Faire parler le silence à haute voixau sein des minorités

dans Portrait d’une jeune artiste de Bona Mbella de Frieda Ekotto

Charles Gueboguo 

https://doi.org/10.25965/dire.481

Dans cet article nous posons comme hypothèse, à partir d’une posture critique, l’existence d’une alliance dialectique entre l’écriture romanesque et la problématique des femmes qui aiment les femmes dans le travail romanesque de Frieda Ekotto. A partir de la lecture de son roman Portrait…, on peut y retracer une reconfiguration critique des espaces d’expression sexuelle à partir des marges. Dans son univers fictionnel l’écriture, à partir de la marginalité sociosexuelle, permet de ressortir toute la vulnérabilité des systèmes sociaux et de repenser le vide de ses prénotions, notamment dans la sphère de la performance du désir et de la pratique sexuelle chez le sujet minoré femme.

The aim of this paper is to analyse Frieda Ekotto’s novel, Portrait… and to critically outline how she challenges sexual expressions spaces from the margin. Through a critical close reading, I argue that the author enables a dialectical alliance through her writing and the issue of women who love women in Africa. In her fictionnal world, writing from the socio-sexual margin is a means to focus on the vulnerability of social systems. And moreover, to rethink the emptiness of its prejudices vis-à-vis the performance of desire and sexual practices among women subject.

Sommaire
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Seyla (1992).

Note de bas de page 2 :

 Foucault (2008: 27).

La problématique de la marge reste au cœur des préoccupations des aventures romanesques chez Frieda Ekotto. Elle met en scène dans son espace textuel discursif la double marginalité, sociale et sexuelle, des petites gens avec une emphase sur les minorités féminines qui aiment les femmes en Afrique francophone. Le but est de faire entendre la vibrante profondeur du silence de leur vécu sociosexuel. A travers une lecture de son roman Portait d’une jeune artiste de Bona Mbella (2010), je postule pour l’existence d’une alliance dialectique1 dans son travail romanesque avec la problématique des femmes qui aiment les femmes. Ce qui suggère une reconfiguration critique des espaces d’expression sexuelle des marges. L’hypothèse est que dans son univers fictionnel l’écriture, à partir de la marginalité sociosexuelle, permet de ressortir toute la vulnérabilité des systèmes sociaux et de repenser le vide de ses prénotions ; notamment dans la sphère de la performance du désir et de la pratique sexuelle chez le sujet minoré femme. Il est d’abord question de saisir en quoi Portrait d’une jeune artiste… pose les jalons critiques de la subversion (Ausklärung) pour faire place, ensuite, à l’expression d’une subjectivité culturelle nouvelle : la sortie de la minoration (Ausgang)2. A ce niveau la femme-auteure, et non plus la société, décide d’écrire son histoire sur son corps : manière de réappropriation de sa condition de sujet, c’est-à-dire un être libre qui décide de son à-venir. L’analyse proposée se fera à partir du cadre théorique de la notion de « critique », c’est-à-dire, le mouvement par lequel le sujet se donne le droit d’interroger la vérité sur ses effets de pouvoir d’une part, et d’autre part interroger le pouvoir sur ses discours de vérité. Autrement dit, l’art de « l’inservitude volontaire, celui de l’indocilité réfléchie » qui a la fonction principale de dés-assujettissement (Foucault 1978 : 39)

I- « Au commencement était le chaos » : portrait du Portrait d’une jeune artiste de Bona Mbella

