La femme-à-nègre dans le roman sénégalais colonial et post-colonial
Ô pays mon beau peuple ! de Ousmane Sembène et Un chant écarlate de Mariama Bâ
La présence tant de la femme blanche que des couples blancs-noirs dans la fiction romanesque sénégalaise est un fait aussi remarquable que récurrent. Notre travail analyse les cas précis d’Isabelle (O Pays mon beau peuple !) et Mireille (Un chant écarlate), deux Françaises de souche qui ont été chacune étiquetée de ‘femme-à-nègre’. De fait, non seulement elles ont épousé par amour respectivement Oumar Faye et Ousmane, mais encore elles ont accepté librement de vivre au Sénégal. Cette reflexion se veut tout à la fois étude de personnage, d’image littéraire et de sociologie littéraire autour de quelques interrogations portant notamment sur la personnalité respective de ces deux femmes extraordinaires, l’étendue et la profondeur de leurs expériences conjugales, et les incidences multiformes de leur engagement courageux.
We are used to meet white women characters as well as Black and White couples in the Senegalese fiction. Our essay will analyze both the cases of Isabelle (O Pays mon beau peuple!) and Mireille (Un chant écarlate). These two French young women have been nicknamed ‘femme-à-nègre’ because not only they got married respectively to Oumar Faye and Ousmane, their beloved husbands but furthermore, they freely agreed to stay and live in Senegal. This comparative essay deals with novel’s character, literary image as well as literary sociology. This implies a few questions: who are the two such captivating white female characters? How do they manage their marriage situations within a foreign environment? What are the consequences of their courageous involvement?
Introduction
Masculine ou féminine, la création romanesque sénégalaise, à l’instar de ses homologues, et quelle que soit l’époque envisagée, fourmille d’un important "personnel féminin du roman", comme dirait P. Hamon. Ce "personnel" se signale par la grande diversité de ses origines sociales, ethnolinguistiques et même raciales ; ce que confirme notamment la présence de la femme de race blanche dans les œuvres de fiction dont le cadre romanesque est le continent africain, et singulièrement le Sénégal. Mais en vérité, la présence de la peau blanche dans le roman sénégalais n’a rien a priori de bien surprenant, au regard de la longue histoire multiséculaire des contacts et même des échanges réguliers de ce pays situé à l’extrémité occidentale de l’Afrique avec l’étranger en général, et la France en particulier depuis le XVIIe s. Dès lors, le fait qui retient notre attention et justifie le présent travail n’est donc pas tant la présence de la peau blanche, ni même encore celle de la femme blanche dans la fiction sénégalaise, que celle de cette femme blanche ayant régulièrement contracté un mariage "mixte" ou interracial avec un Négro-africain, le ménage ainsi constitué résidant en Afrique, dans un environnement socioculturel africain.
C’est donc de ce personnage bien typé que les autochtones appellent " toubabesse’’ (blanche), mais que ses congénères blancs désignent de la locution à charge méprisante et haineuse de "femme-à-nègre" qu’il sera essentiellement question dans ce travail. Celui-ci examinera tour à tour et comparativement les cas précis d’Isabelle dans le roman de Sembène Ousmane (1957) et Mireille dans celui de Mariama Bâ (1981). De fait, malgré 24 ans d’écart, l’expérience peu banale à tout point de vue des deux jeunes femmes en période coloniale comme en post-colonie, ne laisse personne indifférent dans leurs entourages respectifs, tant elle intrigue et dérange les uns, scandalise et révolte les autres. Le critique que nous sommes ne peut que se faire l’écho des interrogations multiples, notamment : Qui sont ces femmes "exceptionnelles" ? Quelles sont la profondeur et l’étendue de leurs engagements conjugaux ? Comment apprécier la nature et la qualité des rapports qu’elles entretiennent avec les autres personnages ? Comment participent-elles respectivement à l’évolution des récits ? En définitive, quelle est la portée symbolique de ce personnage récurrent et problématique qui évolue pour ainsi dire au confluent de deux races ? Par ailleurs, chaque couple humain ayant son histoire à nulle autre pareille, les deux récits nous permettront de confronter et de mettre en parallèle l’évolution des expériences sentimentales et socioculturelles de ces deux Européennes, Françaises de surcroît, Africaines par alliance, car pareillement mariées à deux Sénégalais islamistes, afin d’en dégager les similarités et, surtout, de tenter d’expliquer les points de divergence.
La comparaison et le parallèle seront de ce fait un outil méthodologique précieux, et ce d’autant plus que les deux œuvres connaissent des épilogues bien différents. D’autre part, au plan analytique, cette réflexion s’aidera de la grille sémiotique telle qu’élaborée par Milagros Ezquerro (1983) et Philippe Hamon (1977). S’agissant de sa structure, le présent travail s’articulera autour de trois grands axes : tout d’abord l’identité de la "femme-à-nègre", ensuite les relations qu’elle entretient avec son conjoint, sa famille ou sa belle-famille et, enfin, sa fonction actantielle dans les deux œuvres.
I - L’identité de la "femme-à-nègre"
Qui est la "femme-à-nègre" et quelle est sa personnalité ? Qui sont Isabelle et Mireille ? En faisant appel à la démarche sémiotique, il s’agira de répondre à cette double interrogation en examinant successivement l’onomastique des deux personnages, puis leur "représentation" qui inclut le portrait physique proprement dit, le statut social, et le profil intellectuel.
