L’entrée en collection publique des artefacts issus de la colonisation de l’Afrique subsaharienne. Jeu du droit, jeu avec le droit1 The entry into public collection of artifacts from the colonization of sub-Saharan Africa

Guilhem Monédiaire 

https://doi.org/10.25965/confdhmp.124

Les entrées en collection publique constituent un moment clé dans l’histoire des objets. Au grand dam des chercheurs de provenance, il s’agit souvent du seul moment connu ou documenté dans le parcours des artefacts. D’où l’image d’un voile qui dissimule le flou de la collecte initiale ou les éventuels transferts de propriété antérieurs, notamment entre collectionneurs. Là réside tout le travail malaisé de la recherche de provenance : réussir à remonter jusqu’à l’origine de la collecte tout en documentant son parcours jusqu’à l’entrée en collection muséale. Ce temps de l’entrée en collection muséale est essentiel et mérite d’être analysé de près, notamment au moyen des instruments du droit.

Entries in the public collection constitute a key moment in the history of the objects. To the dismay of provenance researchers, this is often the only known or documented moment in the artifacts’ journey. Hence the image of a veil which conceals the vagueness of the initial collection or any previous transfers of ownership, particularly between collectors. Therein lies all the difficult work of researching provenance: succeeding in going back to the origin of the collection while documenting its journey up to entry into a museum collection. This time of entry into a museum collection is essential and deserves to be analyzed closely, particularly using legal instruments.

Sommaire
Texte intégral

La présente recherche a été réalisée en 2023.sous la direction de Mme la Professeure Géraldine Goffaux Callebaut (droit privé, université d’Orléans) dans le cadre du Diplôme universitaire Recherche de provenance d’œuvres d’art, circulations, spoliations, trafics illicites et restitutions de l’université de Paris-Nanterre. Il convient à ce titre de remercier l’équipe du diplôme universitaire ainsi que l’ensemble des intervenants, quels que soient leurs horizons. Les remerciements s’adressent également à MM. les professeurs Pascal Plas, Pascal Texier et Xavier Perrot pour la richesse de leurs conseils, mais également à l’IiRCO et aux presses universitaires de l’université de Limoges.

Note de bas de page 2 :

Cf. Marine Ranouil, « Le prêt d’œuvres d’art entre musées », Communication Commerce électronique n° 3, mars 2022, étude 6. Cf. Article 10, Projet de loi relatif aux musées de France, texte adopté n° 669 par l’Assemblée nationale en première lecture après déclaration d’urgence, 10 mai 2001 : « Article 10 Les biens faisant partie des collections des musées de France peuvent faire l’objet d’un prêt ou d’un dépôt à des fins d’études, de recherche scientifique ou de présentation au public, dans des conditions fixées par décret en Conseil d’État. /Le Conseil des musées de France étudie les conditions de circulation, d’échange et de prêt des œuvres d’art entre musées bénéficiant de l’appellation "musée de France". »

Les entrées en collection publique constituent un moment clé dans l’histoire des objets. Au grand dam des chercheurs de provenance, il s’agit souvent du seul moment connu ou documenté dans le parcours des artefacts. D’où l’image d’un voile qui dissimule le flou de la collecte initiale ou les éventuels transferts de propriété antérieurs, notamment entre collectionneurs. Là réside tout le travail malaisé de la recherche de provenance : réussir à remonter jusqu’à l’origine de la collecte tout en documentant son parcours jusqu’à l’entrée en collection muséale. Ce temps de l’entrée en collection muséale est essentiel et mérite d’être analysé de près, notamment au moyen des instruments du droit. Quatre modalités d’entrée en musée sont envisageables : le don, le legs, l’achat et la dation en paiement. Il s’agit de situations pérennes, ce qui exclut les prêts d’œuvres et les dépôts qui ne modifient pas la propriété sur l’objet2. En outre, seuls seront abordés ici les objets provenant des colonies d’Afrique subsaharienne du Second Empire colonial français. La période prise en compte commence avec le milieu du xixe siècle, même s’il peut exister des présences européennes antérieures, notamment celles de missionnaires ; elle prend fin avec le début des années 1960, au moment des déclarations d’indépendance des États. Parmi les objets concernés, on compte des regalia cristallisant les pouvoirs politiques autochtones divers (organisations tribales, royautés, ou empires), des objets cultuels qui concrétisent les pouvoirs religieux ou magiques locaux et des objets usuels, qu’ils soient utilitaires ou de parure. D’autres objets relèvent d’un classement pour une part arbitraire comme les instruments de musique, qui peuvent tout aussi bien être cultuels que destinés à la culture profane. Si le champ chronologique de la recherche couvre essentiellement le Second Empire colonial français jusqu’aux indépendances des années 1960, il pourra être occasionnellement nécessaire d’aborder les entrées en collection postérieures afin d’avoir une vision plus complète sur les parcours des objets jusqu’à l’entrée en musée.

Note de bas de page 3 :

L’auteur du présent article prépare une thèse en Histoire du droit intitulée « Appropriations et déplacements de biens culturels mobiliers — Le cas de l’Afrique subsaharienne durant le Second empire colonial français ». Elle est dirigée par M. Le Professeur en Histoire du droit Xavier Perrot et est réalisée à l’École de droit de l’Université Clermont Auvergne.

Dans le cadre de la colonisation, de nombreux artefacts ont pu être collectés dans des contextes nettement distincts3. Toute une myriade d’acteurs s’est en effet rendus dans les colonies et a prélevé des objets. On compte des représentants directs des pouvoirs exogènes (explorateurs, missionnaires, militaires, administrateurs), des scientifiques (ethnologues, naturalistes, archéologues), ou des acteurs individuels (collectionneurs, marchands d’art, touristes). Certains construisaient leurs collectes de manière individuelle et quelquefois aléatoire, quand d’autres participaient à de réelles missions d’ampleur, supposant une organisation préalable de caractère institutionnel. On pense notamment aux campagnes militaires, aux missionnaires religieux et aux missions ethnographiques, dont la Mission Dakar-Djibouti de 1931-1933 témoigne surabondamment. Cette dernière s’est caractérisée par l’ampleur de ses collectes et par conséquent des entrées en collection muséales au musée d’Ethnographie du Trocadéro.

La réalité même des collectes témoigne des multiples modalités d’appropriation envisageables durant la colonisation. D’où l’intérêt de distinguer, grâce aux qualifications juridiques, le butin du pillage, le vol simple du vol avec menace ou ruse, les achats des achats forcés, les échanges des dons et contre-dons, etc. Ainsi, là où une doxa journalistique et idéologique opte souvent pour le confusionnisme en parlant d’un vaste « pillage » pour désigner les collectes réalisées en contexte colonial, une démarche juridique rigoureuse, inspirée par la neutralité axiologique, montre que, par exemple, le pillage est une chose précise en droit de la guerre qu’on distingue du butin de guerre, et que les collectes ont été très diverses durant la période coloniale, en fonction d’un équilibre plus ou moins respecté entre consentement des uns et intentionnalités des autres.

Une fois les objets collectés, les nouveaux détenteurs pouvaient en disposer pour eux-mêmes en les conservant dans leur patrimoine (exception faite des biens saisis lors d’un butin de guerre, qui étaient censés revenir de droit à l’État), ou décider de les remettre à une institution muséale. Deux cas de figure se présentent donc : celui de l’artefact entré en collection muséale immédiatement après son prélèvement in situ, et celui de l’entrée après de plus ou moins nombreuses transmissions à titre onéreux ou non. Si beaucoup les préservaient dans un premier temps dans leur propre collection souvent à titre de souvenir personnel, il était tout à fait possible que leurs héritiers décident de les céder à un musée. Cela revient à placer les entrées en collection dans le temps long, étant entendu qu’il faudra étudier en détail les raisons qui ont pu pousser les différents acteurs à faire migrer des artefacts en collection publique.

Quant aux institutions muséales dédiées, réceptacles institutionnels des diverses collectes, elles sont justiciables d’une histoire singulière, qui ne peut ici qu’être restituée à grands traits. La France se caractérisait par sa centralisation muséale qui suivait la réalité administrative. Centralisme oblige, l’accent sera mis sur les institutions parisiennes, et seuls certains des musées présents en province seront étudiés. Ce sont au moins cinq institutions nationales qui, dans la durée, ont eu vocation à jouer le rôle d’hôte Amphitryon pour les objets en cause.

Note de bas de page 4 :

Cf. notamment Fabrice Grognet, « Quand l’ethnographie défie l’anthropologie, Le tournant manqué du Musée d’Ethnographie du Trocadéro », in Christine Laurière et André Mary (dir.), « Ethnologues en situations coloniales », Les Carnets de Bérose, n° 11, 2019.

Note de bas de page 5 :

Gaëlle Beaujean-Baltzer, L’Art de cour d’Abomey : le sens des objets, thèse en anthropologie sociale et ethnologie dirigée par Jean-Paul Colleyn et Henry John Drewal, EHESS, Paris, soutenue le 25 novembre 2015, p. 272.

Note de bas de page 6 :

Convention concernant les expositions internationales, Paris, 22 novembre 1928.

Note de bas de page 7 :

Gaëlle Beaujean-Baltzer, op. cit., p. 272.

Note de bas de page 8 :

Etienne Féau, « L’art africain au musée des Arts d’Afrique et d’Océanie : collections et perspectives pour le musée du quai Branly », Cahiers d’études africaines, vol. 39, n° 155-156, 1999, Prélever, exhiber. La mise en musées, p. 926.

Note de bas de page 9 :

Cf. Bernard Sergent, » Du musée de l’Homme au musée du quai Branly : la régression culturelle », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 101 | 2007. Cf. Philippe Descola, « Passages de témoins », in Le Débat, 147, 2007, pp. 136-153.

Note de bas de page 10 :

Félix Fénéon, Iront-ils au Louvre ? : Enquête sur les arts lointains, Toguna, 2000 (première édition : 1920).

  • Le Museum national d’histoire naturelle a été créé en 1793. Il conserve bien sûr des objets naturalistes et archéologiques, mais il s’est également vu affecter des objets ethnographiques.

  • Le musée d’Ethnographie du Trocadéro (1878-1936)4 a été installé dans l’ancien Palais du Trocadéro par le ministère de l’Instruction publique grâce à l’impulsion de son premier directeur Ernest Théodore Hamy (1842-1908) qui, médecin de formation, était devenu anthropologue et ethnologue. Le musée était venu prolonger le Muséum provisoire des missions scientifiques qui avait été ouvert pendant l’Exposition universelle de 1878. Il s’agissait d’un projet vieux de près de quatre-vingts ans. Il faudra revenir sur l’histoire du musée d’Ethnographie du Trocadéro qui a été mis en péril en raison de difficultés financières, lesquelles ne sont pas sans rapport avec la problématique des entrées en collection muséale.

  • Le musée de l’Homme a été créé en 1937 pour prendre la suite du musée d’Ethnographie du Trocadéro qui ferme ses portes en 1936, étant victime de son succès, mais dont l’espace était saturé avec plus de 50 000 objets et des moyens limités5. Le musée de l’Homme est créé à l’occasion de l’exposition universelle de 1937, qui a été la première exposition en France selon les règles de la Convention de Paris du 22 novembre 1928 sur les expositions internationales6, mais aussi la dernière exposition de ce type à Paris. D’après Gaëlle Beaujean-Baltzer, le musée de l’Homme a joué un rôle important à la fin des années 30 alors que les menaces dictatoriales frappaient l’Europe : beaucoup de ses responsables étaient alors profondément antifascistes et se sont manifestés par des actes de résistance contre les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, tout en déménageant ses collections considérées par l’occupant comme de l’« art dégénéré », et dès lors menacées d’autodafé7.

