Défendre dans un procès de terrorisme Defending in a terrorism trial

avec Adélaïde Jacquin 

Entretien réalisé par Denis Salas

Réponses de l’avocate d’un accusé au procès de terrorisme de Nice aux questions posées par le président de l’AFHJ Denis Salas (D.S.) sur la défense dans un procès historique, l’élaboration avec l’accusé d’un récit « moralement acceptable à l’audience », la position de la défense à propos de la projection des images à l’audience.

Responses from the lawyer of an accused at the Nice terrorism trial to questions asked by the president of the AFHJ on the defense in a historic trial, the development, with the accused, of a story that is “morally acceptable to the hearing”, the position of the defense regarding the projection of images in court.

Texte intégral

1— D.S. Avez-vous le sentiment qu’un procès historique (NICE) est préjudiciable à la défense par la masse des victimes et l’émotion qui en résulte ? Lors de V13 cela a été beaucoup évoqué. Le verdict d’un tel procès n’en subit-il pas l’influence ?

Pour répondre à votre question, je me suis tout d’abord interrogée quant à la notion de procès historique, parce qu’elle m’inquiète tant elle est proche de la notion de symbole. Or la notion de symbole comporte selon moi un risque d’arbitraire. Est-ce qu’un procès est historique parce qu’inédit en termes d’échelle ? Est-ce alors le poids de l’histoire ou le poids du nombre qui pèse sur la cour d’assises ? Le procès des attentats de Nice — quand cela aurait dû être le procès des accusés, j’y reviendrai, s’est distingué à mon sens par plusieurs aspects : l’horreur de l’acte et le nombre de morts (86 morts), le nombre de parties civiles (2542), et le nombre restreint d’accusés (3 accusés pour des faits terroristes et criminels, les 5 autres étant prévenus de délits connexes) ; outre l’absence de l’auteur principal décédé. Cette disparité du nombre d’accusés et de parties civiles a conduit à ce que les deux tiers du procès soient consacrés à recueillir la parole des parties civiles et que seules trois semaines aient été consacrées aux accusés.

Note de bas de page 1 :

Article 309 du code de procédure pénale

Note de bas de page 2 :

Assistée à l’audience par Me de Vareilles-Sommières.

Est-ce que la question est alors celle du temps consacré ? Je ne le crois pas. La différence du nombre, sauf à être pensée en amont, ne pouvait que se traduire par des écarts tels que ceux auxquels nous avons été confrontés. Et du reste, chaque procès d’assises, en fonction de la nature des faits, de la personnalité des accusés et des parties civiles, conduit à ce que chacun prenne une place différente dans l’arène judiciaire. Le rôle de chacun en revanche, dans un procès pénal classique, est déterminé par le texte, sous le contrôle du président de la cour qui a la police de l’audience et la direction des débats1. Lors du procès des attentats de Nice, l’une des choses qui m’a interpellée a été notamment le rôle endossé par certains avocats de parties civiles. Nombreux sont ceux qui ont véritablement partagé l’accusation avec le parquet général, pourtant incarné par trois avocats généraux. Ici, la question de force du nombre, celle du temps consacré évoquée précédemment, compte ; puisqu’il n’y a pas eu trois voix pour l’accusation, mais des dizaines de confrères qui ont plaidé la caractérisation de l’infraction reprochée notamment à mon client2. J’ignore d’ailleurs si cela correspondait aux mandats confiés par leurs clients. En lisant mes confrères de la défense du procès dit de Charlie Hebdo, j’ai retrouvé et partagé des réflexions qui ont été les miennes sur le décalage entre ce qui a été dit par les avocats à l’audience et ce qui était voulu par les victimes, davantage dans la sobriété et la dignité que leur conseil. Au procès des attentats de Nice, il a aussi fallu chercher à rétablir l’équilibre. Cependant, il m’est aussi apparu que dans cette place laissée aux victimes et à leurs conseils, il y avait de la part de la cour sans doute une volonté d’apaiser leur frustration à venir, résultant nécessairement d’un procès et d’un verdict privé de l’auteur principal. À mon client il a fallu toutefois l’expliquer et y revenir, sans cesse.