I.1 - L’onomastique des personnages
Le nom (nom propre, prénom, surnom, titre, etc.) sous lequel apparaît d’abord un personnage est, selon Ezquerro, « toujours signifiant à différents niveaux ; l’analyse du nom peut éclairer l’étude d’un personnage »(pp. 121 et 122). Dans l’interprétation de cet élément d’identification, le critique peut s’aider de l’idée qu’il véhicule, des sonorités des syllabes, bref, de tout indice pertinent et suggestif à sa portée.
Isabelle est l’épouse d’Oumar Faye, le héros de Ô Pays mon beau peuple ! Dans le roman, elle n’est jamais appelée autrement que par son prénom, son patronyme restant inconnu tout au long du récit. Dans Un Chant écarlate, l’héroïne Mireille de La Vallée est, au début du récit, la sympathique camarade en classe Terminale, à Dakar, d’Ousmane Gueye, avec qui elle a noué une amitié sereine fondée sur une estime réciproque. Comme Isabelle, Mireille se singularise par l’usage préférentiel sinon exclusif de son prénom. Toutefois son patronyme à particule, "de La Vallée", est l’indice d’une ascendance aristocratique. Et le patronyme, dit Ezquerro, « symbolise ce qui est hérité, reçu, tout ce qui rattache l’individu à ses parents, à sa lignée » (p.123). Bref, le nom propre est un élément de considération sociale. Mireille ne rejette pas les avantages de sa naissance, mais elle leur accorde bien peu d’importance. En définitive, l’usage récurrent, voire unique de leur prénom respectif pour les deux héroïnes est un indice commun qu’elles tiennent à sauvegarder leur indépendance, à bâtir leur personnalité propre. Il se trouve que dans les deux récits, les jeunes femmes font pareillement preuve de beaucoup de détermination dans leurs choix et la poursuite de leurs objectifs ? Elles savent ce qu’elles attendent de la vie et prennent les moyens, tous les moyens pour arriver à leurs fins.
Par ailleurs, la musicalité des deux prénoms et surtout la douceur des dernières syllabes laissent présager beaucoup de féminité de la part des héroïnes. De fait, Isabelle et Mireille se révèlent de grandes amoureuses, coquettes, totalement dévouées à leurs époux dont le bonheur est leur unique préoccupation, voire leur passion. C’est peut-être aussi dans ce sens qu’il faudrait interpréter le patronyme "de La Vallée" : "Vallé" ici symboliserait la profondeur, la richesse surabondante et multiforme de la passion folle de cette jeune aristocrate pour son camarade de classe sénégalais qui n’avait rien d’autre en commun avec elle que leur égale attirance pour la philosophie. Quoi d’étonnant, dans ce cas, que cette "folle" histoire d’amour se termine par la démence de la Française lorsqu’elle découvre le double jeu de son partenaire. Il reste que le seul nom du personnage ne saurait suffire à le présenter, à l’identifier. Il faudrait également le "représenter", notamment à travers son portrait.
I.2 - La prosopographie de la "femme-à-nègre"
A quoi peut bien ressembler cette Blanche-là qui, délaissant ses congénères, leur préfère un Nègre "noir comme la houille" ?(Un chant écarlate, p. 45). Les éléments de réponse à cette interrogation que justifie le racisme très présent dans les deux œuvres abondent. Dans Les Figures du discours, Pierre Fontanier (1977) désigne le portrait physique par le terme synonyme de prosopographie. Celle-ci, selon l’auteur, est « une description qui a pour but la figure, les qualités physiques ou seulement l’extérieur, le maintien, le mouvement d’un être animé ou fictif ». La prosopographie analyse et décrit l’aspect extérieur d’un personnage littéraire.
Isabelle apparaît dès le début du récit, alors qu’elle se trouve encore sur le pont du bateau qui va accoster à Ziguinchor, en Casamance. Cette présentation est volontairement contrastée avec celle de son compagnon de voyage qui n’est autre qu’Oumar Faye, son époux, qui rentre au pays avec elle après huit ans d’absence. Naturellement, faudrait-il dire, il présente un nez légèrement épaté et l’inévitable peau d’ébène. En revanche, dit le narrateur,
sa peau à elle, très blanche, offrait un contraste lumineux avec celle de l’homme. Son corps élancé- elle était grande - était moulé dans un tailleur de lin blanc [...], sa longue chevelure pesait à son cou -, ses sourcils étaient bien dessinés. Elle n’était pas vraiment belle, mais elle avait la beauté de ses vingt-deux ans. (p. 15)
Cette impression largement favorable d’un physique à la fois robuste et gracieux est confirmée par Jean Gomis, un autochtone qui parle d’elle à un curieux : « Elle est bien roulée, grande, avec des cheveux noirs et soyeux, une voix agréable » (p.35)
Le physique particulièrement fascinant et ensorcelant de Mireille de la Vallée relève d’un autre style. Ce portrait, éclaté à travers la première partie du récit, est tracé notamment à travers les yeux éblouis d’Ousmane qui fait office de "miroir" ou personnage regardant. Pendant les vacances qui suivent leur brillante réussite au Baccalauréat, Ousmane Gueye est littéralement obsédé. Il revoit, par le souvenir, « les longs cils des yeux pers de Mireille […] sa chevelure dorée et soyeuse»(Un chant écarlate, p. 25). Il croit encore entendre la « voix aux intonations charmeuses (qui) caressait son oreille et la berçait » (p. 25). Il ressent encore « le contact ouaté de la main douce » (p. 26) et la palpitation de ses lèvres fines. Le jour de la rentrée universitaire est aussi celui des retrouvailles-surprises et, en fait, l’occasion d’un coup de foudre réciproque. Alors qu’Ousrnane se rapproche de la « forme gracile et ondoyante »(p. 27) de sa camarade de classe Terminale, il est littéralement fasciné par la « parure d’or diaphane », les « cheveux de flamme »(p. 27) de Mireille qui, en l’apercevant à son tour, pose sur lui « des yeux bleus incrédules »(p. 28) qui se noient de larmes de bonheur.