Portrait… est l’histoire de deux protagonistes Chantou et Panè qui se déroule au cœur d’un quartier, Bona MBella, un « Quat » qui a la réputation d’être difficile, atroce, bref le ghetto de la ville (14). L’aventure romanesque a deux narratrices. La première est Chantou. Elle est une adolescente de dix sept ans qui évolue dans le quotidien de son quartier. C’est elle d’ailleurs qui nous présente ce Bona Mbella dont la découverte reste un perpétuel « travail d’invention », et où surtout le système D de la débrouille reste central. Là-bas, en effet : « les petites gens déambulent sans répit, engagés dans une lutte commune : d’abord, se nourrir, ensuite nourrir les autres… activité qui les occupe à plein temps » (13). La seule démarcation entre les pauvres et les riches dans cet espace est celle de la conscience de classe. Cependant, malgré les impératifs de la survie, les gens gardent le sourire quand ils choisissent d’y rester, y vivent les uns dans les vies des autres comme ils le peuvent. Ils ne manquent surtout pas d’oser les impossibles :

« Les garçons sont collés aux clients éventuels qui grouillent dans les rues. Les filles attendent dans les chambres de passe sordide où plane l’odeur de sperme et des virilités de contrebande. Comment savent-ils que vous êtes à la recherche d’un objet rare – un os humain par exemple ? Où voient-ils que vous tenez à rester discrets ? De quelle manière se négocie un échange d’enfants, de jeunes filles et de femmes ?... Peu importe ce que vous cherchez : demande et on te donnera… N’aie pas peur, essaye toujours, c’est notre devise. » (14)

Il ressort de ce qui précède qu’à Bona Mbella le scrupule n’est pas vertu, et c’est aussi le point de départ de toutes les tragédies. Puisque tout y est possible, l’amour entre femmes n’est pas en reste, à l’exemple des cinq filles de Ngodi : « les filles qui ne font plus « ça » avec les hommes, mais seulement avec les femmes. » (20) Chantou, qui introduit Panè la seconde narratrice, la présente en des termes révélateurs. En parlant de la passion généralisée, semble-t-il, dans le quartier pour les beaux mollets : on y distingue des mollets qui ressemblent à des « bouteilles d’Orangina » ou des « mollets Michelin » et des mollets « malabars ». Panè est « raide dingue » des femmes arborant les premiers, tandis que Chantou a une vive préférence pour les seconds. Mais dans tous les cas, elle nous dit que : « toujours les mollets d’une jeune dame en mini-jupe susciteront chez [elle] des envies de caresses » (25-26). Dans Portrait… donc, les narrations sont dédoublées en des ‘Je’ multiples, une histoire dans l’histoire. Chacune des protagonistes dira son texte, sa part de vie, pour se rencontrer en une communication des corps comme on le verra par la suite.

