Exiguïté et nord-américanité
la parole piégée dans Sudbury de Patrice Desbiens
Paru en 1983, le recueil de poèmes Sudbury de l’écrivain Patrice Desbiens rend compte de la précarité dans laquelle s’écrit encore la poésie franco-ontarienne dans les années 1980, même si une dizaine d’années se sont écoulées depuis la naissance de la maison d’édition Prise de parole, fondée en 1973 dans l’espoir d’accorder une certaine visibilité aux littératures francophones du Canada et, plus particulièrement, de l’Ontario. Dans Sudbury, Desbiens manifeste une conscience aiguë de l’exiguïté de la communauté franco-ontarienne et met en scène ce que l’on pourrait appeler une poétique de la parole piégée, au sens où la parole du poète, soit celui qui dit je dans le recueil, apparaît contrainte à un infini mouvement circulaire qui oscille entre la négation et l’affirmation de la condition minoritaire en Ontario français.
Published in 1983, Patrice Desbiens’ book of poems Sudbury draws attention to the precarious context in which still stands French-Canadian poetry from Ontario in the 1980’s, even if more than ten years has passed since the birth of Prise de parole, the first French publishing house in Ontario that has been founded in the hope of giving a certain visibility to the French-Canadian literature from Ontario. In Sudbury, Desbiens shows an acute awareness of the concept of « exiguïté » (Paré: 2001), and builds a poetics of the « trapped » speech. The poet’s speech is in fact confined to a circular movement that oscillates between the negation and the affirmation of the minority’s condition in Ontario.
Si le développement de foyers de peuplement francophones sur le territoire actuel de l’Ontario remonte au XIXe siècle, il faudra attendre jusque dans les années 1960 avant que les expressions « identité franco-ontarienne » et « culture franco-ontarienne » n’interviennent dans le discours social et fassent l’objet d’interrogations chez les intellectuels et universitaires. Cette prise de conscience relève, selon l’historien Gaétan Gervais, d’une double marginalisation de la minorité franco-ontarienne, accentuée à partir des années 1960 : marginalisation politique, d’une part, face au gouvernement provincial de l’Ontario, et, marginalisation culturelle, d’autre part, par rapport à la population voisine du Québec, « foyer » des francophones d’Amérique où la Révolution tranquille bat alors son plein (Gervais, 1985). Phénomène par lequel l’État québécois se modernise à travers de nombreuses réformes politiques, institutionnelles et sociales, la Révolution tranquille marque également, sur le plan idéologique, le passage d’un nationalisme de conservation, fondé sur l’identité « canadienne-française », à un néo-nationalisme d’affirmation reposant sur une nouvelle conscience proprement « québécoise ». Rejetant le fédéralisme canadien et misant exclusivement sur le développement de cette nouvelle identité québécoise, le Québec aurait ainsi provoqué « l’éclatement du Canada français » (Gervais, 1985 : 167).
Les rapports qu’entretiennent l’Ontario français au Québec sont dès lors marqués par l’ambiguïté : si, dans les premiers temps suivant la mise au jour du projet de l’indépendance du Québec, les francophones de l’Ontario vivent dans la « nostalgie » du lien qui les unissaient au Québec, cette rupture, cette exclusion de la « maison familiale » (Gervais, 1985 : 131) a par la suite ouvert la voie à un questionnement sur la spécificité de l’identité de la minorité francophone ontarienne. Du point de vue plus précis de la culture, dix ans après la Révolution tranquille, « les jeunes du Nord ontarien se sont approprié la parole pour fonder une littérature franco-ontarienne qui possède une sensibilité et une façon de voir qui la distingue des autres littératures francophones » (Bénayoun-Szmidt, 2003 : 69).
Ainsi, au début des années 1970, naissent à Sudbury, ville du nord de l’Ontario, de multiples organisations témoignant d’une effervescence culturelle inédite et contribuant à accorder une certaine visibilité à ce que l’on commence tout juste à nommer la « culture franco-ontarienne ». Sont alors successivement fondés le Théâtre du Nouvel Ontario (1971), la Coopérative des artistes du Nouvel-Ontario (1972) et les Éditions Prise de Parole (1973), première maison d’édition franco-ontarienne. Au cours de la même décennie apparaissent les premières études universitaires s’intéressant spécifiquement aux Franco-Ontariens : le Centre de recherche en civilisation canadienne-française de l’Université d’Ottawa oriente ses recherches sur la question franco-ontarienne et en 1976 est fondé l’Institut franco-ontarien par des professeurs de l’Université Laurentienne située à Sudbury.
