L’expert au procès après un traumatisme collectif, l’examen de Salah Abdeslam The Role of the expert in the trial after a mass trauma, the study de Salah Abdelsam
Un expert psychiatre auprès de la cour d’appel de Paris s’interroge sur le rôle de l’expertise psychiatrique pénale, lors d’un procès de terrorisme (V13), à partir de l’examen du principal accusé. Il s’agit de savoir comment rendre audible, après un traumatisme collectif violent, afin de rendre l’expertise audible et éclairante dans la dramaturgie du procès.
A psychiatric expert at the Paris Court of Appeal questions the role of criminal psychiatric expertise, during a terrorism trial (V13), based on the examination of the main accused. It is about knowing how to make it audible, after a violent collective trauma, in order to make the expertise audible and illuminating in the dramaturgy of the trial.
À quoi sert une expertise psychiatrique pénale ? C’est la question abrupte posée par Henry Seckel dans le journal Le Monde du 23 avril 2022, dans un article restituant l’intervention des psychiatres au procès du V13.
L’objectif d’une telle expertise est d’abord d’éliminer une pathologie avérée, et de conclure à l’irresponsabilité pénale lorsque les actes commis sont en relation exclusive, ou pour le moins déterminante, avec l’état mental du sujet. Dans l’hypothèse où la commission des faits est en relation avec un état mental troublé, sans que celui-ci soit le seul en cause, on conclura à l’altération du discernement, conformément aux termes de l’article 122-1 du Code pénal. Certains psychiatres ont une conception restrictive de l’expertise. Ils considèrent que la question de la responsabilité est centrale et que l’ambition d’aller au-delà risque de s’avérer dangereuse et de faire sortir le clinicien hors de ses prérogatives et de sa légitimité.
D’autres experts, ce qui est mon cas et celui de bien d’autres collègues, relèvent d’une conception plus extensive de l’expertise psychiatrique. C’est un exercice plus complexe, mais tellement plus intéressant. Il nécessite de soigneusement distinguer les niveaux : celui d’une pathologie aliénante en rapport direct avec les faits ; celui d’une pathologie avérée, mais sans rapport déterminant avec l’infraction commise ; celui d’apporter un éclairage psychologique et caractérologique. J’ai insisté sur le fait que l’approche de l’expertise s’avère alors plus processuelle que structurelle. Bien des organisations psychiques sont engagées dans le crime. Il s’agit alors essentiellement de repérer les processus psychiques qui, d’étape en étape, amènent le sujet au bord du passage à l’acte. Enfin, si l’on veut échapper au piège de « l’expertise biopsique », il convient d’aborder le contexte général, celui des conditions familiales, professionnelles, sociétales, dans lequel le sujet a évolué jusqu’à la commission des faits.
L’expertise extensive peut alors ambitionner un véritable dialogue avec la société, dans le cadre du procès pénal. Voilà ce que le clinicien peut affirmer avec assurance ; voilà les hypothèses qu’il peut esquisser de façon plus prudente ; voilà les grandes questions qui demeurent en chantier.
Pour ce qui concerne plus directement l’expertise psychiatrique de Salah Abdeslam, la dimension proprement psychiatrique était relativement simple. L’examen permettait d’éliminer formellement une quelconque pathologie ou un trouble de la personnalité. Par contre, il était nécessaire de rendre compte de la décompensation délirante persécutrice du sujet en début d’incarcération, directement induite par l’isolement. La situation s’était rapidement normalisée avec l’élargissement des conditions d’incarcération. Il convenait donc d’insister à la fois sur l’authenticité des troubles psychiatriques aigus avec délire de persécution à thématique d’empoisonnement, sur le caractère très documenté de tels épisodes liés à l’isolement et sur leur réversibilité en cas de modification du cadre de l’incarcération. Dès que l’isolement absolu a cessé, le délire s’est estompé. Il fallait également expliquer qu’un tel épisode peut survenir chez les sujets les plus banalement normaux.
Pour préparer la rédaction du rapport d’expertise conjoint avec mon collègue Bernard Ballivet puis la prestation à l’audience, je me suis appuyé sur ma propre expérience des grands procès, notamment de ceux des tueurs en série comme Guy Georges, Patrice Alègre, Michel Fourniret… Les attentes sont à chaque fois immenses. Chaque jour les articles de presse soulèvent la question : « Va-t-il parler ? ». L’objectif présumé de cette sincérité du sujet en procès serait de « permettre aux victimes de faire leur deuil ». Tout ce qui semble aller dans le sens d’un refus de donner des détails sur le passage à l’acte criminel est perçu comme un obstacle et une atteinte aux attentes légitimes des parties civiles.
