Introduction
Ramón Martí Solano
et Fred Hailon
Le phénomène de la stéréotypie est l’objet de multiples études dans divers domaines scientifiques. Le stéréotype en tant que représentation intéresse l’anthropologie, la psychologie, la sociologie, l’histoire des arts, etc. La littérature l’aborde du point de vue stylistique. La linguistique et l’analyse de discours s’intéressent à son fonctionnement dans la production du sens. Le stéréotype est un objet transdisciplinaire qui convoque toutes sortes de réflexions croisées.
Plus spécifiquement, le stéréotype au sens de schème (de processus mental) ou de formule figée apparaît au XXe siècle. Il devient dès les années 20 un centre d’intérêt pour les sciences humaines et sociales. C'est le publiciste américain Walter Lippmann qui a le premier introduit la notion de stéréotype dans son ouvrage Opinion publique en 1922. Celui-ci désigne par ce terme les images qui médiatisent le rapport des individus au réel, soit des représentations toutes faites, des schèmes culturels préexistants, à l'aide desquels chacun filtre la réalité ambiante. Selon W. Lippmann, ces images sont indispensables à la vie en société. Sans elles, il serait impossible à l’individu de comprendre le réel, de le catégoriser ou d'agir sur lui.
Dans ses définitions courantes, le stéréotype est associé aux clichés, aux idées reçues, aux formes figées de l’expression (langue de bois) ou de la pensée (lieux communs). Il désigne plus généralement toute formule de langage et de représentation dénuée d’originalité et appartenant à tout le monde, l’« opinion toute faite, sans spécificité ».
Le stéréotype apparaît comme idées figées, de l’autre ou de soi-même, sans pour autant que celles-ci ne soient vérifiées ni dans leur véracité, ni dans leur généralité. Elles émanent de la société ou de groupes sociaux et peuvent être la base de différenciations génériques et identitaires. Les hommes ont des idées toutes faites des femmes, les Occidentaux des Orientaux, les professeurs des élèves… ; et inversement. On trouve dans ce sens la définition de R. Amossy et A. Herschberg-Pierrot (dans « Stéréotypes et clichés », 1997, Nathan, Paris) pour qui le stéréotype s’attache aux « croyances partagées concernant les attributs personnels d’un groupe humain, généralement des traits de personnalité, mais souvent aussi des comportements » (ibid. : 28).
L’usage du stéréotype peut être observé en tant que représentation, mais aussi en tant qu’élément producteur de sens. Le stéréotype est un produit social qui peut être associé à un donné de sens général. La société crée du sens commun, elle en est le véhicule. Dans les sciences sociales, l’enjeu est d’étudier cette nécessité qu’à un groupe de construire dans un rapport d’adéquation une image de l’autre et de soi-même. Ces images peuvent être données comme figées alors que des changements opèrent. Les faiseurs d’opinions que sont les médias et politiques peuvent entretenir ce figement : « Dans la société contemporaine, les constructions imaginaires dont l’adéquation au réel est douteuse sinon inexistante sont favorisées par les médias, la presse et la littérature de masse » (ibid. : 36-37).
Il est clair que la part de vérité dans le stéréotype est minime et non vérifiée. Cependant, à en croire certains chercheurs (nous pensons notamment aux chercheurs en cognition sociale tels que Leyens et Schadron - « Stéréotypes et cognition sociale, Mardaga, Bruxelles, 1996), celui-ci a un rôle social important mais également beaucoup d’effets nocifs.
L’utilité du stéréotype réside dans son rôle de rassembleur entre individus du même groupe, il permet l’assimilation et le rejet : « Le stéréotype ne se contente pas de signaler une appartenance, il l’autorise et la garantit » (Fishman, dans Amossy et Herschberg-Pierrot, 1997 : 44). Il permet l’élaboration des identités sociales, ainsi que de structurer communément l’univers de compréhension. Il permet de façonner une mémoire collective constituée.
L’usage social du stéréotype peut être évalué selon le rôle, positif ou négatif, qu’il joue dans les rapports entre groupes sociaux. Aussi, le stéréotype peut rapidement basculer en préjugé vis-à-vis d’une personne ou d’un groupe que les individus soient de sexe différent, d’origines différentes, de classe sociale, de profession, etc. différentes. Ceci conduit à toutes sortes de discrimination. Le stéréotype peut ainsi laisser la place aux préjugés dans leur dimension affective et comportementale, stigmatisante.