Parmi les acteurs ayant contribué à faire de Sudbury le centre de rayonnement de la nouvelle culture franco-ontarienne, le poète Patrice Desbiens est certainement l’une des figures les plus marquantes. Né en 1948 à Timmins, dans le nord-est de l’Ontario, Desbiens s’est surtout fait connaître avec son quatrième recueil, L’homme invisible / The Invisible Man, paru chez Prise de parole en 1981. « Livre-emblème de Desbiens et de sa communauté culturelle » selon Elizabeth Lasserre (citée par Melançon dans Desbiens, 2008 : 6), ce texte a ceci de particulier que chaque poème en français comporte sa contrepartie en anglais sur la page en regard, mettant ainsi en scène la dualité constitutive du « Franco-Ontarien » / « French-Canadian » (Desbiens, 2008 : 22-23), et, surtout, les distorsions que son image subit sous la pression du regard de l’Autre, en l’occurrence, le Canadien anglais. À L’homme invisible / The Invisible Man a fait suite le recueil Sudbury, publié en 1983 chez Prise de Parole, soit au moment où la maison d’édition fête son dixième anniversaire. En faisant de Sudbury même le point focal, la matière centrale de son recueil, Desbiens invite ses lecteurs à considérer la trajectoire parcourue par les Sudburois et, par extension, la minorité franco-ontarienne, depuis la rupture entre l’Ontario français et le Québec et depuis l’émergence du mouvement d’affirmation identitaire subséquent. Marqué par la désolation et une pauvreté aussi bien matérielle qu’ontologique, Sudbury rend compte de la précarité dans laquelle s’écrit encore la poésie franco-ontarienne dix ans après la fondation de Prise de parole. Nous posons l’hypothèse que le recueil de Desbiens peut se lire comme une réponse au bouillonnement intellectuel – et à la prise de parole qui lui a été corollaire – survenu en Ontario et, plus particulièrement, à Sudbury. Fortement autoréflexif, ce recueil interroge le statut de la parole du poète en situation minoritaire à partir de la mise en scène du quotidien banal et répétitif de la vie à Sudbury. Ce faisant, Desbiens manifeste une conscience aiguë de l’exiguïté de la communauté franco-ontarienne, toujours effective en 1983, et révèle le rapport ambigu que le poète entretient à la poésie même. L’écrivain met en scène ce que l’on pourrait nommer une poétique de la parole piégée, au sens où la parole, dans Sudbury, apparaît contrainte à un infini mouvement circulaire qui oscille entre la négation et l’affirmation de la condition minoritaire franco-ontarienne, manifestant par là ce que François Paré appelle « l’apothéose de la marginalité » (Paré, 2003 : 166).
Sur les 13,5 millions d’habitants de l’Ontario, les francophones ne représentent qu’environ 4,8 % de la population (Office des affaires francophones, 2011). Or, à l’inverse de diverses communautés minoritaires qui possèdent un territoire « réel » susceptible de faire l’objet de revendications, les Franco-Ontariens, eux, constituent une minorité sans territoire propre et sont dispersés aux quatre coins de cette vaste province qu’est l’Ontario. La proportion de francophones en Ontario risque par ailleurs de décroître au cours des prochaines années en vertu de la récente hausse du taux d’immigration. Au sujet du multiculturalisme canadien, François Paré note que la société anglo-canadienne « fonctionne comme une culture aux fortes tendances occultantes et hégémoniques » et se sert du « multiculturalisme bien-pensant » pour « tend[re] à effacer la mémoire de ces “migrants de l’intérieur” qu’ont été les Canadiens français à divers moments de l’histoire du pays » (Paré, 2003 : 88). Sans territoire clair, sans véritable reconnaissance officielle, les Franco-Ontariens font ainsi face, et ce depuis les années 1960, à la menace de leur disparition. Alors qu’auparavant la visibilité et la promotion de la langue française au Canada était largement prise en charge par les Québécois (Gervais, 1985), le néo-nationalisme québécois a engendré un certain durcissement de ses frontières, isolant la communauté francophone de l’Ontario et la confrontant à ce que l’on pourrait décrire comme une forme inédite de solitude. Si nous avons mentionné précédemment que l’histoire québécoise depuis la Révolution tranquille a été un facteur déterminant dans la prise de conscience franco-ontarienne, il faut toutefois ajouter que l’identité franco-ontarienne s’est, dès ses premières formulations, mesurée à la menace réelle de sa disparition.
- Note de bas de page 1 :
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P. Desbiens (2001). Sudbury (1983), dans Sudbury. Poèmes 1979-1985, Sudbury, Prise de parole, p. 106. Désormais, les références à ce recueil seront indiquées par le sigle S, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.
La conscience de la marginalité des Franco-Ontariens, voire de son isolement dans un territoire qui ne lui « appartient » pas, structure la représentation de l’espace dans Sudbury. À l’image de sa communauté, le sujet lyrique « manque » d’espace : jour après jour, le je refait le même circuit le menant de son appartement au bar « Coulson ». La répétition anaphorique du syntagme « Tous les chemins mènent à Coulson1 » dans le recueil illustre l’exiguïté de Sudbury : en substituant ironiquement Coulson à Rome dans le proverbe connu, Desbiens manifeste, d’une part, l’étroitesse du territoire, et, d’autre part, la désolation caractéristique de celui-ci. De fait, le bar Coulson, où le sujet aboutit quotidiennement, est ce lieu où les hommes « se cachent sous la cagoule de l’alcool » et « disent n’importe quoi / en attendant / en attendant » (S, 104). Loin d’ouvrir l’espace à l’Ailleurs, les routes dans Sudbury ne conduisent les hommes qu’à Coulson, où l’on finit, dans l’ivresse procurée par l’alcool, par oublier ce que l’on attend : c’est ce qu’indique l’absence de complément d’objet direct au syntagme verbal « en attendant », véritable leitmotiv du recueil. À la « cagoule » de l’alcool, qui amortit, voire dissimule la douleur intérieure, s’ajoute le voile de fumée, issue de l’usine, soit « la grande cheminée de Sudbury » (S, 132) qui masque l’horizon : le « flou » définit ainsi à la fois le paysage intérieur et le paysage extérieur dans le recueil. Desbiens, par la formule « [t]out est tellement vague » (S, 105), condense, en quelques mots seulement, la condition des Franco-Ontariens, lesquels évoluent dans l’ombre de la société hégémonique, en l’occurrence le Canada anglais. Par ailleurs, le recueil, qui s’ouvre avec les vers « On se promène / on se promène / on va à Coulson » (S, 103), se clôt sur le complément circonstanciel, isolé en un seul vers, « à Coulson » (S, 169), révélant par là qu’il n’y a ni d’issue ni de fuite possible, que « [t]out commence et finit ici » (S, 169). Paradoxalement, même s’ils sont établis sur un immense territoire, les Franco-Ontariens et, chez Desbiens, les Sudburois, sont condamnés à évoluer dans un infime périmètre. S’esquisse ainsi une première forme de circularité dans le recueil : les hommes de Sudbury, désignés par Desbiens par le pronom personnel « on », se retrouvent quotidiennement, par un mouvement devenu presque mécanique, à Coulson.
