QSV Agro-environnementales et changements de société : Transition éducative pour une transition de société via la transition agroécologique
Les débats sur l’évolution et les impacts de l’agriculture sur la santé, sur l’environnement naturel ou socio-économique conduisent à considérer les questions agro-environnementales comme une question socialement vive. La transition agroécologique vers un système plus durable, soutenue par les instances politiques, est confrontée à un verrouillage du régime socio-technique. Le maintien d’un enseignement d’une agriculture intensive contribue à ce verrouillage socio-technique. L’enseignement des questions socialement vives peut contribuer au déverrouillage pour s’orienter vers la transition agroécologique, d’une part, grâce à des ingénieries didactiques innovantes et participatives qui constituent des innovations de niche, et d’autre part, en inscrivant l’enseignement dans un paysage sociotechnique relevant de la « late » modernité. La late modernité oblige à prendre quelques distances avec l’idée de progrès ou de rationalité et à considérer les dimensions politiques et économiques, les incertitudes et les risques ainsi que les valeurs dans les problématiques agroenvironnementales.
The debates on the evolution and impact of agriculture on health, on the natural or socioeconomic environment lead us to consider Agri-environment issues as a socially acute questions (SAQs). The agroecological transition towards a more sustainable system, supported by the political authorities, faces a lock in socio-technical system. Maintaining a teaching of intensive agriculture contributes to this socio-technical lock in. The teaching of socially acute questions can contribute to unlocking to move towards agroecological transition, firstly, through innovative educational engineering and participatory learning which constitute niches for innovation and secondly, by entering teaching in a socio-technical landscape within the late modernity. The late modernity obliges to take some distances with the idea of progress or rationality and to consider the political and economic dimensions, uncertainties and risks and the values in agri-environmental issues.
L’agriculture s’est largement intensifiée depuis la fin de la seconde guerre mondiale et a pu ainsi augmenter sa production et sa productivité. L’agriculture intensive a émergé dans un contexte de pénurie alimentaire, et a introduit progressivement la domination d’une logique de rentabilité.. Des impacts négatifs variés ont été dénoncés très tôt, comme autant de Questions Socialement Vives Agricoles (environnementales ou sanitaires), mais malgré une remise en cause de ce type d’agriculture, un verrouillage socio-technique a empêché le développement d’autres modèles agricoles. Ce n’est que récemment que la politique agricole cherche à généraliser un autre régime socio-technique, celui de l’agroécologie qui est devenue à son tour une Question Socialement Vive. Nous analysons ici en quoi le système d’enseignement, et particulièrement l’enseignement des QSV, contribue au verrouillage ou au contraire à une transition de la société dans le domaine agricole, alimentaire et environnemental.
1 - Théorie des transitions vers la durabilité
Dans le cadre de la théorie des transitions, Geels et Shot (2007) proposent un modèle d’analyse des transitions vers la durabilité dans une perspective multidimentionnelle (Multi Levels Perspective - MLP) et structurelle en définissant trois niveaux : i) les niches (le lieu d'innovations radicales), ii) les régimes socio-techniques (le lieu de pratiques établies et des règles associées qui stabilisent les systèmes existants), et iii) le paysage sociotechnique exogène. La transition est un processus non linéaire qui aboutit au passage d’un régime socio-technique à un autre sous la pression et les interactions des deux autres niveaux (cf. fig 1). Un régime socio-technique est un processus composé de « cognitive routines and shared beliefs, capabilities and competences, lifestyles and user practices, favourable institutional arrangements and regulations, and legally binding contracts » p. 27. Dans le contexte agricole, les routines sont marquées par l’adhésion des acteurs à un genre professionnel, ici celui d’exploitant agricole performant, qui fait obstacle à l’émergence d’un système socio-technique alternatif (Vidal & Simonneaux, 2013 ; Frere, 2014 ; Lipp, 2014). Ces systèmes techniques, socio-culturels, économiques et politiques co-évoluent en cohérence avec des investissements de matériel, d’organisation et de compétences. Les régimes socio-techniques sont caractérisés par des verrouillages qui limitent les innovations et les transitions. Selon Geels et Shot (2007), à l’échelon micro, l’innovation de niche se développe dans des espaces protégés (laboratoires, projets de démonstration, nouveaux marchés…), par des petits réseaux d’acteurs souvent marginaux. Ces niches sont cruciales dans l’émergence de transitions socio-techniques. Dans le cas de la transition agroécologique, l’innovation de niche ne se fait pas forcément dans des espaces protégés, mais plutôt dans des exploitations agricoles innovantes dans lesquelles les acteurs co-construisent en réseau de nouveaux savoirs distribués avec ou sans la collaboration de chercheurs ou d’agents du développement agricole. Le paysage socio-technique représente un contexte macro à la fois économique, culturel et politique comportant une forte inertie. Cette théorie se fonde sur une approche systémique qui éclaire les processus en jeu dans le choix d’une voie technologique au fil du temps. Chaque système est caractérisé par une tension entre des technologies, des politiques, un contexte économique et des valeurs de la société, qui peu à peu instaurent un équilibre dynamique qui orientera son développement. Les intérêts de chacun des acteurs de la trajectoire sont renforcés par le choix des autres. Ce verrouillage se caractérise alors par « un vaste ensemble d’acteurs à tous les niveaux de la filière et dans les institutions concernées, trajectoire qui se « verrouille » au fil du temps, empêchant certains retours en arrière du fait de l’articulation étroite des différents éléments qui la composent, et cela malgré les impasses qui peuvent la caractériser, et marginalisant les voies alternatives » (Lamine et al., 2011, p. 124).