Mais cette soif de confession est souvent très artificielle, reposant sur des images schématiques, voire caricaturales, notamment celle du bon candidat au procès qui ferait amende honorable, qui donnerait toutes les raisons qui l’ont conduit au crime et qui satisferait ainsi doublement les attentes présumées des parties civiles.
Autant dire que celui-là n’existe pas. Quand c’est le cas et que le sujet au procès se moule dans ce qui lui est demandé, c’est que son discours est factice et dangereusement trompeur. Je n’en citerai qu’un exemple, celui de Michel Fourniret a son procès d’Assises en 1987. Il a ému l’audience par les accents de sincérité de ses excuses, au moment même où il décidait qu’il tuerait désormais ses victimes pour éviter d’être appréhendé.
Lors du procès d’Assises en 2003 à Charleville, les médias relayaient quotidiennement les mêmes questions : « Va-t-il parler ? Va-t-il se taire ? ». Lorsqu’il est sorti d’un silence présumé insupportable pour les parties civiles, il est entré dans des détails d’une telle crudité, dans une posture perverse de légitimation tellement insupportable, que chacun espérait qu’il se taise.
J’ai pour ma part beaucoup insisté, notamment lors des procès de Guy Georges et de Patrice Alègre, sur toute l’importance à accorder à la perception d’une gêne, d’un raclement de gorge, d’un regard fuyant, d’une voix hésitante… à distance d’un récit organisé, voire revendiqué dans sa légitimation. On enjoint le prévenu de formuler ce qu’il ne sait pas véritablement lui-même. Si la plupart connaissent ce qu’ils ont fait, ils n’en maîtrisent pas les raisons. Guy Georges le formulait de façon limpide : « Si je savais pourquoi je l’avais fait, je ne l’aurais pas fait ».
À mon sens, l’expert doit tenter de saisir quelles sont les attentes, non pour s’y mouler ou servir le plat qu’on attend de lui, mais plutôt pour partir de cette sensibilité collective et tenter, dans un effort de pédagogie de la complexité, de poser les jalons susceptibles de fournir quelques réponses. C’est une position à la fois ambitieuse et modeste. Ambitieuse, parce qu’elle ne renonce pas à tenter d’éclairer la Cour là où elle interpelle l’expert, modeste, car elle ne prétend pas pouvoir fournir avec assurance toutes les réponses.
Pour en revenir au procès de Salah Abdeslam, Bernard Ballivet et moi-même avions l’obsession de ne pas être ridicules, écrasés par l’enjeu. Avec de telles attentes, et après neuf mois de procès, en présence d’auditeurs imprégnés de l’ensemble des échanges durant une si longue période, il convenait de ne pas nous comporter comme pour n’importe quel procès d’Assises. Mettre en relation tel ou tel trait de personnalité avec la somme d’horreur qui a bouleversé le pays ou venir expliquer toutes les pathologies que le sujet n’a pas, nous paraissait déplacé et dérisoire. Il convenait d’être à la hauteur des expectatives, fût-ce pour les contredire, en tout cas pour fournir des réponses éclairantes.
L’écart était immense entre l’énormité de la souffrance et du trauma collectif, et l’ordinaire de la personnalité. Salah Abdeslam n’est ni un malade mental, ni un psychopathe, ni un pervers. Il était important de commencer par exprimer que la personnalité ne s’apparie pas à l’horreur des faits et qu’il y a des millions d’années-lumière entre ce qu’il est et ce qu’il a fait. Entre les deux, il y a l’ensemble des processus psychiques transformatifs de la radicalisation. La montagne des attentes risquait d’accoucher d’une souris psychiatrique. Il nous a donc semblé naturel d’évoquer le procès de Jérusalem commenté par Hannah Arendt et de revenir sur la banalité du mal. Ce n’est évidemment pas le mal qui est banal, mais la personnalité de celui qui l’a commis, homme ordinaire. Encore une fois, il est essentiel de résister au piège de l’appariement. L’acte monstrueux ne pourrait avoir été commis que par un monstre. J’ai le souvenir de ma gêne au procès de Guy Georges lorsque l’avocate générale s’est écriée : « Guy Georges, vous êtes le diable ! ».