- Note de bas de page 2 :
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Lasserre ajoute même que « [l]es très nombreuses mentions de la nourriture renvoient non à des mets appétissants ni surtout nourrissants mais à une version altérée et décadente de ces qualités sous la forme de produits industriels, bon marché et mauvais, qui reflètent et renforcent à la fois la désintégration des personnages et de leur monde. » (1997, p. 67)
- Note de bas de page 3 :
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Le terme anglais « bouncer » désigne le portier d’un bar.
- Note de bas de page 4 :
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Le participe présent « crissant », qui dans le contexte du poème signifie « mettre », est forgé à partir du juron « criss », parfois écrit « crisse », qui tire son origine du vocabulaire religieux.
L’homme, dans Sudbury, est en effet dépossédé de lui-même : le corps se dirige à demi-conscient vers Coulson et la « main » qui porte le verre de bière à la bouche est comparée à une « pelle mécanique » (S, 118). L’animalité la plus abjecte guette l’homme qui « tourne dans son sommeil comme un poulet sur une rôtissoire » (S, 119). Tel que le souligne Élisabeth Lasserre, dans l’œuvre de Desbiens, « [i]l n’y a qu’un pas pour que, de consommateur, l’homme aliéné devienne objet de consommation2 » (Lasserre, 1997 : 67). Aucune trace d’un lyrisme, chez Desbiens, qui s’essaierait à « compenser » ce quotidien difficile : le poème se fait dur, vulgaire, violent même par endroits, comme dans ces vers où le je « descen[d] en ville […] où la réalité est un bouncer3 qui s’excuse en te crissant4 à la porte » (S, 141). L’accès au monde, au réel, est refusé aux hommes : dans le nord de l’Ontario, au « rêve américain » se substitue plutôt le « cauchemar canadien » (S, 105). La seule Amérique qui s’offre à ces « bâtards de l’Oncle Sam » (S, 113) est sans substance, comme le « Kentucky Fried Chicken » (S, 114) dont se nourrissent un homme et sa famille et les films populaires américains que regarde cet homme en se masturbant (S, 119).
Dépossédés, à demi-conscients, les hommes dans Sudbury sont pour ainsi dire « invisibles », pour reprendre le titre du recueil précédent de Desbiens. Si les années 1970 furent celles de l’affirmation identitaire, de la prise en charge « positive » du destin collectif des Franco-Ontariens, force est d’admettre que, chez Desbiens, cet optimisme des débuts est irrémédiablement absent. En dépit de l’effervescence culturelle évoquée en introduction, il apparaît clair, pour Desbiens, que l’invisibilité des Franco-Ontariens est toujours prégnante en 1983. À plus forte raison, c’est la faillite même du discours identitaire né dans les années 1970 qui est dépeint dans Sudbury :
En 1972, c’était tellement plus facile.
En 1972, on était tellement plus dociles.
Maintenant, il n’y a plus personne à écouter.
Maintenant qu’on sait qui on est, personne nous reconnaît. (S, 125)
En 1972 – année précédant la fondation de la première maison d’édition franco-ontarienne, Prise de parole – la minorisation des Franco-Ontariens pouvait toujours passer sous silence : la « docilité » face à la culture dominante était beaucoup plus « facile », puisque la minorité ne revendiquait pas encore son existence sur la place publique. Ces vers ne sont évidemment pas dépourvus d’ironie : il serait en effet surprenant que le quotidien à Sudbury ait été bien différent que celui décrit par Desbiens dans son recueil. Or, si c’était plus « facile » en 1972, c’est que l’espoir d’être entendu et d’ainsi acquérir une visibilité, espoir qui fonde la revendication identitaire, n’avait pas encore véritablement pris forme. Or, une décennie plus tard, alors que l’idée d’une identité et d’une culture franco-ontariennes s’est affirmée – « Maintenant qu’on sait qui on est », écrit le poète –, la reconnaissance, elle, tarde à venir et s’avère toujours aussi incertaine.