Fig. 1. Multi-level perspective on transitions (Geels & Shot (2007) adapted from Geels, 2002, p. 1263).
La transition agroécologique représente un changement de régime sociotechnique. Le régime sociotechnique peut être déverrouillé par une diffusion progressive, sous la forme de transition, des innovations de niche qui peuvent émerger dans les systèmes de production agricole (Meynard et al., 2013).
L’interrogation des logiques économiques et politiques permet d’identifier et d’analyser des points de verrouillages socio-techniques d’une transition agroécologique (Baret et al., 2013 ; Meynard et al. 2013). Ces auteurs identifient les verrouillages des systèmes socio-techniques en réalisant une analyse du réseau d’acteurs, des normes et des connaissances. Un verrouillage est une situation où « une technologie dominante empêche le développement de trajectoires alternatives » (Baret et al. 2013, p. 6).
2 - Agriculture intensive : un régime socio-technique verrouillé
2.1 - Mise en place d’un verrouillage sociotechnique
Avec le modèle industriel et la standardisation initiés par le plan Marshall après la deuxième guerre mondiale puis les lois de modernisation agricole du début des années 60 sous la houlette d’Edgar Pisani, le développement agricole a été basé sur un modèle mécanisé, motorisé et « chimique » de l'agriculture. Ce système socio-technique cible, d'abord et avant tout, une augmentation de la productivité, une amélioration des aspects techniques, l'intensification et l'intégration de l'agriculture dans le reste de l'économie. Des moyens scientifiques, techniques, économiques et politiques ont été mobilisés à dessein. .
Le paradigme de la modernisation agricole et le paradigme du productivisme
Le paradigme productiviste désigne une forme d’organisation de la vie économique dans laquelle la production est donnée comme objectif premier et repose sur une utilisation massive de ressources (renouvelables et non renouvelables) et d’intrants. Dans cette perspective, pour être pérenne, le système sous-tend des débouchés suffisants pour les produits, une grande maîtrise des techniques agricoles (Lowe, Murdoch, Marsden, Munton & Flynn, 1993 ; Allaire & Boyer, 1995).
La notion de paradigme technologique (Dosi, 1982 ; Gaffard, 1990) été introduite pour discuter des processus de changements technologiques. Le paradigme technologique représente alors un « modèle de solutions à des problèmes technico-économiques sélectionnés ». La conception d’innovations technologiques est considérée comme une activité de résolution d’un problème posé. Le paradigme technologique définit le cadre d’émergence de ces innovations et celui de leur développement. Dans la filiation de ces travaux, le paradigme chimique ou des pesticides a été proposé pour caractériser la forte dépendance des systèmes viticoles aux intrants chimiques dont les pesticides font partie (Saint-Gès, 2006 ; Ugaglia, Del’Homme & Filippi, 2011).
L’agronomie a cédé sa place dans la gestion des bioagresseurs à la filière industrielle des pesticides (les firmes internationales et leurs services de recherche et de développement). La gestion de la protection des cultures s’est alors modernisée en se sectorisant (la gestion des insectes, des maladies et des adventices). L’agronomie a été pensée comme l’intensification des cultures en se fondant sur l’introduction de toujours plus d’innovations technoscientifiques et en s’adossant au paradigme de la chimie : le recours aux pesticides est implicite et systématique dans les stratégies de protection des cultures. Ces orientations ont conduit à une augmentation massive de la production standardisée. Les systèmes productivistes cherchent à diminuer des coûts de production qui résultent de l’augmentation de la productivité du travail en intégrant des innovations technoscientifiques (mécanisation, chimisation) via une spécialisation et une intensification en produisant un grand volume (maximisation du rendement) de denrées standard. Enfin, des recherches sur les « plantes-pesticides » génétiquement modifiées ont été entamées : des firmes se sont associées aux groupes impliqués dans les biotechnologies afin de rechercher de nouvelles voies d’accroissement de la résistance des plantes en particulier aux herbicides… En parallèle de l'avènement de ces industries d’agro-fourniture et de l’agro-alimentaire, la grande distribution se développe à partir des années 70 et va amplifier ce processus de standardisation. Nous sommes alors entrés dans un système agricole régulé de plus en plus par un marché dominé à la fois en amont et en aval par les industries et qui s’accompagne d’une standardisation des modes de consommation alimentaire. Les politiques agricoles se sont dégagés progressivement de la gestion des marchés.
Cependant ce système intensif n’est pas sans poser de questions. Lorsque l’on évoque les systèmes productivistes, c’est une dérive de l’intensification que l’on souhaite mettre en avant : les externalités négatives (pollutions, uniformisation des paysages, détérioration de la qualité sanitaire des aliments par des résidus de pesticides par exemple) déséquilibrent défavorablement la balance bénéfices/risques du processus de l’intensification. On peut d’ailleurs penser que ce type d’approche contribue lui-même au verrouillage en induisant un raisonnement économiciste. Rappelons que le rendement et la marge économique ont été deux indicateurs qui ont servi à valider la logique de l’intensification pour les agriculteurs. Or, ils révèlent des signes de faiblesses des systèmes intensifs conventionnels : d’un côté les rendements stagnent et les marges économiques se réduisent pour les grandes cultures entre autres et la volatilité des prix ne permet plus de compter sur des cours couvrants les coûts de production dans un contexte de réduction des soutiens directs à la production. Comment expliquer que le modèle intensif fondé sur un pilotage de la protection des cultures par la lutte chimique ne cède pas face aux critiques, aux preuves des effets délétères y compris sur la santé des agriculteurs, et aux preuves de réussite des voies alternatives aux pesticides ? C’est cet aspect que nous abordons dans la section qui suit.
