Talleyrand, le droit et la mer : défendre les intérêts du commerce français dans un espace, objet et théâtre de conflits Talleyrand, the law and the sea: defending the interests of French commerce in a place, object and theater of conflicts

Alexandre Ribeaux 

https://doi.org/10.25965/confdhmp.126

À partir du XVIe siècle, la rivalité entre les empires coloniaux européens apporte une dimension nouvelle aux conflits interétatiques. Les puissances se disputent alors le contrôle des mers, pour des raisons économiques. Afin de saisir les ressorts de cette conflictualité on s’appuie sur l’étude de la pensée des dirigeant(e)s politiques de cette période. Or, s’il est un ministre dont l’influence est incontestable au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, et dont l’intérêt pour les questions maritimes ne fait guère de doute, c’est bien Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord.

From the 16th century, the rivalry between European colonial empires brought a new dimension to interstate conflicts. The powers then compete for control of the seas, for economic reasons. In order to understand the sources of this conflict, we rely on the study of the thought of the political leaders of this period. However, if there is a minister whose influence is undeniable at the turn of the 18th and 19th centuries, and whose interest in maritime issues is beyond doubt, it is Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord.

Sommaire
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

C’est notamment le cas de la guerre de l’Asiento entre la Grande-Bretagne et l’Espagne (1739-1748).

Note de bas de page 2 :

E. Dziembowski, La guerre de Sept Ans, Paris, Perrin, 2015, p. 10.

Note de bas de page 3 :

J.— O. Boudon, La campagne d’Égypte, Paris, Belin, 2018, p. 59-62.

Note de bas de page 4 :

« Le gouvernement anglais pourra, s’il le veut, se pavaner de ses escadres […] ; le Français se bornera à l’attaquer dans ce qu’il a de plus cher, dans ce qui fait son bonheur et son existence : dans ses richesses. », décret du 3 messidor an III, cité dans A. Monentheuil, Essai sur la course, son histoire, sa réglementation, son abolition, Thèse de doctorat, Droit, Université de Paris, 1898, p. 93.

À partir du XVIe siècle, la rivalité entre les empires coloniaux européens apporte une dimension nouvelle aux conflits interétatiques. L’Angleterre, l’Espagne, la France, le Portugal et les Provinces-Unies se disputent alors le contrôle des mers, car dominer l’eau c’est dominer le commerce colonial entre l’Europe, le Nouveau-Monde, l’Afrique, et l’Inde. Au XVIIIe siècle, les guerres continentales se doublent toutes d’un volet naval qui est loin d’être leur accessoire. À tel point que les différends coloniaux deviennent des causes de guerre1, jusqu’au bouleversement de la guerre de Sept Ans (1756-1763) : la première guerre au caractère véritablement mondial2. Les guerres de la Révolution et les guerres napoléoniennes ne sont pas en reste. Il y a bien sûr les célèbres défaites navales de la France, à Aboukir en 17983, ou encore à Trafalgar en 1805. Cependant, il ne faudrait pas non plus oublier l’activité considérable des corsaires, notamment pour la France, dont la marine ne parvient pas à rivaliser avec la Royal Navy4. Mers et océans sont alors des espaces disputés, sur lesquels se livrent des combats tout aussi importants stratégiquement que ceux sur la terre ferme. Afin de saisir les ressorts de cette conflictualité maritime, il est nécessaire d’étudier la pensée des dirigeant(e)s politiques de cette période. Or, s’il est un ministre dont l’influence est incontestable au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, et dont l’intérêt pour les questions maritimes ne fait guère de doute, c’est bien Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord. Mais il convient de présenter brièvement le personnage avant de s’intéresser à ses idées.

Note de bas de page 5 :

M. Lacheretz, « Pied-bot, varus équin congénital et syndrome de Mafran : le cas Talleyrand », Lille médical, 1988, n° 28, p. 133-140. 

Note de bas de page 6 :

E. Waresquiel (de), Talleyrand, Le prince immobile, Paris, Tallandier, 2e édition revue et augmentée, 2019, p. 59-60.

Note de bas de page 7 :

Ibid., p. 88-97.

Note de bas de page 8 :

Ibid., p. 161-162.

Note de bas de page 9 :

Ibid., p. 234.

Note de bas de page 10 :

Ibid., p. 279.

Note de bas de page 11 :

Ibid., p. 331-332.

Note de bas de page 12 :

Ibid., p. 343-347.

Note de bas de page 13 :

Ibid., p. 455-456.

Note de bas de page 14 :

Ibid., p. 491.

Note de bas de page 15 :

Ibid., p. 510.

Note de bas de page 16 :

Ibid., p. 586-606.

Note de bas de page 17 :

Ibid., p. 615-627.

Note de bas de page 18 :

P. Dupuy, Talleyrand, Un caméléon politique, Paris, Garnier, 2012, p. 63.

Note de bas de page 19 :

Ibid., p. 64.

Note de bas de page 20 :

Ibid.