Cette mise en place des perspectives nous est apparue essentielle. C’est elle qui permet de décliner ensuite les différentes données de l’expertise. Sans ce préalable, le compte rendu risquerait d’être obscène.
Il était aussi essentiel de réfuter le sentiment d’une certaine complaisance de notre part. Bien sûr, éclairer, expliquer, ce n’est pas pardonner. Mais il est important de le dire à chaque fois tant ce soupçon peut surgir après de telles horreurs, lorsqu’un psychiatre vient en analyser quelques déterminants.
Le psychiatre doit absolument éviter le piège du « c’est moi que voilà », celui de la science qui éclaire les ténèbres. Encore une fois, l’expert doit être humble, mais assuré, non comme le détenteur d’un savoir absolu, mais comme le représentant d’une discipline à respecter.
Lors de l’expertise de Salah Abdeslam, nous avons été pris à témoin d’une double posture : celle d’un engagement radical déshumanisant et celle de mouvements apparemment plus authentiques, avec une amorce d’autocritique, présumée témoigner d’une attitude manipulatrice. C’était ou l’un ou l’autre, et c’était comme si nous avions à trancher. C’est au demeurant l’un des pièges du procès pénal qui pousse à la caricature en figeant le sujet dans une posture. Les questions des parties au procès ont alors le plus souvent pour seul objectif de faire valider par la science que le prévenu obéit au caractère absolu du mal ou seulement à sa relativité. Pour l’avocat général, il convient de confirmer que les actes ont été préparés, réalisés sans aucune retenue morale, échappant à toute délibération antérieure et à tout sentiment de culpabilité ultérieur. À l’inverse, pour la défense, il faut mettre en exergue tout ce qui vient contredire une telle détermination sans retenue.
Salah Abdeslam était englué dans une impasse, entre les termes opposés d’un conflit psychique. Ou bien il s’enfermait définitivement dans la cuirasse radicale, renonçant à toute pensée en première personne, faisant des réponses toutes faites, légitimant l’ensemble de ses actions ; ou bien il se dégageait de l’ensemble des croyances qui l’ont structuré et il risquait l’effondrement narcissique.
Après avoir refusé de façon répétée l’expertise pendant l’instruction, il avait accepté l’examen pendant le procès, sous réserve de voir respecter ses propres conditions : une seule rencontre, sans questions perçues comme trop intimes. Il espérait que l’on puisse témoigner de son humanité et d’une image différente de celle qui était réverbérée par les médias présents au procès.
Nous avons décrit l’oscillation de Salah Abdeslam entre le soldat de Dieu et le petit gars de Molenbeek, entre le prêt à penser du système radical verrouillé et la timide remise en question de ses croyances. Là où on nous interpellait pour trancher, nous avons tenté de restituer les termes du débat interne qui était celui de Salah Abdeslam. Nous avons été surpris de l’écho qui a été donné à cet éclairage très simple, pour ne pas dire rudimentaire, qui permettait de sortir de l’exclusivisme (ou bien, ou bien) qui animait alors le débat médiatique.
Par ailleurs, nous avons tenu à refuser la posture de ceux qui décernent un brevet d’authenticité à telle ou telle déclaration, à tel ou tel comportement au procès. C’était par exemple le cas lorsqu’on nous demandait si l’émotion de Salah Abdeslam était factice ou si les larmes qu’il avait versées étaient des larmes de crocodile. Le rôle de l’expert est aussi de refuser cette dramaturgie factice.
À la lumière des préalables que je viens d’énoncer, je rapporte ici quelques extraits de notre expertise, tels que nous les avons publiquement restitués lors du procès : « Nous nous heurtons comme souvent à la « banalité du mal » et nous nous demandons comment un homme si ordinaire a pu participer à un tel projet de destruction de masse. Le risque est alors de tomber dans le piège dénoncé par Karl Jaspers, psychiatre et philosophe, dans sa correspondance avec Hannah Arendt (1946), celui d’une démonisation et d’une grandiosité conférées à l’énormité du Mal commis.
