Chapitre IX – Revivre
Texte
Brave soldat revient de guerre… Mais nous ne sommes pas dans une chanson. Aussi boiteux que soit son corps blessé de toutes parts, notre homme a les deux pieds sur terre, et pas dans le même sabot. Retour définitif à Belleville-Ménilmontant. Recommence alors la vraie vie, liberté et fraternité. Jeanjean reprend sa place et continue de lire les journaux. Et la petite famille s’agrandit.
Sortir de la guerre (refermer l’album)
- Note de bas de page 1 :
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Retour à l'intime : au sortir de la guerre, sous la dir. de Bruno Cabanes et Guillaume Piketty, Tallandier, 2009, 316 p.
- Note de bas de page 2 :
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Bruno Cabanes, La victoire endeuillée : la sortie de guerre des soldats français (1918-1920), Le Seuil, 2004 (L'univers historique), 549 p.
Sortir de la guerre, revenir à la vie civile, enfin ! ...Plus de quatre ans de séparation, de blessures, de vie nomade, de vie entre hommes, d'inconfort, de tumulte pour les soldats à côtoyer la mort, d’absence de femmes pour ces hommes, d'absence d'hommes pour les femmes, vie suspendue et tous ces morts à pleurer, tous ces morts, ces amochés. Une catastrophe pareille, est-ce qu'on peut en revenir, dans quel état en revient-on ? La question se pose, s'agissant des deux conflits dits mondiaux qui auront marqué le XXe Siècle. Les historiens se sont demandé, à la lecture des témoignages, des correspondances, de la littérature, comment avait pu se passer ce qu'ils ont appelé le « retour à l'intime »1. Ils ont décrit la sortie de guerre, la « victoire endeuillée » de 19182, la culpabilité des survivants, la vie ravagée de ceux qui en sont revenus sans pouvoir en réchapper vraiment, des tranchées, plus tard des camps de la mort, du Vietnam, d’Irak. Gueules cassées, dans leur chair parfois, dans leurs nerfs toujours probablement.
- Note de bas de page 3 :
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Louis Aragon, Aurélien, (Gallimard 1944), Ed du Livre de poche, 1964. 704 p.
- Note de bas de page 4 :
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Op cit, p. 9.
Certains ne s’en sont jamais remis. Tel Aurélien, le héros éponyme du roman d'Aragon3. « Elle [la guerre] l'avait pris avant qu'il eût vécu…, (…) l'avait enlevé à la caserne et le rendait à la vie après ces années interminables dans le provisoire, l'habitude du provisoire.» Il ne s'en remettait pas ; bien plus tard encore il n'arrivait pas à s'y faire, incapable de construire une vie normale. Cela faisait bientôt trois ans qu'il était libre, qu'on ne lui demandait plus rien, qu'il n'avait qu'à se débrouiller, qu'on ne lui préparait plus sa pitance tous les jours avec celle d'autres gens, moyennant quoi il ne saluait plus personne (…) Il se reprenait à regretter la guerre. Enfin, pas la guerre. Le temps de la guerre. Il ne s'en était jamais remis. Il n'avait jamais retrouvé le rythme de la vie4.
- Note de bas de page 5 :
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Pierre T. de C., La nostalgie du front, Études, t. 153, novembre 1917, p. 458-467, note 1.
- Note de bas de page 6 :
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Il apparaît en 1979 selon le Petit Robert.
Regretter la guerre, c’est un comble, ne pas pouvoir se remettre à autre chose. Tel fut, semble-t-il, le lot d’un certain nombre des revenants. Démobilisés, déboussolés nos ex-poilus, jusqu'à une véritable incapacité conjugale, familiale et sociale. Simon Jeanjean, s’il ne s’y laissa pas aller – et on ne voit pas qu’il se soit jamais laissé aller – avait bien pressenti ce gouffre tout en l’anticipant avec lucidité :...c'est bizarre on ne peut pas s'accoutumer à cette idée mais on s'accoutumera vite (634). On a pu voir là, chez certains, l'effet d'une addiction paradoxale, au sein même des combats et des tranchées, à l'expérience radicale que put représenter la montée au front et le voisinage avec la mort. Ainsi de Pierre Teilhard de Chardin, dans un article intitulé... « La nostalgie du front », publié en 1917 dans la revue Études, va très loin dans le développement de ce qu'il appelle l'incontestable sentiment de nostalgie – nonobstant toutes les horreurs contemplées ou vécues – par l'homme qui se voit privé, après l'avoir goûtée en plénitude, de l'exaltation puissante versée à l'âme par la vie du front5. Le mot « addiction » n’est pas tiré de cet article et ne risquait pas de s’y trouver6, mais je le maintiens.
- Note de bas de page 7 :
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Deux cartes dans l’album, écrites à Simon dans les années 20, sont signées Crinon (45 et 336).
Simon Jeanjean, lui, ne mange pas de ce pain-là. Si la vie au grand air, les « copains » comme il disait, la découverte de lieux nouveaux – ses filles après lui en feront l'expérience à travers le scoutisme – lui étaient importants et même indispensables, nous le connaissons assez pour voir que sa religion à lui avait peu de rapport avec le romantisme d’un Aurélien ou le mysticisme d’un Teilhard, encore moins avec cette nostalgie. Remettons donc les pieds sur terre. Revenons à Simon, et avec lui à la vie civile. Il n'a pas eu la gueule cassée. Déjà myope comme une taupe avant de partir à la guerre, pareillement myope en revint, perclus de rhumatismes, avec en sa jambe le souvenir d'une mauvaise balle, et s’aidant d’une canne pour se déplacer. Mais toujours la tête sur les épaules. On l’a vu, toutes ces années, garder en main sans jamais faillir la défense de ses droits et le respect de ses devoirs, toujours soucieux de pallier son absence à Paris en bon père de famille. Rien moins que romantique, c’est un costaud. Que la Grande guerre l'ait marqué à jamais, que les souvenirs du front l'aient hanté, c'est certain et c’était inévitable. Il les partageait avec ses copains les anciens combattants, qu'il revoyait régulièrement comme ses filles nous l’ont dit, même si elles n'en connaissaient pas tous les détails, Monique eut pour parrain le fils de Crinon – ce Crinon, on s’en souvient, qui le guidait dans les tranchées au crépuscule7. Et Jeanjean faisait honneur aux réunions d’anciens combattants, comme à sa propre médaille de la victoire et à son ruban de blessé de guerre (2604). Reprendre le collier en 1919, le collier de la vie d’avant, cela semblait inimaginable et pourtant ça y était. Se remettre au boulot, à la vraie vie qu’il n’avait jamais négligée, cela allait se faire tout naturellement.