Talleyrand naît en 1754, dans la noblesse de cour. Mais son pied-bot5 l’empêche de poursuivre une carrière militaire, il est donc orienté vers les ordres6. Grâce à l’appui népotique de son oncle, il parvient à être nommé agent général du Clergé de 1780 à 17857, puis à être sacré évêque d’Autun en 1789. Il est alors élu député du Clergé aux états généraux, où il finit par rejoindre les révolutionnaires8. Ambassadeur de France en Angleterre en 1792, Talleyrand s’y réfugie juste avant la proclamation de la première République. En 1794, il s’en fait toutefois expulser9, et se voit contraint d’émigrer vers les États-Unis. Cependant, en 1795, il obtient le droit de rentrer en France, où il finit par devenir ministre des Relations extérieures en 179710, avant de démissionner en 1798 à la suite de scandales de corruption11. Mais Talleyrand récupère le ministère l’année suivante, après avoir aidé Napoléon à prendre le pouvoir12. En 1802, il signe la paix d’Amiens, mettant un terme aux guerres de la Révolution. Hélas, la paix est rompue dès 1803. Les relations entre Napoléon et Talleyrand commencent alors à se dégrader, car l’empereur refuse les plans de paix proposés par son ministre13. Celui-ci démissionne de nouveau en 180714. Toutefois, Bonaparte fait encore appel à ses services en 1808 afin qu’il renforce l’alliance entre la France et la Russie. Talleyrand fait le contraire et sème les graines de la sixième coalition qui va renverser Napoléon en 181415. Durant la chute de Bonaparte, Charles-Maurice contribue à la Restauration16. À cette période, il participe également au Congrès de Vienne devant redessiner les frontières de l’Europe après les guerres napoléoniennes17. Nommé pair de France, il finit par se ranger dans l’opposition libérale en 182118. Enfin, il aidera Louis-Philippe à monter sur le trône en 183019, et sera nommé ambassadeur en Angleterre jusqu’en 183420. Il meurt en 1838.

Note de bas de page 21 :

E. Waresquiel (de), Talleyrand, Le prince…, op. cit., p. 24.

Note de bas de page 22 :

P. Dwyer, « Les publications sur Talleyrand depuis 1928 », Revue du souvenir napoléonien, 1996, n° 409, p. 5-27.

Note de bas de page 23 :

D. Todd, Un empire de velours : l’impérialisme informel français au XIXe siècle, Paris, La Découverte, 2022, note n° 11 du Chapitre 1, p. 27.

Note de bas de page 24 :

E. Waresquiel (de), Talleyrand, Dernières nouvelles du diable, Paris, CNRS éditions, 2e édition, 2017, p. 78-81.

Selon l’historien spécialiste de Talleyrand, Emmanuel de Waresquiel, Talleyrand peut « se féliciter du nombre de ceux qui se sont intéressés à lui. Il est l’un des rares Français, après Napoléon et Louis XIV, à avoir suscité plus d’une centaine de biographies, sans compter d’innombrables articles et monographies partielles »21. Toutefois, la plupart des auteurs se concentrent sur les motivations de Talleyrand22, sans chercher à mettre en avant de nouvelles sources d’archives. À cet égard, l’historien David Todd reproche aux biographes, y compris aux plus récents, d’accorder « plus d’attention à la subtilité de ses manœuvres et à son esprit caustique qu’à ses idées politiques et économiques »23. Néanmoins, il est admis que les questions maritimes et commerciales sont au cœur de la politique étrangère conduite par Talleyrand24. Aussi, se livrer à leur analyse pour en mesurer le degré de conceptualisation paraît judicieux. En effet, si les aspects politiques de la pensée maritime de Talleyrand ont été largement traités, il n’en va pas de même pour ses volets juridiques. Cependant, avant de tenter une analyse de ses idées sous l’angle de l’histoire du droit, il est nécessaire de dresser un état du droit de la mer à la fin XVIIIe siècle.

Note de bas de page 25 :

J. Rayneval (de), De la liberté des mers, Paris, Treuttel et Wurtz, 1811, p. VIII-X.

Note de bas de page 26 :

M. Bottin, « Droit romain et ius commune. Considérations sur les fondements juridiques de la liberté des mers », http://www.michel-bottin.com, consulté le 19/07/23.

Note de bas de page 27 :

Voir les différents articles de Michel Bottin : « Les développements du droit de la mer en Méditerranée occidentale du XIIe au XIVe siècle » ; « Droit romain et ius commune. Considérations sur les fondements juridiques de la liberté des mers » ; « La mer côtière en Méditerranée occidentale. Moyen âge-XVIIIe siècle » ; tous reproduits sur son site http://www.michel-bottin.com, consulté le 19/07/23.

Note de bas de page 28 :

Pour celles-ci, voir A. Raestad, La Mer territoriale, études historiques et juridiques, Paris, A. Pédone, 1913, p. 113-116.

Note de bas de page 29 :

La jurisdictio est le pouvoir d’appliquer la règle de droit pour trancher un litige, au XVIIe siècle elle inclut en matière maritime un pouvoir de police des États riverains.

Note de bas de page 30 :

M. Bottin, « Grotius et la liberté du commerce maritime. Itinéraire d’une contradiction », http://www.michel-bottin.com, consulté le 19/07/23.

Note de bas de page 31 :

A. Raestad, La Mer territoriale…, op. cit., p. 121.

Note de bas de page 32 :

Ibid.

Note de bas de page 33 :