Ainsi, tout en faisant la part de l’adulation de l’amoureux, il est incontestable que Mireille de la Vallée resplendit de la jeunesse et de la beauté occidentale classique de la blonde-aux-yeux-bleus. Plus tard, même Yaye Khady, sa belle-mère qui la déteste farouchement reconnaîtra, médusée, que sa bru a la beauté ensorcelante d’une "Djinn" (sirène). Isabelle et Mireille sont la brune et la blonde, toutes deux belles au point d’attirer la jalousie et la haine des autres Blancs vivant en Afrique et qui, à l’instar de Guillaume, condamnent violemment le mariage de "La Belle et la Bête". Ecumant d’une rage impuissante, Guillaume prend à témoin sa femme Geneviève à la beauté toute provinciale :
Te rends-tu compte ? Cette belle fleur de chez nous entre les mains de ce rustre. Le Nègre peut-il apprécier ce qu’elle est, ce qu’elle apporte, cette chevelure, ces yeux, ces manières princières? (p. 28).
Nous voilà nageant en pleins clichés et stéréotypes racistes et infamants. La représentation de la "femme-à-nègre" s’achèvera par l’évocation de l’origine sociale, l’éducation et le profil intellectuel d’Isabelle et Mireille.
I.3 - L’éthopée de la « femme-à-nègre : origine sociale, éducation, profil intellectuel et moral
P. Fontanier définit l’éthopée comme « une description qui a pour objet les mœurs, le caractère, les vices, les vertus, les talents, les défauts, enfin les bonnes ou mauvaises qualités d’un personnage réel ou fictif » (Les Figures du discours, p. 408) Sur ce point, le déséquilibre d’informants est flagrant et mérite d’être relevé d’entrée de jeu. De fait, autant Ô Pays mon beau peuple ! est discret et laconique sur Isabelle, autant en revanche, Un Chant écarlate abonde en détails concordants sur Mireille. Prenant pratiquement à contre-pied la théorie d’Ezquerro sur l’utilisation des noms propres, Isabelle semble puiser dans son attachement à sa famille et aux valeurs de son milieu d’origine sa force de caractère, le secret de sa personnalité. Issue d’une famille de la petite bourgeoisie française et parisienne, Isabelle écrit aux siens depuis le Sénégal, et reçoit également de leurs nouvelles. Bien que son niveau d’études n’ait pas été précisé dans l’œuvre, la jeune femme, à travers sa correspondance, laisse aisément deviner qu’elle a de l’instruction et beaucoup de maturité psychologique.
Au dire d’un personnage blanc du récit, les parents de la jeune femme sont «des gens sans foi » (Ô Pays mon beau peuple !, p.136), autrement dit des libéraux. Cette position idéologique des siens a dû s’avérer déterminante dans les choix politiques et idéologiques de la jeune fille. Il est dit qu’Oumar Faye « connut Isabelle chez des amis progressistes »(p. 171). En tout état de cause, l’héroïne semble tirer de son éducation libérale sa force morale, son optimisme réaliste, et aussi cette extraordinaire ouverture d’esprit dont elle fait preuve tout au long du récit. En épousant Faye et en acceptant de le suivre dans son pays natal, - l’inconnu pour elle - la Française embrasse son destin en pleine connaissance de cause. Ainsi, dit le narrateur, « là où elle allait, Isabelle savait ce qui l’attendait. Ce n’était peut-être pas un voyage d’agrément, mais elle serait avec son mari »(p.171). De l’autre côté, Mireille de La Vallée descend d’une famille de vieille noblesse qui évolue encore au sommet de la société française. Elle est la fille unique du diplomate Jean de la Vallée, momentanément en poste à Dakar, et d’une mère cultivée et de bonne famille. Ses grands-parents vivent encore dans le grand domaine familial. La famille possède un appartement luxueux à Paris. Bien entendu, la jeune fille n’a jamais connu de privation. Son comportement au lycée se ressent de la bonne éducation qu’elle a reçue, ainsi qu’elle l’avoue à son ami Ousmane : « Mes parents n’ont rien ménagé pour faire de moi une jeune fille accomplie »(p. 15).
Sur le plan de l’instruction, Mireille a obtenu sa maîtrise de philosophie et, comme son amant sénégalais, elle est professeur de lycée. Dès le début de leurs rapports amicaux, Ousmane est frappé par le remarquable équilibre psychologique de la jeune fille. Toutefois, Mireille se démarque absolument des complexes et pratiques discriminatoires propres à son milieu conservateur accroché à des privilèges de classe. En effet la "princesse" d’Ousmane, « dans sa conviction de l’égalité des hommes»(Un chant écarlate, p. 30) croit fermement à « l’amour sans patrie »(p. 31), universaliste.
L’étude des cas ponctuels d’Isabelle et Mireille a suffisamment éclairé le lecteur sur la personnalité de la "femme-à-nègre". De ces deux Françaises, l’on pourrait dire, à peu de nuance près, qu’elles sont pareillement « jeune(s) et belle(s), intelligente(s) et gourmande(s) de tendresse, pleine(s) à craquer d’amour et de qualités» (Un chant écarlate, p. 32).