  • Le musée des Arts d’Afrique et d’Océanie (MAAO) créé en 1931, à l’occasion de l’exposition coloniale et internationale de 1931, avant d’être supprimé en 2003. Il bénéficia de diverses dénominations successives : musée des Colonies (1931), musée des Colonies et de la France extérieure (1932), musée de la France d’outre-mer (1935), musée des Arts africains et océaniens (1960). Ses collections africaines ont été majoritairement constituées à partir de dons provenant de militaires ayant participé à la conquête, mais aussi d’administrateurs ou de leurs familles, et enfin de la part des premiers collectionneurs d’art africain8

  • Le musée du Quai Branly — Jacques Chirac ouvre le 20 juin 2006 insufflé par la volonté politique et le goût du Président de la République française d’alors pour les créations extraoccidentales. Il bénéficie du transfert des collections ethnographiques du musée des Arts d’Afrique et d’Océanie (MAAO) et des collections ethnographiques extraeuropéennes du Museum national d’Histoire naturelle, qui étaient conservées au musée de l’Homme. In globo, le « Quai Branly » réunit des collections africaines, américaines, asiatiques et océaniennes. Le musée du Quai Branly — Jacques Chirac a parfois été critiqué, notamment quant au privilège mis en œuvre par l’institution au bénéfice des objets esthétiques ce qui en exclut beaucoup9, moins prestigieux, mais contribuant puissamment à la connaissance scientifique des populations concernées, alors qu’ils étaient exposés sur un même pied d’égalité au musée de l’Homme. Il y a là une querelle désormais bien installée, qui oppose ceux qui donnent la priorité à la dimension esthétique et ceux qui privilégient l’investigation scientifique. Quoi qu’il en soit, le musée du Quai Branly — Jacques Chirac rassemble aujourd’hui une collection considérable d’art extraoccidental.
    Sorte d’annexe du musée du Quai Branly — Jacques Chirac, les biens n’étant que prêtés par le musée, un espace a été ouvert au Musée du Louvre : il s’agit du Pavillon des Sessions fondé en 2000 à l’initiative du collectionneur et marchand d’art Jacques Kerchache. En 1990, il avait publié un manifeste signé de 300 artistes, philosophes, anthropologues et historiens d’art : Les Chefs-d’œuvre naissent libres et égaux, parodiant la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Sont rassemblés dans cet espace les chefs-d’œuvre extraoccidentaux, ce qui vient à répondre par l’affirmative à la question de Félix Fénéon posée il y a près d’un siècle : Iront-ils au Louvre ?10 La mise en scène des objets au Musée du Louvre a été délibérément esthétique afin d’être en accord avec les choix muséographiques du musée : les artefacts sont présentés dans de grandes vitrines, avec peu d’information et des cartels réduits au minimum.

Il faut noter enfin que des institutions importantes comme le musée de l’Armée de Paris conservent des artefacts entrant dans l’objet de recherche (principalement des armes et des regalia), quand bien même il n’est pas délibérément dédié aux collections extraoccidentales. Il en va de même pour de nombreux musées militaires présents en province.

Quant aux institutions de province, il est possible de citer le musée Africain de Lyon (Rhône), appelé officiellement musée Africain des cultures de l’Afrique de l’Ouest, qui a été ouvert de 1861 à 2017 avec environ 8000 artefacts. Dans les années 1970, il tenta d’abandonner son statut de musée missionnaire pour être reconnu comme musée ethnographique.

Il sera question infra dans le détail du musée d’Angoulême (Charente), qui, créé en 1920, a été relancé consécutivement au legs du Docteur Jules Lhomme en 1934, qui était composé de nombreux objets extraoccidentaux qu’il avait majoritairement collectés auprès de marins sur les côtes océaniques françaises, donc sans jamais quitter l’hexagone.

Enfin, il faudra également évoquer le musée de l’Île d’Aix (Charente-Maritime) dont la muséographie surannée est en elle-même tout particulièrement intéressante.

Note de bas de page 11 :

Arrêté n° 1945/E du Gouverneur général de l’Afrique occidentale française. Dès juillet 1938, Théodore Monod (1902-2000) en est le premier secrétaire général. Il resta lié à l’institution de l’IFAN et participa à son essor relatif jusqu’en 1963. L’acronyme de l’IFAN est demeuré le même, mais il a évolué d’Institut français d’Afrique noire en Institut fondamental d’Afrique noire.

Pour traiter d’une manière complète des entrées en collection muséale, il aurait fallu aborder les institutions présentes in situ dans les colonies comme l’Institut français d’Afrique noire (IFAN) créé à Dakar en 193611 et ses centres annexes appelés CENTRIFAN, mais le choix a été fait de se concentrer sur les entrées en collection des artefacts issus d’Afrique subsaharienne postérieure à leur déplacement vers la métropole, ce qui exclut les déplacements dans les colonies vers des institutions naissantes. Ce phénomène n’en est pas moins passionnant. De même, ne seront pas pris en compte les nombreux musées provinciaux qui détiennent et exposent un nombre réduit d’artefacts africains, sans pour autant faire de ces derniers un axe majeur de leur politique muséale.

Une problématique au confluent de l’histoire et du droit : la microhistoire et la casuistique juridique

Il a été question supra de la grande disparité des modalités d’appropriation des objets extraoccidentaux ; elle s’explique en partie par la singularité des contextes de collecte. Ainsi, tant la problématique que la méthodologie retenues consistent à régler la focale vers le cas spécifique, pour ne monter en généralité et émettre des conclusions que dans un second temps.

Ce choix de focale incite à se fonder théoriquement sur des approches spécifiques, que ce soit en histoire ou en droit. Une telle approche, fondée sur la microhistoire, apparaît tout particulièrement pertinente pour le présent objet de recherche, en raison de la variété et de la complexité factuelles des phénomènes historiques d’entrée en collection d’artefacts. Car quand bien même il n’y eut que quatre modalités juridiques majeures d’entrée en collection muséale, force est de constater que la réalité factuelle est beaucoup plus diverse à l’image des relations des hommes entre eux, et des hommes avec les institutions.

Chercher ainsi invite en conséquence à révoquer en doute les problématiques qui se fondent sur un principe explicatif unique, en quelque sorte général et absolu, suspect de ne pas hésiter parfois, explicitement ou implicitement, à faire passer les faits dans le lit de Procuste. Mais l’option disciplinaire du droit n’encourt-elle pas le même reproche de majoration d’une approche au détriment d’autres ? C’est alors qu’il faut se souvenir de la vertu du doute et de l’humilité pour toute activité de recherche. Certes, parier sur le droit pour étudier le présent objet de recherche, c’est parier sur ses différentes disciplines, ses méthodes et ses acquis scientifiques. Pour autant, l’approche juridique n’est absolument pas exclusive des autres disciplines et sciences sociales. Il apparaît d’ailleurs que toute recherche de provenance gagne à s’inscrire dans la pluridisciplinarité.

Note de bas de page 12 :

Frédéric Rouvière, « La méthode casuistique : l’apport des cas critiques pour la construction des catégories juridiques », Cahiers de méthodologie juridique. Revue de la Recherche Juridique, PUAM, 2018, p. 7. Pour une exemplification, Conseil d’État, « Considérations générales sur le principe d’égalité », Rapport public 1996 sur le principe d’égalité, Études & Documents, La Documentation française, n° 48, 1997, qui fait référence à la formule fameuse du Doyen Vedel selon lequel « le principe d’égalité ne vaut que toutes choses égales d’ailleurs » (p. 41).

La microhistoire trouve son écho en droit avec la casuistique juridique. Il existe une cohérence forte entre le choix de la microhistoire dans le champ de l’histoire et de la casuistique dans le versant juridique. Comme l’explique encore Frédéric Rouvière, « la casuistique juridique vise précisément à traiter les cas semblables de façon identique et les cas différents de façon différente ce qui est la formulation même de la règle de justice12. » C’est sur ce fondement que l’approche casuistique des situations factuelles peut conserver une réelle cohérence, issue du désordre des faits des causes mis en miroir avec les principes d’ordre du droit.

Avoir recours au droit c’est faire le choix de ses mécanismes et de ses instruments explicatifs. Si on peut émettre des doutes sur le fait que le droit soit une science, force est de constater qu’il y a du droit absolument partout. C’est le sens de l’adage Ubi societas, ibi jus : là où il y a une société, il y a un droit. Or analyser le droit permet de comprendre la société qu’il régule dans sa métalangue propre, ses vocabulaires et ses grammaires. Ainsi, l’approche juridique des entrées en collection permet de les clarifier et d’éclairer ce fait social sous un angle particulier — on le redit, sans préjudice d’autres.

Partant des « objets inanimés », on propose ici qu’il serait possible d’établir une véritable histoire vivante des acteurs des entrées en collection et plus largement de la colonisation. Les artefacts sont porteurs d’une histoire et d’un contexte précis. Dans ce cadre, les acteurs sont intervenus en nébuleuse selon des réseaux divers dans lesquels les musées ont pu jouer un rôle central dans certains cas. Les objets sont donc des révélateurs historiques et une source qui documente certes sur leur histoire propre, mais aussi sur le siècle de colonisation en Afrique subsaharienne, sur le colonisateur et le colonisé. S’intéresser aux acteurs, c’est également rechercher quelles ont pu être les motivations qui les animaient lorsqu’ils décidaient de céder leurs artefacts. Cette question de l’intentionnalité est à nouveau essentielle pour mieux comprendre les mentalités des acteurs et le choix précis d’un dispositif juridique.

Note de bas de page 13 :

Robert Tessier, Le Sacré, Cerf, 1991.

Bien entendu et simultanément, les entrées en collection constituent un véritable signe de vitalité des musées. À ce titre, les institutions muséales s’entouraient de réseaux divers destinés à faire entrer des artefacts dans leurs institutions. Ces réseaux rassemblaient par exemple des collecteurs qui pouvaient être missionnés dans les colonies à des fins de collectes. Et il ne faut pas omettre le rôle central des « sociétés des amis » associées à des musées qui jouaient un rôle certain, bien sûr dans le quotidien des musées, mais parfois surtout au stade des collectes. L’entrée en collection constitue un moment clé dans l’histoire des objets, auquel les recherches de provenance doivent être attentives. En droit, c’est le temps de la protection par la patrimonialisation. Il y a donc là une métamorphose juridique des artefacts essentielle, qui les fait entrer dans la catégorie générale du patrimoine culturel, lequel joue peut-être aujourd’hui, au temps de la perte d’influence des religions naguère encore dominantes, le rôle d’un « sacré laïque », le droit se chargeant de garantir la perpétuation des caractères immémoriaux du sacré13. Parler de métamorphose est important en l’espèce, et notamment pour les objets qui intéressent la présente recherche. En effet, il est patent que ces artefacts subissent également une transfiguration symbolique, simultanément en perdant leur sens originel et en se voyant attribuer une nouvelle signification dans le cadre de leur entrée dans une collection muséale (et ce même s’ils sont incorporés dans la collection d’un musée africain) : ils peuvent prendre le sens de trophée, de curiosité, d’ethnographica, ou encore d’objet d’art.

La réponse prudente du droit

En effet, le droit organise différents moyens d’enrichissement à titre onéreux des collections muséales, mais leur mise en œuvre se heurte le plus souvent à la faiblesse des possibilités budgétaires face au caractère parfois spéculatif du marché de l’art, y compris africain. Le droit facilite par ailleurs, à travers différents instruments, la remise à titre gratuit aux institutions muséales d’artefacts culturels. Mais la faveur exprimée par le droit pour différentes formes de libéralités doit concilier deux expressions de la liberté : les conditionnalités et charges exprimées par le donateur ou le légataire et la possibilité de refus du donataire ou du léguant Les intentionnalités des donateurs et légataires d’objets africains jouent un rôle cardinal, et elles peuvent tout à fait varier en raison de la succession des générations, jusqu’à ne plus connaître de commune mesure. En outre, les artefacts prélevés et incorporés au sein de la propriété mobilière publique sont l’objet de métamorphoses non seulement juridiques, mais aussi de sens. Ces métamorphoses s’expriment simultanément en pertes et en gains. S’agissant de ces mutations, le déplacement fait naître des ressentiments, parfois sincère, parfois intéressés. En résulte l’absolue nécessité, pour les musées, de se plier aux exigences de la recherche de provenance.