J. Rayneval (de), De la liberté…, op. cit., p. XVII.

Il est impossible de traiter l’histoire du droit de la mer sans évoquer les figures de Grotius et de Selden. La confrontation des deux juristes au XVIIe siècle a marqué les esprits en raison de la radicale opposition de leurs thèses. Grotius défendait un principe de liberté des mers (mare liberum), celles-ci étant des choses communes sans-maîtres ; tandis que Selden défendait un principe d’appropriation des mers (mare clausum) par les États25. L’histoire du droit de la mer est alors souvent présentée comme l’histoire du triomphe progressif des idées de Grotius sur celles de Selden qui auraient prévalu jusque-là. Or, selon l’historien du droit Michel Bottin, cette lecture relève du « mythe juridique »26. Effectivement, cette présentation tend à occulter la diversité des doctrines antérieures27, et postérieures28. D’ailleurs, l’idée de liberté de navigation et de commerce défendue par Grotius n’est pas nouvelle au XVIIsiècle. Là où il s’oppose au jus commune en vigueur à l’époque, c’est plutôt en ce qu’il refuse aux États jusqu’à l’exercice d’une jurisdictio29 sur les mers30. De plus, ni la thèse de Grotius ni celle de Selden ne s’imposent dans le droit international naissant de la fin du XVIIe siècle. Puis, au début du XVIIIe siècle, « les questions juridiques avaient perdu de leur importance, primées qu’elles étaient par les questions politiques »31. Les débats doctrinaux se concentrent désormais sur le droit de la guerre maritime, en particulier sur le sujet des prises maritimes32. En 1811, le diplomate français Joseph de Rayneval résumait ainsi l’état du droit international : « dans l’état actuel des choses, la jurisprudence maritime est plus incertaine, plus embrouillée, plus arbitraire qu’elle ne l’[a] jamais été »33.

Il semble alors risqué de tenter d’étudier la pensée maritime de Talleyrand sous l’angle de l’histoire du droit. Cependant, si la politique l’emporte sur le droit au XVIIIe siècle, cela ne signifie pas une disparition des théories juridiques, mais plutôt leur subordination aux revendications étatiques : le plus souvent les juristes tentent d’appuyer les vues politiques de leur patrie en les prenant comme postulats de leurs raisonnements, au lieu de partir des normes existantes. Or, puisque toutes les nations souhaitent l’essor de leur commerce maritime et l’anéantissement de celui de leurs rivaux, elles ne peuvent s’entendre sur des principes généraux.

De fait, pour assurer aux navires français un accès aux grandes routes maritimes, et pour protéger le commerce national des affres de la guerre, il fallait que Talleyrand investisse plus ou moins directement le domaine du droit : il lui fallait une rhétorique juridique pour appuyer ses prétentions diplomatiques. Ainsi son rapport aux conflits pour et sur les mers peut se rattacher à deux branches du droit international : le droit de la mer, régissant l’utilisation des espaces maritimes par les États, et le droit de la guerre maritime, régissant les comportements des belligérants en mer.

Note de bas de page 34 :

A. Hauterive (d’), De l’état de la France à la fin de l’an VIII, Paris, Chez Henrics, 1800, p. 184. Cet ouvrage a été co-écrit par Hauterive et Talleyrand, et sera donc ici regardé comme contenant les idées du ministre même s’il ne lui a pas prêté son nom.

Ses positions méritent alors d’être confrontées à la dichotomie mare liberum/mare clausum, car Talleyrand revendique aussi bien la liberté des mers que leur appropriation selon ce qu’il estime être le plus profitable à la France. À ce titre, il est plus proche de Grotius que les apparences ne le laissent penser (I). Suivant le même opportunisme, si Talleyrand espérait l’avènement d’un « code public des lois de la mer »34 par lequel les États aboliraient notamment la guerre de course, c’était parce qu’il jugeait cette forme de conflit peu profitable (II).

I) Mare liberum ou mare clausum, une affaire de circonstances et d’opportunités

Note de bas de page 35 :

Pour le cas de l’Exclusif français voir B. Gainot, L’empire colonial français de Richelieu à Napoléon, Paris, Armand Colin, 2015, p. 115. Et pour l’interlope menée contre l’Exclusif espagnol voir F. Crouzet, « La rivalité commerciale franco-anglaise dans l’empire espagnol, 1713-1789 », Histoire, économie & société, vol. 31, n° 3, 2012, p. 19-29.

Note de bas de page 36 :

« Mémoire de Talleyrand sur les rapports actuels de la France avec les autres États d’Europe, le 25 novembre 1792 », dans G. Pallain, Le ministère de Talleyrand sous le Directoire, Paris, E. Plon Nourrit et Cie, 1891, p. LV.

Note de bas de page 37 :

F. Crouzet, « La rivalité commerciale franco-anglaise dans l’empire espagnol, 1713-1789 »…, op. cit., p. 27.

À la fin du XVIIIe siècle, les colonies européennes sont toutes placées sous le régime de l’Exclusif : elles ne peuvent importer que des produits métropolitains, et n’exporter qu’en direction de leur métropole. Un système intenable dans la pratique et cause d’une importante contrebande35. En bon libéral, Talleyrand chercha à faire tomber ce modèle mercantiliste lors de sa mission de 1792 en Angleterre. Il espérait notamment parvenir à un accord selon lequel « les vaisseaux de la France et de l’Angleterre réunis iront ouvrir dans la mer Pacifique, dans la mer du Sud et dans l’Océan méridional le commerce libre [avec les colonies espagnoles] »36. L’objectif était de permettre aux Français de revenir dans les mers du Sud dont l’Espagne les avait chassés durant le XVIIIe siècle37. Chez Talleyrand comme chez Grotius, la liberté de navigation est avant tout défendue pour son corollaire : la liberté de commercer. Mais ce projet disparaît avec l’entrée en guerre de la France contre l’Angleterre en 1793. Désormais, c’est contre la puissance britannique que Talleyrand invoque la liberté des océans.

Note de bas de page 38 :

E. Waresquiel (de), Talleyrand, Dernières…, op. cit., p. 78.

Note de bas de page 39 :

A. Hauterive (d’), De l’état…, op. cit., p. 152.

Note de bas de page 40 :

Ibid., p. 28.

Note de bas de page 41 :

H. Groot (de), Dissertation de Grotius sur la liberté des mers, traduite par A. Guichon de Grandpont, Paris, Imprimerie Royale, 1845, p. 22.

Note de bas de page 42 :

Ibid.

Note de bas de page 43 :

Ibid., p. 21.