Pour Jeanjean la vie reprend son cours ordinaire. Pour le lecteur des archives bien au contraire, cela se termine. C’était si dense, revécu jour après jour, parfois heure après heure à travers les cartes postales. Il va falloir changer de rythme, enjamber parfois des mois et des années entières, renoncer à toute continuité. Accrocher notre histoire à quelques images, à quelques thèmes significatifs. L'album de cartes postales était si détaillé, les cartes si bien écrites, quel chance de pouvoir les citer au jour le jour. Mais refermons l’album. L’Histoire ne s’arrête pas. Bientôt viendront les Années folles, le seront-elles pour les Jeanjean ? Viendra la crise de 29, la montée du fascisme, les ligues (en sera-t-il, Jeanjean ?), le Front populaire, la folie nazie... Refermons l’album, replaçons-le dans les rayonnages entre l'album ancien de Metz et les huit albums ultérieurs contenant les photos de famille, de vacances, de fêtes, de gens dans des lieux, connus ou inconnus les gens autant que les lieux, et il faudra bien nous contenter en guise de légendes de quelques maigres indications manuscrites laissées là pour mémoire. Et puis j’explorerai les collections de livres, les coupures de journaux, courriers administratifs, les quelques suites de courriers spécifiques et autres pièces jugées mémorables, d’où ressortent les faits saillants de l’histoire des Jeanjean et du monde. Mais peu de choses, hélas, de la vie quotidienne que personne, sauf à tenir un journal ou à envoyer des cartes postales jour après jour, ne note ou ne photographie systématiquement (avant Facebook, du moins). Nous avons fait un premier inventaire incomplet, peut-être définitif, qui le sait ? de ces archives familiales jadis triées et classées par Simon, puis pieusement conservées mais oubliées par ses filles, là-haut dans le grenier où elles ne mettaient plus les pieds, leurs jambes refusant l’escalier. Archives : archipel lacunaire au milieu d'un océan d'oubli.
Les Becs Visseaux
- Note de bas de page 8 :
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Au sujet des Becs Visseaux, nous avons consulté le site http://www.visseaux.org/visseaux.htm – blog de la petite fille de Jacques Visseaux. 'Il ne reste rien, peut-on lire en conclusion, de l'entreprise de mon arrière-grand-père, si ce n'est, dans la tête des plus vieux Lyonnais, quelques souvenirs de slogans et d'images... Il semble en effet que mon arrière-grand-père ait en cela atteint son but, celui de faire connaître son entreprise par une publicité avant-gardiste... puisque son souvenir reste encore présent quelque part.
Tout de suite Simon a repris son poste, chez Tourniéroux. Le contrat de travail daté du 19 mai (2204) consacre sa promotion au rang de directeur commercial, sous l’entête triomphal de la Société des Becs Visseaux de Lyon (sous-entête L. Tourniéroux & Cie). Ladite société, créée par Jacques Visseaux (1872-1952) fabriquait un système d'éclairage au gaz (d'où les « becs ») utilisant des manchons de soie, dont elle avait l’exclusivité, et qu’elle commercialisait par l'entremise de Tourniéroux en Seine et Seine-et-Oise. Elle était alors en pleine prospérité, sa nouvelle usine lyonnaise s'étendant sur 5 hectares. Par la suite, la SBV se consacra à la fabrication de lampes électriques à filament étiré, technique née avant la guerre. Ce qui nous écarte de l’image passéiste que j’avais conçu de cette société d’après son seul nom. Exit le Bec Visseaux, place à l’électricité. Leur slogan : « Les petites Visseaux font les grandes lumières ! »8 Dès lors, Tourniéroux sera « marié » avec les Becs Visseaux. Et Simon restera marié avec Tourniéroux, aussi fidèlement qu’avec sa Blanchette.
Enfin non, pas exactement. Car la raison sociale Tourniéroux & Cie disparaît en 1930 lors du départ à la retraite du patron fondateur, Léonard Tourniéroux. D’où démission symbolique de Simon Jeanjean qui avait gravi les échelons depuis son poste de départ de magasinier-expéditionnaire, en passant par celui de caissier débiteur puis de représentant, jusqu'à celui de directeur commercial, donc, à son retour en 1919. L’adresse de la société Tourniéroux était au 24 rue des Petites écuries – Paris 10ème. Celle de la SBV (Société des Becs Visseaux à Paris), sera 118 Faubourg Saint-Martin, ce qui ne fait pas une grande différence – une station de métro, si je ne me trompe.
Le patron de la SBV à Paris s'appelait Alfred Lucas. Les relations furent suffisamment amicales pour que Lucas fît don à Jeanjean, pour son album, de quelques cartes postales signées notamment de sa main (diminutif « Fred ») et de celle de sa femme, datant notamment des années de guerre et qui se sont retrouvées dans l'album (292, 374, 375, 394, 395, 611). Il avait une écriture distinguée et une fille qu'il appelait « ma poupée (374). Fut blessé et passa par le Dépôt d'éclopés de Vitry-le-François (292). Passa enfin la main à un nommé Lenormand. Les « Becs Visseaux » (dénomination ringarde à la longue) ne sont plus ce qu’ils étaient, comme en témoigne la lettre recommandée, en date du 26 mai 1951, signifiant à Simon Jeanjean la suppression de son poste et son licenciement.
- Note de bas de page 9 :
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T.S.F. = Transmission Sans Fil. Au départ c’était du morse qui voyageait ainsi. Pour le numérique on dit aujourd’hui Wi-fi, terme construit à l’imitation de Hi-Fi, pour Wireless Fidelity. En anglais, forcément.
Je note qu' en tête de ce courrier (2240), la mention SBV – Société anonyme pour la vente et l'entretien du Bec intensif Visseaux est complétée par : Fournitures générales en gros pour électriciens, bazars, marchands de couleurs. Il y a aussi un cartouche précisant que l'entreprise appartient à la Fédération des grossistes de matériel électrique. Comme ses filles nous l'avaient dit, la Société des Becs Visseaux faisait « des ampoules, des lampes, des trucs électriques ». C'était vague, mais suffisant pour nous donner à concevoir une évolution logique depuis les origines. Un autre entête, sur un bordereau de la même année, décline les spécialités suivantes : Lampes électriques, T.S.F., appareillage. Dès 1927, ne voulant pas être en reste avec le développement de la T.S.F.9, Visseaux avait adjoint à ses ateliers une usine de lampes de radio.
(Et il me plaît, soit dit entre parenthèses, que cette société d’abord diffusée et distribuée à Paris par un limougeaud, ait connu une évolution parallèle à celle d'une autre, certes beaucoup plus importante qui a son berceau à Limoges : Legrand S.A., spécialiste mondial des infrastructures électriques et numériques du bâtiment, est née en 1904 d'une entreprise de porcelaine montée par l'aïeul, Frédéric Legrand, lequel développa en parallèle dans les années 20 une activité d’accessoires électriques en porcelaine, meilleur isolant connu de l’époque.)