Méthodologie

Il faut insister sur la neutralité axiologique qui transcendera toute la recherche. Il ne s’agit pas en l’espèce d’émettre des discours d’opinion généralisateurs sur les entrées en collection muséale d’objets issus de la colonisation, mais d’analyser ce phénomène avec la plus grande rigueur scientifique. Pour autant, des apports ne relevant pas du droit strictement entendu ont été pris en considération dans une visée d’interdisciplinarité, qu’il s’agisse d’anthropologie, de sociologie, d’histoire des arts, etc. Diverses sources ont été nécessaires à l’analyse de l’objet de recherche. Outre la bibliographie, et afin de respecter les options de la microhistoire et de la casuistique juridique, des fonds d’archives ont dû être consultés. Ces derniers proviennent des Archives nationales d’Outre-mer à Aix-en-Provence, des archives et inventaires muséaux du musée du Quai-Branly — Jacques Chirac, du Museum national d’Histoire naturelle, de l’Académie des sciences d’Outre-mer et de la Bibliothèque nationale de France. Cela a été essentiel pour documenter les entrées en collection, mais également les motivations des acteurs de ces dernières. Ajoutons que certains entretiens sont venus enrichir la recherche, mais sans doute d’une manière insuffisante, c’est pourquoi il serait sans doute intéressant d’en accroître le nombre.

Dans un premier temps, on s’attachera à présenter le contexte normatif des entrées en collection, là où la seconde partie abordera les spécificités des artefacts concernés, notamment au plan de la patrimonialisation et des métamorphoses symboliques.

I — Diversité juridique des modes d’entrée en collection muséale

Note de bas de page 14 :

Laurent Seurot, « Fasc. 20 : Procédés d’acquisition — Dispositions de droit privé », Juris Classeur Propriétés publiques, 4 janvier 2019, §1 : « Certains procédés d’acquisition de biens par les personnes publiques trouvent leur origine dans des dispositions de droit privé. Ces dispositions se trouvent principalement dans le Code civil (dons et legs, successions en déshérence, biens sans maître, etc.) et secondairement dans des textes de droit pénal, Code pénal (biens confisqués) et Code de procédure pénale (objets placés sous main de justice) ».

Certains auteurs considèrent que le cadre juridique des entrées en collections muséales trouve leur racines dans le droit privé, droit civil ou droit pénal, comme le Professeur Laurent Seurot,14 mais en l’espèce, le musée étant le plus souvent une personne morale de droit public, il faut aussi se tourner du côté du droit public.

1— Les libéralités, voies privilégiées de l’entrée en collection muséale

Note de bas de page 15 :

Article 893, Code civil.

L’article 893 du Code civil dispose que « La libéralité est l’acte par lequel une personne dispose à titre gratuit de tout ou partie de ses biens ou de ses droits au profit d’une autre personne. Il ne peut être fait de libéralité que par donation entre vifs ou par testament15 ». Effectivement, les libéralités sont nécessairement à titre gratuit, et en l’espèce, les bénéficiaires sont des personnes publiques, les musées. Les politiques publiques ont d’ailleurs cherché à favoriser ces modes d’entrée, notamment au moyen d’exonérations et de réductions fiscales. Par ailleurs, ces libéralités peuvent être accompagnées de charges obligeant les musées, c’est pourquoi les musées se réservent la faculté de les refuser. Ainsi, si les institutions muséales ont un objectif constant d’enrichissement de leurs collections, il oscille entre obligations et prérogatives.

§ 1 — Les dons et legs

En droit, les dons et les legs sont respectivement qualifiés de libéralités entre vifs et de libéralités testamentaires. Les dons et les legs doivent être présentés quant à leurs régimes juridiques, avant d’exposer les questions relatives aux exonérations et aux réductions fiscales, qui constituent certes une perte en matière de recettes pour l’État, mais qui assurent un gain patrimonial certain

A- Les régimes juridiques des dons et legs

Outre la gratuité déjà signalée, le fait pour un musée de bénéficier de dons ou de legs est simultanément un signe de vitalité de l’institution, qui est jugée apte à conserver les biens par le donateur ou le légataire.

Bien qu’il y ait quatre modes d’entrée en collection muséale principaux, cela n’interdit pas que ces grandes catégories se divisent en cas plus particuliers. Il convient par exemple de distinguer les dons manuels et les donations.

Dons manuels et donations

Les simples dons manuels ne nécessitent pas de formalités particulières comme le recours à un notaire. Mais il est possible d’établir un écrit dit « pacte adjoint » qui constate la remise du bien et peut comporter des conditions. Le droit contemporain a en effet tendance à privilégier l’écrit, ne serait-ce que pour des questions de preuve. Cependant, ainsi que le remarque Vincent Lefèvre,

Note de bas de page 16 :

Vincent Lefèvre, in ICOM France, Comité national français de l’ICOM, Dons, legs, donations… Comment intégrer les « libéralités » dans les projets scientifiques et culturels ? Journée professionnelle 2019, Institut du monde arabe, Paris, 4 octobre 2019, p. 55.

« Le don manuel n’appelle aucun formalisme juridique ; ce mode courant d’enrichissement des collections devrait être limité à des œuvres ou à des collections de faible importance, précisément parce que l’absence de formalisme juridique peut poser des problèmes. La donation suppose un acte notarié, qui permet de fixer des charges16. »

En l’absence de formalisme juridique, et donc dans certains cas de trace écrite, Vincent Lefèvre préconise de réserver les dons manuels aux œuvres et collections mineures. À l’inverse, la donation nécessite un acte notarié, ce qui laisse une trace écrite authentique et permet de détailler les éventuelles charges associées à la donation. Cette question des charges et conditions sera étudiée plus en détail infra.

Le principe de spécialité a lieu d’être lorsque le destinataire, personne publique, ne peut pas recevoir la libéralité, en raison de l’étroitesse de son champ de compétence, tel que défini par ses statuts ? Dès 1936, cette question est abordée dans des cours de droit :

Note de bas de page 17 :

Cours de droit rédigé avec la collaboration des Professeurs de l’École Universelle par Correspondance de Paris, Les personnes morales publiques — Dons et legs, Librairie Carus, 1936, p. 27.

« si cette règle ne permet pas à un établissement, désigné à titre accessoire par le testateur ou le donateur, de bénéficier de la libéralité, elle ne s’oppose pas à ce que cette libéralité soit attribuée à un autre établissement, dont l’objet concorde avec les conditions auxquelles est faite cette libéralité. Si la désignation de l’établissement est une condition déterminée du don ou du legs, la règle de la spécialité joue dans toute sa rigueur17. »

Note de bas de page 18 :

CE, 19 janvier 1990, Epx Berckelaers, Rec., p. 7.

Il peut donc y avoir une substitution du bénéficiaire lorsque le don n’entre pas dans son champ de compétence. De même, à l’époque contemporaine, un simple établissement public peut bénéficier d’un don, alors que le destinataire devait être l’État. Le Conseil d’État18 a ainsi admis que le Centre national d’art et de culture Georges Pompidou à Paris avait

Note de bas de page 19 :

Nathalie Jacquinot, « Les dons et legs aux personnes publiques », §9, in s/d Nathalie Jacquinot, Le don en droit public, Toulouse, Presses de l’Université Toulouse Capitole, 2013.

« la capacité de recevoir des dons consistant en œuvres d’art destinées à prendre place dans les collections du Musée national d’art moderne, alors même qu’en application des dispositions législatives et réglementaires […] lesdites œuvres sont appelées à devenir la propriété de l’État19 ».

On voit par-là que la libéralité peut être faite au profit d’une personne qui ne sera pas pour autant propriétaire du bien donné, mais il s’agit ici cependant d’un cas d’espèce. D’autres situations peuvent être envisagées.

Note de bas de page 20 :

Vincent Lefèvre, in ICOM France, op. cit., p. 58.

La donation avec réserve d’usufruit d’inspiration américaine (Giving Pledge) porte sur la nue-propriété en préservant l’usufruit. Dans le domaine du patrimoine culturel, Vincent Lefèvre souligne que « le pledge to give ressemble à la donation sous réserve d’usufruit, à la différence près que le transfert de propriété des œuvres n’aura lieu qu’à la mort de la deuxième donatrice, ce qui l’apparente aussi à un legs20. » Ce cas particulier se situe donc entre les catégories du don et du legs, il constitue un hybride.

La donation temporaire d’usufruit opère la transmission temporaire d’usufruit au profit d’une association reconnue d’utilité publique par décret, ce qui permet pour son auteur de conserver les biens mobiliers dans son propre patrimoine. Elle peut être viagère ou temporaire avec un minimum de 3 ans.

Les dons effectués par les héritiers en application de l’article 1131 du Code général des impôts concernent une partie d’un héritage donné au profit d’un organisme d’intérêt général. Ils ne sont pas soumis aux droits de succession, ce qui les aligne sur les legs effectués par le défunt aux mêmes organismes, mais de son vivant. Ces dons doivent être réalisés dans un délai de six mois à compter du décès ; ils doivent être définitifs et entraîner la pleine propriété. Mais ce cas particulier de dons réalisés par les héritiers n’est pas cumulable avec la réduction de l’impôt sur le revenu, donc il convient d’opter pour l’un des deux régimes.

Legs

Note de bas de page 21 :

Cf. articles 929 à 930-5, Code civil.

Le legs est une libéralité testamentaire, qui doit être décidée par le légataire de son vivant au profit d’une institution muséale, et qui ne prend effet qu’au décès de son auteur. Ce type d’acte peut être réalisé devant notaire. Une fois informé, le musée bénéficiaire peut tout à fait le refuser, pour les raisons les plus diverses. À l’époque contemporaine, le régime juridique des libéralités a été marqué par la loi n° 2006-728 du 23 juin 2006 portant réforme des successions et des libéralités, dite Loi Perben. Cette dernière ouvre la possibilité de signer des pactes familiaux lorsqu’on prévoit d’effectuer une donation à un musée21. Cela ouvre une nouvelle modalité d’entrée en collection muséale, en tentant de prévenir des conflits et des contentieux intrafamiliaux.

B- les exonérations et les réductions fiscales

L’apport de la loi dite Malraux de 1968

La loi n° 68-1251 du 31 décembre 1968 tendant à favoriser la conservation du patrimoine artistique national, dite loi Malraux, a été le fruit du haut fonctionnaire Maurice Aicardi sur lequel nous reviendrons infra. Elle est surtout connue pour avoir créé le dispositif de la dation en paiement au bénéfice de musées, mais elle a également fait progresser le régime des exonérations et réductions fiscales des dons et legs.

C’est en son article premier que cette avancée a été posée :

Note de bas de page 22 :

Article 1, Loi n° 68-1251 du 31 décembre 1968 tendant à favoriser la conservation du patrimoine artistique national, JORF, 3 janvier 1969, p. 77.

« L’acquéreur, le donataire, l’héritier ou le légataire d’une œuvre d’art, de livres, d’objets de collection ou de documents de haute valeur artistique ou historique, est exonéré des droits de mutation et des taxes annexes afférents à la transmission de ces biens, lorsqu’il en fait don à l’État dans le délai prévu pour l’enregistrement de l’acte constatant la mutation ou de la déclaration de la succession22. »

Ainsi, la donation ou le legs exemptent le donateur ou le légataire du paiement des droits de mutation et des taxes relatives à la transmission des biens donnés ou légués. Une telle disposition favorise à l’évidence les dons et legs au profit d’institutions publiques et notamment de musées, ici le droit n’interdit ni n’oblige, pour reprendre les formules fameuses de Portalis, il permet et même suggère, il encourage, il favorise.

Note de bas de page 23 :

JORF du 22 août 1986.

Note de bas de page 24 :

« L’article 7-III de la loi n° 86-972 du 19 août 1986 portant dispositions diverses relatives aux collectivités locales (JO 22 août 1986 ; Dr. fisc. 1986, n° 41, comm. 1677) prévoit que « les dons et legs faits au profit des musées municipaux font bénéficier leurs auteurs des mêmes avantages fiscaux que ceux faits au profit des musées nationaux sous réserve qu’ils soient effectués dans les mêmes conditions". /Selon l’auteur de l’amendement dont cette disposition est issue, celle-ci a pour objet » d’étendre les incitations fiscales de la loi de 1968 à ceux qui voudront bien faire un don à leur musée municipal" (JOAN 12 août 1986, p. 4223). » (François Fruleux, « Fasc. 66 : Successions, Biens exonérés, Monuments historiques, Œuvres d’art données à l’État », JurisClasseur Notarial Formulaire, 3 septembre 2018, § 72).