Desbiens n’hésite pas à démonter le discours identitaire franco-ontarien né dans les années 1970 dans l’un des poèmes les plus durs de Sudbury :
Tes poèmes sont déprimants.
(Le rêve refusé.)
[…]
Il ne faut pas être négatif.
(Le rêve refusé.)
Il faut être positif.
(Le rêve refusé.)
Ça pourrait être pire.
(Le rêve refusé.)
[…]
La poésie fêtée.
(Le rêve refusé.)
La parole publiée.
(Le rêve refusé.)
Le mensonge imprimé.
(Le rêve refusé.)
On s’aime.
(Le rêve refusé.) (S, 154)
- Note de bas de page 5 :
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L’emploi du discours direct libre dans ce poème provoque en effet une indétermination énonciative qui permet de croire que les énoncés adressés au je ont été en quelque sorte « intégrés » par celui-ci et se fondent ainsi dans son propre discours.
Si le je qui s’énonce dans Sudbury réfère au poète lui-même en raison de l’autoréflexité traversant le recueil entier, l’attaque du poème, « Tes poèmes sont déprimants », ne peut être attribuée à aucun énonciateur précis. Or, les énoncés « Il ne faut pas être négatif », « Il faut être positif » et « Ça pourrait être pire » qui suivent ce premier vers inscrivent le poème dans l’ordre du discours social dominant, voire de la doxa. La suite du poème ne laisse aucun doute : Desbiens met en scène, de façon ironique, le discours célébrant la venue de la communauté franco-ontarienne à la parole. Il est en ce sens possible de lire le syntagme « Tes poèmes sont déprimants » comme un reproche formulé par la communauté à l’endroit du poète dont la voix discordante ne se plie pas à l’injonction générale d’optimisme, lequel s’abreuve aux diverses manifestations de la mise en acte de la parole franco-ontarienne (« La poésie fêtée ») et de son passage à l’écriture (« La parole publiée »), passage largement tributaire de la naissance de la maison d’édition Prise de parole. Le poète est ici celui par qui arrive la mauvaise conscience, celui qui oppose son regard critique à l’autocélébration régnante : impossible, en effet, de ne pas déceler la pointe ironique dans le vers « On s’aime », syntagme mimant, dans sa syntaxe même, le repli sur soi-même guettant la revendication identitaire. En dépit de la force de pénétration de la doxa, manifestée par l’absence de guillemets aux énoncés qui en relèvent5, le poète, lucide, fait le choix de marteler ce qu’il en est réellement de la condition franco-ontarienne, à savoir que le rêve d’une reconnaissance est « refusé ». Les parenthèses signalent par ailleurs l’isolement de l’énonciateur, voire le caractère superflu, malvenu même, de sa parole dans l’ambiance festive régnante.
Desbiens, dans Sudbury, interroge la possibilité réelle de la littérature et, de façon plus large, de la culture dans son ensemble, à modifier les structures d’exclusion dont est victime la communauté franco-ontarienne :
Radio-Canada ne brise pas la douleur.
Robert Paquette ne brise pas la douleur.
Cano ne brise pas la douleur.
Pierre et le Papillon ne brise pas la douleur.
Jocko Chartrand ne brise pas la douleur.
Chalet ne brise pas la douleur.
La Nuit sur l’étang ne brise pas la douleur.
Le Festival Boréal ne brise pas la douleur.
Le patriotisme ne brise pas la douleur.
Tous les rigodons au monde ne brisent pas la douleur.
Toute la poésie au monde ne brise pas la douleur.
L’ACFO ne brise pas la douleur.
Les amis ne brisent pas la douleur.
Il ne reste que le silence.
Il ne reste que la distance.
Il ne reste que la douleur. (S, 154)
En dépit de la vitalité de la scène littéraire et musicale de Sudbury, vitalité illustrée par l’énumération de multiples artistes, organisations et événements animant la ville, le « silence », la « distance » et la « douleur », eux, ne s’estompent pas. Ce poème soulève le problème de la représentation et de la performance dans l’espace public en contexte minoritaire, problème abordé par François Paré dans son essai La distance habitée :
La prise en charge de l’espace public est rarement spontanée, n’étant en fin de compte possible que dans un contexte institutionnalisé qui échappe à l’aléatoire. Si je suis présent au monde en tant que Franco-Ontarien, dans ma propre genèse identitaire, si j’ose m’exprimer dans ma différence, c’est toujours par le biais d’une mise en scène jamais inopinée. Si la communauté minoritaire se manifeste dans sa différence, c’est par un jeu soigneusement répété, à l’intérieur de cadres administratifs précis, obtenus le plus souvent à coups de dures luttes et de longs préparatifs. Cette édification constante des conditions institutionnelles qui permettent aux Franco-Ontariens d’apparaître dans le champ majoritaire et dans l’évidence socio-politique inhérente à ce champ répond en partie à de profonds sentiments d’abandon et de honte, qui hantent toujours la communauté dominée. (Paré, 2003 : 171)
C’est cette institutionnalisation inévitable de la performance et de la représentation dans l’espace public de la communauté franco-ontarienne que met à l’avant-plan Desbiens dans le poème cité précédemment. Si, par exemple, la Nuit sur l’étang pouvait apparaître, lors de sa création en 1973, comme une manifestation relativement « spontanée » de la culture franco-ontarienne, il n’en est plus du tout ainsi dix ans plus tard. S’appelant à l’origine « Une nuit sur l’étang », ce spectacle, conçu par le professeur de l’Université Laurentienne Fernand Dorais et quelques étudiants pour clôturer un colloque, ne dispose à l’origine que de faibles moyens et n’attire qu’environ 200 personnes. Or, dès l’année suivante, le nom de l’événement devient « la Nuit sur l’étang » et sont alors établis divers principes comme ceux stipulant que « la Nuit sur l’étang sera une soirée de création franco-ontarienne » et qu’« elle sera multidisciplinaire et imposera des exigences uniformes (absence de décor, même cachet pour tous les artistes) pour privilégier un spectacle collectif et non individuel » (Pichette, 2007). La télévision de Radio-Canada est même invitée à « capter l’événement dont les meilleurs moments seront diffusés ultérieurement sur son réseau national » (Pichette, 2007). Ce fait, peu anodin, indique à quel point l’institutionnalisation et la récupération par la culture hégémonique de cet événement ont été rapides. Qui plus est, en 1983, pour souligner le dixième anniversaire du spectacle, « on fait appel aux artistes des premières heures dont CANO-musique et Robert Paquette » (Pichette, 2007) : en une décennie seulement, ce qui avait été une manifestation spontanée de la culture franco-ontarienne en ébullition s’est transformé en un « happening » auto-célébrant sa propre réussite, versant déjà dans la nostalgie de sa propre naissance.