- Note de bas de page 10 :
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Avec l’aimable autorisation d’Emmanuelle Visseaux-Cart-Tanneur, arrière-petite-fille du fondateur Jacques Visseaux et auteur du site relatant notamment la « saga »Visseaux » : https://www.visseaux.org/visseaux.htm
Illustration copiée sur internet10
Simon Jeanjean avait le titre de directeur et bénéficia à ce titre d'une retraite assurée par la CIRCIA, Caisse Interprofessionnelle de Retraite des Cadres de l'Industrie et Assimilés. Il mit fin ainsi, le 30 septembre 1951 exactement, à quarante six-ans de bons et loyaux services.
- Note de bas de page 11 :
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Paris change, mais rien dans ma mélancolie / N’a bougé… (Baudelaire, Le Cygne)
Je l'imagine pendant toutes ces années (je l’imagine maintenant, moi qui suis né l’année d’avant sa retraite, m’approchant aujourd'hui à mon tour de son âge ultime et parcourant sa vie), je l’imagine prenant le métro à la station Gambetta, direction Pont de Levallois, changeant à République, direction Pantin pour descendre à Château d'eau et enfin remonter quelques mètres de la rue du Château d'eau puis celle des Petites écuries jusqu'au numéro 24, chez Tourniéroux ; puis à partir de 1930 emprunter la rue du Château d'eau dans l'autre sens pour rejoindre la rue du Faubourg Saint-Martin qui s'appelait alors plus simplement Faubourg Saint-Martin, jusqu'au numéro 118 ; à moins qu'il ne préférât descendre une station plus loin, Gare de l'Est. Ou prendre le bus. Et je ne suppose pas, même si la pointe du 20ème arrondissement touche celle du 10ème à Belleville (et cela fait tout de même une belle trotte), qu'il y allât jamais à pied avec sa canne, car son état physique général, ne serait-ce que celui de sa jambe gauche, devait l'en empêcher. Je l'ai toujours connu s'aidant d'une canne pour se déplacer. Il se peut aussi que la ligne 3, comme on l'appelle maintenant, et qui traverse la moitié nord de Paris de l'est au nord-ouest en faisant des vagues, ne s'appelât pas à l'époque « Gallieni-Pont de Levallois-Bécon » (de même que la ligne 5 a été prolongée de la Porte de Pantin à « Bobigny-Pablo Picasso ») ; il se peut qu'il en fût autrement que je ne l'imagine, car Paris change11. Et encore n'imaginé-je là que le début d'une journée de travail. Que faisait-il ensuite ? Répondre au téléphone ? Superviser directement le travail de ses collaborateurs ? Dans son propre bureau ou le partageant avec d'autres ? Repas de midi au réfectoire ou tiré du sac ou quoi d'autre ? Sans parler des troubles divers, travaux, déménagement(s), Front Populaire, guerre et occupation, et sans journal écrit pour les distinguer, ne serait-ce qu'un mot de temps en temps sur une lettre ou une carte postale, pour rapporter une rencontre, parler de la pluie, de la grippe espagnole ou de la compote de pommes, alors il faudra un peu d’imagination.
L’engagement syndical
J’ai parlé du travail et du métro. Mais il serait dommage de laisser croire par là qu’une journée-type se réduisît pour Simon Jeanjean uniquement à l’affligeant « métro-boulot-dodo ». Ce serait ignorer ses nombreuses activités et affiliations. J’ai déjà parlé du Cercle St Rémy de Ménilmontant, et laissé supposer de multiples activités amicales et sociales. Il faut revenir au moins ici, en marge et en complément de la vie professionnelle, sur son engagement militant – religieux, syndical et politique. Sur la religion et la politique on aura amplement de quoi dire ensuite. Mais du travail au syndicat il n'y a qu'un pas – même si entre les Becs Visseaux et la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) n'apparaît aucun rapport direct à la lecture des archives : nulle trace d'action syndicale de Jeanjean au sein de l'entreprise Tourniéroux-SBV. Il est à croire qu'il dissociait clairement les deux domaines, et que, en bon chrétien et en bon syndicaliste, il veillait naturellement à l'application du droit social dans son milieu professionnel. Pas de trace non plus, en cette sortie de guerre, d'engagement politique ni d'appartenance à un parti. Cela viendra très vite. Bien des manifestations de ses convictions très tranchées, de son sens civique toujours actif, des allusions à ses abonnements et lectures, nous laissent à penser qu'il y vint très tôt, sans doute dès avant 14. Nous avons vu où allaient les sympathies du jeune homme, clairement du côté de la vieille droite catholique, nationaliste, revancharde, cocardière, volontiers antisémite et antimaçonnique... Il y a lieu de supposer qu’il n’en resta pas là, nous en reparlerons.
- Note de bas de page 12 :
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Sur ce point voir plus haut : chapitre III, Syndicaliste et militant associatif.
Sa pratique syndicale12 est d'abord celle d'un militant engagé au niveau de sa section locale, l'union locale CFTC du 20ème arrondissement, 2 rue Henri Chevreau. Il a très certainement adhéré à la CFTC dès les débuts de celle-ci en 1919, à la suite du Syndicat des Employés. Les archives conservent de nombreux documents attestant de son activité en tant que trésorier de la section CFTC – notamment un cahier comptable relevant les versements de cotisations des membres de la section – et de son adhésion au syndicat jusqu'à la fin. Le dernier document syndical date du 18 octobre 1963 (2228-2229).
(Les vendredi et samedi 6 et 7 novembre 1964 se tint le congrès extraordinaire au cours duquel la tendance de gauche « reconstruction », marxiste et autogestionnaire, née à la Libération et devenue majoritaire dès 1961 au sein de la CFTC, transforma la CFTC en CFDT, syndicat laïc. Simon Jeanjean était décédé le mercredi précédent, 4 novembre, à l'âge de 78 ans. Ses filles Monique et Geneviève adhéreront logiquement à la CFDT)
Le 19 mars 1919...
Le 19 mars 1919, Simon Jeanjean rentre à la maison en permission définitive. Les Jeanjean habitent au 46 Villa Faucheur, 1 rue des Envierges Paris 20e (adresse à deux niveaux : le 1 rue des Envierges est la « Villa Faucheur », et celle-ci ouvre vers un ensemble de petits appartements). Permission définitive, fin de la séparation et cessation des courriers, cartes postales réduites à l’état de souvenirs classés. Contentons-nous, pour le retour du soldat Jeanjean, de cette introduction circonstancielle : le 19 mars 1919, Villa Faucheur Paris 20ème.