Réservée aux seuls musés nationaux, la loi n° 86-972 du 19 août 198623 a élargi ce bénéfice aux musées municipaux, ce qui a permis de favoriser ces entrées en collection lorsque les auteurs souhaitaient faire profiter une institution spécifique de leur générosité24. Il faut cependant s’interroger sur le point de savoir si ces pertes de recettes fiscales engendrent un réel gain patrimonial.

Pertes comptables en recettes et gain patrimonial

Dans l’esprit d’une politique de mécénat sur laquelle il faudra revenir, l’article 238 bis du Code général des impôts dispose que

Note de bas de page 25 :

Notaires de France, Le mécénat culturel, Une démarche à la portée de tous, brochure.

« le donateur peut bénéficier d’une réduction d’impôt égale à 66 % du montant de son don retenu dans la limite de 20 % de son revenu imposable, qu’il s’agisse d’une somme d’argent ou d’un don en nature (don d’une œuvre d’art à un musée de France, par exemple). Toutefois, si le don excède 20 % du revenu imposable du donateur, l’excédent peut être reporté sur les cinq années suivantes25. »

Note de bas de page 26 :

Par exemple : Deloitte, Guide pratique des dons et du mécénat, à l’usage des associations, organismes et donateurs, Associations, Fondations et Fonds de dotation, janvier 2011.

D’autres taxes et impôts sont concernés. Ainsi, le don réalisé au profit de certains organismes d’intérêt général (fondations reconnues d’utilité publique [FRUP], établissements de recherche ou d’enseignement supérieur ou d’enseignement artistique d’intérêt général à but non lucratif) permet, selon l’article 978 du Code général des impôts, au contribuable de prétendre à une réduction d’impôt sur la fortune immobilière (IFI) de 75 % du montant des dons en numéraire aux profits des établissements et des fondations concernés, dans la limite de 50 000 €. Il en va de même pour l’impôt sur les sociétés au regard de l’article 238 bis du même code, qui permet une réduction de cet impôt à hauteur de 60 % du montant figurant sur le reçu fiscal, dans la limite annuelle de 0,5 % du chiffre d’affaires annuel hors taxe. Une documentation a pu être mise en place pour faire connaître ces dispositifs favorables aux entrées en collection, notamment au moyen de guides26.

Note de bas de page 27 :

Frédérique Perrotin, op. cit.

Et cela a eu des effets, à l’image du musée du Quai Branly — Jacques Chirac qui bénéficia largement de dons : sur les 15 857 objets et 61 225 œuvres graphiques ou photographiques entrées dans le fonds du musée, 60 % proviennent de dons. Certains de ces dons sont de très grande ampleur comme la donation de 36 œuvres d’art premiers de la collection Marc Ladreit de Lacharrière, évalué à plus de 50 millions d’euros, soit l’équivalent de 25 fois le budget d’acquisition de l’institution27

L’ensemble de ces dispositions favorisant les dons et legs peuvent interroger sur le caractère pleinement désintéressé de ces derniers. Frédérique Doyon écrit à ce sujet en citant la registraire-archiviste du musée des Beaux-arts de Montréal (MBAM) Danièle Archambault que

Note de bas de page 28 :

Frédérique Doyon, « Le paradoxe du don, Les musées sont-ils à la merci de leurs donateurs ? », Culture, août 2014, p. 1.

« "Quand les gens offrent, ils veulent bonifier la collection, mais ils sont tout à fait au courant que ça vient avec un reçu." Certains le refusent, mais ça reste "très exceptionnel", note-t-elle. Toutefois, si donner une œuvre peut être financièrement intéressant, "c’est toujours plus avantageux de vendre l’œuvre que de la donner, dit-elle. L’écart est d’environ 10 %."28 »

Ainsi, on peut se demander si l’exonération de divers taxes et impôts ne transforme pas le don ou le legs en une forme de mutation à titre onéreux indirecte et innommée des biens tant ces dispositifs sont avantageux pour les donateurs et légataires.

§ 2— Les bénéfices de la gratuité

La vie quotidienne des institutions concernées par la présente recherche s’est généralement caractérisée par la faiblesse de leurs budgets qui pouvait mettre en péril les possibilités d’acquisitions. Ainsi, les dons et les legs étaient une solution d’enrichissement des collections, qui traduisait la vitalité de l’institution et son caractère attractif.

A- Le constat de la faiblesse budgétaire des musées
Note de bas de page 29 :

Maurice Godelier, « Un musée pour les cultures », Sciences humaines H.S. n° 23, 1999, p. 19, cité in Fabrice Grognet, « Objets de musée, n’avez-vous donc qu’une vie ? », Gradhiva, 2005, p. 21.

La faiblesse budgétaire des musées a entraîné une réelle faveur accordée aux dons. Le musée de l’Homme en témoigne d’après l’anthropologue Maurice Godelier : « Le musée de l’Homme n’a jamais disposé d’un budget régulier pour acquérir des objets. Des donateurs lui ont cédé des collections29. » Il faut insister sur le mot « régulier », qui montre que s’il y avait des entrées budgétaires, celles-ci étaient aléatoires et ne permettaient pas d’établir un programme d’acquisitions sur le long terme. En effet, le budget dépendait des allocations annuelles affectées par les ministres chargés des Affaires culturelles aux musées, ce qui aurait pu mettre en péril l’enrichissement des collections si les dotations avaient faibli subitement.

Les capacités financières limitées des musées et l’avantage des acquisitions à titre gratuit

Note de bas de page 30 :

Georges-Henri Rivière (1897-1985) est un muséologue français qui a participé à la réorganisation du musée de l’Homme et a fondé le Musée national des arts et traditions populaires à Paris. Il a joué un grand rôle dans le développement des écomusées.

Note de bas de page 31 :

Jean Pédron, « Le musée du Trocadéro en réorganisation s’enrichira des collections que doit rapporter la mission Griaule de son voyage en Afrique », Le Journal, 21 octobre 1930, p. 4 b.

Note de bas de page 32 :

Paul Dany, « Le Musée d’ethnographie du Trocadéro va être transformé et modernisé », Ami du peuple du soir, 17 novembre 1931, in FR ANOM, 50 PA 7.

Il en allait de même du musée d’Ethnographie du Trocadéro. Le 21 octobre 1930, Georges-Henri Rivière30 se plaint de la faiblesse du budget de son institution, à savoir 100 000 francs, tout en énumérant l’ensemble des charges fixes : chauffage, éclairage, achats de collections, bibliothèque, entretien, habillage des gardiens, et un personnel réduit à trois personnes là où selon lui, le moindre musée allemand en compte au moins vingt31. Ce problème apparaît donc dès les années 1930, en pleine période de colonisation, alors même que l’ethnologie connaît un essor fulgurant. Ce constat un peu découragé est réitéré en 1931 : « Il faut vous avouer que le Trocadéro n’a jamais bénéficié de crédits d’achats. Il a dû toujours se contenter de dons, d’aumônes, et n’a pu s’enrichir logiquement32. » À nouveau, le caractère stochastique et ponctuel des acquisitions est essentiel en l’espèce : le musée s’enrichissait au fil des dons, sans planification possible de constitution rationnelle de collections.

Note de bas de page 33 :

« La plupart ont été acquis par des coloniaux ou par des touristes lors de leurs voyages en Afrique. Seule une infime partie de la collection provient d’un achat réalisé par le musée lui-même, car la création de ce dernier est liée aux multiples dons effectués par la population namuroise et de manière plus large, belge. Si cette logique de don s’est longtemps perpétuée au musée, cela n’a pas pour autant empêché le musée d’acquérir quelques objets au fil des années. Cependant, les moyens financiers étant assez réduits, ils sont beaucoup moins nombreux. » (Marie Thérasse, Histoire muséale de la colonisation : Du musée colonial au musée postcolonial. Étude de cas : Le Musée Africain de Namur, Mémoire de Master s/d Monsieur Jean-Louis Postula, Master en histoire de l’art et archéologie, orientation générale, à finalité spécialisée en muséologie, Université de Liège, Faculté de Philosophie et Lettres, Département des Sciences historiques, Histoire de l’art et archéologie, 2018-2019, p. 31).

Si on a recours à une approche comparée, on se rend compte que le musée Africain de Namur en Belgique rencontrait des difficultés similaires. Marie Thérasse explique comment le musée belge a majoritairement bénéficié de dons des populations namuroise et belge, malgré quelques achats ponctuels dont le caractère sporadique était dû à la faiblesse des finances33, alors même que le marché privé de l’art africain prenait son essor au plan international.

Le 24 juin 1976, des solutions d’enrichissement à faible coût des collections sont discutées par le Comité technique du Musée des arts africains et océaniens. C’est le problème des arrêts en douanes qui est au centre des débats au cours des années 1970 :

Note de bas de page 34 :

Séance du 24 juin 1976 du Comité technique du Musée des arts africains et océaniens, in Archives du MQB — JC, « Droit de préemption pour l’achat d’une porte dogon en vente publique », DA001516/61292.

« Le Directeur intervient alors au sujet de ce délicat problème des arrêts en douane, à propos duquel il faut faire preuve de prudence. La possibilité de retenir des objets lorsqu’ils sont présentés à l’exportation est, rappelle-t-il, un droit régalien dont il convient d’user avec modération. Le prix des œuvres, souvent très minoré sur les licences d’exportation, offre la tentation de "faire une affaire", mais là n’est pas le véritable objet du privilège qui nous est donné. […] D’autre part un usage systématique de ce droit risquerait d’irriter les marchands si, harcelés d’interventions mineures, ils se sentaient isolés de leur clientèle étrangère, les affaires déjà traitées étant remises en cause. […] M. de Margerie précise que le cas présent n’est pas particulièrement l’objet de son propos : il tient seulement à rappeler au comité un problème qui se pose : à l’avenir l’usage de cette procédure fera de sa part l’objet d’une grande vigilance. […] Mme Riottot s’étonne de l’habitude des marchands de déguiser leurs prix et M. Lévi-Strauss relève sa remarque pour souligner que les marchands sont en partie responsables de l’attitude peut-être abusive des conservateurs à l’égard des objets présentés en douane34. »

En conséquence, compte tenu des prix faibles mis en avant, les membres du comité préconisent d’acheter les objets. Pour autant, il faut remarquer le conseil de prudence vis-à-vis de ces acquisitions, certes légales, mais qui pourraient mettre en péril les relations avec le monde privé de l’art qui était très tenté d’exporter des artefacts dans une logique purement commerciale. Bref : il y a ce que le droit permet, et aussi ce que le « champ » social, pour emprunter à Pierre Bourdieu, invite à pratiquer avec prudence.

La mise en place de réseaux de donateurs et légataires

Pour réagir aux difficultés réelles dans l’acquisition des artefacts par voie d’achat, les institutions muséales ont pu tenter d’organiser des réseaux favorables aux entrées en collection par voie de dons et de legs. Tel est le cas du musée d’Ethnographie du Trocadéro comme l’explique Nélia Dias citée par Olivier Kodjalbaye Banguiam :

Note de bas de page 35 :

Archives nationales, F 17/3847. Ces archives renferment un inventaire détaillé des achats effectués par le Musée d’Ethnographie du Trocadéro de 1879 à 1893. Il étiquetait généralement les produits acquis avec la mention « achat ». La date de l’opération, une description sommaire des articles et leur prix figurent sur les registres des achats.

Note de bas de page 36 :

Nélia Dias, Le Musée d’ethnographie du Trocadéro (1878-1908). Anthropologie et muséologie en France, Paris, Presses du CNRS, 1991, p. 198.

Note de bas de page 37 :

Olivier Kodjalbaye Banguiam, Les officiers français : constitution et devenir de leurs collections africaines issues de la conquête coloniale, s/d Didier Musiedlak, soutenance le 19 mai 2016, doctorat d’histoire contemporaine de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, p. 335.

« En raison de la maigre somme accordée aux achats35, les acquisitions du Musée d’Ethnographie du Trocadéro étaient constituées essentiellement des dons de "tout un cercle de gens depuis les explorateurs jusqu’aux administrateurs coloniaux en passant par les mécènes36"37. »

Note de bas de page 38 :

Yaëlle Biro, Fabriquer le regard — Marchands, réseaux et objets d’art africains à l’aube du XXe siècle, Les Presses du réel, Collection Œuvres en sociétés, Dijon, 2018, p. 27.