En réalité, la question que vous posez, notamment quant à l’effet du caractère historique du procès sur le verdict, c’est à mon sens celle de l’objet du procès des attentats de Nice. Était-ce un procès historique, le procès des victimes, ou le procès des accusés ? L’objet était-il de marquer l’histoire, de réparer et de répondre aux besoins des victimes ou bien de juger les accusés — l’objet premier d’un procès criminel ? Je crois qu’en ce qui concerne le procès des attentats de Nice, il n’a pas été répondu à cette question. Aux premiers temps du procès, l’enjeu a été de comprendre l’attentat du 14 juillet 2016 : le déroulé des faits, la chronologie des interventions de la police, des services de secours, etc. Comme aucun des accusés n’était jugé pour complicité ou coaction de l’attentat commis par Mohamed Laouej Bouhlel, ces premiers jours de débat étaient nécessaires à la compréhension des faits, mais pas directement à la manifestation de la vérité quant aux faits reprochés aux accusés. Qu’avait-on donc à y défendre ? À mon sens, éviter à tout prix cette confusion, rappeler cette distinction, à chacune de nos interventions. Détacher mon client de l’attentat, toujours, pied à pied.

Dans un deuxième temps, la cour d’assises s’est transformée en une forme de sanctuaire et les parties civiles se sont succédé pour évoquer leur témoignage, leur douleur. Dès lors qu’aucun des accusés n’était jugé pour avoir directement participé à l’attentat du 14 juillet, rien dans le récit des parties civiles ne participait à la manifestation de la vérité au sens strict. D’ailleurs, presque aucune question ne leur était posée. Le procès est devenu un lieu d’expiation, de recueillement. Je me suis interrogée sur la nécessité pour mon client et l’impact psychologique d’entendre tous les jours la parole de gens détruits par l’horreur des faits du 14 juillet 2016, quand bien même il ne lui était pas reproché une participation directe aux faits commis par Mohamed Laouej Bouhlel. Et ce d’autant plus que dans le cadre du procès criminel, il est attendu de l’accusé, une écoute et une posture particulières lorsque la victime s’exprime ; en tous cas, elles sont regardées. Quel était alors le positionnement adéquat, celui du citoyen ?

En défense, il m’est apparu nécessaire de rappeler fréquemment que mon client ne comparaissait pas pour avoir commis un acte qui avait causé le préjudice rapporté par ces dizaines de parties civiles : pour lui d’abord, puisque l’enjeu était également de lui permettre de conserver la force de s’exprimer au moment de son interrogatoire. Mais aussi parce que j’ai craint que les récits de ces dizaines de personnes ne viennent altérer une appréciation stricte des faits reprochés à mon client et donc la fixation du quantum de la peine. C’est d’ailleurs exactement pour cette raison que je me suis opposée à la projection des images — nous y reviendrons. Les derniers temps du procès ont été consacrés aux accusés et aux prévenus. Je crois que si le procès a été chronologiquement et thématiquement découpé, il n’a toutefois pas été décidé quel était son objet. Or si cette question de l’objet du procès n’est pas réglée, qu’il n’y est pas répondu, qu’est-ce qui permet de dire que la justice a été rendue ?

Note de bas de page 3 :

130—1 du Code pénal

À mon sens, cette incertitude quant à l’objet du procès pénal comportait le risque premier de venir bouleverser les grands principes du procès d’assises et donc le travail de la défense. Comment le doute peut-il encore profiter aux accusés s’il est question d’apaiser la souffrance ? Comment le sens de la peine tel que défini par le Code pénal3 (sanctionner et assurer la réinsertion de l’accusé) peut-il être préservé si l’objet du procès est de soulager les douleurs ? Cela a été mon inquiétude, du premier jour du procès au verdict, que nous, acteurs du procès, soyons ensevelis par la violence des faits. Et je ne considère pas aujourd’hui que cet écueil a été entièrement évité.

Ce dernier point me permet d’en aborder un autre, celui du poids de l’émotion, et comment les acteurs du procès s’en sont saisis ou bien l’ont subi. Le caractère historique ou exceptionnel du procès des attentats de Nice impliquait nécessairement une place importante laissée à la presse.

Lors du procès des attentats de Nice, la couverture médiatique avait une importance singulière dès lors que le procès se tenait à Paris, et qu’une partie des victimes et du public suivait ce procès à distance en visioconférence, au sein d’une salle dédiée. Il m’est apparu que la presse faisait aussi peser lourd ce poids de la souffrance, et de l’horreur des faits, sur les acteurs du procès ; risquant de réduire — inconsciemment- la marge de manœuvre des uns et des autres, y compris de la défense. D’ailleurs à raison d’une couverture médiatique parfois infidèle, reprenant des propos tronqués, j’ai pu être ciblée par des attaques et des menaces sur internet, qui ont conduit à ce que le président fasse un rappel à l’ordre à l’audience sur la préservation du rôle de chacun, et sur la prudence nécessaire à adopter dans la rédaction de compte rendu d’audience. Mais il est vrai que jamais mon travail de défense ne m’avait conduit à recevoir des menaces ; et je crois qu’en l’espèce, cela était directement lié à la médiatisation du procès.