La date d’abord, inoubliable. Dix-neuf mars dix-neuf-cent-dix-neuf vaut bien Quinze-cent-quinze-bataille-de-Marignan. Comment, le narrateur de cette histoire – moi-même Jean Péchenart, ne vous déplaise – pourrait-il se retenir de ramener sa fraise comme on dit vulgairement, ou plutôt d’ajouter sa cerise sur le gâteau ? Car justement le 19 mars, c’est mon anniversaire ! Né un 19 mars, jour de la Saint Joseph – d’où mon troisième prénom à l’état-civil – de l’an 1950, trente-et-un ans tout juste après le retour du soldat Jeanjean, père de ma marraine (laquelle va venir au monde à peine moins d’un an après ledit retour), comment pourrais-je ne pas relever cette nouvelle coïncidence ?
- Note de bas de page 13 :
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À propos de rassemblements, il y a eu aussi cette carte, en début 1916, où il s’étonnait en ces termes : ‘Comment se fait-il que vous n’ayez pas été le 14 jusqu’à la Place de la République voir les Russes, Anglais et Belges ? Ce n’était pourtant pas loin’. On sent une frustration et une colère, sans doute injuste, envers sa femme et ses tantes qui avaient peut-être autre chose à faire que de… (mais au fait, de quoi s’agissait-il?)
Simon Jeanjean adore les fêtes. Se retrouver en nombre et partager avec des copains, c’est ce qu’il aimait à l’armée. Complexe de fils unique, peut-être. Non, pas un fêtard au sens de boire et ripailler sans mesure, son plaisir c’est se trouver en compagnie, nombreuse de préférence, et célébrer la vie, chanter jouer boire et manger. On se souvient, dans ses cartes postales, avec quel luxe de détails il pouvait décrire la nourriture, casse-croûte ou menus divers et variés. On se souvient du drame que c’était de ne pas pouvoir assister à la fête de noël, à la procession de la Fête-Dieu ou à la « Fête de Ménilmontant » (326)13. Les anniversaires, avec gâteau et cadeaux, faisaient évidemment partie de ces réjouissances à ne pas manquer.
Cette date du 19 mars 19 sera évidemment un anniversaire à célébrer par la suite. Imaginons Jeanjean, arrivé le matin même à la Gare du Nord, et retrouvant les siens. La joie est grande. N, I, Ni, fini – enfin c’était fini ! Ils (elles) ont fêté l’événement sans doute, à midi, avec Blanche et les tantes qui ont préparé quelques bons petits plats et acheté un gâteau car il adore ça (ses filles me l’ont dit, c’est pour cela qu’on l’appelait papa-gâteau). Et puis il a ouvert son courrier, avec plaisir, comme un cadeau, et mis de côté pour le soir les journaux auxquels il est abonné. Il a pris La Libre Parole, a parcouru les titres. Que disait le journal, le 19 mars 19 ?
- Note de bas de page 14 :
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Lu dans Gallica, base de données en ligne de la BNF.
Je choisis La Libre Parole, dont j’aime le titre autant que je déteste le sous-titre, La France aux Français, suivi d’un point d’exclamation. Dans le numéro daté du 19 mars 191914, le sous-titre est imprimé en petits caractères, à la suite du nom du fondateur : Édouard Drumont. Je me souviens du rôle moteur qu’ils jouèrent, Drumont et son journal, au moment de l’Affaire Dreyfus en 1894. Je constate que la une du journal n’a guère changé de forme depuis ses origines. L’auteur de La France juive est mort en 1917, mais pas l’antisémitisme. La LP, par ailleurs, se réclame du « socialisme ». Simon, lecteur fidèle, y était sans doute abonné. Il devait en avoir accumulé des kilos de La Libre Parole, un numéro par jour, deux à six pages par numéro. Nous n’en avons trouvé aucun exemplaire dans ses archives, à la différence d’autres titres d’époques plus récentes. Postulons qu’à la date dont nous parlons ses opinions sont restées les mêmes, à droite toute, catholique intégriste – il le sera encore – disant et répétant ce que la majorité disait alors : l’Allemagne paiera ! Simon Jeanjean lisait La Libre Parole, je peux bien la lire après lui, comme j’avais lu La Porteuse de pain.
Six colonnes, c’est le calibre habituel. Deux grandes pages pour cette édition du 19 mars 19, soit une feuille recto-verso, d’autres jours il y avait quatre pages. De toutes façons il y a de quoi lire. Les gens savent lire, ils sont demandeurs. La presse d’opinion est alors au plus haut – une quarantaine de quotidiens à Paris. Celui-ci coûte dix centimes (un kilo de pain en coûte cinquante). En général, on commence par lire les titres ainsi que certaines rubriques choisies, quitte à y revenir plus tard pour s’informer plus avant...
Lecture du journal
On commence en haut à gauche, et ensuite on navigue. La première rubrique, sur deux colonnes, s’intitule Choses d’autrefois ! (avec un point d’exclamation). Deux colonnes pour le premier article, c’est assez logique ; ce qui me surprend un peu plus, c’est de trouver en tête une histoire du passé. L’article, signé du sénateur de la Manche, commence par cette phrase : Je crois bien être le seul survivant des « otages » de la Commune de 1871 – en tout cas des officiers qui partagèrent la captivité du général Chanzy, à la prison de la Santé !... Bref, passons. Balayons d’un œil agile les colonnes de bas en haut et de gauche à droite. C’est un peu comme un puzzle, l’œil lecteur en a l’habitude. En bas à gauche, encore un titre costaud, la LP ne mâche pas ses mots : Les instituteurs bolcheviks : un scandale qui n’a que trop duré. L’affaire semble compliquée. Les derniers mots de l’article, en bas de la page, ne font pas dans la dentelle : Est-ce que ce scandale va durer ?… Comment se fait-il que le corps même des instituteurs ne proteste pas contre l’attitude de ces étranges collègues et ne réclame pas leur révocation ? Voilà un ton musclé qui n’est pas pour déplaire à Simon Jeanjean, il lui arrivera de s’exprimer lui-même de la sorte dans des courriers polémiques… Ensuite sur la même ligne, 2e colonne, se trouve le Billet du matin : contre la censure. La lutte contre la censure (« Anastasie ») est un des « fondamentaux » de la presse d’opinion de droite comme de gauche (voir Le Canard enchaîné). Lecture rapide :
(…) Les lecteurs de la LP lisent de temps à autre des articles tronqués, dont une partie… est remplacée ou par des blancs ou par la mention « X lignes censurées ». Notre excellent collaborateur « Le Renseigné » est la victime ordinaire de ces amputations. Quelles thèses exorbitantes soutenons-nous donc ? Nul besoin de préciser de quelles thèses il s’agit, c’est implicitement le règlement du conflit. (…) Nous ne devons pas être en posture humiliée devant les plénipotentiaires du monde. Nous avons le droit de formuler nos conditions dans leur forme définitive, non seulement parce que la France, qui n’avait pas voulu la guerre, n’obéit nullement à des appétits désordonnés, mais à la fois parce que les sacrifices consentis par nous l’emportent sans comparaison possible sur ceux de tous nos Alliés et parce que nous demeurons la sentinelle avancée du monde civilisé contre la barbarie allemande. Rien d’étonnant, l’ennemi n° 1 est bien toujours le même, et cela n’est pas près de changer. (…) Que nous réclamions la sécurité sur le Rhin, le versement d’une indemnité de dix milliards [etc. etc.], ce n’est pas seulement notre droit, c’est notre devoir (…) La péroraison est majestueuse : Est-ce que, si le gouvernement conserve encore quelque bon sens, il n’aperçoit pas que nos plénipotentiaires auraient grand bénéfice à s’appuyer sur les manifestations non équivoques de l’opinion publique, dans les Chambres et dans la Presse ?