En effet, ce cercle réalisant des dons au musée se rapproche en un sens d’un véritable réseau, qu’il convenait d’entretenir afin de s’assurer des entrées en collection à venir. À cette fin, Yaëlle Biro explique que les directeurs de musée avaient recours à de multiples sources d’acquisition et d’enrichissement de leurs institutions : il peut s’agir d’échanges entre musées, de négociation avec les propriétaires de collections privées, voire de soutien direct et de participation à des expéditions de collecte38. Ainsi, tous les moyens étaient bons pour favoriser la dynamique des musées d’ethnographie, grâce à des politiques publiques discrètes, largement inspirées par le « terrain ».

Note de bas de page 39 :

« Les collections africaines du MAAO prennent leur source dans l’ancien fonds colonial, constitué dès 1931 pour le musée de la France d’outre-mer, le plus souvent à partir de dons faits par des militaires ayant participé à la conquête, des administrateurs ou des membres de leurs familles ou encore par les premiers collectionneurs d’art africain. » (Étienne Féau, op. cit., p. 926).

Pour le musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie, des réseaux coloniaux destinés à favoriser les dons avaient été mis en place, à partir des acteurs de la colonisation : militaires, administrateurs et collectionneurs d’art africain39. Si ajoutent des missions ethnologiques de collecte, des acquisitions dans des galeries de vente, des pièces arrêtées en douane, des dons et legs : les moyens les plus variés étaient destinés à enrichir les collections du musée. En l’espèce, c’était donc encore un véritable réseau qui était instauré, fait d’interconnaissances, de services rendus et de rivalités, et de conciliation des intérêts dans la durée. C’est le constat que dresse Étienne Féau à propos des entrées en collection du musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie à partir des années 1960 :

Note de bas de page 40 :

Étienne Féau, op. cit., p. 927.

« Dans les années 1960-1970, en dehors de deux missions de collecte effectuées en Côte-d’Ivoire par Hugo Zemp et Denise Paulme en 1962 qui ont rapporté au musée une centaine objets de qualité inégale, les acquisitions du MAAO ont été le plus souvent réalisées à Paris auprès des galeries spécialisées ou à l’hôtel Drouot et concernent presque toujours des pièces isolées et sélectionnées pour leur valeur esthétique ; s’y sont ajoutées quelques pièces arrêtées en douane ; enfin un nombre croissant d’objets donnés ou légués par des collectionneurs privés (de 0,3 % à 50 % de 1962 à 1973)40. »

Note de bas de page 41 :

Olivier Kodjalbaye Banguiam, op. cit., pp. 112-113.

Inévitablement, les réseaux mis en place par les musées à Paris comme en province expliquent la destination parfois aléatoire des dons et legs, qui se retrouvent dans les collections muséales qu’avaient choisi de privilégier les donateurs ou les légataires. Olivier Kodjalbaye Banguiam en donne une illustration avec les acquisitions réalisées par les militaires qui sont dispersées dans de nombreux musées41. Si cela peut créer de la confusion, c’est le résultat normal des réseaux et de l’attractivité des musées, plus ou moins en compétition au sein de leur monde particulier.

B- Les dons et legs, signes de vitalité des musées
Note de bas de page 42 :

« La Réorganisation du Musée d’Ethnographie du Trocadéro », Comité d’études historiques et scientifiques de l’Afrique occidentale Française, Bulletin du Comité d’études historiques et scientifiques de l’Afrique occidentale française, Paris, Librairie Larose, 1931, p. 453.

« Des dons importants, de toutes les parties du monde viennent enrichir les collections42. » Par ces mots écrits en 1931 dans l’article « La Réorganisation du musée d’Ethnographie du Trocadéro », c’est une véritable consécration du Musée d’ethnographie du Trocadéro qui repose sur l’entrée en collection de ces dons importants. Cela témoigne du caractère essentiel pour les musées de cet enrichissement de leurs collections.

Un enrichissement sans frais des musées : la mise en valeur des dons et legs

Note de bas de page 43 :

« Chaque année, le musée de l’Armée fait entrer plusieurs centaines d’objets dans ses collections. Vous pouvez, vous aussi, contribuer à l’enrichissement des collections du Musée, et au-delà, à celui de notre patrimoine commun, en donnant des objets. Les dons constituent la principale source d’enrichissement des collections des musées. Il s’agit d’un acte gratuit. » (site du Musée de l’Armée).

Note de bas de page 44 :

Site du musée de l’Armée.

Voilà qui n’a guère changé aujourd’hui, à ceci près que les sites internet des musées facilitent considérablement la communication sur les dons et legs à l’époque contemporaine. Il est possible de proposer quelques exemples. Le musée de l’Armée43 entre dans le détail des critères d’acceptation des dons : « Chaque don proposé est soigneusement examiné par les équipes scientifiques du musée. L’établissement prête attention à l’intérêt scientifique et patrimonial des pièces proposées. L’état de conservation des objets, ainsi que leur adéquation avec les collections du musée (objets venant combler une lacune des collections par exemple) entrent également en ligne de compte44. » Il est également précisé qu’après acceptation du don par les instances scientifiques internes du musée, il est présenté à la commission scientifique d’acquisition et d’enrichissement des musées du ministère des Armées. Pour donner un autre exemple, le musée d’Orsay fournit un glossaire précis des modes d’acquisition, sans omettre le rôle des sociétés des amis du musée qui ont pour objectif d’encourager les donations et legs d’œuvres d’art.

Note de bas de page 45 :

« L’Établissement public du musée du quai Branly — Jacques Chirac est chargé de donner leur juste place, dans les institutions muséographiques et scientifiques françaises, aux collections nationales d’œuvres représentatives des arts et des civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques et aux connaissances scientifiques qui s’y rapportent. /Dans ce but, il conçoit, réalise et gère un ensemble culturel original à caractère muséologique et scientifique, chargé de conserver et de présenter au public des biens culturels représentatifs des arts et des civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques, de développer la recherche fondamentale et appliquée, d’expertiser, de rassembler, d’enseigner, de valoriser et de diffuser des connaissances relatives à ces arts, aux sociétés et civilisations qui les ont produits ou qui en sont les héritières, et de participer à l’effort national et international de préservation du patrimoine matériel et immatériel de ces sociétés. » (Article 2, Décret n° 2004-1350 du 9 décembre 2004 relatif au statut de l’Établissement public du musée du Quai Branly — Jacques Chirac, JORF n° 287, 10 décembre 2004).

Note de bas de page 46 :

Article 2, Décret n° 2004-1350, op. cit.

Enfin, le Décret n° 2004-1350 du 9 décembre 2004 relatif au statut de l’Établissement public du musée du quai Branly — Jacques Chirac pose le cadre de l’institution contemporaine dédiée aux artefacts extraoccidentaux à Paris. L’article 2 détaille les missions culturelles de l’institution45, avant de disposer que « Dans le cadre de son projet scientifique et culturel, l’établissement public : […] 4° à l’enrichissement des collections nationales par l’acquisition d’œuvres et de biens culturels pour le compte de l’État, à titre onéreux ou gratuit46 ». L’enrichissement des collections constitue donc une des missions centrales de l’institution, que ce soit de manière gratuite (les dons et les legs) ou à titre onéreux, et cela traduit donc réellement la vitalité du musée.

L’effet d’impulsion des entrées en collection

Dans certains cas, l’ampleur des entrées en collection d’objets venant d’Afrique a pu susciter la création de musées dédiés à conserver ces artefacts, ou du moins renforcer de manière décisive l’implantation des institutions et leur notoriété.

Note de bas de page 47 :

En 1984, le Père Gachet donne 140 objets composés de statues et de masques de l’ethnie gouro. Un peu plus tard c’est au tour du Père Boutin d’offrir environ 270 artefacts de l’ethnie sénoufo. Dans les années 1990, le don Chermette concerne 300 objets baoulé, agni, gouro, lobi et celui du père Derbier 760 pièces anti, abron-kulango et lobile. Sur le plan géographique, ces collections provenaient en totalité de la Côte-d’Ivoire sauf les dons de Chermette issus du Burkina-Faso.

Note de bas de page 48 :

Olivier Kodjalbaye Banguiam, op. cit., p. 94.

Note de bas de page 49 :

« Grâce aux dons effectués, le Musée Africain s’est doté au fil du temps d’une riche collection. Conservant plus de 6000 pièces, il est aujourd’hui entièrement consacré aux cultures africaines, même si sa création fut à l’origine une initiative des missionnaires. » (ibid., p. 96).

Le musée d’Angoulême en témoigne avec la considérable donation du Docteur Jules Lhomme de 3243 objets. L’entrée en collection des objets issus de la Mission Dakar-Djibouti a également eu un rôle d’impulsion pour le musée d’Ethnographie du Trocadéro, en raison de l’ampleur des collectes effectuées alors. Les musées missionnaires, à l’image du musée Africain de Lyon, bénéficièrent d’importantes entrées en collection qui sont venues renforcer l’institution muséale. Olivier Kodjalbaye Banguiam explique qu’après les années 1920, le musée africain enregistra d’importantes collections africaines47, à l’instar des objets énumérés, les pièces conservées émanaient, en grande partie, de l’Afrique de l’Ouest où s’étaient déroulées les campagnes d’évangélisation vers la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle. Si les identités des donateurs missionnaires ainsi que la provenance géographique et ethnique sont souvent dévoilées, on manque cependant cruellement d’informations sur leur biographie, et surtout sur les circonstances des collectes48. Ainsi, quand bien même la documentation des objets est souvent insuffisante, on prend conscience de l’ampleur des entrées en collection essentiellement par voie de dons dans les collections du musée. Ces dernières traduisent l’enrichissement de l’institution et sa vitalité en plein xxe siècle49, les dons d’ampleur pouvant provoquer pour les institutions bénéficiaires un « nouveau souffle ».

2— Les musées et l’objectif constant d’enrichissement de leurs collections 

Si les entrées en collection par voie de libéralités se font bien entendu à titre gratuit, elles peuvent être accompagnées de charges, de conditions. De ce fait, elles engagent le musée qui accepte les libéralités. Les musées en deviennent donc responsables et doivent respecter lesdites charges. C’est donc lorsque les libéralités accompagnées de charges sont acceptées qu’intervient le concept de responsabilité.

La liberté faite de prérogatives légales intervient également au profit de l’institution muséale, qui peut tout à fait refuser une libéralité pour diverses raisons. C’est d’ailleurs pour cela que les musées sont pourvus de commissions d’acquisition destinées à déterminer la politique muséale de l’institution, leur rôle est essentiel.

§ 1 — Les libéralités accompagnées de charges

Lorsqu’une libéralité est accompagnée de charges, ces dernières engagent le musée s’il l’accepte. Il y a également toute une politique destinée à favoriser le mécénat afin d’enrichir les collections muséales, étant entendu que ce dernier n’est jamais absolument gracieux, mais escompte généralement une contrepartie.

Les charges obligeant les musées

Note de bas de page 50 :

JO AN, 16 mai 1968, p. 189.

Note de bas de page 51 :

JO Sénat, 13 déc. 1968, p. 1962.

Note de bas de page 52 :

François Fruleux, op. cit., § 59.

Le donateur ou le légataire peut accompagner sa libéralité à un musée d’une charge, de conditions contraignantes. Ces questions avaient fait l’objet de débats dans l’hémicycle en 1968 comme l’explique François Fruleux pour qui il résulte des débats devant l’Assemblée nationale50, puis devant le Sénat51 que le donateur a la faculté de demander que le bien faisant l’objet de sa libéralité soit affecté par l’État à un musée départemental ou communal52. Cette destination des biens constitue une condition que les musées doivent respecter.

Note de bas de page 53 :

Note : « J.-J. LOUIS, concl. sur CAA Nice, 28 juin 2004, Ville de Nice et Trémois, RFDA, p. 393. Le commissaire du gouvernement estimait que le requérant avait donné des œuvres d’art pour favoriser la construction d’un ouvrage public. » (Nathalie Jacquinot, « Les dons et legs aux personnes publiques », in s/d Nathalie Jacquinot, op. cit., § 3).