Le verrouillage socio-technique
Cinq traits saillants à l‘origine d’un système sociotechnique cohérent verrouillé sont identifiés (Vanloqueren & Barret, 2009, Lamine et al., 2010 ; 2011, Bonneuil & Hochereau, 2008) : i) l’idée d’un modèle de développement unique soutenu par un ancrage positiviste des sciences et une conception des innovations technoscientifiques associées au progrès ; ii) l’« exploitation minière » de l’eau, des sols, de la biodiversité considérés comme des matières premières et la mobilisation de certains types d’intrants (engrais de synthèse, pesticides, irrigation, variétés élites, …) ; iii) la limitation de la complexité des systèmes ; iv) des modes de soutien dans les pays du Nord qui ont favorisé les agricultures « industrialisées » ; v) une gouvernance resserrée de la profession agricole partageant la vision d’une forme agriculture industrialisée ouverte à l’exportation.
Avec l’avènement de l’agriculture industrielle d’après-guerre, un système socio technique verrouillant les alternatives aux pesticides de synthèse s’est structuré. Dans la lignée de la politique globale d’intensification de l’agriculture fondée sur la maximisation des rendements, la lutte chimique s’est renforcée à la fois pour sa facilité d’emploi, son efficacité et la rentabilité encore favorables. Toutefois, les fondements de ce système poussé à ses limites vont progressivement être disqualifiés. Les pesticides ont révélé tôt leurs limites dans des logiques de recours exclusif. Mais le système socio technique s’est construit une cohérence au fil du temps, renforçant les intérêts des acteurs et il résistera aux critiques dans un grand nombre de systèmes de production pour déboucher sur un verrouillage de la trajectoire : les solutions alternatives aux pesticides de synthèse, même fondés sur des preuves robustes attestant de leur pertinence, ne parviennent pas à s’imposer et sont écartées pour devenir inaccessibles (Vanloqueren & Baret, 2009 ; Lamine et al., 2011). Ce verrouillage empêche toujours l’évolution du système sociotechnique (les agriculteurs, les filières, l’encadrement recherche-développement-formation, les politiques, les consommateurs) de réorienter les façons de faire en agriculture.
Un verrouillage est une situation où « une technologie dominante empêche le développement de trajectoires alternatives » (Baret et al. 2013, p. 6). L’introduction de techniques alternatives est confrontée à une organisation sociotechnique existante. Par exemple, la mise en place de cultures associées de type blé dur / légumineuses est confrontée au système de commercialisation et de transformation des filières végétales organisées par produit bien qu’il existe des solutions techniques (Magrini et al., 2013). Il en est de même pour de nombreuses innovations (désherbage mécanique, …). Le conseil agricole dominant est formaté et souvent financé par les firmes agrochimiques qui verrouillent tout changement de pratiques agronomiques pour des raisons économiques et techniques. On ne peut pas changer les pratiques des agriculteurs sans penser ce qui se passe au niveau de l’amont et l’aval, c’est-à-dire ce qui se passe dans l’agrofourniture mais aussi dans toute la grande distribution et chez les consommateurs.
Pour dépasser l’approche économique classique qui traite de l’intensification, Bonny (2010) rappelle que d’autres facteurs entrent aussi en ligne de compte comme les savoirs, l’information, les services écosystémiques. Pour ce qui concerne les savoirs, les savoirs traditionnels et les savoirs locaux ont été disqualifiés au profit des savoirs scientifiques et techniques (Jas, 2005). La prévalence de ces derniers s’expliquent à la fois par la conception du progrès dont ils étaient considérés des moteurs et parce qu’ils ont été incorporés dans des biens et des services (conseils, outils d’aide à la décision). Les agriculteurs ont étoffé leurs connaissances sur les besoins des plantes, sur la reconnaissance de bioagresseurs, sur la conduite des traitements phytosanitaires au cours de la campagne de culture. Leurs connaissances sont devenues de plus en plus fines sur la conduite de la lutte chimique, mettant de côté les savoirs sur les techniques alternatives aux pesticides et la dynamique des écosystèmes. Cette dérive a été renforcée par le type d’informations disponibles et accessibles :
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d’un côté, les informations sur la conduite de la lutte chimique, sur les produits phytosanitaires comme sur leur mode d’action pour des groupes de cibles et par culture ont été largement diffusées par les firmes et des techniciens de l’agrofourniture ;
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de l’autre, les informations sur les services des écosystèmes, en particulier ceux permettant de contribuer à la gestion des bioagresseurs ont été très pauvres pour les grandes cultures (action des auxiliaires, processus d’interactions). Les informations sur les systèmes alternatifs sont restées confinés dans des réseaux spécifiques (i.e. les systèmes conduits en bio). L’information sur les systèmes économes en intrants a eu du mal, elle aussi, à percoler dans le milieu professionnel.