Pour en revenir à Panè qui ensuite nous racontera son histoire, le lecteur se rendra à l’évidence que la tragédie n’existe pas que dans le quotidien de Bona Mbella. Elle s’est aussi propagée dans les autres quartiers de la ville, et cela très tôt. Le quartier de Panè se nomme Mpongo, elle y grandit en orpheline. Sa mère est morte des suites des couches. Elle sera élevée par Sita Ndomé, une parente, qui l’allaitera jusqu’à ses cinq ans, avant elle aussi de « s’endormir pour toujours ». Elle synthétise elle-même sa vie à Mpongo ainsi : « j’ai commis le meurtre à l’âge de onze ans, et mon viol, lui, remonte à mes sept ans » (61). En effet, après le décès de sa seconde mère, Sita Ndomé, Panè sera récupérée par les voisins qui la réduiront en une enfant-esclave-amante. Tous les hommes de la famille ont pris l’habitude de la « baiser régulièrement » (65) : le père, Mota Loko, son fils et même un ami de la famille, Sango Kouta. La femme de Mota Loko, elle-même victime résignée subissant les assauts physiques et sexuels du père et du fils, ne parlera jamais de ses misères : « elle verse des flots de larmes. Son fils la bat aussi, comme son père et l’injurie de temps en temps en public… Un jour je l’ai vu grimper sur sa mère. Il l’enfile comme le fait le père » (64). Elle finira par se donner la mort, pendue à un arbre, laissant la petite Panè à la merci de ces hommes dont elle est convaincue qu’ils l’« achèveront avec leur pénis surdimensionnés » (67). Pendant ces moments de sévices et de déchirements à la fois de son corps et de son âme, elle reçoit en guise de réconfort la visite dans les rêves de Sita Ndomé. Elle l’aidera à venir à bout de ces hommes qui abusent d’elle. Munie d’une flèche, Panè les assassinera en les laissant baigner dans leur sang, puisqu’elle aussi a nagé dans son sang depuis qu’elle a été violée (59). Elle décrit avec précision et sang-froid ses gestes : « Je retire la flèche et je l’enfonce dans le ventre, puis dans l’autre jambe, puis dans l’autre fesse. J’enfonce et je la retire ; j’enfonce, je retire. Je répète les coups pendant plusieurs minutes » (76). Il est intéressant à ce niveau de voir dans les gestes de Panè une similitude avec les mouvements de va-et-vient que les violeurs ont commis dans son corps. Dans le meurtre elle mime l’acte sexuel, l’acte de ses meurtres devient ainsi l’acte sexuel objet de ses souffrances. Mieux, elle les émasculera : « je coupe d’un geste sec le pénis. Une mare d’hémoglobine se forme… Ces trois pénis sont le sceau de ma vie » (76-77). Elle dit que cet acte d’émasculation l’aura totalement transformé et par cette émasculation, elle annonce qu’«  aucune enfant ne sera plus violée à Mpongo » (77). Elle s’enfuira dès lors de Mpongo, ce village où elle a souffert avec le silence complice des voisins, et où elle a commis un meurtre libérateur avec la complicité, cette fois-ci de la nature : une pluie torrentielle qui empêchait les cris de ses victimes d’être entendus (76). C’est depuis lors qu’elle ne se vêt que de rouge, qu’elle a échoué à Bona Mbella pour fuir cette horrible histoire et qu’elle chante, à la fois pour exprimer sa douleur et sa haine (59). C’est par ailleurs à travers ses chansons que, telle une nymphe, elle attire les clients par la beauté de sa voix. Le chant est devenu l’expression de son champ vécu, celui de sa vie meurtrie.

Le récit de Panè ne va pas entamer l’intérêt sexuel et romantique que Chantou a pour elle. Elle la protégera. Elle gardera son secret et n’ira pas la dénoncer à la police. A la question de savoir ce que l’on ressent à coucher avec une femme qui a tué trois hommes, Chantou répond sans ambages : « rien de particulier. » Puis elle ajoute, « tant il est vrai que Panè m’avait séduite par sa voix, son corps, ses seins… Maintenant je jouis de tout cela de façon inespérée… Mes mains suivent les contours de ses fesses, de son ventre, de ses cuisses, de ses seins pointus, de ses épaules… Je sens Panè s’ouvrir sous mes doigts, comme une fleur. » Et de conclure, « elle chantonne mon nom en deux tons « Chan Tou. Chan Tou. Chan Tou. » Le moment où elle bascule dans la jouissance est celui où je suce ses orteils » (82-83). Pour Chantou, Panè n’a pas tué, mieux sans cet acte elle n’aura jamais eu le plaisir de jouir d’elle. Panè est son héroïne, malheureuse victime d’un système orchestré où le seul moyen d’assumer l’épouvante c’est de s’abandonner à sa sauvagerie : « nul ne comprend comment j’ai pu massacrer trois hommes sains de corps, mais qui l’étaient peu d’esprit. J’ai sectionné leurs organes, je les ai exhibés sur la place. Ce fut le jour de ma renaissance. » (58) Et probablement, l’auteur suggère aussi que la libération de la femme de sa condition d’assujettissement passe par la mort du Phallus.