Par ailleurs, si Desbiens ne réfère pas explicitement à la captation de la Nuit sur l’étang par Radio-Canada, il n’en demeure pas moins que les mentions de la société d’État canadienne dans Sudbury illustrent le rapport problématique qu’entretient la culture franco-ontarienne avec cet appareil gouvernemental :
La télévision est allumée.
(Le rêve refusé.)
Les lumières sont fermées.
(Le rêve refusé.)
Nos yeux regardent.
(Le rêve refusé.)
Nos yeux regardent.
Le rêve diffusé.
(Le rêve refusé.)
Le rêve diffusé.
(Le rêve refusé.)
Ici Radio-Canada.
(Le rêve refusé.)
Et cetera
(Le rêve refusé.) (S, 154)
Radio-Canada, appareil de promotion culturelle par excellence, peut bien accorder une certaine visibilité à la culture franco-ontarienne, toutefois, il n’en reste pas moins que l’apparition de cette minorité dans les institutions de la culture hégémonique ne « brise pas la douleur » (S, 154), puisque, d’une part, cette visibilité de la minorité est hautement ponctuelle, et, d’autre part, cette reconnaissance se limite au domaine symbolique. La diffusion, par exemple, des « meilleurs moments » de la Nuit sur l’étang de 1974 par Radio-Canada dans une plage horaire déterminée, peut être interprétée comme une « sorte d’imposture », pour reprendre les termes de François Paré :
Les sociétés occidentales sont maîtresses de l’illusion de la différence, en ce qu’elles se plaisent à projeter le spectacle de la marginalité. Dans la culture nord-américaine (et ses multiples variations partout dans le monde !), la reconnaissance des minorités, quelles qu’elles soient, permet de préserver les vertus de transparence et de tolérance qu’aime s’attribuer la culture majoritaire. La culture dominante est toujours profondément jalouse du dynamisme de ses marges. Trop souvent, dans les sociétés occidentales, au Canada notamment, les communautés minoritaires sont l’objet de subtils projets d’appropriation, destinés à en réduire l’effet réel de différenciation. (Paré, 2003 : 51-52)
La répétition alternée des syntagmes « Le rêve diffusé » et « (Le rêve refusé) » dans le poème de Desbiens illustre a quel point la récupération par la culture hégémonique d’événements promouvant la culture franco-ontarienne a un effet profondément déréalisant : le « rêve », bien que « diffusé », ne devient jamais réalité et demeure « refusé », précisément parce que le « pur miroitement de l’image » (Paré, 2001 : 132) médiatisé par la télévision allumée de Desbiens n’est que cela, une image, laquelle subjugue le spectateur et l’immobilise dans la noirceur (« Les lumières sont fermées ») et dans le mutisme, ainsi que le laisse penser le « Et cetera » laconique en fin de poème.
Si Desbiens, dans Sudbury, critique le discours identitaire franco-ontarien et la reprise dont il fait l’objet par la culture hégémonique, le poète participe pourtant, d’une certaine façon, à la construction et à la diffusion de ce discours même. Fortement ancrée dans le quotidien sudburois, la poésie de Desbiens fait en effet corps avec le destin de la communauté franco-ontarienne. En témoigne notamment l’omniprésence des déictiques dans Sudbury qui assoit le texte dans l’ici-maintenant du quotidien sudburois. Cet aspect de l’œuvre de Desbiens, qu’a mis en lumière Elizabeth Lasserre, contribue à faire du poète « un membre parmi les autres du “nous” franco-ontarien pour lequel il témoigne, offrant non une perspective externe mais bien une vision de l’intérieur, prise pour ainsi dire dans ce quotidien aliénant » (Lasserre, 1997 : 69). En dépit de l’aspect critique de son œuvre, il y a bien une certaine forme de prise en charge du destin collectif de la communauté franco-ontarienne chez Desbiens, prise en charge qui s’effectue, dans le poème, par l’abondance de déictiques qui inscrivent l’écriture dans l’ici-maintenant et évoquent « la parole vivante »(Lasserre, 1997 : 69).