Au regard de l’immensité du mal commis et des attentes qui en résultent, il est à nos yeux impossible d’aborder un tel examen d’expertise sans prendre de recul, sans se référer à d’autres grands procès et aux réflexions qu’ils ont suscitées. Il convient alors de mesurer d’emblée le fossé qui sépare un profil de personnalité, somme toute assez banal, de l’incommensurable souffrance occasionnée par les attentats du 13 novembre 2015. Toute analyse psychologique serait d’emblée marquée de ridicule, et à vrai dire d’obscénité, si elle prétendait mettre en relation directe et compréhensible tel ou tel trait de personnalité, tel ou tel moment de son parcours de vie, avec cette destructivité haineuse frontale des fondements de notre civilisation et avec une telle somme de douleur. Il ne s’agit pas ici de prétendre nous livrer au ridicule d’une approche philosophique dont nous serions bien incapables et qui ne concerne pas une expertise psychiatrique, mais de contextualiser cette expertise et de ne pas faire comme s’il s’agissait d’un examen comme un autre, avec les mêmes attentes que pour un autre.
D’une part, nous nous heurtons comme souvent à « la banalité du mal » et nous nous demandons comment un homme si ordinaire a pu participer à un tel projet de destruction de masse. Le risque est alors de tomber dans le piège dénoncé par Karl Jaspers, psychiatre et philosophe, dans sa correspondance avec Hannah Arendt (1946). Cette dernière lui écrivait au sujet des crimes nazis qu’aucun tribunal terrestre ne pourrait les juger du fait de l’ampleur de ces crimes. Karl Jaspers répondait à Hannah Arendt qu’elle risquait de tomber dans le piège de la « grandeur satanique » et que le mal était souvent banal. Ce qui deviendra la « banalité du mal » ne désigne évidemment pas la nature des actes, mais la personne de ceux qui les ont commis. C’est comme si l’idée même que de telles actions aient pu être conçues et commises par des hommes ordinaires nous était inaccessible. L’immensité du mal commis ne pourrait relever que d’une personnalité immensément malade ou maléfique. L’histoire nous montre avec régularité que ce n’est pas le cas.
D’autre part, et surtout, il ne faut pas mettre en lien direct, la personnalité de base de Salah Abdeslam avec les faits ici jugés, comme si c’était ce sujet-là qui en avait délibéré avec lui-même avant de participer à cette action. Son engagement sans faille dans un système totalitaire au projet mortifère l’a débarrassé de tout débat interne, de toute pensée en première personne. Il est extrêmement naïf d’attendre de lui, comme de tant d’autres, qu’il manifeste les sentiments ou les émotions que nous pensons ou imaginons en rapport avec la prise de conscience de ses actions. Il nous semble fondamental de le répéter pour ceux qui attendraient illusoirement un tel « sursaut d’humanité », source de regrets et d’explications. Tout un arsenal idéologique et pseudo-religieux de justifications, de légitimations, et d’alibis a pensé pour lui et illustre que le mal se commet quasiment toujours au nom du bien. Cet arsenal totalitaire le protège de « l’humain » qu’il était auparavant et qu’il redeviendra peut-être ultérieurement. Entre celui qu’il était et celui qu’il est devenu, toute une série de processus psychiques transformatifs l’ont endurci et préparé à l’action. S’adresser à celui qu’il était, est à la fois illusoire et anachronique. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Ce système peut se lézarder, se fendiller, se fissurer, mais de façon souterraine sans manifestation directe. De même, que l’effondrement des sols peut être précédé et préparé par des fissurations souterraines, et survenir de façon brutale, le carcan dans lequel est enfermé Salah Abdeslam n’admet pas véritablement de demi-mesure. Ou bien il s’y accroche et se protège grâce à lui, ou bien il risque d’être confronté à l’effondrement dépressif. Il le formule d’ailleurs clairement. Il n’a pas véritablement le choix, même s’il a semblé laisser affleurer à certains moments de l’examen une émotivité contenue.
Pour l’exprimer autrement en reprenant la formule de Françoise Sironi au sujet des génocidaires, « hommes-système », Salah Abdeslam se donne à voir comme totalement pris dans le système radical islamiste qui commande ses conduites. C’est ce « système » que l’on prétendrait juger, comme si le sujet qui s’y est engagé n’avait plus d’existence propre, plus de capacité délibérative. Pourtant il paraît tenir à témoigner d’un écart entre la détermination guerrière qu’il proclame et la persistance d’une sensibilité qui lui est propre. « L’homme-système » n’aurait pas fait complètement disparaître l’homme.
