Préface
Texte
Le goût de l’archive : l’historienne Arlette Farge en a éloquemment parlé. Du goût à la gourmandise il n’y a qu’un pas. C’est cette urgence d’en savoir plus qui m’a saisie il y a un peu plus de dix ans lorsque Jean Péchenart m’a fait part de l’existence de l’album de Simon Jeanjean. Le document est exceptionnel, composé de quelque 640 cartes postales envoyées par le soldat aux siens entre août 1914 et mars 1919. Cette archive familiale devait-elle être portée à la connaissance d’un large public ? Je n’en doutais pas un instant. Pouvait-elle constituer un matériau de travail pour les étudiants de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Limoges et pour les chercheurs, historiens mais pas que ? Assurément.
C’est ainsi qu’a débuté l’aventure Jeanjean à l’Université de Limoges.
- Note de bas de page 1 :
-
http://ecritsduforprive.huma-num.fr/presentation.htm Voir le programme du Groupe de Recherches du CNRS, GDR n° 2649 et les résultats mis en ligne. Plusieurs historiens de l’Université de Limoges ont participé à cette vaste entreprise portant sur la période du Moyen Âge à 1914.
Les cartes postales sont des productions familières et complexes. Leur âge d’or se place à peu de chose près dans les années de la Grande Guerre. Images colorées ou non, légendes, textes manuscrits forment des combinaisons sensibles donnant à lire tant l’histoire intime que la grande Histoire : les épreuves de la guerre, la douleur, la proximité du front, mais aussi la joie et les douceurs momentanées de l’arrière. Les poilus et les amoureux en faisaient l’émissaire de leurs espérances. Simon Jeanjean était à la fois l’un et l’autre. Ce fonds initial, digitalisé et retranscrit, est le pivot à partir duquel s’est agrégé au fil des années une grande variété de documents et d’artefacts rejoints par des écrits du for privé, c’est-à-dire les textes produits hors institutions, témoignant d’une prise de parole personnelle d’un individu sur lui-même, les siens, sa communauté1.
Le déploiement des archives et des souvenirs consignés au sein du fonds Jeanjean embrasse désormais tout un siècle et même au-delà si l’on prête crédit à la mémoire retranscrite, et peut-être un peu fantaisiste comme l’écrit Jean Péchenart, des ancêtres ayant vécu les heures révolutionnaires. Cet extraordinaire fonds, à la portée d’un « clic », est accueilli à la Bibliothèque Universitaire de Limoges, section des Lettres et Sciences Humaines.
L’auteur est conservateur des bibliothèques de formation. Au-delà des missions précisées dans les textes régissant ce beau métier, il s’est fixé la mission personnelle d’assurer le recueil et la pérennisation des archives, de la mémoire et de l’histoire d’une famille – les Jeanjean – sans postérité et sans attache directe avec la famille de Jean, sinon celles du cœur et de l’amitié délicatement entretenue par des générations de femmes sur de longues décennies.
- Note de bas de page 2 :
-
Pour reprendre le titre d’une revue d’histoire contemporaine publiant des contributions rédigées à partir des collections et archives peu connues de la Contemporaine, bibliothèque, centre d’archives et musée à Nanterre, http://www.lacontemporaine.fr.
A partir de ces matériaux pour l’histoire de notre temps2, le conservateur Jean Péchenart laisse place à l’écrivain et à l’historien.
- Note de bas de page 3 :
-
Seuil, Sciences humaines, 2013.
- Note de bas de page 4 :
-
Il s’agit du courant développé à partir des années 1980 en particulier autour de la microhistoire italienne, de l’history from below des anglo-saxons et l’Alltagsgeschichte allemande
- Note de bas de page 5 :
-
Voir Dominique Kalifa (dir.), Les noms d’époque : de « Restauration » à « années de plomb », Paris, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 2020.
L’historien d’abord. A lire Les petits cailloux de Simon Jeanjean, on songe au récit de Stéphane Audoin-Rouzeau, Quelle histoire. Un récit de filiation (1914-2014)3. On y retrouve la Grande Guerre dans sa dimension matricielle pour une génération de jeunes hommes et femmes, nés dans le souvenir de la précédente et qui auront à en vivre une troisième. Jean Péchenart se fait donc historien, inscrivant le parcours de vie de Simon Jeanjean et des siens et – surtout – des siennes, dans les heures sombres, les heures d’espérance, et les heures joyeuses de leurs vies jusqu’au moment où le grand âge et la maladie emportent les protagonistes. Il nous livre une histoire du quotidien rejoignant en cela le courant historiographique développé à partir des années 1980 avec pour ambition de lier les expériences quotidiennes des gens ordinaires aux grands changements socio-politiques se produisant dans une société4. Les événements du quotidien s’entremêlent aux formes de l’engagement, syndical, politique, religieux, dans les mouvements de jeunesse, ou encore de résistance à l’occupant. Les temporalités des vies personnelles et familiales, à l’échelle du quartier, de la ville, des lieux de villégiature s’imbriquent dans les temporalités historiques : la Grande Guerre nous l’avons dit, puis cet entre-deux-guerres dont la formule n’a de sens que pour ceux qui survivront à la Seconde Guerre mondiale, la reconstruction et les Trente Glorieuses, là encore un nom d’époque qui dit tout et si peu de la vie des hommes et des femmes5.
L’écrivain. La plume de Jean Péchenart est alerte, vivante et captivante. Les petits cailloux, offrent de délicieux moments au lecteur. L’auteur débute son récit par le nom. Clin d’œil peut-être au nom de pays si parlant sous la plume de Proust. Ici il s’agit du surnom familier, devenu nom de famille, insolite mais non rare dans les terres disputées de l’Est de la France. Un sobriquet en somme, qui prête à sourire ainsi qu’on le voit dès l’origine au temps des trois tantes marraines – trois fées se penchant sur le berceau de Simon Jeanjean, notre héros. Il sera tout au long de sa vie qui nous est conté entouré de nombreuses et attachantes héroïnes.
Le décor est planté, l’histoire peut commencer.
Merci Jean Péchenart de nous offrir en partage la saga des Jeanjean.