2.2 - Accompagnement du système d’enseignement
La spécificité de l’enseignement agricole français réside dans son appartenance au ministère de l’agriculture et non pas de l’éducation. Aussi, l’enseignement agricole a toujours relayé les choix politiques et économiques de développement agricole du ministère de l’agriculture. Déjà, au début années soixante avec les lois Pisani, l’enseignement agricole a été considéré comme un des leviers de mise en place des politiques agricoles en étant un des moyens de former et de faire adhérer les futurs agriculteurs à la modernisation et l’intensification de l’agriculture. L’enseignement agricole a été engagé et a institutionnalisé tout le processus d’une agriculture intensive et chimique. L’objectif de l’enseignement était la promotion des techniques d’intensification qui étaient également portées par les firmes, les banques et les organisations professionnelles. La vulgarisation des techno-sciences a été portée et relayée par l’école s’assurant que les agriculteurs adhéraient au modèle intensif des trente glorieuses.
On peut considérer que durant une longue période, l’enseignement agricole a été un des éléments de verrouillage d’un système agricole intensif puisque l’enseignement s’inscrivait dans le renforcement des différentes dimensions du régime sociotechnique (politique, scientifique, technologique…) tout autant que tout le système de vulgarisation agricole.
Figure 2 – Contribution du système d’enseignement au régime socio-technique.
3 – Transition agroécologique
3.1 - De l’émergence de l’agroécologie à la transition agroécologique
Les limites du système agricole intensif (impacts sur l’environnement, la qualité des aliments, la santé des agriculteurs et consommateurs, l’emploi agricole, la dépendance des agriculteurs face aux firmes agro-chimiques) sont apparues très rapidement. Dans le domaine agronomique, les nouvelles molécules pesticides ont révélé aussi leurs limites, des exemples de résistances aux bioagresseurs se multiplient partout dans le monde. Cependant, l’importance des enjeux financiers a conduit à minimiser les risques environnementaux ou sanitaires dans le discours politique dominant. Les préoccupations se sont exprimées dans la société de plus en plus fortement, notamment sur l’accroissement de la pollution, puis ensuite la couverture médiatique sur les conditions d'élevage et de l’émergence de crises telles que celle de l'ESB au début des années 2000. La pression de la demande sociale a donné naissance à un nouveau type d'activisme institutionnel (européen ou français, selon le cas) dans la défense, par exemple, du bien-être animal ou une réduction de l'utilisation des pesticides.
C’est dans ce contexte qu’émerge la notion d’agriculture biologique, officiellement reconnue avec un cahier des charges en 1980, puis la notion d’agriculture durable à la fin des années 90 en parallèle de la notion de développement durable et en 2014 l’ambition politique de « Produire autrement » sous la houlette du ministre de l’agriculture et ratifiée dans la loi d’avenir de l’agriculture par le soutien à des systèmes agricoles agroécologiques. Cette loi introduit l’idée que l'agriculture doit faire converger performances économique, sociale, environnementale et sanitaire et ce projet peut être assimilé à une forme d’agriculture durable, l’agriculture biologique étant considérée comme une des formes de l’agroécologie.
L’évolution, la complexité, la multidimensionnalité et la variation des situations dans lesquelles la notion d’agro-écologie est utilisée en font une QSV, tout comme l’agriculture durable ou l’agriculture biologique. Il serait certainement inexact de comparer stricto sensu une agro-écologie faible ou forte à l’instar d’une durabilité faible ou forte, cependant, le terme agro-écologie est utilisé dans diverses perspective. Les principes mis en avant dans l’agro-écologie, dans la perspective d’une souveraineté alimentaire et énergétique, sont le respect de ressources naturelles (biodiversité, …), l’équité sociale, la limitation de l’usage des intrants particulièrement d’origine non renouvelable et la résistance aux aléas économiques extérieurs (Altieri, 2002 ; Koohafkan, Altieri & Gimenez, 2011). L’agro-écologie doit permettre de développer un système agro-alimentaire plus autonome vis-à-vis de l’extérieur et des systèmes résilients face aux aléas externes qu’ils soient naturels ou socio-économiques. L’agro-écologie peut correspondre entre autres i) à la conception de l’agriculture biologique, la biodynamie ou la permaculture ii) à l’agriculture de conservation (des sols) qui prône l’abandon du labour, les techniques culturales simplifiées et l’implantation de couverts végétaux, iii) à l’agriculture de précision, iv) à favoriser l’expression des services écosystémiques comme la production d’oxygène de l’air, l’épuration de l’eau, la production et le recyclage de la biomasse, l’amélioration de la biodiversité, la réduction des pertes d’eau ou de nutriments, l’activité de pollinisateurs, etc., v) à l’agriculture écologiquement intensive ou doublement verte qui se doit d’être économiquement performante, vi) à des biotechnologies comme la production de plantes transgéniques sensées réduire l’usage de pesticides.
Selon les conceptions de l’agroécologie, elle peut être porteuse ou pas de principes alternatifs dans le développement de l’agriculture mais aussi dans le domaine socio-économique face à une société de consommation. Par exemple, l’engagement précoce en France de Pierre Rabhi (2001), renforcé par sa notoriété, entrerait dans cette dernière catégorie d’une agro-écologie engagée dont les dimensions sociales et éthiques ne peuvent être détachées des processus techniques : « chaque fois que nous pouvons substituer à la production des puissances économiques nos propres innovations et notre austérité heureuse, nous les rendons inutiles, et c’est là une des voies de la libération » (p. 20). Dans ce cas, elle correspond à un mouvement social émancipateur. Mais, elle peut aussi servir de slogan « vert » pour défendre l’agriculture transgénique et ses intérêts financiers.