Le « Billet du matin » nous ramène à l’actualité la plus brûlante : la Conférence de Paris. Le titre ne le disait pas mais ce n’est pas une surprise. On n’en lira pas beaucoup plus dans un premier temps. Juste un coup d’œil sur les titres suivants : Échos : La grande Association catholique des Chevaliers de Colomb collabore très étroitement avec le gouvernement à la reprise de la vie économique… Menus propos… Le mystère de Fresnes… Pour nos soldats (suite de brèves qu’on trouve dans chaque numéro)… Tiens, sur deux colonnes en haut à droite, encore un titre accrocheur : Comment un syndicat allemand utilise les produits volés en Belgique et en France … Décidément on peut compter sur les Boches pour... Dommage que les braves gens d’outre-Rhin (ils existent, Simon les a rencontrés) restent invisibles...
L’article suivant n’est pas un scoop pour Simon Jeanjean: Une confédération internationale basée sur les principes chrétiens. Il s’agit d’établir une coordination entre les mouvements syndicaux des pays adhérents. Le siège sera à Bruxelles. Vient ensuite un article à nouveau très critique sur le traitement des affaires internationales (ce qui n’incline pas à l’optimisme) : Autour de la Conférence : La Ligue des Nations ne sera-t-elle qu’une plaisanterie ?. Là encore, un coup d’œil rapide jusqu’à la conclusion : ...Nous acceptons la réalité de la Société des Nations à condition qu ‘elle soit une force sérieuse et vivante. Nous ne voulons même pas le mot de Ligue des Nations si ce mot ne désigne que le vide. Signé : Le Renseigné.
Je ne regrette pas ma lecture. J’aime à lire ainsi en quelque sorte par-dessus son épaule, à revenir à ce 19 mars d’il y a un siècle. Le journal du jour, aussi partial soit-il, nous y ramène au plus près. Et je ne suis pas fâché, après tout, d’affiner un peu l’opinion simpliste qui était la mienne au sujet de cet organe de presse. J’apprécie, même si je ne la partage pas, cette conviction forte qui l’anime et qui se fait rare aujourd’hui. Je constate que tous les articles exprimant un point de vue sont signés, soit d’un nom complet, soit d’initiales probablement transparentes. Je constate qu’on trouve là non seulement une phraséologie univoque, mais aussi un suivi sérieux de l’actualité politique. Ainsi de la rubrique suivante, la dernière de la première page et débordant sur la deuxième, intitulée À la Chambre et pourvue ensuite d’intertitres indiquant les sujets. C’est bref mais informatif...
(...Pincez-moi, je rêve ! Suis-je en train de faire l’éloge de ce torchon anti-républicain ?...)
Tournons la page. À la Chambre est logiquement suivi de Au Sénat. Ensuite c’est un vrai capharnaüm : encarts publicitaires, culture, sports, courtes dépêches alternent avec les articles succédant à ceux de la première page, sans oublier, en pied de page et sur toute la largeur, le feuilleton à suivre. Tout cela, mis bout à bout, donne un inventaire à la Prévert où l’œil exercé du lecteur Jeanjean (même avec binocles) slalome habilement, prélevant en vitesse ce qui l’intéresse.
[Au Sénat, Le travail de nuit des boulangers (« comme l’a dit Lacordaire il y a des cas où c’est la liberté qui opprime, et c’est la loi qui affranchit »)… Informations parlementaires : l’enquête sur la métallurgie… Pour rester JEUNE, crème Simon, chaque jour sur la peau mouillée… La Conférence de la paix : M. Lloyd George retenu par ses collègues – Revendications féminines (tiens, il faudra lire cela de plus près)… Le Roi George reçoit les syndicalistes Thomas et Brownlie… Le gouvernement d’Alsace-Lorraine : M. Jonnart n’est pas encore nommé… La guerre au Bolchévisme : victorieuse offensive lithuanienne – Victoire des volontaires russes – La mobilisation en Sibérie (j’imagine des correspondants à la Jules Verne, tels Alcide Jolivet et Harry Blount dans Michel Strogoff, téléphonant tous les jours)... A la Haute Cour : M. Caillaux dit tout le bien qu’il a fait à la France !... Les expositions… La canonisation de Jeanne d’Arc… Le comte Della Torre adhère au Congrès des syndicats chrétiens (bis, déjà vu en page une)… L’impôt sur le revenu… Suites de bronchites… Les sports : cyclisme (les Six heures de Bruxelles)... Bulletin financier (valeurs boursières totalement incertaines)… Démobilisation (annonce commerciale)… Spectacles : ce qui se joue dans les grandes salles parisiennes… Crédit commercial de France… Jouvence de l’Abbé Soury… Gouttes de Colonies de Chandron… Pour nos jardins (2 col.)… Vente de produits chimiques et pharmaceutiques…]
Puis Simon laisse le journal de côté. Ce sera un plaisir, ce soir, à la veillée, lorsque les filles seront couchées, de le reprendre tranquillement pour compléter sa lecture, puis de bouquiner encore un petit moment, s’il n’est pas trop fatigué. Il lira de plus près ce qu’il n’a fait que parcourir, et puis le feuilleton bien sûr. En ce moment c’est Par l’épouvante ! de L. Gastine. Il savourera alors pleinement le plaisir d’être enfin là, rentré chez lui, Villa Faucheur…
Villa Faucheur
- Note de bas de page 15 :
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Jules et Jim.
- Note de bas de page 16 :
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Robert Bober, On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux, P.O.L., 2010, 288 p. Citation p. 107.
C’est un bel endroit la Villa Faucheur, un quartier dans le quartier. On y entre en passant sous un grand portail, avec arc en plein cintre, ouvrant sur une impasse. Les enfants peuvent jouer dans la rue intérieure. Les gens s’y croisent, on cause, on se connaît. Jadis c’était le village de Belleville (« belle vue »). C'est un lieu pittoresque, où plus tard viendront s’installer les artistes. On y tournera des films. J'ai promené mon regard sur les devantures allumées, le bistrot de Nadine accolé à la Villa Faucheur, la Villa Castel un peu plus loin, visible dans le film15 de François Truffaut, écrira Robert Bober, dans On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux16. Du temps des Jeanjean il y avait des vignes sur le coteau exposés plein sud, au bord des rues Piat et des Envierges. Balcon avec vue sur Paris, point culminant comme Montmartre. C’est bourré de populo, Belleville, de gens venus d’un peu partout...