Comme le souligne Emmanuel de Waresquiel : « Talleyrand cherchera toute sa vie, comme ministre et hors du ministère, à battre en brèche l’écrasante prépondérance commerciale de l’Angleterre sur les mers »38. Selon Charles-Maurice, la Grande-Bretagne aspire à « l’empire universel du commerce maritime »39 depuis que Cromwell a adopté l’Acte de navigation en 1651. Par ce texte protectionniste interdisant à tous les navires étrangers l’accès aux ports britanniques, à moins qu’ils ne transportent des marchandises en provenance de l’État de leur pavillon, l’Angleterre se serait ingérée seule « dans la législation générale de la mer »40. Cette analyse porte la trace d’une adhésion de Talleyrand au système Grotien. D’abord, parce que cela signifie qu’il considère la mer comme un espace commun, devant à ce titre être régi par le droit des gens. Ensuite, pour estimer que l’Acte de navigation va au-delà du simple protectionnisme et investit la réglementation générale de la navigation, il faut accepter plusieurs des présupposés de Grotius. En effet, pour ce dernier, la nature de l’Océan amène à nier « qu’aucun état, aucun prince puisse interdire à d’autres l’accès auprès de ses sujets ni le droit de négocier avec eux »41. En outre, les contraintes de la navigation exigent que les navires puissent trouver hospitalité dans tous les ports42. Dans un tel paradigme, il est clair que l’Acte de navigation porte atteinte à ce que Grotius qualifie de « règle certaine du droit des gens appelé primaire […], savoir : qu’il est permis à toute nation d’aborder toute autre nation et de négocier avec elle »43. De toute évidence, Talleyrand raisonne bien dans ce cadre conceptuel. Cependant, il n’en tire pas toutes les conclusions, car il n’estime pas que la législation anglaise soit illicite au regard du droit des gens.

Note de bas de page 44 :

A. Hauterive (d’), De l’état…, op. cit., p. 27.

Note de bas de page 45 :

Ibid., p. 183.

Note de bas de page 46 :

Ibid., p. 28.

Note de bas de page 47 :

Ibid., p. 178.

Note de bas de page 48 :

Ibid., p. 31.

D’après lui, les États européens ont tacitement accepté cette norme en ne s’opposant que trop tardivement à l’état de fait qui en a résulté44. L’Acte de navigation serait le fondement du « droit public maritime que toutes les puissances, l’une par ses actes, les autres par leur patience, ont comme consacré en Europe »45. Prétendre que l’absence de réaction à l’Acte aurait suffi à donner à son principe une valeur de norme internationale coutumière serait absurde, il aurait fallu que les puissances maritimes adoptent des lois similaires en ayant le sentiment d’y être obligées pour que ce soit le cas. Mais ce n’est pas tout à fait l’idée de Talleyrand. L’indifférence des nations continentales a seulement été la « première source des prétentions qu’ils [les Anglais] ont osé depuis déclarer »46. Ce sont ces prétentions à la domination du commerce maritime qui auraient fini par se « métamorphos[er] en droit »47. Un droit au regard duquel l’Acte de navigation n’est pas illicite… Le discours de Talleyrand est peu convaincant : toutes les prétentions maritimes de l’Angleterre depuis Cromwell ont rencontré des objections, et ce droit public maritime qu’il évoque correspond à un état de fait et non à des normes. Toutefois, si Charles-Maurice présente ainsi les choses, c’est parce ce que cela procède de son idée selon laquelle « tout peuple qui tolère une injure, mérite de plus graves reproches que celui même qui se rend coupable d’une injustice »48. Au fond, il se moque de la licéité de l’Acte de navigation. Il veut son abrogation, et à ses yeux le meilleur moyen d’unir l’Europe contre l’Angleterre c’est d’alerter sur la permanence de son système de domination maritime en cas d’inaction. Cette stratégie rhétorique amène une autre divergence vis-à-vis de Grotius quant à la valeur juridique de la liberté de navigation.

Note de bas de page 49 :

H. Groot (de), Dissertation…, op. cit., p. 58.

Note de bas de page 50 :

Ibid.

Note de bas de page 51 :

C.— M. Talleyrand-Périgord (de), Mémoires et correspondances du prince de Talleyrand, Paris, Robert Laffon, 2007, p. 163.

Note de bas de page 52 :

A. Hauterive (d’), De l’état…, op. cit., p. 199.

Note de bas de page 53 :

Ibid.

Note de bas de page 54 :

Ibid.

Note de bas de page 55 :

Ibid., p. 190.

Note de bas de page 56 :

Ibid., p. 189.

Note de bas de page 57 :

Ibid., p. 190.

Chez Grotius la liberté de navigation relève du droit des gens primaire : un droit naturel immuable49. Le droit des gens secondaire, né de la volonté des États, doit donc s’y conformer pour être valide50. Talleyrand, bien qu’il défende aussi la liberté de navigation et de commerce entre les peuples51, est nettement plus positiviste. Chez lui cette liberté n’est pas un principe du droit naturel. Le ministre la défend parce qu’elle assurerait l’expansion du commerce français, mais cela ne suffit pas à lui donner une quelconque valeur juridique. En apparence, ne pas verser dans le jusnaturalisme en la matière c’est se priver de l’autorité du travail de Grotius. Mais Talleyrand ne peut se permettre une telle référence, car pour en finir avec la prépondérance maritime britannique il souhaite que soit adopté « un grand Acte de navigation […] conçu de manière à renfermer toutes les lois prohibitives du commerce local »52, « la première intention qui doit présider à sa rédaction étant d’arriver à son abolition et à celle de tous les Actes de ce genre, il ne faut pas qu’il soit un Acte national, mais fédératif »53. Autrement dit, il s’agit de retourner contre l’Angleterre ses propres armes, tandis qu’entre les États parties à ce « grand Acte », la navigation sera « autorisée, accueillie, et également protégée dans les ports respectifs »54. Et lorsque le commerce britannique en aura subi le contrecoup, alors pourront s’engager des « discussions générales »55 destinées à faire naître le « droit public maritime du dix-neuvième siècle »56. Un droit dont l’une des principales dispositions serait la suivante : « en temps de paix, la navigation de peuple à peuple est affranchie de toute loi de prohibition »57.