Le stéréotype joue également un rôle important dans l’argumentation qui, « contrairement à la démonstration scientifique, intervient dans les domaines qui relèvent non pas de l’expertise, mais de l’opinion » (ibid. : 101). Si le discours argumentatif vise à persuader, la nécessité de faire appel à ce qui est connu et partagé peut conforter le raisonnement et rassurer le public sur la plausibilité des faits. La rhétorique aristotélicienne convoque en ce sens les lieux communs en tant que forme de raisonnements approuvés par tous et indispensables à tout orateur. La stéréotypie devient dès lors un élément inévitable à l’argumentation et aux discours de persuasion qui y sont attachés. Le stéréotype se trouve ainsi à être inhérent à la société et présent dans les discours censés convaincre l’opinion. L’usage des « idées reçues » est une arme incontournable du pouvoir politique, qui peut légitimer ses actes en manipulant celle-ci. D’ailleurs, selon Mme de Staël, « on se soumet à de certaines idées reçues, non comme à des vérités, mais comme au pouvoir ; et c’est ainsi que la raison humaine s’habitue à la servitude… » (ibid. 1997 : 22). Le stéréotype est une arme du pouvoir mais peut être aussi une arme de contre-pouvoirs, possiblement afin de délégitimer l’adversaire. Dans ce cas, il peut être utilisé comme « arme polémique » basée sur des informations non validées, ayant pour fin de contourner les problèmes et esquiver les réponses aux questions sans dommages particuliers pour son locuteur.
L’article de Michele Paolini est une étude diachronique en lexicographie contrastive (français, italien, espagnol) du lemme gitan, mais aussi d’autres synonymes tels que tsigane ou bohémien, et les stéréotypes qui lui sont associés. Des préjugés partagés par les traditions lexicographiques de ces trois langues se sont succédé jusqu’à nos jours bien qu’on puisse constater dans les dernières éditions de certains dictionnaires une évolution vers des définitions qui soit évitent les préjugés soit précisent explicitement l’existence de stéréotypes liés à ces lemmes.
Vincent Hugou se penche sur les stéréotypes rattachés à l’anglais américain concernant des usages grammaticaux, mais aussi lexicaux, qui s’éloigneraient d’une norme plus traditionnelle et puriste, celle représentée par un état idéalisé et pétrifié de l’anglais britannique. Son corpus est composé d’un ensemble considérable d’ouvrages de grammaire anglaise écrits en français où l’auteur déniche des exemples qui témoignent de cette forme de stéréotypie. L’analyse est complétée, et ses résultats corroborés, par une recherche parallèle dans des forums de discussion et rapports du jury de concours de l’enseignement mais également par une enquête auprès de cent étudiants anglicistes.
Dans le cadre d’étudiants de niveau avancé en français langue étrangère (FLE), Bert Peeters présente une étude en ethnolinguistique appliquée, branche qui s’intéresse aux « valeurs culturelles typiquement associées à la langue-culture étudiée ». L’idée étant d’utiliser dans des scénarios pédagogiques des témoignages stéréotypés (stéréotypes de pensée, stéréotypes de langue, stéréotypes ethniques) afin que les étudiants aient une meilleure connaissance des valeurs culturelles associées à une langue en observant ces témoignages et en les dé-stéréotypant.
Nathalia Lamprea Abril examine les représentations et préconstruits sur la notion de francophonie parmi des enseignants colombiens de FLE. Un protocole de questionnaire lui permet de recueillir et d’analyser « des préconstructions stéréotypiques dans leur discours ». Un nombre important d’indices linguistiques signalent l’attitude et la prise de position de ces enseignants par rapport à cette notion qui, dans l’ensemble, reste floue et assez extérieur et qui repose fondamentalement sur des connaissances théoriques acquises pendant leur formation et appartenant à la doxa.
L’article écrit par Jorge Juan Vega y Vega et Daniela Ventura fait une incursion dans un domaine assez délicat, à savoir la publicité des produits dits ‘sensibles’ (tampons et serviettes hygiéniques), un tabou stéréotypé analysé à partir d’un corpus de documents publicitaires en cinq langues européennes. Les connotations négatives liées à la menstruation et les représentations stéréotypées de la femme dans la publicité sont ainsi examinées sous l’angle des enthymèmes (inférence rhétorique), des allusions et des informations implicites.
Enfin, Fred Hailon explore un corpus de commentaires d’internautes des supports de presse autour du toponyme Poitiers et plus particulièrement de son emploi en tant que référent de la Bataille de Poitiers, avec sa forte charge idéologique. Cet exercice d’analyse de discours minutieux met en lumière des préconstruits implicites à travers des stéréotypies de dépréciation et de discrétion, ces dernières souvent porteuses de tonalités ironiques.