- Note de bas de page 17 :
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Tania da Rocha Pitta, Belleville, un quartier divers, Sociétés, n°97, 2007-3, p. 39-52.
- Note de bas de page 18 :
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Rappel : le Parc de Belleville fut aménagé dans les années 80, soixante ans plus tard.
Quelles transformations n’a-t-il pas connues ce village, puis ce quartier de Belleville-Ménilmontant ? Après l’époque des monastères (qui cultivaient les vignes) est venue l’époque des guinguettes – où l’on buvait le pinard local, mais aussi tout ce qu’on voulait d’autre – puis celle de la Commune, et enfin maintenant celle des immigrés. Et depuis l’émigration s’est diversifiée, le quartier accueille des artistes et toutes sortes de populations mélangées. Cela lui donne aujourd’hui son image de ville cosmopolite où ces différentes personnes forment des tribus selon leurs cultures. Telle est la conclusion récapitulative d’un article sur Belleville paru en 2007 dans la revue Sociétés17. J’y découvre un nouvel aspect qui m’avait échappé du monde où vécurent les Jeanjean. Réfugiés venus chercher asile une quinzaine d’années plus tôt (on peut le dire comme ça), Simon avec ses tantes à la suite de son père ont atterri là où il fallait bien, faute de ressources, parmi des milliers d’autres dans leur cas, dans les mêmes quartiers populaires, déshérités, surpeuplés, et dans les mêmes conditions précaires. À la date où nous sommes, en mars 1919, les Jeanjean devront attendre encore pour être enfin relogés, comme bien d’autres dans leur cas, dans un logement plus vaste. Et encore, si ce n’était que le nombre de pièces. Pour tout dire, l’ancien village viticole, juste à côté sur l’emplacement du futur parc de Belleville18, était alors notoirement insalubre, et tout le voisinage était dans un triste état.
Il se trouve justement que ce sujet est abordé dans la Libre Parole de ce 19 mars. Revenons-y avec lui. La journée a passé à toute vitesse chez les Jeanjean, en petites retrouvailles, fragments de projets et menus ajustements pour les jours à venir. La nuit est tombée, le quartier a trouvé un semblant de calme, Simon reprend sa lecture à la lueur d’une lampe Visseaux...
- Note de bas de page 19 :
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L’auteur de l’article prend prétexte de l’Affaire Cottin pour lâcher ses chiens. L’intérêt reste vif dans l’opinion depuis la tentative d’assassinat de Georges Clémenceau, président du Conseil, par le jeune anarchiste Émile Cottin. C’était un mois plus tôt exactement, le 19 février 1919. L’enquête visant à déterminer, comme il se fait toujours en pareil cas, si Cottin avait agi seul ou en lien avec une organisation terroriste, et de quelle ampleur, avait déterminé la perquisition chez l’instituteur Loriot, déchaînant une généralisation un peu facile et une diatribe contre cette engeance des instituteurs extrémistes, prétendus dangereux pour nos chères têtes blondes.
Après lecture rapide de l’article concernant « Les instituteurs bolcheviks » – titre qui pue à plein nez la chasse aux sorcières, et c’est en effet bien la cas19 – gageons que Simon Jeanjean se sera informé sur les débats de l’Assemblée Nationale, dans la rubrique intitulée « À la Chambre ». Il s’y mène alors un débat qui, entre autres populations parisiennes précaires requérant une action de l’État, concerne de près la famille Jeanjean. La question annoncée par le titre est celle des « fortifications de Paris » (couramment nommées les « fortifs ») – débat ardu et encore loin d’aboutir si l’on en croit ce bref rapport :
Au cours de sa séance du matin la Chambre a continué la discussion du projet relatif au déclassement et à la démolition des fortifications de Paris. M. l’abbé Lemire intervint longuement, mais vainement, pour réclamer le maintien aux zoniers des emplacements qu’ils occupent, et la non-rétrocession à la Ville de terrains qui sont la propriété de l’État …
On a un peu oublié l’abbé Lemire. Plus près de nous on se souvient, siégeant à l’assemblée nationale, de l’abbé Pierre bien sûr, ou du chanoine Kir. L’abbé Lemire était député du Nord depuis 1893 et maire d’Hazebrouck depuis 1914. On le voit, au cours de cette séance du 18 mars, mouiller sa chemise ou plutôt sa soutane une fois de plus au service des plus pauvres, prêtant sa voix à ceux qui n’en ont pas. Cette fois c’étaient les malheureux habitants de la « Zone », appelés ici les zoniers. La Zone a compté jusqu’à 30 000 habitants – des multitudes de familles laissées pour compte, sans éducation, abandonnées aux affres de la pauvreté, maladie et délinquance. Maintenant on parle des zonards, oubliant un peu cette Zone-là, en bordure de Paris, occupée par des bidonvilles avant la lettre (on disait des taudis) comme on en voit souvent aux abords des grandes métropoles.
Il y a urgence, en ce début de XXe siècle, à rénover cette zone qui jouxte notamment Belleville, et à mettre en œuvre un plan de relogement des populations habitant les quartiers insalubres. Les Jeanjean en font partie, ils sont éligibles pour être relogés. Ils ne sont pas des zonards, ils n’habitent pas un taudis, mais leur quartier est concerné.
- Note de bas de page 20 :
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Un décret sur la zone de servitude militaire du 19 mars 1925 prévoit le rattachement à Paris des territoires de l'ancienne zone non ædificandi. Cette annexion est réalisée en trois étapes : secteurs de Boulogne, Issy-les-Moulineaux, Malakoff, Vanves, Montrouge et Gentilly en 1925 (décrets du 3 avril 1925), secteurs d'Ivry-sur-Seine, de Neuilly-sur-Seine, du Kremlin-Bicêtre, de Charenton-le-Pont et de Saint-Mandé en 1929 (décrets du 18 avril 1929) et secteurs de Levallois-Perret, Clichy, Saint-Ouen, Saint-Denis, Aubervilliers, Pantin, Le Pré-Saint-Gervais, Les Lilas, Bagnolet et Montreuil en 1930 (décrets du 27 juillet 1930).