Note de bas de page 54 :

Les personnes publiques » doivent pour cela respecter certaines règles, mais aussi sans doute ne pas s’engager à la légère, car le juge, même s’il s’agit d’une jurisprudence isolée, a pu aller jusqu’à admettre, à propos d’une donation destinée à la construction d’un musée portant le nom du donateur initialement acceptée par un département puis refusée ensuite par lui, la réparation d’un préjudice moral en raison des promesses non tenues par le département. » (Nathalie Jacquinot, « Les dons et legs aux personnes publiques », in s/d Nathalie Jacquinot, op. cit., § 6).

Il a déjà été question brièvement des dons et legs suscitant la création d’un musée ou d’une galerie. La Professeure de droit public Nathalie Jacquinot s’est intéressée à cette hypothèse qui aurait pu être interprétée comme une offre de concours, expression désignant l’apport d’une contribution matérielle ou financière à la réalisation des travaux publics ; c’est du moins ce qu’avait proposé le commissaire du gouvernement près la cour administrative d’appel de Nice, à propos d’une collection d’œuvres d’art données sous la condition notamment de construire un musée pour les y exposer. Mais la cour rejeta cette possibilité et maintint la qualification de « donation »53, montrant par-là que les conditions et « promesses » ne doivent pas être prises à la légère, car si les charges ne sont pas respectées, le juge peut considérer que cela exige la réparation d’un préjudice moral54.

Note de bas de page 55 :

« Quand on s’attache à présenter une collection particulière, on ne cherche pas à créer un mini-Louvre, avec une vision chronologique exhaustive, mais à restituer, selon le concept développé par André Malraux de "musée imaginaire" et d’"univers de formes", l’esprit dans lequel une collection d’objets très divers, de natures et d’époques différentes, a été constituée, et à montrer le fil rouge qui les relie. » (Dominique Gagneux, in ICOM France, op. cit., p. 83).

Note de bas de page 56 :

Jean-Jacques Ezrati, in ICOM France, op. cit., p. 89.

Note de bas de page 57 :

« Nous nous sommes seulement engagés dans l’acte notarié à l’exposition de plus de 300 coiffes qui a fait l’objet d’un catalogue raisonné. Et comme nous avons décidé la création d’une galerie des donateurs, il a été précisé dans l’acte qu’une vitrine, dans cette galerie, servira à la présentation des coiffes, par rotation. Il n’y a pas d’autres conditions. » (Hélène Lafont-Couturier, in ICOM France, op. cit., p. 61).

Dans certains cas, l’ampleur des conditions et notamment le fait de demander que les œuvres données ou léguées soient réunies dans une salle précise portant le nom du donateur ou du légataire ont pu susciter des débats. Si certains considèrent qu’il faut toujours accepter et respecter la volonté des donateurs55, d’autres ne sont pas de cet avis. En effet, selon Jean-Jacques Ezrati, il faut éviter de donner l’impression que l’État se plie « aux demandes de milliardaires qui veulent pérenniser leur nom : c’est à Orsay, mais c’est ma collection56 ». Ce à quoi Alain Lombard répond qu’il est fréquent qu’un donateur exige que sa collection reste groupée dans la même salle, qu’elle soit homogène ou hétérogène. Et selon lui, la prise en compte de l’importance de la collection rend normale l’acceptation de certaines demandes des donateurs. Un exemple en est donné par le musée des Confluences (Lyon) à propos du don d’Antoine de Galbert, au sujet duquel il a été accepté que les 300 coiffes données soient exposées dans une galerie des donateurs créée à cet effet au travers d’une rotation57.

Il faut noter à titre subsidiaire que les charges irréalisables, ou contraires aux lois ou aux bonnes mœurs sont réputées non écrites, ce qui est posé à l’article 900 du Code civil. Pour le reste, l’impression qui domine est celle d’une casuistique faite de nuances dans l’interprétation du droit, en fonction notamment de la qualité de la libéralité.

Note de bas de page 58 :

Nathalie Jacquinot, « Les dons et legs aux personnes publiques », § 9, in s/d Nathalie Jacquinot, op. cit., § 15 s.

Note de bas de page 59 :

Nathalie Jacquinot, « Les dons et legs aux personnes publiques », § 9, in ibid., § 16.

Il arrive cependant que les charges associées à des libéralités puissent être révisées58. Cette faculté peut être mise en œuvre lorsque, pour reprendre les formulations de l’article L. 2222-12 du Code général de la propriété des personnes publiques et de l’article 900-2 du Code civil, leur exécution est devenue « soit extrêmement difficile, soit sérieusement dommageable ». Il n’y a donc pas plus de charges perpétuelles que de « concessions perpétuelles ». Cette possibilité est ouverte à toutes les personnes morales : « C’est la loi du 4 juillet 1984 qui est venue reconnaître la possibilité pour toutes les personnes morales de droit public de demander la révision judiciaire des charges selon les conditions prévues par le Code civil dans ses articles 900-2 à 900-859. »

La procédure de révision peut susciter soit une procédure administrative si les mesures proposées sont acceptées par l’auteur de la libéralité ou ses ayants droit, soit une procédure judiciaire si la première n’a pas été menée à bien. Il y a là comme un écho du principe, qui fait du juge judiciaire le gardien privilégié des libertés. L’article 900-4 du Code civil précise que « Le juge saisi de la demande en révision peut, selon les cas et même d’office, soit réduire en quantité ou périodicité les prestations grevant la libéralité, soit en modifier l’objet en s’inspirant de l’intention du disposant, soit même les regrouper, avec des prestations analogues résultant d’autres libéralités. » Le juge a donc en l’espèce un champ d’action relativement large, qui vise à faire respecter la volonté du donateur ou du légataire, tout en prenant en considération les difficultés rencontrées par le bénéficiaire de la libéralité. Il s’agit en quelque sorte de concilier le respect dû aux morts et les contraintes pesant sur les vivants.

Note de bas de page 60 :

Laurent Seurot, op. cit., §36.

À noter que pour le domaine privé des personnes publiques, il y a même un risque de révocation de la libéralité qui est de la compétence du juge judiciaire. Cette révocation peut être demandée à l’encontre de toutes les donations. Cela peut entraîner une procédure de restitution des libéralités60. Cette hypothèse vient donc remettre en question le principe de l’irrévocabilité des donations, lorsque les conditions n’ont pas été respectées, toutefois elle ne peut prospérer à l’égard d’objets mobiliers incorporés au domaine public.

Le mécénat, un partenariat souvent intéressé

Note de bas de page 61 :

Vincent Bitker, « Mécénat et fondations », in Colloque, « 20 ans du droit du patrimoine culturel », Faculté Jean Monnet, Université Paris-Saclay, 28 février 2020.

En 2020, Vincent Bitker présentait la grande diversité des formes de mécénat lors du colloque « 20 ans du droit du patrimoine culturel » : mécénat financier, mécénat en nature, mécénat de compétences, assurances vie (portant sur du numéraire), donations et legs61. Les dons et legs entrent donc directement dans une politique de mécénat.

Note de bas de page 62 :

Loi n° 2003-709 du 1er août 2003 relative au mécénat, aux associations et aux fondations, Journal officiel de la République française, 2 août 2003, pp. 13277-13281.

Note de bas de page 63 :

Déclaration de M. Jacques Chirac, Président de la République et candidat à l’élection présidentielle 2002, sur la politique culturelle, Paris, 8 avril 2002.

Note de bas de page 64 :

Compte-rendu, première édition des Rencontres du mécénat culturel, 10 décembre 2018.

Si le mécénat plonge ses racines dans l’Antiquité, sa résurrection en France intervient dans les années 1960 avec André Malraux qui crée la Fondation de France. Intervient ensuite la loi du 23 juillet 1987 dite loi Léotard, sur le développement du mécénat. Puis vient la loi du 4 juillet 1990 portant création du statut de fondation d’entreprise, dite loi Lang. Mais le régime du mécénat restait insuffisant et notamment peu incitatif au regard des réductions d’impôt. C’est en 2003 que la loi n° 2003-709 du 1er août 2003 relative au mécénat, aux associations et aux fondations, dite loi Aillagon62, a instauré un tournant majeur. Elle modifie la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association, la loi du 23 juillet 1987 sur le développement du mécénat et le Code général des impôts (CGI). La loi de 2003 avait notamment pour but de développer le mécénat, de réformer la reconnaissance d’utilité publique et d’harmoniser le régime des dons. Le développement du mécénat et des fondations était un projet du Président Jacques Chirac exprimé dans un discours prononcé au Palais-Royal le 8 avril 2002 : « Premier objectif : libérer l’initiative. Instaurer une nouvelle règle du jeu. Cela vaut d’abord pour l’État. […] C’est ensuite encourager et impliquer dans notre vie culturelle tous les acteurs de la société civile : particuliers, associations, fondations, entreprises63 ». Le discours de Jacques Chirac vise donc à impliquer de manière œcuménique l’ensemble des acteurs dans le mécénat. D’après un rapport réalisé 15 ans après la loi, les dons déclarés se sont multipliés par 4 et le nombre d’entreprises mécènes par 1264.

Note de bas de page 65 :

Déclaration de M. Jacques Chirac, Président de la République et candidat à l’élection présidentielle 2002, sur la politique culturelle, Paris, 8 avril 2002.

Note de bas de page 66 :

« En effet, en créant un ministère de la culture, la République a repris au XXe siècle les habits de mécène de la Royauté — rappelons que sous Louis XIV, Colbert avait institué une direction du goût —, habits retaillés avec le souci non seulement d’encourager la création nationale, mais également de garantir l’accès de tous à la culture. Il en est longtemps résulté une méfiance des artistes comme des institutions publiques à l’égard des mécènes censés assujettir la politique culturelle, domaine réservé de l’État, à des intérêts privés et forcément mercantiles. » (Avis présenté par M. Philippe Nachbar au nom de la commission des Affaires culturelles sur le projet de loi, adopté par l’assemblée nationale, relatif au mécénat, aux associations et aux fondations, Session ordinaire de 2002-2003, p. 7).

Note de bas de page 67 :

Jacques Rigaud, L’exception culturelle — Culture et pouvoirs sous la Ve République, Grasset, 1995.

Note de bas de page 68 :

Avis présenté par M. Philippe Nachbar, op. cit.

Dans son discours, le Président de la République française affirmait également : « Oui, nous devons passer, à l’égard du mécénat, d’une culture de réticence et de soupçon à une culture de confiance et de reconnaissance65 ! » Effectivement, il existait en France une réticence vis-à-vis du mécénat. Régnait notamment la crainte que les mécènes fassent régner l’ordre en matière culturelle et soumettent la politique culturelle de l’État à raison des capacités financières de certains. Cela traduit le refus que le privé restreigne les actions du public66. Le sénateur Philippe Nachbar, dans un avis, stigmatise ainsi la culture administrative alors dominante : « la conviction profondément ancrée dans les mentalités françaises selon laquelle, pour citer M. Jacques Rigaud67, "l’État détient le monopole de l’intérêt général et que toute initiative extérieure à lui qui prétendrait concourir au bien commun est nécessairement suspecte, se situant quelque part entre une congrégation religieuse vue par les anticléricaux du temps du père Combes, et une association de malfaiteurs"68. »

En outre, des auteurs comme Michèle Kotzarikian considèrent que les « cadeaux » fiscaux constituent une contrepartie non pas directe, mais indirecte au mécénat. La seule définition légale du mécénat va dans ce sens :

Note de bas de page 69 :

Annexe I, Arrêté du 6 janvier 1989 relatif à la terminologie économique et financière

« Mécénat, n. m. / Anglais : sponsor. / Domaine : Économie/Finances. / Définition : Soutien matériel apporté, sans contrepartie directe de la part du bénéficiaire, à une œuvre ou à une personne pour l’exercice d’activités présentant un intérêt général69. »

Note de bas de page 70 :

G. de Brebisson, Le mécénat, Que sais-je ?, in Michèle Kotzarikian, « La loi du 1er août 2003 : Vrai mécénat ou faux parrainage ? », LEGICOM, vol. 36, no. 2, 2006, p. 52. « Le mécénat peut aujourd’hui être défini comme le fait pour des personnes physiques ou morales de mettre leur influence et leurs moyens financiers au service de la culture, entendue "dans le sens de l’intérêt général, sans que cette intervention soit liée à une activité normale, ou imposée par elle

Michèle Kotzarikian réactualise la définition en insistant sur la nécessité de différencier le mécénat du sponsoring ou du parrainage70 : ces deux derniers types d’action traduisant un but commercial et le souhait de pouvoir bénéficier de leur investissement, notamment en termes de publicité.