Note de bas de page 58 :

A. Jourdan, « Le Congrès de Vienne et les petites nations : quel rôle pour l’Angleterre ? », Napoleonica. La Revue, 2015, n° 24, p. 122.

Grotius pouvait se référer au droit naturel, car son Mare Liberum écrit en 1604 (publié en 1609) était destiné à servir les intérêts hollandais lors d’un arbitrage avec le Portugal. Talleyrand, lui, doit faire face à un tout autre degré de conflictualité. Le cabinet de Saint-James n’est pas prêt à renoncer à l’Acte par pure modération. Charles-Maurice a besoin d’outils plus concrets, mais ils ne furent pas mis en œuvre. La domination maritime de l’Angleterre ne cesse pas de son vivant. Au Congrès de Vienne, ces questions sont largement occultées, et le Royaume-Uni consolide même ses positions d’outre-mer. Le droit de la mer reste, au début du XIXe siècle, le « droit du plus fort »58, à savoir celui de la « perfide Albion ».

Note de bas de page 59 :

E. Waresquiel (de), Talleyrand, Le prince…, op. cit., p. 357.

La défense de la liberté des mers chez Talleyrand s’inscrit donc dans une volonté de rendre au commerce français « la part qui lui revient »59. Une posture aux allures hypocrites, car au nom de cet objectif, Talleyrand a également défendu que la France devait s’approprier la Méditerranée.

Note de bas de page 60 :

« Mémoire de Talleyrand sur la situation de la République française considérée dans ses rapports extérieurs avec les autres puissances, le 10 juillet 1798 », dans G. Pallain, Le ministère…, op. cit., p. 339.

Note de bas de page 61 :

C.-M. Talleyrand-Périgord (de), Mémoires…, op. cit., p. 164.

Note de bas de page 62 :

A. Raestad, La Mer territoriale…, op. cit., p. 99-100.

Sa volonté est clairement exprimée devant le directoire exécutif : « la Méditerranée doit être exclusivement la mer française. Son commerce entier nous appartient »60. Les idées de mare liberum sont bien loin. Il serait alors tentant de rapprocher Talleyrand de la doctrine de Selden plutôt que de celle de Grotius. Toutefois, il est clair que pour Talleyrand s’approprier la Méditerranée signifie y interdire la navigation aux autres nations européennes afin d’obtenir le monopole du commerce avec l’Afrique du Nord et « les puissances de l’Orient qui, par elles-mêmes, ne sont pas essentiellement navigatrices »61. Or, lorsque Selden prétendait que l’Angleterre détenait la souveraineté de l’Atlantique Nord, il insistait sur le fait que la liberté de navigation devait y être garantie par la Royal Navy62. En réalité, l’appropriation de la Méditerranée souhaitée par Charles-Maurice pourrait peut-être se rapprocher davantage des idées de Grotius.

Note de bas de page 63 :

M. Bottin, « Grotius et la liberté du commerce maritime. Itinéraire d’une contradiction »…, op. cit.

Note de bas de page 64 :

Ibid.

Note de bas de page 65 :

H. Groot (de), cité dans C. Alexandrowicz, « Le droit des nations aux Indes orientales (XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles) », Annales, Économies, Civilisations, 1964, 19e année, n° 6, p. 1070.

Effectivement, en 1625 dans De jure belli ac pacis, Grotius change de position : alors qu’en 1604 il estimait que la mer était une chose commune sans-maître, il admet désormais la possibilité qu’une nation y exerce sa jurisdictio si elle en a le contrôle effectif63. Ce revirement s’explique par la volonté du juriste de défendre les intérêts des établissements hollandais en Océanie. En 1613, représentant la Vereenigde Oost-Indische Compagnie face à la East India Company, il avait d’ailleurs soutenu que la liberté de navigation et de commerce pouvait être refusée aux Anglais en Indonésie, car les souverains locaux avaient conclu des monopoles commerciaux avec les Néerlandais64. Grotius estimait désormais que les traités « supprimaient la liberté du droit des gens »65. Une approche incompatible avec celle de son Mare Liberum, où la liberté de navigation et de commerce relevait du droit naturel, auquel étaient censés devoir se conformer les traités.

Note de bas de page 66 :

A. Cans, « Les idées de Talleyrand sur la politique coloniale de la France au lendemain de la Révolution », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1900, tome II, n° 1, p. 63.

Note de bas de page 67 :

H. Groot (de), Dissertation…, op. cit., p. 38.

Note de bas de page 68 :

Ibid., p. 62.

Entre l’argumentaire de Grotius et le raisonnement suivi par Talleyrand, les parallèles sont présents. Pour ce qui est des traités, six sont conclus entre 1801 et 1802 avec les Régences d’Afrique du Nord et la Porte, afin d’octroyer des avantages commerciaux à la France66. Il y aurait alors de quoi appuyer une domination maritime française en Méditerranée en reprenant la rhétorique de Grotius de 1613. Mais surtout, dans ses Mémoires, Talleyrand met indirectement le doigt sur une potentielle exception du Mare Liberum à l’impossible appropriation des mers. Effectivement, l’un des arguments de Grotius tient à ce que « l’élément des mers est […] trop immense pour être possédé par personne »67. A contrario, une mer fermée ou presque, comme la Méditerranée, pourrait faire l’objet d’une appropriation au moins partielle68. C’est la vision que Talleyrand a de la Méditerranée :

Note de bas de page 69 :

C.-M. Talleyrand-Périgord (de), Mémoires…, op. cit., p. 161.