Portrait… dépeint un univers social tragique, voire chaotique, mais dans celui-ci, il existe un espace de manœuvre où les femmes peuvent exprimer leur condition de minoritaire, s’aimer entre elles. En effet, c’est seulement après le récit de Panè que Chantou entre véritablement dans une relation de couple avec elle. Cet amour entre les deux protagonistes n’est rendu possible qu’après la mise à mort du Phallus, qui est en même temps, système et instrument de domination. Toutefois, il faudrait aussi ajouter que l’amour entre Panè et Chantou, l’amour entre femmes dans Portrait… ne semble pas troubler l’ordre des choses dans « le quat ». Deux témoignages dans le roman nous l’indiquent. Il s’agit de l’épisode annonçant le retour en vacances de Muyengue Kongossa, une amie à Chantou qui s’est exilée en Occident, et le récit de la cousine de Chantou, Kalati, qui vit à Cuba et qui ne parle que munie de son cigare.

Muyengue Kongossa est l’archétype de la jeune fille qui quitte son pays parce qu’il n’y a pas de ressources. Pour essayer de trouver un avenir prometteur elle choisit l’aventure en Occident. Une fois rentrée, comme c’est souvent la coutume chez plusieurs, elle s’attend à impressionner les populations restées à travers un style vestimentaire et des coiffures qui se veulent sophistiquées. Elle adopte une coupe de cheveux « mohawk teintée en blond » (29). Mais à son grand étonnement, elle apparaît pour les locaux comme une « revenante », un objet de curiosité, comme en témoigne le père d’une de ses amies dont elle voulait retrouver le contact : « Mais tu ressembles à un fantôme, ma fille ! C’est quoi cette coiffure. C’est de Mbengué ? Tu veux me dire qu’à Paname, la belle France, les gens se coiffent comme toi ? » (32) Avant de lui signifier, au pas de la porte (elle n’aura jamais été invitée à rentrer à l’intérieur du domicile, ce qui est une atteinte au principe d’hospitalité dans plusieurs sociétés africaines), son souhait qu’elle ne rencontre pas sa fille qui vit désormais à l’étranger avec son Blanc, de peur de l’effrayer avec sa coiffure. Toutefois, le fait le plus signifiant à faire ressortir ici est le commentaire de Muyengue Kongossa. Elle confie à Chantou son envie de repartir en Occident, non sans lui préciser : « tu as réussi à trouver une partenaire de vie, une femme qui t’aime et que tu aimes. Que c’est étrange de voir que les gens du quat ne disent rien sur ta vie sexuelle » (32). Ce qui suggère que la vie sexuelle de Chantou n’est pas cachée et est connue de tout le quartier, sans aucune réprobation. Mieux, d’après Muyengue Kongossa, Chantou dont elle dit être fière, vit et assume son amour pour les femmes. Fait qu’elle trouve « génial » (33).

Note de bas de page 3 :

 Est-il pourtant exclu? Bien que de nombreuses sociétés mettent en scène des rapts rituels et obligatoires avant le mariage, le problème n’est pas posé en ces termes dans le récit. L’avis de la protagoniste n’est clairement pas sollicité.