Tout ce que nous énonçons ici n’a pas pour objet de prétendre que Salah Abdeslam ne serait pas « humain », pour reprendre la catégorie qu’il a lui-même introduite dans l’échange avec nous. Il l’est évidemment. Mais il a fait le choix de la « déshumanisation » en s’engageant dans l’action radicale organisée, finalisée dans un projet de mort de masse. Dès lors, la souffrance des parties civiles n’est que l’effet collatéral, certes regrettable à ses yeux, mais inévitable, de l’engagement guerrier contre la France. Les personnes qui buvaient à la terrasse d’un café ou celles qui participaient à un concert n’étaient que les représentants chosifiés d’un pays à combattre et d’une population à terroriser. Autrement dit, Salah Abdeslam ne pourra authentiquement éprouver des sentiments à leur égard que lorsqu’il sera sorti, s’il en sort, de cet arsenal déshumanisant qui pense pour lui, qui a réponse à tout, et qui lui interdit d’éprouver. En attendant, les victimes sont pour lui les cibles d’une guerre dont il a été le soldat.
Avant d’aborder ce qui nous semble essentiel, à savoir le dispositif idéologique et pseudo-religieux dans lequel s’est engagé Salah Abdeslam, il convient à notre sens de marquer très clairement combien il serait regrettable de prendre à la lettre telle ou telle légitimation de ce bréviaire mortifère et de croire qu’il convienne d’y répondre rationnellement. Ce qu’énonce Salah Abdeslam comme justification de son engagement, c’est ce que formulent au mot près, tous les sujets radicalisés, quel que soit leur degré d’engagement dans l’action. Il en résulte, après en avoir écouté un certain nombre, l’impression d’être face à des clones, à des perroquets, qui récitent les mêmes légitimations litaniques :
- C’est la France qui a commencé.
- La réponse que nous appelons terroriste n’est qu’une action de légitime défense contre cette agression initiale.
- Les vies des victimes innocentes musulmanes ont le même prix que celles du terrorisme, destiné à en limiter le nombre. L’action terroriste vise notamment à le démontrer à la face du monde.
- Au fondement de cet engagement, il y a « la souffrance de nos frères musulmans en Syrie ou en Irak ». Autrement dit, ce fondement est humanitaire. Un soldat choisit son camp, mais ne perd pas sa sensibilité, explique Salah Abdeslam.
- Islamisme ou radicalisation sont les termes qui sont proférés par les ennemis de l’Islam. Tout musulman qui respecte la charia partage les mêmes convictions, sans écart possible. Il en est le serviteur.
- La croyance dans le paradis, dans la martyrologie, et plus généralement dans l’ensemble de ce qui est écrit dans le Coran, relève d’une lecture univoque et littérale à l’exclusion de l’image, de la métaphore ou du symbole. Par exemple, dans la bouche de Salah Abdeslam : « On voit les anges à partir de la mort, c’est ce que croient les musulmans ».
- La cruauté des châtiments pratiqués par l’état islamique est une vue de l’esprit occidentale. Il faut la replacer dans le contexte d’un état islamique. Toute discussion tourne court, par exemple lorsque nous demandons à Salah Abdeslam s’il méritait d’avoir la main coupée après sa tentative de cambriolage, il nous répond que la question n’a aucun sens dans un pays où la charia n’est pas appliquée.
Dans la récitation de ce bréviaire radical, de ses fondements à ses implications, Salah Abdeslam se montre courtois, explicatif, pédagogue, pourrions-nous même dire. Il fait l’effort de s’adresser à des interlocuteurs ignorants de l’Islam. Il est contrôlé et ne dérape jamais dans l’exaltation ou la véhémence.
Pour tenter de comprendre l’importance de ce dispositif idéologique, il convient de le situer dans le fil du parcours biographique de Salah Abdeslam. Il n’a pas fait de confidence. Comme pratiquement tous les sujets radicalisés que nous avons examinés, il ne formule aucune critique à l’égard de sa famille. Il a tendance à édulcorer ou à idéaliser le passé, tout en récusant formellement son mode de vie d’alors, indigne d’un musulman. Il s’abrite derrière la pudeur pour ne rien dire de ses sentiments profonds. Il raconte l’histoire d’un adolescent ou d’un jeune adulte qui disposait d’un confort de vie ; qui aurait pu poursuivre une existence marquée d’insouciance et de prospérité relative ; qui aurait mené une existence moins régulière après un acte de délinquance présenté comme occasionnel ; qui aurait ensuite choisi l’engagement dans l’état islamique.
