Éditorial

Pascal Plas

Sommaire
Texte intégral

Du conflit à la conflictualité

Note de bas de page 1 :

Arnaud (André-Jean) et al., Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, 2e édition, Paris (LGDJ), 1993, p. 91.

Note de bas de page 2 :

Lefort (Claude) : « la démocratie se caractérise essentiellement par la fécondité du conflit. Elle est ce régime unique qui, au rebours de la logique unitaire propre à toutes les autres formes de société, assume la division. L’aménagement d’une scène politique sur laquelle se produit la compétition pour le pouvoir vaut, en effet, légitimation du conflit social sous toutes ses formes, elle fait apparaître la division comme constitutive de l’unité même de la société. » : http://www.philomag.com/article,entretien,la-democratie-est-le-seul-regime-qui-assume- la-division.916.php

Selon Wolkmar Gessner, le conflit est une « situation sociale dont la modification unilatérale entraîne la mise en cause des intérêts d’une autre partie 1 ». En tant que tel, le « conflit » n’appartient donc pas en propre au droit, contrairement au litige. En effet, ce dernier ne saisit qu’une part seulement des situations conflictuelles : celles qui doivent faire l’objet d’un traitement par les voies du droit, grâce à une litis contestatio. Cette opération mobilise des qualifications juridiques faisant apparaître et formalisant ce qui oppose les prétentions des parties et rendre possible la conciliation des contraires. Pour le juriste, le conflit est donc, le plus souvent, une situation de fait néfaste qu’il faut neutraliser, soit en la prévenant, soit en la résolvant. Hors du champ clos du droit, les positions sont moins tranchées. Claude Lefort2, par exemple, nous a appris à penser le confit comme constituant une source féconde pour la démocratie. L’anthropologie historique du Droit a, de son côté, mis l’accent sur des stratégies visant non pas à éliminer le conflit à travers des processus de traitement, mais à le gérer. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas simplement de le geler, mais de lui laisser vivre sa vie, en se contentant d’en éliminer les aspects par trop létaux.

Note de bas de page 3 :

Andrini (Simona), « 4, note sur le différend », Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit », op. cit. p. 94, voit dans le différend une forme conflit dépourvue « d’une règle de jugement applicable aux deux argumentations » et en tire la conclusion que la solution serait impossible dans ce cas. Mais il s’agit d’une position enfermée dans une approche dialectique maximaliste excluant, a priori, tout mécanisme d’arbitrage ou de négociation.

On voit par-là que limiter l’analyse, comme le font juristes et sociologues du droit, aux seuls conflits rendus manifeste par la litis contestatio n’épuise pas la matière. Le doyen Jean Carbonnier, en posant « l’hypothèse du non-droit », avait bien saisi la difficulté, lorsqu’il mit en lumière le processus intellectuel conduisant à choisir d’autres voix que celles qu’offre le droit : tout conflit n’a pas vocation à devenir un litige3. Une part importante de la solution gît donc dans cet avant-litige que les sources juridiques résument dans la catégorie fourre-tout de « faits » en sélectionnant les seuls éléments factuels utiles au travail juridique. Mais ce faisant, la situation d’antagonisme ne risque-t-elle pas de perdurer ? Par ailleurs, l’attention des juristes ne risque-t-elle pas d’être mobilisée pour autre chose que ce qui opposait réellement les parties, comme le montre le traitement de certains conflits conjugaux. Avant la légalisation du divorce, nombre de ces conflits ne pouvant recevoir de solution par le droit se résolvaient d’une autre manière : violence de fait, mais aussi par procédures parallèles. L’étude des cas de sorcellerie dans les lettres de rémission révèle que certaines mésententes conjugales, non gérables par le droit, débouchent sur des accusations de maléfice que les tribunaux savent accueillir, contrairement à l’impossible rupture du lien matrimonial. Restituer toute sa profondeur au litige par la prise en compte du conflit permet d’éviter cette forme d’impuissance juridique qui s’épuise à traiter des symptômes, faute de saisir les causes véritables. Cette profondeur doit s’entendre à la fois sur les plans chronologiques et thématiques, de sorte que puissent être abordées toutes les facettes de la conflictualité. C’est aussi dans cet avant-litige que s’élaborent les stratégies que suivront les parties. Plus qu’à travers la relative sécheresse des documents judiciaires, c’est par l’analyse de cette phase préparatoire qu’il est possible de déterminer la part jouée par la dimension vindicatoire, qui pourra s’exprimer à travers des demandes excessives. De même à l’autre extrémité de la chaîne chronologique, il peut être intéressant de s’intéresser à ce que devient la solution juridique. Est-elle acceptée, appliquée, ou contournée comme cela peut être le cas de nos jours dans les systèmes de Common Law qui feront prévaloir le consensus des parties sur la force exécutoire du jugement ?