Note de bas de page 71 :

Ibid., p. 56 : « les grandes entreprises mécènes vont bénéficier, de fait, d’une véritable campagne publicitaire : les actions menées ces derniers mois par les grandes entreprises telles que AXA, par exemple, font l’objet, auprès du public, d’une importante publicité de par les remerciements faits par le ministre de la culture au nom de l’État et des musées, de par les revues, communiqués de presse et discours afférents. Il semble que le mécénat, grâce aux nombreuses interventions législatives et réglementaires intervenues ces dernières années, devienne pour les entreprises, une véritable stratégie de communication. »

Note de bas de page 72 :

Ibid., p. 58.

Conformément à la définition de l’arrêté du 6 janvier 1989, les contreparties indirectes sont licites, à l’image des réductions d’impôt. Mais selon Michèle Kotzarikian, il existe une contrepartie directe qui, elle, est en dehors de la législation. C’est le cas, par exemple, lorsqu’une action de mécénat donne lieu à de la communication autour des remerciements faits par le ministre de la Culture au nom de l’État et des musées et des communiqués de presse largement diffusés et repris à cette occasion71. Elle poursuit en affirmant que le mécénat d’entreprise ne s’adresse qu’aux grandes entreprises, ce qui est discriminatoire. Là où l’État prétendait vouloir rendre la culture accessible à tous, cela n’aurait pour effet que de la rendre élitiste72.

Note de bas de page 73 :

Cour des comptes, Le soutien public au mécénat des entreprises, Un dispositif à mieux encadrer, Communication à la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire de l’Assemblée nationale, Novembre 2018, p. 118.

Note de bas de page 74 :

Muriel Deroc, « Administration : Citoyens — Mécénat d’entreprise au profit des personnes publiques et secret des affaires : tout est-il communicable ? », La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales, n° 42, 24 Octobre 2022, 2287.

En pratique les contreparties sont diverses : avantages fiscaux, mise à disposition de locaux, offre de billets d’entrée pour des événements, remises de catalogues, visites privées73. Bien qu’affichant une démarche philanthropique, le mécénat n’est pas pour autant totalement désintéressé. Cependant, dès lors qu’elles se situent au-delà de l’avantage fiscal et ne constituent pas une contrepartie réciproque, ces opérations ne sont pas nécessairement incompatibles avec l’intention libérale d’un mécène74.

Note de bas de page 75 :

Géraldine Goffaux, « Mécénat et fondations », in Colloque, « 20 ans du droit du patrimoine culturel », op. cit.

Si on élargit la réflexion, ces critiques ne sont pas loin des réflexions de Marcel Mauss sur le potlatch. On n’est certes plus dans le potlatch tel que scientifiquement défini, mais on constate que les dons ne sont jamais gratuits75, expression d’un altruisme « chimiquement pur ». La générosité d’apparence est ainsi critiquable, car elle se fait au nom de la défiscalisation ou pour des objectifs de visibilité (diffusion des noms des mécènes comme bienfaiteurs dans les documents). Cette réalité a donc suscité des évolutions.

Note de bas de page 76 :

Géraldine Goffaux, « Mécénat et fondations », in Colloque, « 20 ans du droit du patrimoine culturel », op. cit.

Le mécénat a connu certaines réactualisations, qui ne sont pas sans lien avec les critiques qui le visaient. Selon la Professeure de droit privé Géraldine Goffaux, une stratégie plus contemporaine est apparue avec la philanthropie à risque contrôlé. Selon cette notion, c’est en prenant des risques qu’on peut espérer avoir un impact quitte à essuyer certains échecs76. Le mécène entend s’assurer que les sommes qu’il investit ont un véritable impact. On assiste à une forme de rationalisation, de professionnalisation du mécénat, dans le prolongement culturel de la prise de risque entrepreneuriale.

Note de bas de page 77 :

Géraldine Goffaux, « Mécénat et fondations », in Colloque, « 20 ans du droit du patrimoine culturel », op. cit.

En outre, les structures ont évolué. Si les associations n’ont pas connu de transformation majeure, les fondations ont vu leurs moyens de donation se diversifier. C’est le cas avec les fonds de pérennité ou le mécénat populaire qui a connu un renouveau grâce à internet et au crowdfunding. Pour autant, on peut se demander si le crowdgiving peut être qualifié de mécénat. De même, récemment, le Loto du patrimoine ne relève pas du mécénat puisqu’il est fondé sur un espoir de gain s’apparentant à un enrichissement sans cause. Mais la communication a sensibilisé et a favorisé des dons supplémentaires77.

Note de bas de page 78 :

Code du patrimoine, article L143-2 s.

La création de la Fondation du patrimoine en 199678 présente un cas inédit de mécénat populaire. Si elle est généralement connue pour protéger le patrimoine bâti et naturel, en particulier non protégé au titre des Monuments historiques, elle n’est pas sans intérêt pour nos préoccupations. En 2017, elle s’est engagée dans la réhabilitation d’une villa Belle Époque à Cabourg (Calvados), aux fins de création d’un musée Marcel Proust. Il s’agissait donc à la fois de mener des travaux immobiliers et de créer un musée. Il en va de même avec le Château de Lourdes (Hautes-Pyrénées) dont le bâti médiéval a été restauré en 2022 aux fins de création d’un musée « Pyrénéen ». Ou encore avec la rénovation du Château du Bois-Tiffrais (Vendée), qui abrite depuis 1947 le musée de la France protestante de l’ouest.

En outre, des objets mobiliers ont pu être visés par les rénovations. C’est le cas du patrimoine mobilier de la ville de Laval (plus de 7000 artefacts, des statues et un tableau) en 2022, mais aussi du patrimoine mobilier religieux de la basilique Saint-Denis, et de celui de l’église Saint Lubin de Villebarou. En Creuse en 2020, ce sont les objets d’art du musée d’Art et d’archéologie de Guéret qui ont été restaurés, et notamment une momie d’enfant provenant à Antinoë (Égypte) et des œuvres asiatiques. Il en a été de même avec la collection du Cabinet des livres du Château de Chantilly (Oise), et des écorchés pédagogiques du Dr Auzoux au musée de l’Éducation de Bénouville (Calvados). Ces aides semblent plutôt viser des musées provinciaux aux ressources financières limitées. Ceux-ci gagnent à être attentifs à cette source de financement, ne serait-ce qu’en raison des conséquences légales de l’acceptation d’une libéralité, à savoir l’obligation d’entretien du domaine public, qui, en matière d’artefacts, peut se révéler dispendieux, en particulier lorsque la conservation implique une restauration.

La Fondation du patrimoine a également créé un « Fonds impact » destiné à appuyer financièrement les initiatives publiques ou privées de nature patrimoniale ayant des effets positifs sur l’économie, le social, l’environnement, la sécurité, etc.

Simultanément, certaines évolutions se font à l’encontre du mécénat comme l’expliquait Frédérique Perrotin en 2019 :

Note de bas de page 79 :

Frédérique Perrotin, op. cit.

« Le projet gouvernemental d’abaisser de 60 à 40 % le taux de déductibilité des dons des entreprises versant plus de 2 millions d’euros par an de dons au-dessus de certains seuils est susceptible de remettre en cause l’équilibre de l’écosystème du mécénat. En effet, si cette mesure n’est susceptible d’affecter qu’une petite centaine d’entreprises, elle devrait générer environ 80 millions d’euros de recettes fiscales. Ces mesures risquent de faire considérablement baisser l’effort mécénal des entreprises. En effet, l’essor de la philanthropie en France est fortement corrélé avec une fiscalité attractive qui est réservée aux dons des particuliers comme à ceux des entreprises79. »

Mécénat et fiscalité attractive sont donc réellement liés, et des évolutions remettant en question les avantages fiscaux pourraient avoir des conséquences réelles sur le mécénat. Manière d’observer au passage à quel point le droit fiscal, souvent regardé comme inséparable d’une technicité répulsive, joue un rôle décisif dans le cadre des politiques publiques.

§ 2 — La faculté de refuser les libéralités

Les institutions muséales peuvent toujours refuser des libéralités, c’est là l’application du principe de liberté. Pour ce faire, elles ont recours à des commissions d’acquisition qui traduisent l’autonomie des politiques muséales dans les choix retenus par les musées et qui les engagent.

Le recours à des commissions d’acquisition

Note de bas de page 80 :

Réponse du Secrétariat d’État, auprès du ministère des affaires sociales et de la santé, chargé des personnes handicapées et de la lutte contre l’exclusion publiée le 3 juin 2014 (JO Sénat, p. 4415), à la question de M. Vincent Éblé (Seine-et-Marne - SOC) publiée le 8 mai 2014 (JO Sénat, p. 1058) : « chaque projet d’acquisition, à titre gratuit ou non, doit faire l’objet d’un avis favorable de la commission des acquisitions compétente. Quand bien même il s’agit d’acquisitions à titre gratuit, les dons peuvent être refusés, et ce dans trois hypothèses : avant le passage devant la commission, le musée lui-même peut estimer que l’intérêt de l’acquisition est insuffisant ou le risque juridique certain — par exemple, dans le cas d’un conflit familial connu ; lors de la réunion de la commission, un vote négatif entraîne l’abandon du projet ; enfin, après la réunion de la commission, dont l’avis reste consultatif, la direction du musée peut renoncer à son projet avant la prise de décision d’acquisition administrative. /Les musées ont donc d’ores et déjà la faculté de refuser un don ».

Toutes les entrées en collection doivent faire l’objet d’un examen et d’un avis favorable d’une commission des acquisitions80 qui émet un avis consultatif, mais cependant partiellement liant : en effet, s’il est simplement censé éclairer la décision des musées en matière de dons et legs, les autorités administratives du musée conservent, in fine, la possibilité de refuser l’acquisition pour des motifs d’opportunité, même en cas d’avis favorable.

Note de bas de page 81 :

Article D451-1, Code du patrimoine.

Note de bas de page 82 :

Article R451-11, Code du patrimoine.

C’est la loi du 4 janvier 2002 relative aux musées de France, qui a imposé à ces derniers l’obligation de solliciter l’avis de la commission pour tous leurs projets d’acquisition. Cela traduit une réelle prudence vis-à-vis des entrées en collection qu’elles soient à titre gratuit ou onéreux. Conformément à l’article D451-1 du Code du patrimoine, les instances scientifiques devant être consultées avant d’acquérir un bien « sont définies par les dispositions particulières à ces musées81 », et en leur absence, c’est le Conseil artistique des musées nationaux qui joue ce rôle. Pour les musées de France locaux dont les collections n’appartiennent pas à l’État, c’est l’article R341-2 du Code du patrimoine qui s’applique. Le Code du patrimoine précise qu’« En cas d’urgence, notamment pour les projets d’acquisition s’accompagnant d’une demande d’exercice du droit de préemption en vente publique au bénéfice d’un musée de France n’appartenant pas à l’État, le projet d’acquisition est examiné par une délégation permanente82 » dont la composition est fixée dans l’article. On verra que lors des ventes publiques, le caractère urgent de l’acquisition peut être réel au point de ne pas permettre de réunir une commission d’acquisition en bonne et due forme.