Elles sont pourtant issues de milieux économiquement et idéologiquement bien différents, mais se rejoignent par leur remarquable force de caractère, leur ouverture d’esprit exceptionnelle qui les libère de tout préjugé, de tout complexe de supériorité discriminatoire, surtout racial. D’où leur aisance à communiquer, mieux à sympathiser avec l’Autre, c’est-à-dire ici le Nègre déclaré paria, sous-homme par ses congénères blancs, mais dont elles sont intimement convaincues qu’il est l’alter ego, ontologiquement pareil à tout autre être humain. Ainsi, bien loin d’être dévalorisante ou dépréciative, l’image que chacune de ces jeunes Européennes a de son conjoint nègre est, tout au moins au départ, hautement méliorative, absolument valorisante. Ceci explique et justifie leur choix respectif Que dire à présent de la fonction dramatique de la "femme-à-nègre" à travers les rapports qu’elle entretient avec les autres personnages, notamment le conjoint, la belle-famille et la famille d’origine ?
II - La "femme-à-nègre" et les autres personnages - sa fonction dramatique
Pour M. Esquerro (Théorie et fiction, p.126), « les personnages se définissent essentiellement par ce qu’ils disent et ce qu’ils font ». Par ailleurs, P. Hamon affirme :
En tant que concept sémiologique, le personnage [ ... 1 sera donc défini par un faisceau de relations de ressemblance, d’opposition, de hiérarchie et d’ordonnancement qu’il contracte avec les autres personnages et éléments de l’œuvre » (p. 125)
II.1 - La vie conjugale de Mireille et Isabelle
L’étude de la « fonction dramatique » d’Isabelle et Mireille s’articulera essentiellement sur l’examen contrastif de leur vie conjugale respective ainsi que les relations que chacune entretient avec sa famille naturelle et sa belle famille. Comme cela arrive dans tout ménage, les relations conjugales de la "femme-à-nègre" avec son conjoint connaissent des hauts et des bas : tous les jours ne sont pas roses. S’y rattachent des situations particulières qui tiennent essentiellement des différences socioculturelles entre les partenaires concernés.
Isabelle et Oumar Faye vivent une grande et belle histoire d’amour. Quand le couple débarque au Sénégal, il y a déjà près d’un an qu’il a été légalement constitué en France. Grâce aux multiples analepses qui jalonnent le récit, le lecteur apprend, par bribes, l’histoire de leur amour, et la profondeur des sentiments qui les unissent : « Ils étaient beaucoup l’un pour l’autre, ils se donnaient la main, marchant sur deux routes parallèles et, pour l’avenir, elle était sa force » (Ô Pays mon beau peuple !, p. 15).
Consciente d’être le soutien moral de son époux, Isabelle se montre pour lui une compagne tendre et affectueuse. Aussi intelligente qu’intuitive, elle encourage ses projets, prévient ses moindres désirs, pressent les résistances et les dangers. A l’occasion, elle fait montre d’une douce fermeté pour rappeler à la modération ce bagarreur à l’esprit frondeur. Grâce à sa simplicité naturelle, son sens des relations et du compromis, Isabelle contribue pour beaucoup à assainir l’atmosphère orageuse entre ses beaux-parents et son époux. Toujours grâce à sa sociabilité, son sens des relations publiques, l’étrangère aide son mari à conserver ses anciens amis et à nouer des relations nouvelles et utiles. Son souci majeur est d’assurer leur bonheur conjugal et la réussite sociale d’Oumar dont elle partage aussi bien les angoisses que l’optimisme.
Cette parfaite communion, cette complicité dans le couple Faye fait l’admiration des observateurs les plus attentifs, tel Amadou, l’oncle d’Oumar. C’est en toute sincérité que la jeune femme peut déclarer à l’homme de sa vie : « Je me demande si je dois seulement être fière de toi ou si je dois t’adorer ? »(p. 55). En effet, cette amoureuse passionnée se double d’une épouse fidèle et vertueuse qui repousse avec dédain les désirs libidineux de ses compatriotes ou, mieux, de ses congénères blancs qui ne voient en elle qu’un objet sexuel. Car, sans renier sa race, la Française a adopté la patrie de son amour : « Me voilà donc Casamancienne et ne m’en plains pas »(p. 76) écrit-elle à ses parents. Nullement de passage au Sénégal, Isabelle s’y est plutôt indigénisée, enracinée, naturalisée.
Les signes évidents d’une maternité prochaine viennent conforter Isabelle dans son foyer et hâter son intégration dans sa deuxième famille. Malheureusement, l’entreprise de Faye qui a lancé une "ferme modèle" et veut rassembler les paysans en coopérative, lui attire la haine meurtrière des Blancs qui exploitent le pays. Véritable et authentique « femme-à-nègre », Isabelle a choisi son camp ; elle s’est naturalisée sous-développée dans un pays colonisé et exploité. Elle représente un danger, la mauvaise conscience des Blancs. Faye assassiné, le couple disparaît ; mais l’enfant qui naîtra plus tard atteste et immortalise l’amour d’Oumar et Isabelle, tel un pont jeté entre les races. Comment de son côté, Mireille vit-elle son expérience conjugale ?
Entre Ousmane et Mireille Gueye, les choses évolueront tout autrement. Avant leur mariage, autrement dit pendant le premier séjour dakarois de Mireille, l’on pouvait dire que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles : « Tout leur paraissait merveilleux, éclairé par l’amour ; leurs différences les enrichissaient (..) Ils tendaient au bonheur parfait »(Un chant écarlate, p. 28). La passion dévorante des jeunes gens défie les interdits et tabous de leurs milieux d’origine respectifs ; elle résiste également aux longues années de séparation après le rapatriement brutal de Mireille. Le Rubicon est définitivement franchi avec le mariage civil secret à Paris, suivi du mariage religieux dans une mosquée de la même ville ; Mireille retrouve Dakar alors que le couple doit faire face à une opposition ouverte de leurs familles respectives. La jeune femme tâche de s’accrocher à son travail, à son mari, à son foyer enfin, qu’elle équipe et décore sans réserve aucune. Pour elle en effet, dit le narrateur, « le milieu influence l’individu » (p. 29). Au demeurant, au regard du prestige social et de l’important apport économique que la riche et blonde Française apporte à son nègre de mari, Mireille apparaît comme ce que Gilbert Doho (1997) appelle « une épouse-piston […] une manière d’échelle sociale ».
