PIE BWA – ARBRE - Luz Severino (République Dominicaine)
3- Rêves de jungles et d’origines
Texte
Arbres de la forêt, vous connaissez mon âme !
Au gré des envieux, la foule loue et blâme ;
Vous me connaissez, vous ! – vous m’avez vu souvent,
Seul dans vos profondeurs, regardant et rêvant (…).
Victor Hugo, Les Contemplations, 1856
Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je dirais fleuve. Je dirais tornade. Je dirais feuille. Je dirais arbre.
Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, 1947
- Note de bas de page 1 :
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Édouard Glissant, L’intention poétique, Paris, Éditions du Seuil, 1980, p. 34.
Considérer à l’instar d’Édouard Glissant que « le paysage garde mémoire de ses temps »1, induit une forte relation à un lieu et à une population donnés. Représentation d’un imaginaire « autochtone » en ce qu’il est mémoire de l’histoire d’un peuple, le paysage est alors « traduit » dans les choix plastiques des artistes. Avec sa sensibilité propre, Luz Severino réinvente en tant que créatrice le paysage caribéen et une certaine forme de son histoire sacrée, mythique. Car comme l’explique Mircea Eliade :
- Note de bas de page 2 :
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Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Folio, 1963, p. 16.
« Le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des ‘commencements’. C’est donc toujours le récit d’une ‘création’ : on rapporte comment quelque chose a été produit, a commencé à être »2.
- Note de bas de page 3 :
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Voir à ce propos Jacques Le Goff, « Le désert-forêt dans l’occident médiéval », L’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard,1985, p. 59–75 et Santiago López Ríos, « Sobre el bosque y el lobo en la literatura castellana del siglo XV », Dominique de Courcelles (dir.), Nature et paysages. L’Émergence d’une nouvelle subjectivité à la Renaissance, Paris, Éditions de l’École des Chartes, 2006, p. 11-28.
- Note de bas de page 4 :
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Gaston Bachelard évoque les arbres et les forêts dans L’air et les songes (1943), La terre et les rêveries du repos (1948) et La poétique de l’espace (1957).
Dans cette démarche, le choix de valoriser les arbres et leur dimension symbolique n’est pas anodin et cette approche ne participe assurément pas du locus horridus du Moyen-âge européen lié à la forêt3. La vie à la fois souterraine et aérienne – et donc mangrovienne – de l’arbre qui avait déjà inspiré Gaston Bachelard4 participe activement de sa projection imaginaire et de ses codages symboliques. Elle acquiert dans la Caraïbe une dimension « merveilleuse » de communion entre les éléments du vivant qui s’ajoute aux approches européennes des forêts mystérieuses et obscures.
- Note de bas de page 5 :
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Cité par Dominique Château, « Le trouble esthétique », Recherches en Esthétique, Revue du CEREAP, n °17, décembre 2011, p. 17-28 (p. 25) : Sur l’origine de l’activité artistique, Über den Ursprung der künstlerischen Tätigkeit, 1887), trad. coll. sous la direction de Daniel Cohn, Paris, Éditions rue d’Ulm (coll. Æsthetica), 2003, p. 86.
- Note de bas de page 6 :
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Le paleoanthropologue Pascal Picq dit avec humour que l’homme (homo) ne descend pas du singe, mais de l’arbre, de la forêt… Cf. par exemple : https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/plantes-et-vegetaux/aux-origines-comment-la-foret-nous-a-faits_142847
Selon Konrad Fiedler, « l’artiste ne se distingue pas par un don particulier pour regarder, il ne voit pas davantage ni plus intensément qu’un autre »5. En revanche, il se distingue par sa capacité à « l’expression ». Autrement dit, nous n’avons pas tous les mêmes capacités à créer. Cette « expression », l’artiste la tient aussi de sa conscience au monde et de la conscience de son monde, lesquelles passent souvent par la recherche des origines et des mythes attenants. La forêt peut être le lieu privilégié de cette recherche, car elle est conçue comme matrice depuis la nuit des temps6 tout comme la mangrove – forêt sur l’eau – est un lieu privilégié de nidation de tant d’espèces, d’explosion de multiples vies.
L’origine renvoie au point de départ. Mais comment parvenir à délimiter précisément cette étape première, criante ambivalence primale, entre cause et commencement ? L’origine renvoie également à la notion d’ascendance. N’est-ce pas alors ce lien qui nous unit de génération en génération que les arbres sévériens retranscrivent en une longue chaîne ascensionnelle ? À la source de toute chose, eaux et racines s’(entre-) mêlent ; troncs et branches s’élèvent en un dialogue interrelationnel.
- Note de bas de page 7 :
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Luz Severino vit et travaille à la Martinique depuis les années 2002.
- Note de bas de page 8 :
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Cf. « Édouard Glissant, une pensée archipélique », http://www.edouardglissant.fr/digenese.html
L’origine est aussi parfois une nouvelle origine, un nouveau départ donc pour ceux qui, comme Luz Severino, connaissent l’exil7 et font partie d’une diaspora. L’origine peut être fracture d’avec les origines comme pour ces millions d’Africain.e.s esclavisé.e.s pour lesquels Édouard Glissant évoque une digenèse – et non une genèse – survenue dans la cale du bateau négrier, nouvelle – et terrible – matrice8. Ce processus digénétique met d’emblée en cause les généalogies linéaires ainsi que les mythes de pureté :
- Note de bas de page 9 :
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Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, op. cit. , p. 36.