A la lumière du cadre théorique présenté, la transition agroécologique peut être considérée comme un changement de régime sociotechnique. Le régime sociotechnique peut être déverrouillé par une diffusion progressive, sous la forme de transition, des innovations de niche qui peuvent émerger dans les systèmes de production agricole (Meynard et al., 2013). L’interrogation des logiques économiques et politiques permet d’identifier et d’analyser des points des verrouillages socio-techniques d’une transition agroécologique mis en évidence par une approche socio-technique (Baret et al., 2013 ; Meynard et al. 2013). Ces auteurs identifient les verrouillages des systèmes socio-techniques en réalisant une analyse du réseau d’acteurs, des normes et des connaissances.
3.2 - Les changements du système éducatif agricole
Avec l’inflexion des politiques agricoles européennes et françaises amorcée à partir des années 80 et la montée des politiques environnementales, le système d’enseignement agricole intègre progressivement les nouvelles orientations souhaitées par le politique, notamment en termes environnementaux. L’exemple de l’intégration de l’agriculture biologique, de l’agriculture dite durable et enfin de l’agroécologie dans l’enseignement est significatif du processus d’innovation et de changement : ce processus a été initié d’abord à partir d’initiatives individuelles de quelques acteurs, il a ensuite été encouragé dans des formations spécifiques ou optionnelles, puis reconnu dans la majorité des diplômes et dans la majorité des exploitations agricoles des lycées agricoles (cf. encadré ci-dessous). Si les intégrations novatrices se font tout d’abord à la marge ou parfois de manière optionnelle, on peut cependant relever des inflexions significatives tout d’abord à la fin des années 90 puis dans les années 2007/2008 la généralisation de l’accompagnement pour l’agriculture et le développement durable et enfin le plan « Enseigner à produire autrement » est initié en 2014 pour accompagner la loi d’avenir. Ces inflexions sont à remarquer dans la mesure où elles ont conduit à des modifications de tous les curricula, à diverses mesures d’accompagnement, de formation et de mise en réseau des enseignants (réseau agriculture biologique, réseau éducation au développement durable…) et à des actions spécifiques (bilan carbone, plan de réduction des pesticides…).
Bref historique de l’agriculture biologique (reconnue officiellement en 1980), de l’agriculture durable et de l’agroécologie dans l’enseignement agricole :
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1986 : premiers modules de formation en AB (certificat de spécialisation, modules BTA),
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Fin des années 80 : la DGER soutient la création d’un réseau AB
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1990 : plusieurs centres de formation développent un BP REA basé sur des systèmes en AB.
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1993 : premier site d'exploitation agricole d'EPL entièrement en AB.
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1994 : participation de l’EA au réseau de démonstration d’agriculture durable
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1996 : réseau éducation à l'environnement et au développement durable
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1997 : note de service DGER pour la prise en compte de l'AB dans les formations de l'enseignement agricole
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1998 : première mise en place du Bac Pro CGEA à orientation bio.
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Années 2000 : premiers stages de formation continue sur l'AB pour les enseignants
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2003 : plan national agriculture et développement durable pour l’enseignement agricole
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2007 : création d’un poste animateur réseau pour l’AB
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2007 : Education en vue du Développement Durable (EDD) dans les établissements d’enseignement et de formation professionnelle agricoles
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2008 : note de service demandant à la prise en compte systématique de l'AB dans tous les diplômes de l'enseignement agricole
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2008 : stratégie de l’enseignement agricole pour l’agriculture durable, introduction de la notion de DD dans tous les référentiels
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2008 : création de poste d’animateur du réseau éducation à l’environnement et au développement durable
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2008- 2011 : renforcement et généralisation des mesures d’accompagnement de l’AB, mise en place (multi-sites) d'une licence professionnelle en AB
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2012 : réaffirmation de la prise en compte de l'AB dans toutes les formations, dans la formation continue des enseignants et dans l'enseignement supérieur.
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2014 : 56 % des exploitations agricoles des lycées agricoles conduisent au moins une partie de leur surface selon le cahier des charges de l’agriculture biologique
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2014 : Plan « Enseigner à produire autrement »
Ces changements organisationnels et curriculaires sont importants bien qu’ils n’indiquent pas de manière exhaustive et précise la nature des changements à mettre en œuvre en matière d’enseignement-apprentissage.
Face aux choix techno-scientifiques, sociaux, politiques et économiques réalisés en modelant les curricula, le ministère de l’agriculture peut occasionnellement favoriser une attitude ou un enseignement qui pourrait être qualifié de schizophrénique avec la nécessité de s’accommoder aux intérêts économiques et à une agriculture encore largement intensive. En effet, parallèlement à la nouvelle rhétorique agroécologique, le modèle productiviste dominant est encore largement prégnant aujourd'hui, notamment en économie-gestion. La question du moteur, de l’ampleur et de la nature des changements technoscientifiques et éducatifs se pose alors.
4 – Contribution de l’enseignement des Questions Socialement Vives Agro-Environnementales au déverrouillage
En inscrivant notre réflexion dans le modèle de la transition vers la durabilité de Geels et Shoot (2007), il n’y a changement du régime socio-technique qu’en cumulant des innovations de niches et un nouveau paysage socio-technique. Nous proposons ici de montrer comment l’enseignement de QSV agro-environnementales (QSVAE) joue à la fois comme une innovation de niche et comme un nouveau paysage socio-technique.