Salah Abdeslam en dit trop peu pour que nous commentions ce parcours. Il est d’ailleurs probable qu’il en a édulcoré certaines caractéristiques. Il est possible que ce récit soit partiel, voire falsifié pour ces raisons, mais il témoigne cependant globalement d’un processus très fréquemment repéré chez les sujets engagés dans le terrorisme islamiste. Autrement dit, si nous ne pouvons authentifier telle ou telle assertion, par contre la cinétique de son parcours est de celle que l’on repère fréquemment : parcours initial sans particularité saillante ; début de vie professionnelle ; bascule dans la délinquance ; quête d’une issue dans la radicalisation ; inscription dans un système totalitaire, à partir duquel le passé est réprouvé au regard d’une obéissance absolue à des préceptes moraux et pseudo-religieux n’appelant aucune nuance.
Salah Abdeslam ne nous dit rien des conflits ou des doutes qu’il a pu éprouver. Désormais il est le soldat d’un combat contre les ennemis de l’état islamique. Il emploie à plusieurs reprises le terme de sacrifice : celui de son confort passé ; de son mode de vie peu respectueux de l’Islam et celui de sa vie même (point sur lequel il ne fait que se montrer allusif).
De façon très schématique, nous pourrions dire que nous avons rencontré au moins trois grandes catégories de terroristes islamistes : des personnalités très structurées, dépourvues de fragilité psychologique, avec une continuité entre la maturation islamiste et l’action terroriste ; des sujets qui ont connu une phase de vacillement identitaire, de délinquance ou/et de toxicomanie et qui trouvent une issue salvatrice dans l’engagement totalitaire ; des personnalités pathologiques, parfois psychotiques, qui se saisissent de l’air du temps, du « djihadisme d’atmosphère » (Gilles Kepel), comme mode d’expression de leur trouble profond.
Salah Abdeslam emprunte aux deux premières catégories.
Il convient de bien saisir que si ce système totalitaire prive désormais l’individu désubjectivé de tout choix autonome, il le délivre des affres et des déchirements de toute existence humaine, lui offre un idéal exaltant, un projet partagé par « tous ses frères », dans l’élan collectif. Le plus petit anonyme est promis à la vie éternelle. Le sacrifice évoqué par Salah Abdeslam est aussi un sacrifice de soi-même, de ses arrimages identitaires, de son histoire. Il a fait don de sa personne à l’Islam. Il convient également de souligner à quel point le malentendu est total, quand nous renvoyons naïvement à Salah Abdeslam une image « d’inhumanité ». Ce qui pour nous est inhumain dans la destruction de tant de vies innocentes est pour lui, « surhumain ». Tout un arsenal de légitimations le protège, mais, de surcroît, tout un trajet d’endurcissement le conduit au-delà de la condition humaine commune, comme un « surmusulman » (Féthi Benslama), un surhomme, un « übermensch », qui surpasse l’humaine condition pour faire de lui le petit soldat du divin dessein. Des processus psychiques l’éloignent de ce qu’auraient pu être auparavant ses réactions. Ils le débarrassent de toute culpabilité, de toute gêne, de toute émotion, comme de scories gênantes pour l’engagement dans l’action. Ce qui était un interdit devient une injonction divine. Ce qui était insupportable devient indifférent. Il est désormais au-delà de ces contingences qui embarrassent la plupart des humains. Mais, encore une fois, si ce processus d’endurcissement est bien présent, la « forteresse » n’apparaît pas inentamable.
Salah Abdeslam n’a pas donné de détail sur ses réactions aux premières vidéos de décapitation et autres horreurs, si ce n’est pour expliquer calmement, mais allusivement qu’il avait initialement les mêmes réactions que tout un chacun avant de surmonter ces réactions au nom de la charia.
Reste à tenter de comprendre si aujourd’hui Salah Abdeslam se confond avec la cuirasse de ce système totalitaire. L’image qu’il donne est tantôt celle de la véhémence exaltée pour récuser sa condition carcérale, pour protester à certains moments du procès ou pour se positionner en fer de lance de l’Islam ; tantôt celle du jeune homme poli, qui répond calmement aux questions, comme ce fut le cas lors de cette expertise. Il semble clairement entrevoir les enjeux d’effondrement dépressif, s’il en venait à fendre l’armure et à tomber la cuirasse. Il nous a semblé qu’à plusieurs reprises lors de l’examen, il avait témoigné allusivement d’un impact émotionnel.