Toutefois Ousmane Gueye, le "nègre évolué", n’est pas comblé pour autant par ce standing élevé qui fait des envieux sans pour autant le retenir au foyer. À part cette réussite matérielle ostentatoire, le reste de l’histoire du couple ne sera qu’un long et pénible tissu d’incompréhensions, de frustrations et d’intransigeances de part et d’autre. En effet dans le plus pur style occidental, Mireille entend diriger son ménage, avoir son mari à elle, protéger leur vie conjugale des intrus et des intrusions. Le style de vie communautaire que prise son mari qui se reconnaît dans la grande famille africaine horripile la Française à qui sa belle-mère a déclaré une guerre psychologique pour déloger l’étrangère, l’usurpatrice. De son côté, Ousmane la trouve trop égoïste, possessive, et prend immanquablement le parti de sa mère contre sa femme qui, estime-t-il, « devrait faire preuve d’un peu de compréhension et de tolérance »(Un chant écarlate, p. 126).
Curieusement, il semble que chacun ne trouve son plaisir et son épanouissement que dans ce qui exaspère l’autre. Ces deux professeurs de philosophie n’ont plus la complicité d’antan, ils ne se retrouvent plus autour des mêmes valeurs ; la communion des âmes a vécu : « Amer, (Ousmane) mesurait l’incompréhension qui les séparait, un océan […]. Ainsi l’abîme qui les séparait se creusait davantage... »(p. 133). Dans cette absence de rencontre spirituelle, Ousmane finit par renouer avec Ouleymatou, une amie d’enfance qui mettra en jeu toute une stratégie pour réussir enfin à se faire épouser en deuxièmes noces, bien entendu à l’insu de l’infortunée Mireille. Entretemps, la naissance du petit Gorgui ne réussira pas à sauver du naufrage ce bateau que trop de personnes avaient intérêt à voir couler. Informée anonymement de la double vie de son mari, Mireille vérifie par elle-même l’ampleur des dégâts. Dans un accès de folle jalousie, elle fait mourir le petit innocent et manque d’assassiner Ousmane au plus fort de sa démence. C’est dans cet état qu’elle sera rapatriée en France. Au plus fort des expériences matrimoniales fort dissemblables, quels rapports Isabelle et Mireille entretiennent-elles chacune avec sa famille d’origine et sa belle-famille ?
II.2 - La "femme-à-nègre" et ses deux familles
A elle seule, en elle seule, Yaye Khady, la mère d’Ousmane, représente et incarne l’opposition farouche de la belle-famille à l’union de Mireille et Ousmane. Pour la belle-mère, l’étrangère a tout simplement ensorcelé son fils, telle une « fille du diable ». Quant à Djibril Gueye, le beau-père, bien que déçu par la décision de son fils, il préfère voir dans la situation ainsi créée l’expression de la volonté divine : « Le hasard, dit-il à sa femme, ne marie pas un homme et une femme. Le mariage est une œuvre divine »(pp. 141 et 143).
Yaye Khady n’entend faire aucun compromis, aucune concession à 1’"usurpatrice : « L’étrangère ne dévorera pas aisément les fruits de mon labeur»(p. 102), déclare-t-elle. La vieille femme fera feu de tout bois pour chasser la Française en sapant son moral : accueil froid à l’aéroport, mets fortement épicés, intrusions dans la chambre conjugale, crachats sur la moquette, railleries et cabale orchestrée, tout y passe. Même la naissance de Gorgui, son petit-fils métis, ne calme pas son ardeur destructrice. L’évolution des sentiments d’Ousmane à l’endroit d’Ouleymatou comble Yaye Khady d’une joie revancharde, d’autant plus qu’un enfant mâle ne tardera pas à naître de cette relation adultérine régularisée en catastrophe, mais avec pompe. Désormais, pour la vieille femme comme pour la famille d’Ouleymatou, Mireille est l’indésirable dont il faut se débarrasser. Dans cette conspiration ne figure pas Soukeyna, l’une des sœurs d’Ousmane. Prenant le parti de la malheureuse Mireille, elle désapprouve la conduite de son frère sans toutefois trahir son secret et, surtout, elle condamne ouvertement sa mère dans ses comportements racistes : « Tu la rejettes sans la connaître […] Seule sa couleur motive ta haine »(p. 113).
Sans faire partie de la belle-famille à proprement parler, l’entourage des amis, collègues et autres relations du couple mérite d’être examiné pour la part prise dans l’encadrement moral du couple mixte. A ce niveau, les positions divergent radicalement. Les "vrais" amis ‑une minorité ‑- se désolent de la dégradation du couple et s’efforcent de corriger la tendance. Ainsi pour Ali et Rosalie, la responsabilité de ce pourrissement revient à Ousmane qui a trahi l’amour et la confiance aveugles de Mireille et s’entête dans son inconduite sous prétexte d"‘authenticité", de "négritude". Ali somme son ami de réagir rapidement, s’il est un homme d’honneur :
Tu es le seul fautif, le seul responsable. On n’engage pas l’avenir à la légère. Tu aurais dû réfléchir davantage. Cette femme ne t’a rien demandé, rien imposé. Au contraire, elle t’a tout donné. Paie la dette. Aie le courage de payer. Répudie Ouleymatou((Un chant écarlate, p. 229).