A ce niveau, la narration renverse les idées établies qui jusque-là voulaient que tous ceux qui reviennent d’Occident avec leurs ‘bizarreries’ soient des vedettes une fois de retour dans leur pays d’origine. Le récit suggère que l’Occident ne fait plus rêver à Bona Mbella, mais surtout que l’homosexualité n’y est pas une importation. En effet, ce n’est pas Muyengue Kongossa qui rentre d’Occident transformée en amoureuse de femmes, mais c’est bien Chantou, qui elle, a toujours vécu au « quat ». En outre, l’amoureuse de Chantou, dont on saura par la suite que c’est Panè, est une femme du pays, ‘bien de chez nous’ comme on dirait là-bas, et qui n’a pour autre profession que la vente de beignets dans la rue. Il était déjà fait allusion, au début de notre propos, au fait que le récit narratif mettait en scène des gens ordinaires, à la limite, marginaux. Il ressort en effet que Chantou et Panè sont des femmes, donc déjà potentiellement marginalisées dans la société phallocratique où elles évoluent. Ce caractère phallocratique apparaît clairement dans la scène du rapt d’une autre jeune amie de Chantou, du nom de Bito, par un vieillard du nom de Pa Moutoumé. La famille de Bito s’en indigne, mais par la suite finira par demander au vieillard de verser une dot pour compenser la perte, sans que les parties n’aient besoin de se rendre à un tribunal occidental. La raison en est qu’il s’agit « d’une pratique bien connue des ancêtres » où l’« on s’accapare de la femme qui adoucit le cœur, c’est tout ! » Cela suppose que son consentement n’est pas requis3. Et souvent, comme ce fut le cas pour Bito, la nuit même du rapt la femme devient femme/propriété de l’homme par la consommation de l’acte sexuel (47). Ainsi donc, après la sanction indiquée par « le conseil des sages », à savoir que Pa Moutomé devait payer une dot à la famille, Bito « est devenue la femme de Pa Moutomé presque sans s’en apercevoir. De ce mariage naissent onze enfants » (48). La scène romanesque de Portrait… est donc un univers phallocratique où les femmes sont potentiellement utilisées comme des commodités sexuelles et domestiques. En outre, Panè est une meurtrière et Chantou demeure une adolescente. Etant amie de Bito, il peut être suggéré qu’elles ont le même âge, dix sept ans. C’est donc au sein de cette marginalité à facettes multiples que l’amour entre Chantou et Panè est établi dans Portrait

Note de bas de page 4 :

 Tante

Mieux encore, comme le suggère « la cousine Kalati de Cuba » venue en vacances à Bona Mbella, la sœur de la mère de Chantou, Tanty, vivrait un amour discret avec une vieille amie à elle, et désormais amie de la famille, Tanty Ebégné. L’explication de la cousine Kalati a des relents de révolution. Pour elle, Tanty a souffert, plus que quiconque, « de la violence coloniale » (35). Elle affirme que nombreuses sont ces mères qui se séparent de leurs enfants pour ne jamais plus les revoir quand ils vont en Occident. C’est une tragédie d’après elle : « Pour ma tanty4, la postcolonie commençait et s’arrêtait à l’aéroport de Douala, où elle avait vu chacun de ses enfants s’envoler à bord d’un avion qui les menait quelque part vers l’Occident » (38). Mais non seulement elle a vécu la tragédie de voir ses enfants être arrachés à la mamelle nourricière pour s’exiler à jamais mais son mari s’en ira aussi « chez les Blancs », l’abandonnant toute seule. C’est alors qu’elle commencera à éprouver et à entretenir de la haine pour les Blancs, les mukala, mais elle trouvera également une manière de réconfort auprès de « Tanty Ebègnè, son amante secrète… sa compagne de vie » (36-38). L’amour, pas si secret que ça en fin de compte, entre Tanty et Tanty Ebègnè, n’est une fois de plus rendu possible qu’après le départ du mari et des enfants en Occident. Cela peut suggérer une allégorie qui voit dans la pénétration occidentale en Afrique, un arrachement de sa force vive la laissant démunie ou avec, pour seul bagage l’essence même de sa survie : l’amour… entre femmes.

En effet, si l’Occident est un piège attrayant pour les Africains, il ne semble pas avoir eu raison de l’essence même des relations entre les femmes qui, une fois les enfants et les maris partis à l’aventure, peuvent vivre leur désir sans la contrainte sociale et la nécessité de se cacher. Mieux, le statut même de cette femme est révélateur de sa marginalité sociale. En effet, Tanty est décrite comme une femme « simple, pauvre et paysanne », dévouée à son seul mari, jusqu’à ce que celui-ci l’abandonne après qu’il eut terminé ses études de médecine (36). Dans tous les cas, Chantou, décrite par Kalati comme la « cousine écervelée, la gouine, qui suce les seins des filles » (35), Tanty, Panè et tanty Ebègnè dans leurs amours sont les parangons de personnes marginales qui vivent une sexualité, un désir vrai, profond, sincère et passionné au vu et au su de tous. C’est en cela que Portrait… pose les jalons de la possibilité de l’amour entre femmes, après la mort du Phallus, loin du viol/vol de l’Occident. Tout ce que l’Occident a ramené en Afrique, nous suggère ce roman, c’est un ensemble d’artefacts (la coiffure Mohawk teintée en blond) dans lequel le monde de Bona Mbella ne semble pas se reconnaître.