L’aspect fortement oral de la poésie de Desbiens contribue également à ancrer l’énonciation dans cette « parole vivante » dont parle Lasserre. L’oralité dans Sudbury se donne notamment à lire dans la suppression des articles, comme dans les vers « On se promène dans tempête / le sourire gelé dans face » (S, 105), suppression qui « mime » le français oral ayant cours en Ontario et transpose dans l’écriture la brutalité de la langue parlée. La pénétration de l’anglais dans la langue poétique chez Desbiens concourt également à « oraliser » l’écriture et à mettre ainsi en relief la dualité de l’anglais et du français en contexte franco-ontarien :
Waitress.
Waitress.
Le paysage est laid et le
boss est anglais.
Waitress !
Waitress !
Service !...
Une ronde pour la table !
C’est Sudbury samedi soir
et t’es notre seul espoir. (S, 108)
L’emploi du terme anglais « boss » en lieu et place du substantif français « patron » reflète la structure de domination qui prévaut en Ontario, structure qui se répercute dans la langue parlée : l’anglais, comme ce fût le cas au Québec avant la Révolution tranquille, est la langue du « boss », c’est-à-dire la langue du pouvoir, en dépit de législations comme la Loi de 1969 sur les langues officielles qui fait du français et de l’anglais les deux langues officielles du Canada et la Charte canadienne des droits et libertés de 1982 qui garantit aux enfants le droit à l’instruction en anglais ou en français suivant la langue dans laquelle leurs parents ont été éduqués (Gouvernement du Canada, 2014). Au sujet de ces législations, François Paré estime que
[d]ans l’univers culturel du Canada anglophone […], la langue française sert avant tout de logo, dans un bilinguisme passif et peu coûteux qui renvoie à un idéal de tolérance, souhaité par une certaine élite, aimant se voir parler cette langue, emblématique de ses fantasmes d’acceptation de la différence. En Amérique du Nord, la culture anglo-dominante est particulièrement allergique aux aspérités et aux gestes de résistances. (Paré, 2003 : 52)
Le Canada est, pour reprendre les termes de Desbiens, un « pays qui est tellement poli / qu’on se croirait presque libre » (S, 156), au sens où l’idéal de tolérance affichée par la majorité contribue à semer le doute chez la minorité quant à la situation linguistique en cours, qui est celle de la diglossie. Ainsi, la langue maternelle, qui représente souvent en contexte minoritaire le dernier rempart contre l’assimilation, est chez Desbiens atteinte, « trouée » par l’anglais, phénomène résultant en un appauvrissement généralisé du français. Dans Sudbury, la langue qui, par son oralité affirmée, s’ancre dans le quotidien de la communauté franco-ontarienne, est pauvre et signale la blessure qui atteint le sujet dans son intimité la plus profonde. De fait, l’appauvrissement du français entraine un appauvrissement sur le plan ontologique ; elle affecte le sujet au point où celui-ci « per[d] toute notion de qui [il est] » (S, 157). Le sujet nage dans la « confusion » (S, 105) la plus totale, sa langue étant traversée, voire occupée par la langue de l’Autre.
C’est en ce sens qu’il faut comprendre le privilège accordé aux autres formes d’expression dans Sudbury : la musique et la danse représentent des alternatives à l’écriture « pure », terrain miné s’il en est un. Au cœur même du langage, et à partir de celui-ci, s’ouvrent ainsi d’autres espaces d’expression où le sujet se dégage, certes ponctuellement, des entraves posées par la situation linguistique en Ontario français. Par exemple, les multiples répétitions et anaphores structurant Sudbury introduisent un rythme soutenu dans le recueil et infléchissent le texte vers la chanson, genre « rassembleur » par excellence, en raison de la dimension performative qui lui est inhérente. Cette dimension est même explicitement convoquée dans le poème suivant, qui explore la notion de rythme à la fois formellement et thématiquement :
Danse avec moi
Sous la lune travestie
Danse avec moi
Sous la lune transpercée.Danse avec moi
Sous la lune de Sudbury
Danse avec moi
Petite louve incandescente. (S, 109)
La répétition alternée des syntagmes « Danse avec moi » et « Sous la lune » procure au poème un rythme particulier qui oriente le texte vers la chanson alors que le rythme lui-même est thématisé par le verbe « danse » qui, par sa forme impérative, instaure un espace dialogique dans le poème où l’Autre, le « tu » qui fait l’objet de l’adresse du « je », est invité à participer, à « performer » la danse avec l’énonciateur. Le thème de la danse, forme d’expression passant par le corps, relègue la question du langage à l’arrière-plan, phénomène accentué par les substantifs « lune » et « louve » qui créent à même le poème un univers « primitif » où les corps s’unissent dans le récitatif et dans la danse. Le poème performe ici une forme de rassemblement collectif, où le mouvement des corps importe, au final, plus que le contenu sémantique du texte.