Naturellement, tout le monde n’est pas de cet avis ; et la plupart des prétendus amis d’Ousmane, parasites invétérés et racistes patentés, s’acharnent méthodiquement et cyniquement à démolir le couple Ngueye. Nous savons déjà la violente réaction de Jean de la Vallée découvrant l’aventure de sa fille unique avec "ça", le nègre Ousmane. Du coup, le masque du diplomate tombe, découvrant le raciste pur et dur à travers cette attitude bien exprimée par Mireille : « Pour vous, on peut fraterniser avec le nègre, on ne l’épouse pas » (pp 205-206).
Et lorsque, confirmant sa "trahison" initiée à Dakar, Mireille informe son père de son mariage avec "son" nègre qu’elle se propose de suivre dans son pays natal, l’aristocrate maudit et déshérite sa fille. Quant à Mathilde de La Vallée, femme sans personnalité, elle préfère s’évanouir pour ne pas contredire son époux tyrannique. Dès lors, il semble que les ponts aient été coupés entre l’entêtée madame Mireille Ngueye et ses irréductibles parents. Cette inflexibilité décourage la "femme-à-nègre" quand, au comble de son infortune, elle songe à rentrer dans sa famille, tel l’enfant prodigue. L’épouvantail du racisme viscéral de son père la dissuade de tenter de le revoir avec le petit Gorgui dans ses bras. Cette réconciliation impossible a été pour beaucoup dans l’issue fatale et tragique du roman de Mariama Bâ.
L’accueil réservé à Isabelle par ses beaux-parents, pour n’être pas aussi agressif que celui de Yaye Khady, n’en a pas moins été mitigé. En effet Moussa Faye l’imam et sa femme ne cachent pas leur mauvaise humeur et leur déception devant le choix de leur fils : « [Rokhaya]était déchirée de voir son petit tenir la main d’une toubab »(p. 116). Conscient de la froideur de l’accueil, le couple mixte quitte la concession familiale peu de temps après son arrivée pour habiter à l’écart, sous la tente, en attendant la fin de la construction de leur maison à la Palmeraie. Contrairement à Mireille, Isabelle est mieux protégée par son époux contre l’animosité de la belle-famille dans laquelle seuls l’oncle Amadou et Seynabou, la demi-sœur de Faye, adoptent tout de suite le jeune couple. C’est que par ailleurs, Oumar Faye tient à faire respecter ses options par les siens à qui toutefois, il veille à ne pas manquer de respect filial.
Son conjoint ayant choisi la ligne dure, Isabelle, courageusement et stratégiquement, joue quant à elle, la pondération, la médiation entre le fils "rebelle" et les siens : « Je ne le fais pas de bon cœur tu sais, mais pour faire plaisir à ta mère »(Ô Pays mon beau peuple!, p. 77) dit-elle à son mari qui refuse de distribuer des "cadeaux" à la horde des quémandeurs. En outre c’est pour hâter son intégration que la jeune femme prend les cours de diola, la « 1ingua franca » de la région, auprès de sa servante Itylima. Isabelle serait même prête à apprendre le Coran ainsi que le désire son beau-père, si toutefois Oumar y consentait. Grâce à sa simplicité, sa gentillesse et sa générosité, la "femme à nègre" conquiert toute seule la sympathie de sa belle-mère qu’elle appelle tout simplement "mère". Cette dernière a finalement compris que l’étrangère ne les méprise pas, ni ne cherche à la séparer de son fils, à s’accaparer tous ses biens. La vieille femme, par sa science traditionnelle, aidera sa belle-fille à lui donner un petit-fils. Une certaine complicité s’établit même entre les deux femmes si différentes l’une de l’autre.
Il a déjà été dit plus haut qu’en épousant un nègre, Isabelle n’a pas rompu pour autant avec sa famille naturelle et sa culture d’origine. Aux siens à qui elle écrit, la Française parle avec entrain de sa nouvelle existence, de son foyer, de sa belle-famille, de la société casamancienne, des us et coutumes locales. Le beau-père d’Oumar, à son tour, répond à ses "chers enfants" dont lui et son épouse sont heureux d’avoir reçu des nouvelles toute fraîches et même un cadeau original. Le passage qui suit atteste de la qualité des rapports qui existent entre le couple Faye et la famille d’Isabelle dont le père écrit :
Quant à toi ma fille […], nous sommes contents de te savoir heureuse, et c’est avec fierté que je dis : "mon gendre est un Noir". Ce n’est pas la race qui fait l’homme, ni la couleur de sa peau. Recevez mes chers enfants, notre bien fidèle affection. (pp 131-132).
Il serait peu exagéré de conclure que les relations des deux jeunes Françaises avec leurs familles biologiques sont diamétralement opposées : conflictuelles et orageuses dans Un chant écarlate, elles sont affectueuses et chaleureuses dans Ô Pays mon beau peuple ! Après la fonction dramatique, que dire de la fonction actantielle de ce personnage romanesque ?
III - La "femme-à-nègre" dans la création romanesque : sa fonction actantielle
Ezquerro appelle fonction actantielle, « l’ensemble des caractères et des fonctions assumées dans le texte par l’instance narratrice dénommée personnage »(p. 157). L’une des caractéristiques essentielles de cette fonction est de faire ressortir tout ce qui, dans le récit, tend à bâtir l’aspect symbolique et généralisable du personnage. Dans notre cas d’espèce, nous limiterons notre analyse à trois axes aux caractères ambivalents, voire paradoxaux : c’est ainsi que ce personnage féminin apparaîtra tour à tour et tout à la fois d’abord comme un trait d’union et une pomme de discorde entre les races, ensuite comme adjuvant, stimulant, mais aussi obstacle au progrès, enfin comme un agent de développement économique en même temps que la représentante, bien malgré elle, de l’oppression coloniale blanche.