Ce bassin, dont l’entrée n’est accessible que par une ouverture de quelques lieues, est fermé de tous les côtés par des pays qui n’ont point de grande navigation. La France, par elle-même et par l’Espagne, son alliée […] doit avoir dans la Méditerranée la supériorité de domination qu’elle voudra y acquérir.69

Autrement dit, si la France parvenait à contrôler Gibraltar, elle serait maîtresse de la Méditerranée. D’après la théorie du Grotius de 1613 et 1625, voire de 1604, la validité juridique des prétentions de Talleyrand pourrait se défendre (avec de la mauvaise foi pour 1604, car il s’agit d’une ouverture laissée par Grotius et non de son opinion), tant au regard du caractère quasi fermé de cette mer, du contrôle effectif que la France pourrait en avoir, et des privilèges commerciaux que lui accordent les autres États riverains.

Finalement, qu’il s’agisse de Grotius ou de Talleyrand, le droit est avant tout un outil destiné à protéger les intérêts de sa patrie. Paradoxalement, c’est cette approche conflictuelle des espaces maritimes qui amène le ministre à s’opposer à une institution ancienne du droit de la guerre maritime : la course.

II) Une réelle aversion envers les effets néfastes de la course sur le commerce maritime

Note de bas de page 70 :

A. Monentheuil, Essai…, op. cit., p. 1.

Note de bas de page 71 :

F.-A. Mignet, « Le prince de Talleyrand », La revue des deux mondes, 1839, tome XVIII, p. 444.

Note de bas de page 72 :

« Mémoire de Talleyrand sur la situation de la République française considérée dans ses rapports extérieurs avec les autres puissances, le 10 juillet 1798 », dans G. Pallain, Le ministère…, op. cit., p. 309.

Note de bas de page 73 :

E. Waresquiel (de), Talleyrand, Le prince…, op.cit., p. 291.

Note de bas de page 74 :

J. Louis, « La quasi-guerre (1798-1800) », Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques, 2011, n° 136, p. 35-50.

Note de bas de page 75 :

C.— M. Talleyrand-Périgord (de), cité dans M. Vergé-Franceschi, Surcouf, La fin du monde corsaire, Paris, Passés composés, 2022, p. 180.

Note de bas de page 76 :

Jusqu’au milieu XXe siècle, le terme de « droit maritime » englobe toutes les questions juridiques ayant la mer ou la navigation pour objet. Aujourd’hui il renvoie spécifiquement à une branche du droit international privé.

Note de bas de page 77 :

A. Hauterive (d’), De l’état…, op. cit., p. 189.

La course, c’est-à-dire « le concours donné dans la guerre maritime aux forces navales de l’État par des navires […] armés par des particuliers […] dans l’espérance de réaliser des bénéfices au moyen de prises faites sur l’ennemi »70, n’a pas toujours été désapprouvée par Talleyrand. En 1780, lors de la guerre d’indépendance américaine, il avait d’ailleurs armé un navire en course71. Puis, en 1798, alors que les corsaires français s’en prennent aux navires américains depuis le rapprochement des États-Unis et de l’Angleterre par le traité de Jay (1794), Charles-Maurice estime que : « notre position actuelle, moitié amicale, moitié hostile, nous est profitable en cela que nos colonies continuent d’être approvisionnées par les Américains, et que nos corsaires s’enrichissent des captures qu’ils font sur eux »72. Un mauvais calcul, car les relations franco-américaines se dégradent jusqu’à un état de « quasi-guerre », et Talleyrand n’y est pas étranger. En effet, en 1797 des ambassadeurs américains se voient refuser une entrevue avec Talleyrand par des agents du ministère exigeant des faveurs financières préalables73. L’affaire, dite « XYZ » en référence aux trois ambassadeurs déboutés, conduit les États-Unis à lancer leur marine contre les corsaires français, amenant occasionnellement des combats entre navires de guerre français et américains74. C’est à partir de cette période que Talleyrand voit dans la course « une source d’ennuis, de litiges et de controverses sur le plan international »75. Dans De l’état de la France à la fin de l’an VIII, il plaide désormais pour que le droit maritime76 du dix-neuvième siècle soit celui de l’abolition de cette pratique77.

Note de bas de page 78 :

M. Vergé-Franceschi, Surcouf…, op. cit., p. 176-181.

Note de bas de page 79 :

« Mémoire de Talleyrand sur la situation de la République française considérée dans ses rapports extérieurs avec les autres puissances, le 10 juillet 1798 », dans G. Pallain, Le ministère…, op. cit., p. 295.

Note de bas de page 80 :

A. Hauterive (d’), De l’état…, op. cit., p. 178.

La condamnation de la course n’est pas une nouveauté, l’Assemblée législative avait d’ailleurs cherché à l’abolir en 1792, mais les critiques ont été suspendues avec la guerre contre l’Angleterre78. Les corsaires sont vus comme jouant un rôle crucial en s’attaquant à son économie, Charles-Maurice l’admettait en 1798 : « Toute la force de cette puissance est dans son commerce et sa marine. Son commerce, nous le poursuivons sans cesse par nos corsaires »79. Il peut sembler surprenant qu’il condamne finalement la course par principe comme un « mode absurde de guerre »80, alors que d’ordinaire, pour lui, la fin justifie les moyens. En réalité, ce qui dérange Charles-Maurice c’est que la course ne nuit pas seulement à l’Angleterre.