Il y a donc une forme de prise en charge du destin franco-ontarien chez Desbiens : les déictiques, l’oralité et la dimension performative du poème manifestent une conscience exacerbée de la condition minoritaire des francophones de Sudbury. Ces trois aspects de l’œuvre de Desbiens relèvent d’un seul et même phénomène, qui est celui de la mise à mal de la Poésie. Par la pauvreté de sa poésie, voire son anti-intellectualisme, Desbiens fait corps avec sa communauté et refuse l’échappée dans une poésie qui transcenderait les circonstances de sa production. Sudbury met en ce sens en lumière l’accès refusé, pour les communautés minoritaires, à la République mondiale des lettres (Casanova, 1999). Alors que les cultures dominantes sont parvenues à accéder à une certaine forme d’« universalité » et se sont par conséquent « déspatialisées », les cultures minoritaires, et notamment les minorités appartenant à ce qu’on appelle la « francophonie », se sont retrouvées « confinées aux notions d’espace » (Paré, 2001 : 99). Leur accès au « monde » étant fait, les grandes cultures sont des cultures du temps : ce qui importe n’est pas la provenance des écrivains, mais la « valeur » de leurs écrits « dans l’évolution de la pensée dite universelle » (Paré, 2001 : 99). Chez Desbiens, la lucidité est telle que son écriture est traversée de part en part par ce confinement dans l’espace exigu de Sudbury et le temps n’est autre que celui du quotidien désespérant de la communauté franco-ontarienne : comme les « habitants de ce pays / [qui] ne s’accablent pas / de métaphores inutiles » (S, 112), Desbiens refuse les « beaux mots » (S, 158) qui mimeraient une appartenance à la Poésie, à l’institution littéraire, appartenance qui, dans les faits, n’existe pas.
Desbiens prend ainsi le revers du discours d’affirmation identitaire né dans l’Ontario français dans les années 1970, discours qui se nourrissait de l’espoir de rendre la communauté franco-ontarienne visible : la poésie de Desbiens – ou, plutôt, son anti-poésie – se refuse en effet à toute fonction de célébration :
Je ne suis le matelas de personne, je ne suis la béquille de personne, prends ton grabat et mange de la marde, j’aime mais je ne guéris pas, c’est trop de trouble, je ne suis pas ton aspirine, je ne suis pas ta carabine, je ne suis pas ton lance-flammes, je ne suis pas ta chanson d’amour, je te parle de la mort. (S, 143)
Le je s’oppose explicitement aux diverses fonctions que se voit souvent attribuer le poète en contexte minoritaire : il n’y aura, chez Desbiens, pas de soutien (« matelas », « béquille »), pas de révolte violente (« carabine », « lance-flammes »), ni de rédemption (« chanson d’amour »). Dans son célèbre essai « Profession : écrivain », paru en 1963, le québécois Hubert Aquin indique, au tout début de son texte, que dorénavant, il se « réjoui[t] de tricher avec [s]a vocation » et se « transform[e] systématiquement en non-écrivain absolu » (Aquin, 1971 : 47). Le refus de la profession d’écrivain correspond chez Aquin au refus de la fonction de compensation accordée à l’art par les institutions de la culture hégémonique :
La domination d’un groupe humain sur un autre survalorise les forces inoffensives du groupe inférieur : sexe, propension aux arts, talents naturels pour la musique ou la création… […] L’important est-il que je sois doué pour les arts ? Non, mais de savoir que je suis doué pour les arts du fait même que je suis dominé, que tout mon peuple est dominé et que son dominateur l’aime bien tzigane, chantant, artiste jusqu’au bout des doigts, porté tout naturellement vers les activités sociales les plus déficitaires. Au fond, je refuse d’écrire des œuvres d’arts, après des années de conditionnement dans ce sens, parce que je refuse la signification que prend l’art dans un monde équivoque. Artiste, je jouerais le rôle qu’on m’a attribué : celui du dominé qui a du talent. Or, je refuse ce talent, confusément peut-être, parce que je refuse globalement ma domination. (Aquin, 1971 : 51-52)
C’est cette sublimation de la lutte politique dans l’art que Desbiens récuse lorsqu’il critique le discours identitaire franco-ontarien et sa reprise par les institutions gouvernementales et, plus particulièrement, par Radio-Canada. Par son anti-poésie, Desbiens formule sa résistance à l’égard des « mangeurs de littérature » (S, 158) qui, selon Aquin, feignent de s’intéresser à la production culturelle des groupes minoritaires pour les tenir à distance du champ de l’action politique. La récupération idéologique de la littérature franco-ontarienne par la culture hégémonique n’est jamais bien loin, et c’est le danger de cette récupération que répète inlassablement l’écriture de Desbiens.
Or, à l’inverse d’Aquin qui, par et dans le genre de l’essai, théorise les conditions d’écriture en contexte minoritaire, Desbiens, lui, n’intellectualise pas les rapports de domination structurant l’espace franco-ontarien : dans Sudbury, ces rapports ne font pas l’objet d’une distance théorique. Ils sont plutôt « vécus » à même l’écriture poétique et débouchent sur ce que l’on pourrait qualifier de poétique de la parole « piégée », au sens où il n’y a pas d’issue possible, ni de compensation pour celui qui, malgré tout, se résout à écrire. Piégée, la parole l’est, dans la mesure où elle oscille entre la négation et l’affirmation de la condition identitaire franco-ontarienne, phénomène métaphorisé par la tentation de l’oubli, de l’exil, dans Sudbury :
Treize heures d’autobus entre Hearst et Sudbury
[…]
Chaque ville chaque village chaque visage imprimés
pour toujours dans les fenêtres teintées de cet
Americruiser.