II- Du chaos vers une nouvelle citoyenneté culturelle

Note de bas de page 5 :

 Cité par Sanli (2011: 289).

Le concept de citoyenneté culturelle est défini chez Miller Toby comme le droit de savoir et de parler5. Sanli montre que cette notion a pour visée de déconstruire la hiérarchie selon laquelle dans la société ce seraient seulement les faits politiques et économiques qui devraient être prioritaires pour être abordés. Cela permet de postuler pour une continuité idéologique inscrite dans ce roman et les positions politiques de son auteur.

Nous allons aborder cette continuité sous la forme de ce que nous appelons une alliance dialectique. Par alliance dialectique, il ne s’agit pas de se borner à présenter les similitudes entre les écrits de l’auteur, mais de mettre en exergue les outils argumentatifs récurrents de l’auteur et de les poser comme pont narratif marqueur de sa créativité et de son projet politique. Ce projet politique est de sortir la catégorie femme de la minoration en faisant rejaillir à haute voix le silence de ces vécus sociosexuels, loin du vide des idées reçues. Cela n’est possible qu’à travers l’adoption d’une attitude critique. En d’autres termes, l’Aufklärung kantien tel qu’il est repris par Foucault, c’est-à-dire l’attitude critique de la part d’Ekotto apparaît nécessairement comme puissance de questionnement et de subversion des relations de pouvoir, des relations que le sujet entretient avec le pouvoir et la vérité. C’est une capacité de résistance symbolique dans laquelle Foucault voit une vertu, parce que la question de la connaissance dans son rapport à la domination passe d’abord et avant tout : « à partir d’une certaine volonté décisoire de n’être [plus] gouverné » (1978 : 53). Il s’agit d’une attitude à la fois individuelle et collective visant à sortir de la minorité.

En effet, chez Foucault la minorité, ou le statut de minoration d’un groupe ou d’un individu, se définit comme un défaut ou un refus d’être et de volonté. Il place dans le sujet lui-même une volonté, une disposition à agir et à critiquer en vue de transformer à la fois les idées reçues (les vérités) et le sujet lui-même d’une part, et d’autre part, la disposition à critiquer les conditions dans lesquelles le pouvoir a été amené à produire des discours de vérité, et ces vérités à faire autorité : manière de force de loi au sein de la société. C’est pourquoi il est possible de voir dans le discours de la cousine Kalati la manifestation de ce déploiement. Il suggère que les femmes se sont toujours aimées librement à Bona Mbella et que ce serait l’Occident qui y aurait introduit ses interdits. Le récit de l’amie Muyengue Kongossa ne dit pas autre chose où le retour de la ‘mbenguiste’, celle qui vit en Occident, est vu comme un non-événement, et où elle doit elle-même se rendre compte qu’à l’évidence il y a eu des changements dans la société. Il est notable de constater que c’est elle qui trouve « étrange » le fait que les gens du « quat » ne trouvent rien à redire à la vie sexuelle de Chantou. Il est davantage significatif de constater que Panè qualifie le jour où elle a émasculé ses bourreaux comme le « jour de [sa] renaissance ». Ce qui laisse suggérer, comme nous le disions déjà, que la libération de la minorité passe par la castration, la mise à mort du Phallus. Cette opération aboutit à une « sortie », de fait, de la minorité : Ausgang (Foucault 2008 :28-29). C’est alors que peut se déployer l’amour entre femmes sans aucunes contraintes patriarcales. Comment cette liberté, cette nouvelle citoyenneté culturelle est-elle déployée ?

Note de bas de page 6 :

 Voir son premier roman (2005).