III.1 - La "femme-à-nègre" trait d’union et pomme de discorde entre les races
En épousant par amour leurs nègres, Isabelle et Mireille ont, de facto, concrétisé ce que Agnès J. Menyeng (1995) appelle « un défi au racisme »tant au niveau de ses principes que de ses manifestations réelles. En effet, l’acte d’amour des deux Blanches, eu égard au contexte, bat directement en brèche maints attitudes et comportements racistes dont le corpus fait largement cas. Ces unions mixtes sont la preuve que les différences apparentes entre les hommes ne sont pas ontologiques et que les hommes sont fondamentalement tous les mêmes. Les paroles du père d’Isabelle sont celles d’un humaniste qui croit en la fraternité universelle : « Ce n’est pas la race qui fait l’homme, ni la couleur de sa peau »(Ô Pays mon beau peuple !, p. 131) Mireille lui fait écho quand elle apostrophe violemment son père qui condamne son amour :
Tu te crois supérieur parce que tu es blanc. Mais gratte ta peau. Tu verras le même sang gicler, signe de ta ressemblance avec tous les hommes de la terre(Un chant écarlate, p. 44).
Les paroles de Mireille sont la preuve même que l’amour interracial est une épée à double tranchant. En effet, par son engagement peu ordinaire, la "femme-à-nègre" est une pomme de discorde car, si les amis du couple mixte existent, ses détracteurs blancs et noirs sont sans doute encore plus nombreux et cherchent à détruire le ménage. Les membres d’une même famille s’opposent au sujet du couple mixte : Djibril Gueye a fini par adopter sa bru tandis que sa femme Yaye Khady sera irréductible du début à la fin. Sa propre fille Soukeyna la prend violemment à partie pour son racisme primaire contre Mireille. En définitive, la "femme-à-nègre" est comme un révélateur des consciences, parce que tout un chacun est obligé de prendre position à son sujet.
III.2 - Adjuvante, agent stimulant, objet de désir et obstacle au progrès
Pour les beaux yeux d’Isabelle et Mireille, Oumar et Ousmane se préparent à affronter des situations cornéliennes, à relever tous les défis, à violer tous les interdits, le premier étant justement de se marier à une étrangère ‑ « Choisir sa femme en dehors de la communauté était un acte de haute trahison et on le lui avait enseigné »(p. 58), se remémore Ousmane. Son mariage secret à Paris a nécessité de longues années de séparation avec sa bien-aimée, sa "princesse", et surtout un investissement de ressources de toute nature en vue de parvenir enfin à ce bonheur. De Paris, il écrit à ses parents et leur explique, pour les rallier à son option : « Mireille m’a permis par un soutien moral constant, de me réaliser. Elle était devant moi, comme un flambeau, illuminant mon chemin»(p. 99). L’on connaît désormais la dégradation progressive et la fin malheureuse de cette passion aux allures d’un feu de savane. Il en a été autrement pour le couple Faye. Ici, la "femme-à-nègre" aura été de bout en bout en dehors de quelques périodes de tension psychologique, la force morale de son époux, son inspiratrice, sa confidente. Isabelle est ce que Henriette Liale (1991) appelle « la compagne (idéale) du héros »: sa muse, sa conseillère, son bras droit dans le programme qu’il tâche de réaliser. Amante et adjuvante pour son conjoint, la "femme à nègre" est par ailleurs un objet de désir qui attise la convoitise des jaloux et autres rivaux, en l’occurrence les autres Blancs qui la voient évoluer. Elle devient ainsi une pomme de discorde et l’enjeu d’une concurrence multiforme qui fait rebondir l’action en exacerbant les intérêts antagonistes. Ainsi par exemple Isabelle, en refusant de céder aux avances de Jacques, représente dès lors un obstacle, un danger à l’accomplissement des projets de son mari qui, plus que jamais, est l’homme à abattre.
Dans Un Chant écarlate, Mireille constitue un objet de convoitise pour Guillaume le coopérant qui, autant par dépit que par réflexe raciste, a surnommé le couple mixte "la Belle [blanche] et la Bête [noire]". Mireille représente également un obstacle gênant pour Yaye Khady qui la déteste cordialement, et pour la famille de sa coépouse noire qui ne serait pas fâchée de la voir regagner son pays natal. Enfin Ousmane lui-même, pour qui elle a tout sacrifié, décide de l’isoler, de la pousser au découragement pour qu’elle lui laisse la voie libre en soulageant sa mauvaise conscience.
III.3 - Agent de développement socio-économique et représentante de l’oppression blanche
Malgré des différences importantes, Isabelle et Mireille ont été, chacune à sa manière, des agents de développement, des ferments de transformation de leurs milieux d’accueil respectifs. Issue de la crème de la société française, Mireille choisit l’aventure et l’inconnu aux dépens de la sécurité et de ses privilèges de classe. Quand elle épouse Ousmane, ce dernier a déjà un travail dont lui et sa famille vivent décemment, après tant d’années de pauvreté et de vache enragée. C’est bien pourtant au nom de l’épouse blanche que le couple mixte obtient un appartement confortable dans un quartier chic de Dakar. Grâce à de substantielles économies personnelles, Mireille va radicalement transformer leur résidence en y apportant luxe et goût esthétique. Par son mariage avec l’étrangère, Ousmane, qui gère désormais deux salaires juteux à sa guise, acquiert à la fois prestige social et richesse quasi insolente, au point de jouer les fées débonnaires un peu partout.