La Zone était située, à peu de choses près, sur l'emplacement anciennement occupé par les bastions de l'enceinte fortifiée construite par Thiers en 1844 – plus précisément sur une bande de terre de 250 mètres en avant des bastions, zone classée et donc non constructible. D’où le projet relatif au déclassement et à la démolition des « fortifs » évoqué dans la Libre Parole. Pour en revenir au débat, on voit l’abbé Lemire réclamer le maintien aux zoniers des emplacements qu’ils occupent. Il s’agit d’une mesure immédiate (régularisation d’un état de fait), ne préjugeant en rien de la politique future d’assainissement et de relogement. Encore un mois, et les fortifications de Paris seront déclassées par la loi du 19 avril 191920 pour être démolies peu après (par la suite, c’est sur ces terrains, intégrés entre-temps à la ville de Paris, que sera construit le boulevard périphérique).
- Note de bas de page 21 :
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Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Gallimard (Folio), p. 422.
On parlait alors d’état « pré-social » pour qualifier les zonards. Plus tard on les appellera le « quart-monde ». Louis-Ferdinand Céline, dans Voyage au bout de la nuit, voit dans la Zone, en 1920, cette espèce de village qui n'arrive jamais à se dégager tout à fait de la boue, coincé dans les ordures et bordé de sentiers où les petites filles trop éveillées et morveuses, le long des palissades, fuient l'école pour attraper d'un satyre à l'autre vingt sous, des frites et la blennorragie’21. La misère y est si grande, dépourvus comme ils sont, les zonards, a priori de tout – non seulement de richesse et de biens matériels, mais tout autant ou plus encore des autres biens nécessaires, éducation, moralité, culture et sociabilité – que leur relogement même ne se fera jamais simplement.
Enfin, d’une façon ou d’une autre les choses sont en train de bouger du côté de Belleville et de Ménilmontant. Grâces en soient rendues à l’infatigable Abbé Lemire et aux artisans convaincus de cette politique sociale. Ce n’est pas à eux qu’on ira reprocher les retards pris et les erreurs commises par la suite. Plutôt aux bourgeois craintifs et béni-oui-oui qui n’ont cessé de dire non-non, ainsi qu’à ses collègues de l’Église. La palme à l’évêque de Lille, qui non content de refuser à l’abbé l’autorisation de se présenter aux élections en 1913 – suite à quoi Lemire se trouva interdit de messe et de sacrements – fit interdiction aux prêtres de donner l’absolution aux lecteurs du Cri des Flandres, le journal créé pour soutenir son action. Comme s’il était en son pouvoir, au petit évêque de Lille, d’envoyer les gens en enfer ou au paradis. Jules Lemire fut d’ailleurs réintégré ensuite dans les ordres et renommé abbé, à la demande du pape Benoît XV ; l’évêque de Lille a dû en avaler sa mitre. Au demeurant l’abbé Lemire reste aux yeux de la postérité l’auteur d’une œuvre sociale et parlementaire importante. Père des Jardins ouvriers, à travers la Ligue française du coin de terre et du foyer qu’il fonda en 1896, maire de Hazebrouck élu en 1914 (puis réparateur, en mieux, des destructions de la guerre), il fut l’initiateur de bien des réformes durables (du moins on l’espère) – repos hebdomadaire dominical, allocations familiales, réglementation de la durée du temps de travail, notamment du travail de nuit – et artisan de la création d’un ministère du travail.
Mais il se fait tard à la Villa Faucheur. Blanche est allée se coucher. Vivement qu’on trouve de quoi se loger ailleurs, pense Simon. Surtout si la famille vient à s’agrandir, un petit frère ça ne ferait pas de mal (…ou même une petite sœur). Il plie le journal, le pose sur la pile en cours, éteint la lampe. Demain sera un autre jour comme on dit. Et commencera une nouvelle vie…
+ Geneviève, + Monique = la famille est au complet
C’est moins d’un an plus tard, deux semaines avant le dix-neuf mars, qu’arriva un des événements les plus considérables de cette histoire. Je veux parler de la naissance de ma marraine :
Mme et M. Blanche et Simon Jeanjean, demeurant au 46 Villa Faucheur, 1 rue des Envierges, Paris XXe, Melles Marie-Denise et Madeleine Jeanjean (et adjoignons-leur, car elles le méritent bien :) Melles Célestine, Christine [ou Lucie] et Christine [ou Pauline] Jeanjean ont le plaisir de vous annoncer la naissance, le 2 mars 1920, de leur fille, sœur et petite-nièce GENEVIÈVE.
(Une fille, encore, la troisième. On imagine la déception de Simon. Déception ou résignation fataliste, à la longue il a fini par s’y faire. Et puis non, résignation non plus, ce n’est pas son genre, de se résigner à quoi que ce soit. Alors ce fut bien du bonheur, tant qu’à faire, de voir arriver cette troisième qui jouera avec les deux autres, qu’elles auront plaisir à pouponner. Une bande de filles, ce n’est pas mal non plus.)
Et avançons maintenant, passons quatre années encore.
Enfin voilà, dit Monique dans l’interview, Ginette est née en 20, moi je suis née en 24... Y a rien de spécial entre deux… Rien de plus à dire : Monique va naître en 1924, le 14 février, et la petite tribu sera au complet. On aura la photo définitive, celle qui trônait au salon, à Lardy, derrière les deux vieilles dames, auprès de celle des deux parents âgés et face à la télé. La légende prétend que Monique aurait été une « erreur », qu’elle n’était pas prévue. Ce sont elles qui le disent, Monique et Geneviève, dans l’interview. Admettons que Monique ait été une sorte d’ajout, de post-scriptum accidentel... qu’importe, sans elle l’équipe n’aurait pas été complète. La photo n’existerait pas, les Jeanjean ne seraient pas ce qu’elles furent. Très belle photo où l’on voit les quatre filles du soldat Jeanjean en ordre croissant de taille, de gauche à droite, en forme de flûte de Pan ou à la façon des Dalton dans les albums de Lucky Luke. (1407).
La photo a été prise en 1925 ou 26. Un beau matin les Jeanjean ont fait ce qui ne se fait plus beaucoup de nos jours : ils ont coiffé les filles, ont habillé les grandes de jolies robes, les ont aidées à se pomponner, à se coiffer, et tout le monde s’est rendu au studio Lenoir, 11 rue Piat, à deux pas de la Villa Faucheur. Ainsi faisait-on dans les familles. Rares étaient les particuliers qui avaient des appareils-photo, cela ne leur serait même pas venu à l’idée de rivaliser avec les professionnels. On prenait rendez-vous avec eux comme avec les médecins. Les Jeanjean l’ont fait souvent. Les filles ont toutes été fixées sur pellicule dès qu’elles ont pu se tenir assises ; le photographe les faisait trôner sur une peau de mouton, c’était l’unique photo qu’on avait du bébé. Certaines ont été insérées dans l’album noir, côtoyant de belles photos à monture cartonnée faites à Metz. Il y a eu aussi Mulot, le photographe du mariage en 1912, « le photographe de la Bastille ». Et puis il y a les photos-cartes, nombreuses, à croire que Simon en faisait faire à chaque permission. La plus photographiée est Denise, la première.