Il est probable que Salah Abdeslam oscillera entre les deux postures tout au long du procès, entre deux limites, celle de l’endurcissement et celle de l’ouverture, même modeste. Il est impossible de pronostiquer à coup sûr telle ou telle évolution. L’hypothèse d’une « réhumanisation » au prix d’un risque suicidaire n’est pas exclue, pas plus que n’est exclue celle d’un enfermement définitif dans l’armure totalitaire. Tel est l’enjeu de son évolution personnelle au cours et au décours du procès.
Il est à noter qu’il serait le seul survivant des auteurs des attentats commis. Que cela soit le résultat d’un échec ou d’un renoncement, cette situation est vraisemblablement difficile à assumer. Cela peut induire chez lui un sentiment d’échec, voir de honte ou de culpabilité. Cela pourrait également générer des attitudes de prestance et de surenchère vis-à-vis de ses co-accusés et de ses semblables visant à le montrer déterminé et sans faille. De plus, il est amené au cours du procès à répondre seul de ces attentats.
Salah Abdeslam s’efforce de rester détaché par rapport au déroulement du procès. Il n’a exprimé aucun regret. Mais il a pu évoquer l’émotion qu’il a ressentie à l’écoute de certains témoignages qui l’ont touché. La confrontation à la douleur des victimes semble avoir induit chez lui une évolution au cours de ce procès.
Il tient à assurer sa défense, assurant qu’il n’a pas de sang sur les mains. Face à nous, il ne se montre pas dans une défense de rupture.
Même s’il s’attend à une sanction lourde, il peut envisager sa sortie de prison et a toujours à l’esprit un projet de vie familiale.
Ces éléments semblent montrer qu’il n’est pas totalement insensible et muré dans les certitudes absolues, qu’il brandit par ailleurs.
Salah Abdeslam nous a fait part de sa crainte que cette expertise le « déshumanise », plus qu’elle ne l’humanise. Ce débat est le sien et non le nôtre. Pour nous, il est un humain plutôt ordinaire qui s’est lui-même engagé dans la déshumanisation totalitaire. Pour lui, le risque d’un retour à des sentiments communs est celui d’une perte de ce qui le protège, qui a donné un sens à sa vie et peut-être à sa mort.
Nous voudrions achever l’analyse de cet entretien unique avec Salah Abdeslam par un commentaire sur ce qui nous semble à la fois central et très délicat à déterminer. Nous avons insisté sur l’inclusion dans un système de pensée totalitaire qui a réponse à tout et qui délivre le sujet de toute délibération. C’est à travers ce système que la communication s’est établie. Dans ce sens, Salah Abdeslam se présente comme un « perroquet ». Pourtant, il nous est apparu comme un « perroquet intelligent », dans un double registre permanent, entre ce qu’il donne à voir et ce qu’il laisse entrevoir, entre ce qu’il dit et ce qu’il suggère. À partir du moment où les sujets radicalisés engagés dans une réalisation terroriste ont endossé l’armure idéologique, ils se ressemblent tous. Pourtant, tous n’ont pas la même organisation psychique de base. Certains, plus psychopathes ou plus pervers, se manifesteront dans un registre encore plus violent et cruel, avec une détermination sans faille et une cuirasse défensive inentamable. Dans le cas de Salah Abdeslam, la personnalité antérieure semble ne pas avoir été totalement enfouie. Le maintien, le renforcement ou la perte de ses identités d’emprunt sera l’un des enjeux du procès et de sa suite. »
Après un traumatisme collectif, l’expertise psychiatrique doit d’abord viser à éviter un certain nombre de pièges, en un préalable qui rend possible qu’elle soit audible, voire éclairante dans la meilleure hypothèse. Il convient de prendre acte de la dramaturgie du procès, des interrogations qui y surgissent, afin de tenter d’y répondre, d’analyser les processus psychiques en jeu, au-delà de la constatation d’une éventuelle pathologie. Tout sauf : « J’arrive, je livre mon compte rendu et je repars ». En mettant des mots sur les éprouvés des acteurs du procès, le psychiatre contribue au processus d’élaboration collective.
Rien n’empêche alors de décrire un tableau clinique, d’esquisser les occurrences évolutives possibles, en privilégiant une approche dynamique plutôt que fixiste et en évitant de répondre à la lettre aux attentes partisanes.