Elle se déploie d’abord par la métaphore du refuge dans la bibliothèque paternelle. Chantou y trouve refuge lorsqu’elle est séparée d’un être qui lui est cher. Dès le début elle annonce ce qui suit : « je suis née à Bona Mbella… Je le quittai sur un deuil, celui de la mort d’une très chère amie. Je m’exilai alors dans la bibliothèque de mon père » (10). Cette fuite vers le savoir livresque légué par le père est une thématique récurrente dans l’acte d’écriture chez Ekotto6. Très souvent, dans cet espace de la connaissance, ses narratrices s’imprègnent de l’aura, de la pensée, mieux de la pensée des auteurs qui ont construit la stature intellectuelle de ce père-là.

Ensuite, l’expression de la nouvelle citoyenneté culturelle passe aussi chez Ekotto par le style écrit. Ses protagonistes utilisent un ethos de style en « Je ». J’appelle ethos de style, en rapport avec le mouvement d’écriture, un système de valeurs implicites incorporé depuis l’enfance dont on pourrait retrouver les traces dans le projet romanesque d’un auteur donné. A partir de celui-ci l’agent-écrivant projette, dans un style écrit, des réponses aux problématiques qu’il aborde. Or, il a été signalé en début d’analyse qu’Ekotto est préoccupée par la mise en voix sociosexuelle des marges, des femmes qui n’ont pas de voix. Ce d’autant plus qu’à Bona Mbella, « le désir de se raconter, qui hante tant de bourgeois, ne les taraude guère » (17). Alors, on peut postuler qu’elle se fait l’écho vibrant de leur voix, à partir de leurs marges, c’est-à-dire à partir des positions qu’elles occupent dans les abords, dans les marges de la société. Pour l’auteur qui est également universitaire, la question lesbienne reste un enjeu sérieux. Mais un sujet auquel les agents sociaux en Afrique surtout accordent une importance modérée. Il s’agit donc de rétablir les rapports de pouvoir et de justice et de construire un nouveau commencement, comme le souligne Maria Pia Lara reprise opportunément par Sanli :

« Literature in the form of biographies and autobiographies has fashioned ‘new beginnings’ for women, facilitating the understanding between self and other. Women’s artistic narration in the firs-person helped other women challenge the limited understanding of justice » (2011: 288).

Note de bas de page 7 :

 Voir Ekotto (2010).

Aussi, l’économie politique de l’action d’Ekotto a-t-il quelque chose à voir avec son acte d’écriture qui rentre dans une alliance dialectique avec le sujet de l’homosexualité féminine qu’elle aborde. Elle espère que les lecteurs de ses récits verront qu’ils ne sont plus des abstractions dans son pays d’origine, voire sur le continent7. L’alliance entre les écrits d’Ekotto et la thématique autour de la question des femmes qui aiment les femmes suggère un partage des outils de créativité de l’auteur. Le but s’inscrit dans l’effort de la sortie de la minorité.

En choisissant d’écrire sur la femme, son corps et son vécue sexuel, Ekotto opte pour la libération de celle-ci de sa condition minoritaire. Dans sa narration, la sexualité entre femmes reste ce versant si présent mais ignoré qui surprend presque toujours l’être humain. D’où la renaissance. Avec le postulat évoqué d’une alliance dialectique entre les écrits romanesques de Frieda Ekotta et la problématique des femmes qui aiment les femmes, l’hypothèse de la renaissance de la femme en tant qu’entité autonome devient plausible. Cela devient possible puisque le Phallus est mort (Panè l’ayant coupé, et ce faisant, a proclamé sa « renaissance »).