Note de bas de page 81 :

A. Monentheuil, Essai…, op. cit., p. 160-163.

Note de bas de page 82 :

« Mémoire de Talleyrand sur la situation de la République française considérée dans ses rapports extérieurs avec les autres puissances, le 10 juillet 1798 », dans G. Pallain, Le ministère…, op. cit., p. 260.

Note de bas de page 83 :

L.— B. Hautefeuille, Histoire des origines, des progrès et des variations du droit maritime international, Paris, Guillaumin, 1869, p. 310-322.

Note de bas de page 84 :

P. Butel, « L’armement en course à Bordeaux sous la Révolution et l’Empire », Revue historique de Bordeaux et du département de la Gironde, 1966, tome XV, n° 1, p. 37.

À la fin du XVIIIe siècle, il est admis que les corsaires détiennent un droit de police des neutres : ils peuvent monter à bord des navires arborant le pavillon d’une nation non belligérante pour s’assurer qu’ils ne transportent pas de contrebande de guerre à destination de l’ennemi81. Ce droit a pour fondement l’exigence d’impartialité des neutres, dont il doit assurer la sanction. Pour deviner l’ampleur des abus, il suffit de se reporter à ce que Talleyrand affirme en 1798 : « le droit maritime est formel sur ce point […] la propriété ennemie est saisissable sous quelque pavillon qu’elle se trouve »82. Or, depuis la fin du XVIIe siècle, la quasi-totalité des traités abordant la question de la neutralité consacrent le principe selon lequel le pavillon couvre la marchandise83, et il paraît légitime d’y voir la preuve d’une opinio juris qui, associé à un précédent répété84, constitue une coutume contraire à l’affirmation de Talleyrand. Certes, les atteintes au principe ont été nombreuses au cours du XVIIIe siècle, mais elles étaient perçues par les États comme des violations de la pratique générale, ce qui ne fait pas obstacle à l’existence d’une coutume. Ici, la posture de Talleyrand est donc surtout destinée à légitimer l’action des corsaires français de l’époque.

Note de bas de page 85 :

A. Monentheuil, Essai…, op. cit., p. 95.

Note de bas de page 86 :

« Mémoire de Talleyrand sur la situation de la République française considérée dans ses rapports extérieurs avec les autres puissances, le 10 juillet 1798 », dans G. Pallain, Le ministère…, op. cit., p.  257.

Note de bas de page 87 :

Ibid.

Note de bas de page 88 :

Ibid., p. 259.

Note de bas de page 89 :

Ibid., p. 262.

Note de bas de page 90 :

A. Di Ré, « La guerre de course britannique (1777-1815) », dans G.Buti, P. Hroděj (dir.), Histoire des pirates et des corsaires, De l’Antiquité à nos jours, Paris, CNRS éditions, 2016, p. 279-280.

Note de bas de page 91 :

A. Monentheuil, Essai…, op. cit., p. 96.

Note de bas de page 92 :

Ibid., p. 91.

Note de bas de page 93 :

Ibid., p. 102.

Note de bas de page 94 :

C.— M. Talleyrand-Périgord (de), cité dans G. Pallain, Le ministère…, op. cit., note n° 1, p. 261.

Note de bas de page 95 :

« Mémoire de Talleyrand sur la situation de la République française considérée dans ses rapports extérieurs avec les autres puissances, le 10 juillet 1798 », dans G. Pallain, Le ministère…, op. cit., p. 260.

Note de bas de page 96 :

Ibid., p. 261.

Note de bas de page 97 :

Ibid., p. 260.

Note de bas de page 98 :

A. Monentheuil, Essai…, op. cit., p. 286-287.

Note de bas de page 99 :

A. Hauterive (d’), De l’état…, op. cit., p. 189. Ses espoirs se concrétisent après sa mort avec la déclaration de Paris de 1856.

Note de bas de page 100 :

Ibid., p. 191.

Note de bas de page 101 :

Ibid., p. 192.

Note de bas de page 102 :

Ibid., p. 191-192.

Note de bas de page 103 :

Ibid., p. 182.