4.1 - Innovation de niches des QSVAE
L’enseignement des QSV s’appuie sur une variété d’ingénieries didactiques. Le terme d’ingénierie retenu ici peut se rapprocher ou s’intégrer à ce que certains peuvent aussi parfois nommer modalités, dispositifs didactiques, voire stratégies didactiques en fonction des ambitions et des précisions apportées à la situation didactique. Ces ingénieries relèvent de formes particulières et se fondent sur une variété de leviers et d’outils. Parmi ces ingénieries, les recherches sur les QSV ont pu porter sur :
- Note de bas de page 1 :
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Promoting Attainment of Responsible Research & Innovation in Science Education http://www.parrise.eu/
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les débats et les jeux de rôles (Simonneaux, 2001) développés dans la perspective d’une position argumentés ont été les premières ingénieries souvent associées aux QSV,
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les dérangements épistémologiques (Simonneaux, Simonneaux & Chouchane, 2014) qui fonctionnent sur la base d’une présentation de données ou de résultats scientifiques considérés comme fiables mais contradictoires et qui a pour effet d’introduire le doute par une remise en cause des opinions et connaissances antérieures des participants,
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les échanges interculturels entre étudiants (Morin et al., 2013) qui facilitent l’émergence et une réflexivité sur les systèmes de valeurs,
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l’écriture collaborative (Morin, Simonneaux et Simonneaux, 2013) pour faciliter les interactions à distance,
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les rencontres entre chercheurs et élèves (Panissal, Brossais et Vieu, 2010 ; Molinatti, 2011) qui interrogent la représentation du fonctionnement de la recherche et des fonctions des chercheurs,
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les serious game (Simonneaux, Simonneaux et Vidal, 2010 ; Simonneaux, Leboucher et Magne, 2014) pour faciliter la motivation, les interactions et les simulations,
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les situations problèmes (Simonneaux et Cancian, 2013) pour favoriser la problématisation des élèves,
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le théâtre forum (Bérard et Simonneaux, 2015) en vue de favoriser la co-construction et l’engagement critique,
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les dilemmes (Lipp, 2016) pour introduire un questionnement éthique,
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la démarche d’enquête (recherche en cours dans le cadre du projet européen PARRISE1).
Si ces différentes ingénieries didactiques ont été développées sur diverses QSVEA et s’appuient sur une diversité de situations didactiques, leur mise en œuvre est en fait de plus en plus souvent une association de plusieurs modalités (débat + écriture collaborative ; débat + rencontre avec des chercheurs...). Mais surtout, ces ingénieries ont en commun de favoriser des interactions entre apprenants intégrant le « déjà-là » dans le processus de construction de connaissances et de faire émerger une réflexivité critique sur les savoirs, les principes et les valeurs. Ces ingénieries correspondent effectivement à des innovations de niche dans la mesure où elles sont mises en place dans des espaces limités dans le temps et l’espace par des initiatives individuelles ou un réseau d’acteurs. L’ensemble de ces ingénieries vient se cumuler dans le processus d’innovation et dans la dynamique de changement pour questionner les différentes composantes du système sociotechnique (économiques, culturelles, scientifiques, politiques…).
4.2 - Le paysage sociotechnique de la transition agroécologique s’inscrit dans la late modernité
Ces ingénieries, et plus globalement, la didactique des QSV ont en commun de s’inscrire dans un cadre épistémologique spécifique nouveau pour le cadre scolaire qui est en fait constitutif d’un nouveau paysage socio-technique.
Les relations technosciences-sociétés, agricultures-sociétés, et leurs connexions avec l’enseignement peuvent être envisagées dans une perspective socio-historique. Cela revient à positionner l’éducation dans le schéma pré-modernité, modernité, post-modernité. Le schéma ternaire pré-modernité, modernité, postmodernité reflète-t-il l’émancipation progressive de l’individu dans la société ? La pré-modernité se fonde sur la tradition et/ou la religion. La modernité est rattachée à l’idéal développé par les philosophes des Lumières. L’autorité et la tradition sont remplacées par la raison et la science, qui vont permettre le progrès fondé sur des savoirs dits vrais et objectifs. L’homme doit dominer la nature grâce à la science moderne. Se met en place un nouveau mode de production et de consommation, le capitalisme, supporté par l’innovation technologique. La modernité va de pair avec une individualisation croissante. L’éducation doit libérer l’individu grâce à la connaissance rationnelle. Le savoir scientifique, survalorisé, est transmis dans un processus top-down. Les scientifiques, techno-scientifiques, ont une position privilégiée ; ce sont les experts qui remplacent les prêtres de la pré-modernité. Le lien entre raisonnement scientifique et raisonnement social, moral, éthique n’est pas questionné. La modernité a favorisé l’émergence du régime socio-technique de l’agriculture intensive qui semble la version achevée de la maîtrise de la nature par l’homme.
