sémiotique que Caputo nous invite, et son invitation est d’autant plus estimable que son travail se sera donné des principes qui assurent le plus grand respect pour la lecture des textes de Hjelmslev et pour la rigueur théorique qui les caractérise.

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