En revanche, il considère qu’un navire neutre transportant des marchandises neutres ne devrait pas pouvoir être inquiété. Pourtant l’Angleterre en avait arrêté plusieurs au début de la guerre85. Pour Talleyrand il s’agissait d’une « horrible violation du droit maritime et des gens »86. Cette fois il n’a pas tort. En effet, il était alors établi que la qualité de neutre donnait droit au maintien des relations commerciales avec les belligérants. Si le droit de visite des neutres était destiné à rassurer chaque belligérant quant aux abus dont auraient pu profiter ses ennemis, jamais la saisie de marchandises neutres sous pavillon neutre n’aurait pu être admise sans anéantir la notion même de neutralité. Selon Talleyrand, la France aurait dû réagir en adoptant une « loi temporaire et de juste réciprocité »87, ce qui aurait incité les neutres à faire reculer l’Angleterre sur ce point. Le ministre semble ici avoir une mémoire sélective : le 9 mai 1793, la Convention adoptait un décret déclarant de bonne prise tout navire neutre transportant des comestibles à destination d’un port ennemi, indépendamment du propriétaire. D’un autre côté ce n’était pas rigoureusement une loi de réciprocité en ce qu’elle ne disposait pas par renvoi à la législation britannique, et par conséquent elle ne pouvait avoir pour effet d’inciter les neutres à faire pression sur l’Angleterre. La disposition qu’aurait souhaitée Talleyrand vit le jour avec l’arrêté du 14 messidor an IV (2 juillet 1796), mais selon le ministre il était déjà trop tard, car l’Angleterre avait changé d’attitude envers les neutres : elle cessait d’arrêter leurs navires et indemnisait les propriétaires des navires ayant fait les frais de sa politique de blocus88. Si bien que dorénavant, c’était la France qui commettait le plus de violences envers les neutres. Or, selon Talleyrand, la Grande-Bretagne en profitait « pour les rallier à sa cause »89. Il est vrai que du côté britannique, la réglementation de la course à la fin de la décennie 1790 se veut beaucoup plus stricte afin de préserver de bonnes relations avec les neutres90. Quant à l’exaspération de ceux-ci envers la France, elle se comprend d’autant mieux que la loi du 29 nivôse an VI (7 janvier 1798) dispose que tout bâtiment transportant des marchandises en provenance d’Angleterre ou de ses colonies est de bonne prise, quel que soit le propriétaire91. Une loi aux conséquences désastreuses pour les neutres, notamment car le contrôle de la légalité des prises avait été confié aux tribunaux de commerce par la loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795)92. Lesquels appliquaient strictement le texte et étaient donc incapables de tenir compte des impératifs diplomatiques93, contrairement au Conseil des prises de l’Ancien Régime. Le 22 floréal an VI (11 mai 1798), Talleyrand avait ainsi rendu un rapport dans lequel il concluait que « les lois existantes sur le mode du jugement des prises maritimes n’étaient d’accord ni avec les principes d’une bonne législation ni avec les intérêts de la République »94. Puis dans un mémoire suivant, il alertait sur « la partialité des tribunaux et des consuls en faveur des capteurs »95, et soulignait que la loi du 29 nivôse était « devenue l’occasion d’un concert général de réclamations et de plaintes de la part des puissances neutres »96. Malgré cela, Talleyrand ne qualifie pas les actes de la France de violations du droit des gens, sa qualité de ministre des Relations extérieures lui permettant difficilement de le faire. En revanche, il faut reconnaître qu’il n’hésite pas à pointer du doigt la part de responsabilité de la France dans le rapprochement entre l’Angleterre et les neutres. Au-delà de la problématique de la compétence des tribunaux de commerce, la législation que ces tribunaux mettent en œuvre le dérange tout autant, et il laisse sous-entendre la solution : reconnaître « la franchise illimitée du pavillon »97. Autrement dit, que les navires neutres ne puissent en aucun cas être inquiétés par les corsaires des belligérants. Ce serait aller bien au-delà de la remise en cause de la saisie des propriétés ennemies : c’est le droit de police des neutres qui devrait alors être abandonné. Or, la course étant motivée par le seul lucre, la priver de tels bénéfices c’est en réalité la condamner98. Talleyrand paraît en être conscient, du moins c’est ce que laisse penser la formulation de sa proposition dans De l’état de la France : « Tout finirait par deux dispositions […] : I°. La course est abolie : en tems de guerre, la souveraineté du territoire est transportée avec tous ses droits sous le pavillon des États [neutres] »99. Il y estime que la France, contrainte de maintenir « ce monument d’ignorance et de barbarie »100 jusqu’à ce que l’Angleterre soit « disposée ou résignée »101 à consentir à son abolition, pourra néanmoins « excepter de l’application des lois de la course […] toute association de gouvernemens qui, ayant déclaré qu’ils veulent que leur pavillon soit libre, et leur navigation à l’abri des vexations, des captures et de l’offense des visites de mer, armeraient pour s’assurer que cette déclaration sera respectée »102. La France n’est donc prête à se ranger du côté des neutres que s’ils défendent vigoureusement leur neutralité face à l’Angleterre… L’attitude de Talleyrand n’a rien de philanthropique. Son souci est celui des bénéfices que l’Angleterre retire du commerce des neutres à cause de la course française. La forme ainsi prise par les conflits maritimes risque même, selon lui, d’affecter durablement, et en mal, les pratiques commerciales. En incitant à la contrebande, elle « porte dans les habitudes morales de la profession qui peut le moins se passer de franchise, le poison funeste du mensonge et de la déloyauté »103. À long terme, la course serait donc un pari perdant par essence pour l’État qui l’autorise.

Note de bas de page 104 :

Ibid., p. 173-174.

Note de bas de page 105 :

Ibid., p. 174.

Ainsi, en raison des conséquences présentes et futures de la course, plus précisément du droit de police des neutres et de ses abus, Talleyrand estime que ce mode de guerre doit être abandonné. Cependant, il va plus loin. Son raisonnement a pour origine le constat selon lequel : « le commerce est une vaste organisation qui a une vie générale, des intérêts généraux ; et que cette vie et ces intérêts ne peuvent recevoir des attaques partielles, que l’ensemble ne s’en ressente et n’en souffre »104. Par conséquent « il ne peut donc rigoureusement exister […] de principe d’impartialité de la part des nations neutres à l’égard des puissances belligérantes »105. Il n’attaque pas le droit de police des neutres seulement en raison de ses conséquences, il s’en prend à son fondement : l’exigence d’impartialité des neutres. Juridiquement sa logique est discutable, car le principe d’impartialité ne met pas en balance les neutres face aux belligérants, mais les belligérants entre eux dans leurs rapports avec les neutres. Mais c’est encore une fois la trace d’un pragmatisme se souciant davantage des effets de la norme souhaitée que de la validité ou de la cohérence juridique du propos : il s’agit de faire naître un droit limitant l’impact économique de la guerre, pas de développer la science juridique. Finalement, si Talleyrand manipule toutes ces notions, c’est parce que la conflictualité de l’époque pénètre tous les domaines, lui ne fait que la suivre.