Ces processus constituent la matière des travaux sur le champ conflictuel. Or, si certains conflits sont analysés de manière précise, dans leur cause et leur déroulement, rares sont les contributions cherchant à aborder le sujet d’une manière plus problématique, c’est-à-dire sous l’angle de la conflictualité. On voudrait poser l’hypothèse qu’entre les conflits violents de masse, et les conflits simplement interindividuels, il y a très certainement une différence d’échelle, mais doit-on en déduire une différence de nature ? Autrement dit le projet de Conflictualité serait d’aller au-delà de la casuistique par laquelle se résument trop souvent les travaux proposés, pour explorer une approche plus conceptuelle, plus larges aussi, en ce qu’elle associerait des disciplines variées.

Pourquoi une nouvelle revue ?

Note de bas de page 4 :

À l’origine, Polemos, était une revue en langue italienne, puis elle a été relancée par De Gruyter, en collaboration avec la School ofLaw & Justice, de la Southern Cross University (Australie).

La thématique de la conflictualité n’est pas totalement dépourvue de publications périodiques. Dans le domaine anglophone, Polemos, couvre un large champ d’analyse mêlant, droit, littérature, sciences humaines et culturelles, et proposant des approches croisées : « droit et religion », « droit et image » ou « droit et capitaux propres »4. L’International Journal of Conflict Management est une revue internationale proposant des analyses et de nouvelles méthodes pour la négociation et la gestion réussie des conflits entre les personnes, les organisations et les cultures. Parmi les thèmes traités, citons : négociations commerciales, négociation collective et relations industrielles, communication et conflit, conflit au travail, gestion des conflits, conflit et technologie, influences culturelles sur la gestion des conflits, questions juridiques liées à la négociation, conflits psychologiques, sociaux…

Note de bas de page 5 :

Co-éditée par le CECLS et L’Harmattan. La revue est en ligne sur openedition.org.

Pour le domaine francophone, l’offre apparaît comme thématique et plus concentrée. Conflit, aborde la question sous l’angle de la géopolitique et Cultures & Conflits5 sous celui de la science politique avec quelques contributions de sociologues, d’anthropologues, d’historiens, de géographes spécialistes de zones particulières, en privilégiant l’analyse des relations entre des phénomènes souvent arbitrairement découpés. D’une manière plus générale, l’offre de revues francophones privilégie une approche contemporaine, mais aussi très marquée par une forte prévalence de la science politique et des analyses institutionnelles et factuelles. On voit donc qu’il existe une place pour une revue proposant un large spectre d’approches, à la fois sur les plans chronologiques et thématiques.

Tels sont les objectifs que Conflictualité — Droit/Histoire/Mémoire/Patrimoine voudrait atteindre, à travers une revue numérique semestrielle, créée au sein de l’Institut international de Recherche sur la Conflictualité (liRCO/OMIJ — Université de Limoges). Elle souhaiterait aborder l’ensemble des aspects liés aux conflits, saisis dans leur longue durée (de la genèse au traitement) et dans leur diversité (conflits violents, interindividuels, familiaux…). Elle mettra en particulier l’accent sur les dimensions culturelles et anthropologiques en s’appuyant sur le comparatisme et en mobilisant des approches croisées. Un accent particulier sera mis sur les mécanismes et paradigmes à l’œuvre dans les situations agonistiques, en les replaçant dans leur contexte culturel et anthropologique.

La revue couvre toutes les périodes de l’Antiquité à nos jours. Elle est ouverte aux juristes, mais aussi aux chercheurs de l’ensemble des sciences sociales. Elle publie des articles de fond, des documents d’archives, des dossiers, des états de la recherche, rend compte des débats en cours et des parutions.... En plus des chercheurs aguerris, elle s’intéressera particulièrement à la « jeune recherche » et aux chantiers originaux. La revue est disponible en ligne, téléchargeable en PDF sur le site des PULIM. Des compléments pourront être consultés à partir du carnet de recherche Hypothèse JUPIT-er qui lui est adossé.

Ce premier numéro comprend un Dossier consacré aux procès des attentats terroristes commis en France en 2015, et destinées à être récurrentes : Études qui présente des articles de fond sur des sujets liés à la conflictualité ; Chronique (commentaire d’arrêts, présentation d’ouvrages, filmographie…) Une attention particulière est accordée aux Recherches en cours, ainsi qu’aux travaux initiés par de jeunes chercheurs. En Lien avec le carnet de recherches déjà cité, une rubrique Justice en archives est destinée à attirer l’attention sur des documents inédits ou des fonds originaux.