[…]
Cet autobus qui me met hors de moi-même en
m’amenant
plus près de moi-même.
Cet autobus qui me rapproche de mon peuple en le
laissant derrière lui. (S, 124)
L’Americruiser, qui, par son nom, évoque l’exploration des vastes territoires de l’Amérique, ne conduit le poète qu’à se « rapprocher », symboliquement, de sa communauté : chez Desbiens, les kilomètres parcourus ne signent ainsi jamais l’oubli. Au contraire, c’est lorsqu’il quitte Sudbury que le poète ressent le plus fortement son appartenance à sa collectivité. Ainsi, à l’espace exigu de Sudbury correspond paradoxalement un espace psychique sans limites qu’il s’avère, au final, impossible de quitter :
Dans chaque maison les miroirs sont parfaits et lisses
comme la folie.
Je suis un citoyen de cette folie.
Résidence impitoyable et permanente.
Je cours comme un animal
dans ma ville natale.
Je ne peux pas partir et
je ne peux pas revenir. (S, 140)
Le poète est celui qui porte en lui la « malédiction collective » (Paré, 2001 : 172), celui pour qui la prise de distance est impossible. De ce rapport de proximité, voire de fusion, avec le destin de la communauté franco-ontarienne surgit le spectre peu rassurant de la folie qui, chez Desbiens, prend la forme du dédoublement du sujet, ainsi que le thématisent les miroirs dans Sudbury, qui « attend[ent] » (S, 121) le sujet à son réveil. La prise de distance – théorique, physique ou symbolique – s’avérant impossible, le poète menace de sombrer dans la folie la plus pure à tout instant. La parole se referme alors sur elle-même, mimant l’exiguïté affligeant le sujet et sa communauté :
On joue avec le feu et
le feu joue avec nous.
[…]
Et tous nos rêves d’hier et toute la sincérité de
nos prières ne peuvent pas guérir le délire qui
nous habite. (S, 105)
La syntaxe des deux premiers vers de ce poème illustre la circularité à laquelle est contrainte la parole dans Sudbury : dans un effet de miroir le sujet de la première proposition, le pronom « on », devient le complément dans la proposition suivante. Le danger, symbolisé par le feu, est là qui guette le poète ; ne reste, dans ces conditions, que la possibilité, et c’est le pari que prend Desbiens, de mettre en scène, dans l’écriture même, l’absence de tout sens, l’absurdité du quotidien à Sudbury.
Est-ce à dire qu’il n’y a pas d’issue possible, pas de rupture envisageable du « cycle de [l’]aliénation » (Paré, 2003 : 168) que subissent les Franco-Ontariens ? Pour Desbiens, il semble que la réponse à cette question soit négative : dans Sudbury, la critique du discours d’affirmation identitaire franco-ontarien né dans les années 1970 et de la récupération idéologique dont il a fait l’objet par les institutions hégémoniques laisse peu de place à l’espoir. S’il y a néanmoins participation du poète à la construction d’un certain discours sur la condition minoritaire des Franco-Ontariens, c’est sur le mode négatif qu’elle s’effectuera : la mise en scène de l’espace exigu de Sudbury et de la dépossession dont sont victimes les membres de cette communauté, tout comme la forte présence de l’oralité dans l’écriture poétique de Desbiens signalent l’appauvrissement ontologique résultant de la minorisation des Franco-Ontariens. Pauvre, anti-intellectuelle, désespérée même, la poésie de Desbiens se refuse à toute fonction compensatoire, tentant peut-être par là déjouer toute possibilité de reprise idéologique par les institutions hégémoniques. Le parti pris de Desbiens pour la représentation du quotidien répétitif et aliénant de Sudbury comporte toutefois sa part de danger, ainsi que le manifeste le thème de la folie qui referme la parole sur elle-même et emprisonne le sujet d’énonciation dans la répétition quasi-névrotique de son désespoir.
La littérature franco-ontarienne s’est, au cours des dernières années, largement diversifiée autant dans sa forme que dans ses thèmes, transfigurant par exemple le manque d’espace des Franco-Ontariens décrit par Desbiens dans Sudbury en « ouverture sur le monde » par le biais de la mise en scène de « voyages, périples, explorations de régions parfois lointaines » (Hotte, 2001 : 7). En dépit de ce que Lucie Hotte qualifie de « régénération de la littérature franco-ontarienne », force est d’admettre, avec François Paré, que la minorité franco-ontarienne fait toujours face à une « absence réelle de pouvoir » (2003 : 168) et que « la culture franco-ontarienne est profondément mise en jeu (en péril ?) par l’uniformisation croissante du continent nord-américain et de la société occidentale » (2003 : 158). Dès lors, si la poétique de Desbiens – dont nous avons ici relevé quelques traits marquants comme l’oralité et la performativité – est demeurée relativement constante au fil des années, c’est peut-être parce que le poète sait à quel point les structures d’exclusion dont sont victimes les communautés minoritaires mettent du temps à se modifier – si elles ne se modifient jamais.