Autre cadre, autre situation, autre mode d’intervention. Isabelle et Oumar évoluent dans un cadre semi-rural. La compagne du héros est son alliée la plus sûre dans son projet d’une ferme modèle et d’une coopérative de production et de consommation. Ici la "femme-à-nègre, moins fortunée que celle de Mariama Bâ, paie de sa personne pour transformer la vie, non pas d’une famille, mais celle d’une collectivité entière et, au delà, de la classe paysanne à terme. Bien plus, développement ici signifie production, autogestion, et non consommation et parasitisme comme dans Un Chant écarlate.
Déjà considérée par les autres Blancs comme traîtresse, la "femme-à-nègre" se trouve comme coincée entre le marteau et l’enclume. En effet, aux yeux des nègres, elle reste et demeure l’étrangère, la "Toubab" (blanche) -, à ce titre, et malgré ses qualités personnelles, l’étiquette raciale lui fait endosser les sentiments mitigés que le peuple dominé et exploité ressent à l’endroit de l’homme blanc : respect et admiration d’une part, ressentiment et haine de l’autre. Isabelle et Mireille ont fait cette expérience du chaud et du froid soufflés par leur entourage sénégalais. En définitive, la "femme-à-nègre" se trouve effectivement au centre de la création romanesque de Sembene Ousmane et Mariama Bâ. Personnage au symbolisme riche et polyvalent, elle prouve, par l’ampleur tentaculaire de sa fonction actantielle, qu’elle n’est qu’une porte entrouverte sur un vaste champ de problèmes contemporains.
Conclusion
Cette étude du personnage de la "femme-à-nègre" dans deux romans sénégalais a permis de dégager de nombreuses observations et quelques conclusions intéressantes. Ainsi, la "femme-à-nègre" n’est pas le rebut de l’homme blanc ni le paria de la société occidentale. C’est une personne jeune et belle ; au demeurant, elle peut même être très belle et jolie. Intelligente, cultivée, de souche parfois élevée, elle n’a pourtant pas l’impression de se dégrader en épousant un nègre, car elle le fait par amour et même par passion.
Toutefois leur union, approuvée au départ par une minorité de parents et amis des deux partenaires, suscite des réactions beaucoup moins sympathiques de la part de la majorité qui indexe la femme blanche plus que son conjoint. En effet, malgré ses efforts d’intégration et d’adaptation, la "femme-à-nègre" restera toujours la "toubab", l’étrangère, une identité remarquable. À l’observation, il apparaît également comme un phénomène d’adéquation dans la qualité des relations qui unissent la femme blanche à son époux, à sa famille d’origine, à sa belle-famille et, enfin, à la société environnante. Dans les cas de Mireille et Isabelle, on aurait envie de dire : "À chacune son nègre" et ses " nègreries ", tant leurs expériences diffèrent pour l’essentiel malgré des épilogues pareillement tragiques. Mais il y a nuance.
Dans le cas de Ô Pays mon beau peuple !, la fin tragique de la vie conjugale est le fait des forces négatives exacerbées par la sérénité évidente et la prospérité manifeste du couple mixte ; en témoigne l’impressionnante mobilisation des paysans autour d’Isabelle à la mort d’Oumar Faye. Leur amour, loin de mourir avec le conjoint, se perpétuera dans la personne de l’enfant à naître. L’amour sans patrie ni race est donc possible ; il est même admirable et souhaitable, car il favorise le brassage des peuples et des cultures, bref, la fraternité universelle. Commencé en fanfare, dans la violence des sens et sous des auspices les plus prometteurs, l’amour qui lie Mireille et Ousmane culmine à Paris dans leur mariage secret pour ensuite s’étioler, vaciller et mourir piteusement dans la violence physique et mentale : une déception bien amère, en vérité. La responsabilité d’un échec aussi tumultueux incombe autant aux partenaires qu’à leur entourage. A l’époque où encore adolescents, Ousmane et Mireille se jurent un amour éternel avant de s’entêter pendant des années dans leur attitude de défi et d’orgueil, les deux amants n’ont aucune maturité pour un engagement aussi solennel et capital. N’ayant d’autres conseillers qu’eux-mêmes, les jeunes gens se sont engagés à la légère, sans réelle volonté de reconnaissance et d’acceptation de l’altérité. A l’avertissement d’Ousmane : « Pour toi, je ne m’émietterai pas. Pour toi je ne me viderai pas », fait écho la réplique de Mireille : « Je ne serai pas malléable, épousant toutes les formes de l’Afrique » (Un chant écarlate, pp. 60 et 64). Le jeu étant faussé dès le départ, leur mariage interracial devenait la chronique d’un échec programmé.
En fait, chacun était décidé à rester lui-même dans ce marché de dupes du genre "je t’aime, mais je me préfère". La suite a été la démonstration de cette rencontre manquée entre deux êtres braqués et deux cultures différentes dans un dialogue des sourds. D’autre part, les comportements de Jean de La Vallée et de Yaye Khady sont la preuve que le racisme primaire n’est pas le lot d’une race, d’un groupe humain. Le personnage de la "femme-à-nègre" est, en dernière analyse, le lieu et l’occasion d’une interrogation anxieuse sur les conditions réelles et minimales d’une communion intime des sensibilités différentes, et sur les possibilités d’existence d’un hybridisme culturel. Tel est sans doute le sens de ce passage du récit de M. Bâ : « Peut-on faire changer à un être du jour au lendemain de mentalité et d’habitudes et de genre de vie ? »(p. 144).