Tableau 1 : De la modernité à la Late-modernité
Temps |
Idées principales |
Régime éducatif |
Régime socio-technique agricole |
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Pre-modernité |
Antiquité et temps médiévaux |
Recherche de modèles dans la nature. Vue hiérarchique de la société |
Élitiste, scolastique |
|
Modernité |
17è au début du 20è ou même jusqu’à aujourd’hui |
Idée globale des Lumières, de la science rationaliste. La rationalité est supérieure à d'autres façons de penser. Positivisme logique, Karl Popper. Empirisme. Sens Mertonien des valeurs importantes de la science telles que la recherche de la vérité, l'objectivité, l'impartialité, etc. |
Les profanes ont besoin de savoir plus de science pour apprécier et soutenir une bonne politique. Il faut penser scientifiquement. Comprendre la science d'abord, puis l’appliquer à la société. Le raisonnement social, moral, éthique n’est pas questionné. |
Agriculture intensive |
Late modernité |
Depuis la moitié du 20è |
La science est considérée comme imprégnée de relations de pouvoir. Le lien avec la société est problématique et complexe. La science a un rôle, mais en prise avec les dynamiques économiques, politiques et culturelles. Idéologies, valeurs sont reconnues. |
Contextual and situated Education contextualisée et située. |
Transition agroécologique |
Tableau élaboré avec la contribution de Levinson
On observe que la période suivante est plus difficile à cerner, que des auteurs ont proposé différents ideaux-types (post-modernité, late-modernité, modernization reflexive, modernité avancée, seconde modernité, etc.). Pour certains, la modernité est toujours prévalente et qu’il faut la défendre (Habermas). D’autres considèrent que nous sommes entrés dans la postmodernité. L’espoir dans le progrès est ébranlé par les dérives des technosciences (arme nucléaire, pollution, problèmes sanitaires). L’espoir dans le futur est remplacé par le souci de l’avenir lié aux inquiétudes associées aux effets délétères du modèle capitaliste sur l’environnement notamment. Le lien entre technosciences/agriculture et sociétés devient problématique et complexe. Le fait que la recherche et ses applications, les normes culturelles, les contextes socio-politiques et économiques, s’influencent mutuellement est reconnu. L’optimisme de la modernité est remplacé par le scepticisme, voire le pessimisme. A côté de la reconnaissance d’un savoir vrai et objectif, se développe le relativisme. L'image traditionnelle de la science a changé. La recherche est critiquée car de plus en plus affiliée aux intérêts financiers des firmes. Selon Latour, la flèche du temps de la modernité et de son corolaire le progrès ne va pas droit. « L’ancienne idée de progrès, celle que nous avons quittée récemment, permettait de ne plus faire attention, elle libérait de toute prudence, de toute précaution ; la nouvelle idée apparait plutôt comme ce qui oblige à la prudence, au choix sélectif, à un triage minutieux des possibles » Latour, Le Monde, 24 août 1996.
Beck refuse l’approche post-moderniste ; il considère que nous sommes dans une modernité nouvelle, mais toujours dans la modernité. Nous passerions d’une modernité industrielle à une modernité réflexive. Il propose de qualifier cette époque de « société du risque ». Beck (1986, 2001) suggère que la société est préoccupée par les risques associés à des réponses technoscientifiques produites pour résoudre des problèmes. La production de nouvelles connaissances scientifiques en particulier dans le domaine agricole porterait fondamentalement sur la résolution de multiples impacts (déchets, pollution, nouvelles maladies) qui ont été générés par les technosciences. Les dérives de l’agriculture intensive ont été dénoncées très tôt, mais le verrouillage socio-technique empêchait les discours et projets alternatifs d’être entendus. Le projet de la transition agroécologique s’inscrit dans la modernité réflexive, alors que l’accumulation des risques environnementaux et sanitaires est de plus en plus mise en exergue. En suivant l'analyse de Beck, dans notre société, la rationalité scientifique ne serait pas suffisante pour justifier une technoscience et aurait besoin d'être accompagnée par la critique réflexive de son impact potentiel. Beck pense que confrontés à la société du risque, aux crises, à l’incertitude, les individus vont développer une modernité réflexive, que des rationalités alternatives vont voir le jour et que de nouveaux mouvements sociaux, une ‘subpolitic’ peuvent émerger dans les interstices de la société officielle. Il est parfois reproché aux écrits de Beck d’être strictement théoriques, non étayés par des travaux empiriques. Jensen & Blok (2008) ont mis à l’épreuve sa théorie dans une étude de cas sur la question de la perception des pesticides au Danemark. Leur but était d’étudier si les Danois vivaient ou non dans une société du risque au sens de Beck. Ils ont observé dans leur étude que des profanes avaient des « risk habitus » différents (p. 765), notamment ils étaient moins inquiets lorsqu’ils avaient confiance dans une forme de modernité écologique garantissant un contrôle. « While a majority of lay-people (and a minority of counter-experts) may be said to broadly inhabit a ‘risk’ society, a majority of experts (and a minority of lay-people) rather inhabit an ‘ecological modern’ one ». Ils considèrent donc que « as a societal narrative, ‘risk society’ is hence clearly contested » (Mol & Spaargaren, 1993, p. 773) et contestent aussi Beck ; ils prônent un paradigme alternatif de « modernisation écologique » dans lequel les lobbies verts seraient là pour garantir les intérêts environnementaux. Alors la société du risque n’existerait pas grâce au progrès écologique. Dans ce cas, le progrès techno-économique de la modernité aura lieu, contrôlé par le progrès écologique.
Giddens (1994) rejette aussi l’idée de post-modernité. Il qualifie l’étape actuelle de modernité avancée. Pour lui, aucun savoir n’est définitivement stabilisé, le progrès est un mythe. Pour Therborn (2003) coexistent des « modernités multiples », c’est-à-dire que des personnes vivant des vies différentes (traditionnelle, moderne, ‘late’ moderne) partagent la même société. Ceci est similaire à la position de Douglas (1985) qui met l'accent sur l'impact culturel, sur les jugements et sur les risques. Elle estime que, dans une même culture, différents groupes peuvent avoir des conceptions différentes des risques. Ainsi, le préjugé social influe sur la perception du risque d'une personne. Selon Lipovetsky et Charles (2004), a émergé une société hypermoderne qui remplace la société postmoderne en raison d'une anxiété associée à la sensibilisation aux problèmes graves liés aux dérèglements environnementaux, socio-économiques, ou sanitaires.