Pour conclure, il m’apparaît que ces grands procès, puisque cette réflexion a aussi traversé le procès des du procès du Bataclan, n’ont pas tranché la question de leur objet : soulager les victimes, marquer la mémoire, condamner les accusés. Selon moi c’est précisément parce qu’il n’est pas répondu à cette question, que les peines des grands procès ont été aussi sévères. Parce qu’il n’est pas uniquement question de juger les accusés, et que le procès est exceptionnel, il doit l’être sur le terrain de la peine, nonobstant le fait que les accusés principaux sont morts — ou dans le cas du procès des attentats de Nice, que l’auteur de l’attentat soit décédé. Le verdict se traduit par une précision des faits reprochés aux uns et aux autres, mais la peine s’habille d’une forme de symbolisme, pour être acceptable, sans doute moralement, voire politiquement.

Dans le cadre du procès des attentats de Nice, les peines ont été très sévères à l’aune des quantums habituellement retenus pour des faits d’associations de malfaiteurs terroristes ou des faits de vente d’armes. Ici, il m’apparaît incontestable que la peine de douze ans prononcée à l’encontre de mon client — nonobstant l’acquittement obtenu des chefs d’association de malfaiteurs terroriste — a été fixée à un niveau que l’on a considéré acceptable à l’aune de la gravité de l’attentat du 14 juillet 2016, plus que des faits par lui commis.

2— D.S. Quel a été le cheminement de l’avocat avec le client dans le but d’élaborer un récit moralement acceptable à l’audience ?

La construction de la défense de M. Ramzi AREFA était un chemin de crête. Je voulais demeurer très ferme sur son innocence des faits terroristes, mais il fallait nécessairement tenir compte de la place des victimes et de la nature des faits du 14 juillet 2016, pour ne pas heurter et rester audible. Il n’était pas question pour moi d’être dans la morale ou le moralement acceptable, non.

Il était question de stratégie. Je voulais obtenir l’acquittement des faits terroristes car j’étais absolument convaincue de l’innocence de mon client, mais je savais que nous devions, pour être audibles sur la contestation extrêmement ferme des faits à caractère terroriste, être aussi très franc sur la reconnaissance de la culpabilité pour les faits de vente d’arme, mais aussi très sincère et sensible quant à la violence des faits du 14 juillet et l’horreur des faits rapportés par les parties civiles. Cependant, comme je considère que la vérité sort toujours mieux de la bouche de son client, il a fallu travailler avec lui sur cet équilibre précaire. Lui faire comprendre que montrer son empathie face à la souffrance des victimes n’aboutissait pas à reconnaître qu’il en était responsable, mais au contraire, que c’était nécessaire afin qu’il soit entendu sur le périmètre de sa responsabilité, finalement assez limité. Cela a impliqué de très nombreuses heures de préparation, de très nombreux parloirs et surtout cela reposait sur un climat de confiance ancien, puisque je l’assistais depuis plusieurs années avant son procès. Ma préparation d’une audience pénale suit toujours le même chemin : recueillir la parole du client, la confronter aux éléments du dossier et puis en conséquence, travailler un récit cohérent.

La particularité de Nice était la sensibilité d’une telle audience et l’importance des précautions oratoires. Je les ai crus aussi nécessaires pour qu’il puisse être entendu sur la réalité de son monde et de son existence à l’époque des faits — très violente, polarisée autour de l’argent, sans que cela n’implique pas une quelconque dimension terroriste à ses agissements. À mon sens, ces précautions oratoires et l’expression de sa sensibilité — tout à fait sincère — vis-à-vis du vécu des victimes, étaient une forme de préalable nécessaire pour pouvoir créer un pont entre la cour et l’accusé, une forme de partage ; quelque chose de cet ordre-là. Mais il avait déjà beaucoup cheminé en détention grâce à un formidable parcours psychologique et avait déjà pris un recul exceptionnel sur celui qu’il était en 2016 et celui qu’il était devenu en 2022 et a su l’exprimer avec beaucoup de sincérité. Et cette manière d’exprimer son empathie sans reconnaître les faits était une illustration de ce recul et de cette subtilité qu’il avait en lui.