Note de bas de page 83 :

Article 18, Décret n° 2004-1350, op. cit. : « Pour les biens dont la valeur est inférieure aux seuils définis par un arrêté du ministre chargé de la culture, l’acquisition est décidée par le président après avis de la commission des acquisitions de l’établissement. En cas d’avis défavorable de la commission d’établissement, le président, s’il maintient sa volonté d’acquérir, saisit pour avis le conseil artistique des Musées nationaux. […] Pour les biens dont la valeur est égale auxdits seuils ou leur est supérieure, l’acquisition est décidée après avis de la commission d’acquisition puis avis du conseil artistique des Musées nationaux. En cas d’avis défavorable du conseil artistique des Musées nationaux et lorsque le président maintient sa volonté d’acquérir, le ministre chargé de la culture se prononce. »

Note de bas de page 84 :

À ce jour, elle est présidée par le président de l’établissement (Emmanuel Kasarhérou), et est composée de 18 membres élus (2 ans) et nommés (3 ans renouvelables, arrêté du 2 avril 2021). NB : Françoise de Panafieu, présidente de la Société des Amis du musée du quai Branly — Jacques Chirac ; Claire Farma, conservatrice du musée du Poni (Burkina Faso) ; El Hadji Malick Ndiaye, conservateur du musée Théodore Monod d’art africain de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar ; Bruno Roger, banquier, président de la Fondation Martine Aublet, vice-président de la Société des Amis du musée du quai Branly — Jacques Chirac ; Christine Valluet, collectionneuse, spécialiste des arts premiers, membre de la Compagnie nationale des experts.

Note de bas de page 85 :

Article 21, Décret n° 2004-1350, op. cit.

S’agissant du musée du Quai Branly — Jacques Chirac, l’article 18 du Décret n° 2004-1350 du 9 décembre 2004, qui en fixe le statut, dispose que pour l’acquisition de biens il existe un seuil au-dessus duquel le recours à l’avis de la commission d’acquisition et du conseil artistique des musées nationaux est obligatoire83 ; l’avis défavorable du conseil artistique des musées nationaux exigeant si le président du musée souhaite toujours acquérir le bien de solliciter le ministre chargé de la Culture, organe de tutelle administrative. Par ailleurs, l’article 21 du décret précise que la composition de la commission d’acquisition84 est définie par arrêté conjoint des ministres chargés de l’enseignement supérieur, de la recherche et de la culture et est présidée par le président du musée85.

Note de bas de page 86 :

Article 1, Projet de loi relatif aux musées de France, 10 mai 2001, Texte adopté n° 669 : L’article premier du projet de loi relatif aux musées de France du 10 mai 2001 précisait que « L’appellation "musée de France" est réservée aux institutions culturelles et scientifiques relevant de l’État, d’une autre personne morale de droit public ou d’une personne morale de droit privé à but non lucratif, dont l’objet est de présenter au public, pour la connaissance, l’éducation et le plaisir, des ensembles permanents de biens mobiliers ou immobiliers réunis à cette fin et dont la conservation et l’exposition revêtent un intérêt public » Les modalités d’attribution de l’appellation « Musée de France » sont définis aux articles R442-1 s. du Code du patrimoine.

Signalons que des règles particulières sont applicables lorsque l’institution muséale appartient à la catégorie des « Musées de France », pour lesquels l’affectation irrévocable86. C’est l’article 4 de la loi n° 2002-5 du 4 janvier 2002 qui précise que les biens issus de dons ou legs ne peuvent être cédés à d’autres musées que si l’affectation reste la même. Cela vise à préserver la volonté des donateurs ou des légataires, et vient donc garantir le principe d’affectation irrévocable.

Note de bas de page 87 :

Pour les autres objets mobiliers classés en main privée, l’aliénation est libre. Le propriétaire a une simple obligation d’information, de sorte que l’administration puisse connaître la situation juridique du bien et la personne qui l’a sous sa garde. L’obligation d’information est mentionnée à l’article L 622-16 du Code du patrimoine.

Note de bas de page 88 :

La technique de l’affectation irrévocable est connue du droit privé, en particulier dans le droit des fondations qui se définit précisément comme un « acte par lequel une ou plusieurs personnes (…) décident l’affectation irrévocable des biens, droits ou ressources à la réalisation d’une œuvre d’intérêt général et à but non lucratif » (loi du 23 juillet 1987) ; mais dans le cas qui nous intéresse c’est l’intérêt général et non la volonté privée qui est à la source de l’affectation publique.

Note de bas de page 89 :

Dans les collections publiques, ces biens sont indéclassables, voir plus haut sur la raison d’être de la règle.

Note de bas de page 90 :

Marie Cornu, « La mise hors commerce des biens culturels comme mode de protection », LEGICOM, vol. 36, n° 2, 2006, p. 87.

Ce principe d’irrévocabilité est garanti, sous peine de nullité de l’opération, par une double nécessité ; celle d’une autorisation administrative, et celle d’une affectation de la cession à une personne publique ou une autre personne de même qualité87. Parallèlement, l’article L 451-10 du Code du patrimoine impose le maintien irrévocable de l’affectation de certains biens aux institutions muséales priées labellisées « Musées de France privés »88. La règle ne concerne que les biens légués ou donnés ou encore ceux d’entre eux qui ont été acquis à l’aide d’un financement public. Il existe donc un certain parallélisme avec les collections des musées publics pour ces catégories de biens dotés d’une protection renforcée89. Le bien peut être cédé à titre gratuit ou onéreux, mais à condition qu’il rejoigne un établissement sous label Musée de France90. Ainsi, les possibilités de déplacement des biens sont limitées par ce principe d’affectation irrévocable. Même le simple prêt à une autre personne publique n’est possible que si cette dernière assure l’affectation du bien à un musée de France.

Note de bas de page 91 :

Nathalie Bettio, » Les aliénations gratuites entre personnes publiques », § 26, in s/d Nathalie Jacquinot, op. cit.

Note de bas de page 92 :

C. pat., art. L. 451—8.

On voit par-là que le principe d’affectation irrévocable permet le changement de propriétaire, mais il s’accompagne d’un changement de domaine public du bien, sans que son affectation ne soit matériellement modifiée. Selon Nathalie Bettio, il s’agit « de fluidifier la circulation de certaines dépendances du domaine public en raison de leur affectation d’utilité publique91. » dans le même sens, le Code du patrimoine92 prévoit la possibilité de cession amiable à titre gratuit des biens des collections des musées de France appartenant aux personnes publiques, au profit d’une autre personne publique, sous la condition que cette dernière s’engage à maintenir l’affectation du bien à un musée de France. Ces cessions ne sont donc possibles qu’à l’intérieur d’un cercle précis qui exclut de droit les personnes privées, personnes physiques ou morales.

L’autonomie de la politique muséale

Note de bas de page 93 :

Marie-Joseph Pons, op. cit., p. 68.

Dès 1879, Marie-Joseph Pons interrogeait les effets du refus d’un don ou legs : « Quels sont les effets du refus ? La donation n’aura jamais existé. Le donateur s’était dessaisi : il y avait eu acceptation provisoire : tout est nul : la condition suspensive ne s’est pas réalisée : les biens ont toujours appartenu au donateur. Quant au legs, il devient caduc. La caducité profite à celui qui était chargé de payer le legs : le droit commun s’applique93. » On voit là que ce principe de la faculté de refus des libéralités est très ancien et qu’il n’a guère varié.

Les raisons peuvent être variées pour expliquer le refus des dons et legs. Les objets peuvent bien sûr être considérés comme inintéressants. Il est possible que le musée ne voie pas comment les intégrer à la collection, ou qu’ils n’entrent pas dans la politique de collection, ou que le musée ne puisse pas les conserver convenablement. Le musée peut aussi prendre en considération les frais de toute nature, causés par l’acquisition. Et surtout, si le don ou le legs comprend des charges et conditions, le musée doit se demander si elles sont acceptables et réalisables. En effet, l’acceptation des charges engage le musée, qui peut voir sa responsabilité mise en cause s’il témoigne de désinvolture à l’égard de ses propres engagements.

Et bien entendu, à l’heure actuelle se pose la question des doutes quant à la provenance qui peuvent entraîner le refus d’une libéralité. L’ICOM précise à ce sujet que

Note de bas de page 94 :

« Liste de contrôle avant d’acquérir ou d’accepter un objet », in Association des musées suisses, ICOM, Directives pour l’acquisition et l’acceptation de biens culturels ou naturels, 2019.

« Pour protéger les biens culturels, la vérification de leur provenance est l’une des mesures essentielles à prendre. Afin de ne pas acquérir ou accepter un objet dérobé illégalement à son pays d’origine ou volé à ses anciens propriétaires, il est impératif de vérifier le plus précisément possible sa provenance, son histoire, ses conditions de propriété antérieures et la fiabilité du vendeur ou du donateur94. »

Les doutes persistants quant à la provenance d’un bien peuvent donc pousser le musée à refuser l’entrée en collection par une forme de mise en œuvre, dans une situation d’incertitude, du principe de précaution consacré constitutionnellement en droit de l’environnement.

Note de bas de page 95 :

Leur laboratoire Purdue Pharma et plusieurs membres de la famille ont été poursuivis pour avoir surprescrit des médicaments causant une dépendance et pour avoir, de cette manière, joué un rôle dans la crise des opioïdes. Collectionneurs, leurs multiples dons à des grands musées londoniens et américains ont causé des difficultés éthiques, plusieurs musées refusant toute association avec la famille. Des dons de la famille Sackler ont donc été refusés par différents musées : « Après la Tate de Londres et le musée Guggenheim new-yorkais, le Metropolitan Museum de New York a annoncé mercredi renoncer à tout financement de la famille Sackler, accusée d’avoir favorisé la crise des opiacés qui ravage les Etats-Unis. » (AFP, « Crise des opiacés : le Met renonce aux dons de la famille Sackler », Sciences et avenir, 15 mai 2019).

À l’époque contemporaine, le refus peut également être suscité par des questions éthiques comme dans l’affaire de la famille Sackler en pleine crise des opioïdes95. L’objet est alors en quelque sorte contaminé par des fautes morales de son propriétaire et l’acquisition par le musée ferait rejaillir sur lui l’opprobre qui sanctionne des comportements à l’égard desquels il n’a jamais été un enjeu direct. La malédiction qui le frappe alors résulte d’un soupçon : qu’il n’a pu être acquis que grâce à des agissements coupables, qu’ils aient été sanctionnés par le droit ou par un consensus omnium.

Note de bas de page 96 :

CAA Marseille, 28 juin 2004, Ville de Nice, n° 02MA00231.

À compter du moment où la personne publique a accepté la libéralité, elle en devient responsable. Cela signifie qu’elle doit, dans le cas des musées, conserver les collections, mais aussi qu’elle a pu s’engager à satisfaire certaines charges et conditions. Dès lors, elle doit les respecter. En outre, on peut se demander si l’administration des musées ne peut pas être considérée comme responsable, au titre de l’acceptation des charges liées aux dons et legs, au regard des promesses non tenues. Cette responsabilité du droit public peut être engagée aussi bien sur un fondement contractuel qu’extracontractuel. Il en va ainsi des engagements des musées ou des collectivités territoriales, par exemple, de construire un musée ou une annexe à un musée existant dédié aux œuvres reçues. Ces engagements ne doivent pas être pris à la légère, car ils peuvent engager directement leur responsabilité au titre des promesses non tenues96.

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Parmi les diverses voies d’entrée en collection muséale, les libéralités semblent donc bénéficier puissamment aux musées. En effet, entre le xixe et le xxe siècle, on constate que les finances des institutions muséales accueillant des artefacts extraoccidentaux d’Afrique subsaharienne ont été réellement limitées. Cette faiblesse budgétaire interdisait les débours et entraînait l’intérêt des musées pour les libéralités, en quelque sorte par défaut.

Dans le contexte de cette débilité budgétaire structurelle, les dons et les legs constituaient un palliatif ponctuel pour enrichir les collections. Mais sur le long terme, les musées n’ont pas pu mettre en place de stratégie d’acquisition planifiée et viable. Ils étaient inéluctablement tributaires de leurs propres budgets et des donateurs et légataires.

À ce titre, ces derniers pouvaient exiger des contreparties à leur générosité, autres que les exonérations et réductions fiscales, les dons et les legs pouvant être accompagnés de charges. Pour autant, les musées pouvaient refuser les libéralités, que ce soit en raison des conditions posées, ou pour d’autres raisons. C’est là l’expression de la liberté des musées en la matière.

Enfin, la relation très particulière entre donateur et légataire d’une part et service public de la culture d’autre part a engendré l’apparition d’un droit pour partie spécifique, marqué notamment par le respect dû aux défunts (pour les légataires).