Les QSV se situent dans le domaine de la science post normale (PNS) telle que définie par Funtowicz et Ravetz (1993) comme une science ayant des liens étroits avec les besoins humains, porteuses de grandes incertitudes, de problèmes, de valeurs, et nécessitant des décisions urgentes. Selon Ravetz (1997), la question « et si ? » justifie de considérer toutes les données, y compris celles provenant de sources extérieures à la recherche orthodoxe. Ces auteurs soulignent que le processus de décision sur la PNS devrait inclure un dialogue ouvert avec toutes les personnes concernées. Ils introduisent la notion de « communauté de pairs élargie ». Il est important de former les étudiants à participer au sein de cette « communauté élargie par les pairs ». Comme la parole des experts est mise en doute, chacun doit prendre des décisions et agir individuellement et collectivement. “We have no choice but to choose how to be and how to act” (Giddens, 1994, p. 75).
Dans la perspective de la modernisation réflexive souhaitée par Beck (1986/2001), nous devons aller au-delà des « successive attempts to rescue the "underlying rationality" of scientific knowledge » (p. 360) mis en œuvre chaque fois que la science est confrontée à l'échec ou des effets indésirables. Dans la recherche citée plus haut, Jensen & Block (2008) concluent que la valeur du travail de Beck réside dans sa dimension ‘performative’ en faisant référence à Latour (2003). Et c’est dans cet esprit que nous considérons l’intérêt des QSV car la réflexivité sur la modernisation ne va pas de soi. Il faut sensibiliser à l’importance vitale de cette réflexivité par l’éduc-action, c’est-à-dire une éducation qui fait porter le regard sur nos modes de fonctionnement et d’agir collectif et individuel, ce qui est prôné par le courant des QSV pour que les citoyens demeurent vigilants, ne se déchargent pas de cette responsabilité en faisant confiance en un contrôle gouvernemental écologique. Jusqu'où cette réflexivité devrait-elle être développée ? L'éducation doit-elle prôner l'exercice de la réflexivité sur le « savoir des experts » ou permettre aux étudiants de générer leurs propres connaissances sur les risques ? L’éduc-action a l’ambition d’encourager non seulement l’implication des étudiants et des enseignants, mais leur engagement dans l’action individuelle et collective, ce que Beck qualifiait de ‘sub political’ engagement. Dans ce sens, le courant des QSV défend une éducation humaniste, scientifique, politique et économique.
Figure 3 – Contribution des QSV au changement de régime socio-technique.
Conclusion
Le modèle de la transition vers la durabilité de Geels et Shot (2007) a pour intérêt de nous faire penser le changement d’un point de vue global en intégrant différents niveaux d’analyse (niche, régime, paysage) et différents pôles (sciences, techniques, politique, marché…). Ce modèle nous paraît pouvoir être élargi aux transitions éducatives possibles et/ou souhaitées pour une agriculture et une alimentation plus durable. Il faut certes rendre visibles les écueils du système et rendre les gens conscients de leurs rôles en tant que citoyen et le consommateur pour changer la société (Santos & Mortimer, 2002), mais le modèle
Du point de vue des QSV, ce modèle montre comment la didactique des QSV en s’inscrivant dans une perspective de « late modernité » est en cohérence avec la transition agroécologique. Favoriser la transition vers l’enseignement du « produire autrement » souhaité par le ministère en charge de l’agriculture devrait nous conduire à questionner systématiquement les différents pôles du régime socio-technique. Par conséquent l'approche QSV devrait non seulement contribuer à la culture scientifique, mais aussi viser au développement d’une culture politique des étudiants en incluant des sujets tels que l'analyse des risques, l'analyse des modes de gouvernance politique et économique ainsi que la prise de décision et l'action. Une triple orientation éducative est nécessaire : une Éduc-Action scientifique, socio-économique et politique. Le mouvement de la didactique des QSV devrait contribuer à l'émergence de l'éducation critique qui est pour nous essentielle pour le développement de l'éco-citoyen émancipé. Les curricula devraient être transformés en accord avec cette éducation critique. Nous considérons cela comme une étape cruciale pour lutter contre les défis auxquels fait face la société d'aujourd'hui et auxquels elle devra faire face dans l'avenir.
Nous voyons de grandes similitudes entre l'approche des SAQ et le programme de STEPWISE (Science and Technology Education Promoting Wellbeing for Individuals, Societies and Environments) dans leurs objectifs en matière d'éducation scientifique, sociale, politique et économique (Bencze, Sperling and Carter 2012), mais nous observons aussi des points communs avec l'enseignement humaniste des sciences prônée par Freire. “This argument (humanist) brings to discussion to the need of transforming scientific and technological modern society through human values, preparing the students for a society in which sustainable knowledge and responsible action are the norms. This is not a movement anti-technology, but a movement against a particular model of economic development and technological practice” (Santos & Mortimer, 2002, p. 646). L'inclusion des QSV en éducation est nécessaire, mais elle doit intégrer non seulement des questionnements sur les contenus scientifiques, mais aussi “the understanding of environmental risks ; the power of domination that the technological system impinges in culture ; the difference between human needs and markets needs ; and the developing of attitudes and values consistent with a sustainable development” (Santos & Mortimer, 2002, p. 647.).