Ensuite, il a fallu être très présent à l’audience et aux parloirs pour le soutenir dans son cheminement, compte tenu de la pression psychologique résultant de l’ampleur du procès. Selon moi, une partie du travail de l’avocat est aussi d’apporter un soutien et de rappeler les droits élémentaires de son client dans une salle d’audience ou à l’extérieur, a fortiori quand les enjeux de l’audience impliquent des modalités de transport très sécurisées, des fouilles à nu, des journalistes qui filment, etc. À chaque incident, la défense a pris la parole à l’audience pour le signaler à la cour afin que les mesures nécessaires soient ordonnées. Plus profondément, il fallait aussi que mon client ait la force de s’exprimer sur lui, son monde, sa vie, ses regrets et qu’il s’en sente capable au sein d’une audience surexposée. Pour ça, j’ai cherché à constituer une sorte de bouclier : j’ai écouté chacune des victimes, je leur ai rendu hommage en plaidant, mais j’ai paré chaque attaque, chaque expression de colère à l’endroit de mon client, chaque assimilation avec l’auteur des faits du 14 juillet, chaque parole de haine. C’était mon travail, mais aussi une façon de permettre à mon client de trouver une forme de climat de confiance pour s’exprimer le moment voulu, comme une manière de recréer un espace protégé, le climat du parloir dans la salle d’audience.

D’ailleurs quand il a été interrogé, j’étais debout, devant lui, tout le temps, comme pour marquer le fait que nous continuions à cheminer ensemble.

3— D.S. Quelle a été votre position quant à la projection des images à l’audience ?

Cette question s’est posée au tout début du procès, et les images ont été finalement projetées. J’y étais opposée, et je l’ai exprimé au nom de l’ensemble de la défense. Il faut tout d’abord préciser que l’intégralité du parcours du camion avait été filmée, que les images avaient été découpées chronologiquement par les enquêteurs de la SDAT, analysées et exploitées aux termes de procès-verbaux très exhaustifs. L’audition de ces enquêteurs (qui a eu lieu) et la projection des photographies au besoin à l’audience permettaient déjà d’avoir une connaissance précise du parcours du camion et du déroulé des faits. Une projection des images n’était pas nécessaire à la compréhension des faits et de l’attentat du 14 juillet 2016. En outre et cela fait le lien avec votre question initiale, cela m’apparaissait encore moins nécessaire pour juger les accusés, qui aurait dû (selon moi) être le seul objet de ce procès et qui ne l’a pas été. Aucun n’étant jugé pour sa participation à l’attentat, la projection des images ne pouvait pas permettre d’y voir plus clair sur le rôle des uns et des autres.

Le critère de la manifestation de la vérité devant être le seul critère d’appréciation de l’opportunité de la diffusion de ces images, j’étais opposée à leur diffusion, qui comportait en outre un risque non négligeable pour la suite de notre audience. Je craignais en effet que la projection des images nous fasse basculer dans le sensationnalisme. Le poids des images est très important, et je savais que la projection de celles-ci resterait gravée dans les mémoires des acteurs du procès, là aussi, consciemment ou non.

D’ailleurs, les enquêteurs de la SDAT avaient également exprimé à la barre qu’il convenait d’être très vigilant sur la projection éventuelle des images, qu’ils ne jugeaient pas nécessaire, soulignant qu’elles risquaient de heurter et de bouleverser profondément et durablement l’ensemble des personnes présentes dans la salle d’audience. Je m’interrogeai aussi sur les parties civiles qui allaient revivre leur cauchemar. De fait, dans la salle ce jour-là, nous avons entendu des cris.

De mon point de vue strict d’avocat de la défense, j’y étais aussi opposée parce que je savais que l’on attendrait la réaction de mon client, qu’elle serait regardée, scrutée, analysée, malgré les termes de l’accusation et les faits pour lesquels il était jugé. Cela m’apparaissait injuste, bien que compréhensible. De fait, au moment des plaidoiries des parties civiles, on a critiqué mon client dont on a trouvé que l’attitude n’était pas à la hauteur de ce qui était attendu — sans d’ailleurs que je comprenne qu’elle aurait été l’attitude adéquate. Enfin, je craignais que mon client soit tellement choqué et abasourdi face à la violence d’une scène à laquelle il était associé, qu’il ne trouve plus le courage de se défendre, face à la montagne de l’horreur projetée. Je craignais qu’il soit découragé en étant immédiatement et visuellement confronté au drame des faits pour lesquels il ne comparaissait qu’indirectement. Là encore, je crois qu’en prenant la parole en ce sens avant que la vidéo ne soit finalement projetée, j’ai essayé de lui donner le courage de se défendre, qu’il a d’ailleurs trouvé.