Si le Phallus est donc mort dans Portait…, c’est dire qu’un espace de renaissance pour la femme a été libéré. Et l’amour entre femmes s’apparente dès lors à la reconquête de cet espace intimisé. L’exploration du corps de l’autre-identique sera associée à l’exploration de la vie car, dans cette dynamique, se connaître c’est connaître l’autre. S’accepter, c’est comprendre l’autre. Le rapport sexuel entre femmes devient un face à face à soi, le miroir, le point de transition entre un intérieur et un extérieur révélateur d’un vrai moi et qui contribue à former le ciment des rapports sociaux : entre la femme et les femmes ; entre la femme et sa société. Le rapport au corps, corps de femme connaissant son corps et connaissant le corps de la femme, devient le rapport au corps social. C’est une vie qui fait place au gouvernement de soi (le corps de la femme devient un objet connaissable par la femme elle-même) et à la connaissance savante (les livres du père consulté par la protagoniste dans la biblitohèque). 

Ekotto semble avoir politisé le corps de la femme dans Portrait… pour le dépolitiser en l’associant à la problématique de l’amour entre les femmes. Il est politisé en ceci qu’il est ‘accaparé’ par les hommes qui peuvent le violer à répétition (Panè), ou le ravir et le posséder (Bito). La politisation s’opère par la dénonciation de cet état de fait. Il se dépolitise dès l’instant où le Phallus est mort, libérant un espace pour la théâtralisation des désirs et des préférences (sexuels) intimisés. Dans Portrait…, il y a une ambition réelle d’émasculer le patriarcat car ce n’est qu’à partir de ce moment que la femme se pense, se touche, se fait plaisir, se donne du plaisir, et donne du plaisir à la femme : la souveraineté phallocentrique morte est ressuscitée chez elle. Le toucher de soi par l’autre-identique suggère aussi la possibilité de se gouverner, en même temps qu’elle est conquête d’une autonomie. La femme est en possession de son être, de son corps. Elle est révolution dans le champ des possibles qui révise les règles hétérocentriques. Il y a comme une volonté de recentrer le désir sexuel féminin pour lui donner un droit de cité légitime dans les représentations sociales.

Conclusion

Note de bas de page 8 :

 Voire violemment condamné cf. Ouganda et Nigéria.

Tout au long de cet article, il s’est agi de démontrer comment Frieda Ekotto dans son roman, Portrait…, essaie d’investir le champ des marges pour porter à voix haute une réalité sociosexuelle souvent condamnée en Afrique au silence. Notre lecture, utilisant comme cadre théorique l’approche critique inspirée de Foucault, a proposé comme hypothèse de départ une alliance dialectique entre l’écriture romanesque d’Ekotto et la problématique de l’homosexualité féminine en Afrique francophone. Ce qui a permis de suggérer une continuité avec l’action politique de l’écrivain : contribuer à la sortie de la minorité d’une catégorie spécifique. Cette alliance dialectique, au-delà d’une simple cartographie des récurrences, a permis d’indiquer qu’il s’agissait d’un pont permettant de saisir les outils de créativité et de désassujetissement dont se sert l’auteur. En effet, il est important de noter que le fait homosexuel en Afrique est presqu’unanimement relégué dans les marges8. Dans la géographie du corps social se théâtralise la performance du système symbolique de domination masculine et d’assujettissement. Dans Portrait… Frieda Ekotto pose les jalons de ce que sera l’expression de la renaissance : à travers la mise à mort du Phallus, et de l’effort de renversement des paradigmes qui permettent la lisibilité de l’amour entre femmes en Afrique. Elle a fait dès lors ressortir sans détour les mécanismes de la manifestation quotidienne des amours féminins. La logique d’action du jeu et son enjeu c’est de pouvoir re-négocier avec le confinement imposé pour que les relations de pouvoir (et non plus de domination seulement) soient rétablies. Ce faisant, l’auteur dans son aventure romanesque a créé un espace différentiel dont le but a été d’inverser la tendance dominante pour aller vers une fragmentation, une séparation, un émiettement non subordonnés à un centre ou à un pouvoir central phallocentrique. L’espace différentiel sera donc un contre-espace. Une marge pensante, non plus à partir des marges de confinement du Phallus, mais à partir des marges assumées, et projetées en principe de différenciation, pour légitimer une lecture de la société à partir de possibles infinis dans l’infini.