- Note de bas de page 22 :
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Il y a encore un studio Lenoir de nos jours, rue du Faubourg St Denis, c’est sans doute la même famille.
Le studio Lenoir était à deux pas de la Villa Faucheur, la rue Piat donnant dans la rue des Envierges.22 Il-elles y sont allé.e.s ensemble, tous les six. Bien habillées comme de juste, elles se sont mises en ligne, suivant les instructions, devant le décor en carton et le rideau, face à l’appareil à soufflet monté sur son trépied. Le photographe leur a tout expliqué, leur a demandé de regarder sa main droite, là, levée sur le côté (ou, peut-être, de regarder leur papa, posté à l’endroit ad hoc, coucou les filles), et surtout de ne plus bouger dès qu’il le leur demanderait. Puis il s’est caché sous le drap noir et a dit Attention ne bougez plus. Il a fallu s’y reprendre à plusieurs fois, la petite Monique ne tenait pas en place, sa maman a dû lui courir après trois ou quatre fois pour essayer de la remettre dans le cadre en espérant qu’elle s’y tienne au moins quelques secondes. Il y a un autre essai moins flatteur (5122) où Madeleine louche visiblement. C’était autre chose qu’un simple Photomaton.
- Note de bas de page 23 :
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Texte à paraître dans les Cahiers Robert Margerit, n° XXVI, 2022.
(J'imagine très bien cette scène. Elle se relie dans ma mémoire à une autre, beaucoup plus récente. Nous sommes en 2008. Je suis venu passer le week-end de la Toussaint à Lardy chez Monique et Geneviève, âgées de 84 et 88 ans. J'y ai retrouvé Magali. Nous passons quelques moments agréables avec ces deux vieilles dames flageolantes qui ne savent plus quel jour on est. La plus fatiguée est Monique, elle se déplace avec l'aide d'un déambulateur, seule sa voix est restée haute et claire. Elles ne sortent plus de la maison. Mais elles ont fait une exception cette fois. Monique tenait absolument à faire mettre à jour sa carte d'identité pour pouvoir voter. Il fallait donc trouver un photomaton pour obtenir une photo récente. Ce fut une expédition épique, principalement pour Monique. J'ai raconté ce week-end mémorable dans une sorte de nouvelle intitulée Les Dernières des Jeanjean.23)
On peut remercier M. Lenoir pour cette très belle photo. On y lit chacune des filles Jeanjean comme à livre ouvert. Denise à droite, le regard assuré, grande sœur heureuse et fière à sa place d’aînée. Madeleine à ses côtés, toute douceur, en retrait. Et les deux autres que je connais et reconnais bien ici, Geneviève et Monique.
Monique, avec sa bouille ronde et ses cheveux bouclés, c’est un beau bébé. Ses parents en sont tellement fiers qu’ils l’ont présentée – et elle a sans doute été primée – à un concours du plus beau bébé, comme le laisse entendre la photo de groupe légendée « Dispensaire Marguerite Marie – concours, juillet 1925 » (1438). C’est en 1925, en effet, qu’eut lieu le premier concours Bébé Cadum. Des quatre filles, c’est elle Monique qui ressemble le plus à Simon qui déjà ne ressemblait à personne de connu dans sa famille (et donc sans doute à sa mère inconnue). Elle ne tient pas en place, Monique, toujours en activité, déjà toute petite et cela ne changera pas ensuite, avec cette voix de mezzo-soprano qu’elle avait, sonore et ronde comme elle. Erreur imprévue c’est possible, les parents n’ont pas caché qu’ils ne s’attendaient pas à cette grossesse et à cette naissance-là, c’était la fable de la famille. Ce qui est certain c’est que son père était en adoration devant elle. T’étais la chouchoute !, dit Ginette dans l’interview. On ne sera pas étonné de voir le papa toujours attentif derrière elle, quand elle sera grande, l’assistant lors de ses premiers démêlés professionnels.
(1438)
Geneviève, maintenant. Pour parler d’elle, ma marraine, les mots qui me viennent d’abord à l’esprit sont ceux-là même par lesquels elle évoquait son père : « C’était quelqu’un ! ». Voyez ce regard, cette petite moue, ce léger retrait à la différence des deux aînées qui se prêtent au jeu de la photo sans réserve. Voyez-la, avec son nœud sur la tête. On lui a peut-être demandé de l’enlever, mais vous pouvez toujours essayer de la contraindre celle-là, ou de venir marcher sur ses plates-bandes. Je n’aurais pas soupçonné ce trait de caractère, c’est elle qui me l’a avoué au fil de ses récits familiaux, exemples à l’appui. Moi j’étais plutôt sensible à sa gentillesse, à ses attentions. À sa voix feutrée, chantante, ce « allôôô » montant, en réponse aux appels téléphoniques, et plus tard aussi à quelques défaillances, à une santé fragile dont j’avais une vague idée, qui lui avait fait prendre une retraite un peu anticipée. Elles ont vite fait équipe toutes les deux, avec sa petite sœur, formant tandem au sein de la famille. Les deux autres étaient un peu plus loin, ce qui s’est confirmé quand elles sont sorties du jeu, peu à peu puis prou, l’une pour raison de santé, l’autre cessant de fréquenter le monde. La famille Jeanjean, pour moi, outre les parents que je n’ai pas connus très longtemps, c’était Monique-et-Geneviève. Différentes et complémentaires, elles assumaient des rôles bien établis au sein de leur ménage à deux. Monique avait la voix la plus haute. Mais l’aînée, « la chef », c’était toujours Ginette. On n’aurait pas supposé pareille allégeance de la cadette, à en juger d'après son air décidé, ses manières énergiques. Mais c’était Geneviève qui conduisait la voiture. Monique avait passé le permis mais elle ne s’en servait plus. En bonnes parisiennes, elles prenaient les transports en commun pour la vie courante, et sortaient la voiture au moment des vacances (garée où, au fait ? Je ne sais plus). Mais je me souviens que par la suite en des temps plus récents c’était elle seule qui conduisait. Elle n’avait jamais eu d’accident, et en était assez fière. Les parents, eux, n’avaient pas le permis. Je me demande comment on avait bien pu s’organiser pour le voyage en Ardèche, en cinquante-six ou cinquante-sept. On l’a fait en voiture, j’en suis sûr, c’est Geneviève qui conduisait et les parents étaient du voyage. Nous avions fait étape en route, quelque part à mi-chemin. Mais à cinq dans la voiture cela aurait fait beaucoup, Monique ne devait pas être avec nous. Le tandem n’était pas permanent heureusement. Reste la voiture, que Geneviève aimait tant conduire. La voiture symbole, qu’on le veuille ou non, d’indépendance et de liberté.
Mais je m’égare un peu. Revenons aux années 20. La famille est au complet, et vogue la galère, ainsi soit-il.