La mise en contact de ces cultures ataviques dans les espaces de la colonisation a donné naissance par endroits à des cultures et sociétés composites, qui n’ont pas généré de Genèse (adoptant les Mythes de Création venus d’ailleurs), et cela pour la raison que leur origine ne se perd pas dans la nuit, qu’elle est évidemment d’ordre historique et non mythique. La Genèse des sociétés créoles des Amériques se fond à une autre obscurité, celle du ventre du bateau négrier. C’est ce que j’appelle une digenèse9.
- Note de bas de page 10 :
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Jahan Ramazani, A Transnational Poetics, Chicago, Chicago University Press, 2009, p. XIII.
Vivre et créer entre deux îles, entre deux langues, est le défi constant de Luz Severino. La nécessité de faire parler en soi deux langues, la mise en relation de deux approches du monde dans un même archipel caribéen à la fois en résonance et en dissonance questionne la notion de modèle. Survient alors l’écho qui s’étend au monde et qui permet d’atteindre ce que Jahan Ramazani désigne comme « l’expérience transnationale »10 en évoquant des idiomes et des paysages sonores, des entrechoquements poétiques, entre plusieurs lieux et plusieurs ethnies à la fois, que nous pourrions visualiser avec Luz Severino comme une forêt aux multiples liens rhizomiques, souterrains et aériens à la fois.
- Note de bas de page 11 :
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On rappellera la définition de la poïétique proposée par René Passeron : « Appelons poïétique l’ensemble des études qui portent sur l’instauration de l’œuvre, et notamment de l’œuvre d’art », Recherches poïétiques, Paris, Klincksieck, 1975, tome I, p. 14.
- Note de bas de page 12 :
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Voir à ce propos les films réalisés par la Fondation Clément et visibles sur le site de Luz Severino : https://severinoluz.com/videos/
C’est ainsi que pour rendre compte de la créolisation, entre origines diverses, rencontres brutales de l’Histoire et rêves de vie meilleure, la poïétique11 sévérienne développe une jungle d’hybridations de couleurs, de formes et de matières où les fils colorés, ajoutés à la toile ou à d’autres matériaux12, sont autant de sutures de parcours de vie et de cultures du monde, réunis, reliés, dans un végétal magma vital à dominante axiale. Le rhizome sévérien a en effet cette particularité de retenir la prévalence ascensionnelle en ce qu’elle transcrit une soif de spiritualité.
Autrement dit, la plasticienne Severino retient la forêt imprévisible comme métaphore esthétique de la créolisation ainsi décrite par Glissant :
- Note de bas de page 13 :
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Édouard Glissant, La Cohée du Lamentin, Paris, Gallimard, 2005, p. 50.
Cette région, plus qu’aucune autre dans le monde, a été depuis quatre siècles le lieu le plus vivace et le plus extravagant d’une énorme mise en contact d’à peu près toutes les cultures connues, de leurs répulsions mutuelles et de leurs symbioses naissantes. Nous avons donné à ces rencontres des noms différents, à mesure de la connaissance que nous en acquérions, melting pot, métissages, hybridation, multiculturalisme, créolisation. Celle-ci se conçoit comme un processus de métissages inarrêtable, dont les résultantes sont imprédictibles. (Le monde est imprévisible, parce qu’il se créolise)13.
- Note de bas de page 14 :
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Seloua Luste Boulbina, Les Miroirs vagabonds ou la décolonisation des savoirs (arts, littérature, philosophie), Dijon, Les Presses du réel, 2018, p. 56.
Seloua Luste Boulbina affirme quant à la créolisation : « C’est une migration hors du descriptif et du prédictif. C’est donc, aussi, une expérience »14. Peindre en archipel, rendre compte du flottement composite entre les espaces et des voix/es hybridées, est assurément un défi relevé par Luz Severino. C’est ainsi qu’elle colle et accole des fils qui suturent les mémoires fragmentées que Derek Walcott a mis si bien en lumière dans son discours de réception du prix Nobel en 1992 :
- Note de bas de page 15 :
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Derek Walcott, What the Twilight Says, Essays, 1998, « Les Antilles, Fragments d’une mémoire épique », Café Martinique, trad. fr. Béatrice Dunner, Anatolia, Paris, éditions du Rocher, 2004, p. 94-95 : « Fragments of Epic Memory » : « Break a vase, and the love that reassembles the fragments is stronger than that love which took its symmetry for granted when it was whole. The glue that fits the pieces is the sealing of its original shape. It is such a love that reassembles our African and Asiatic fragments, the cracked heirlooms whose restoration shows its white scars. The gathering of broken pieces is the care and pain of the Antilles, and if the pieces are disparate, ill-fitting, they contain more than their original sculpture, those icons and sacred vessels taken for granted in their ancestral places. […]. And this is the exact process of the making of poetry, or what should be called not its « making » buts its remaking, the fragmented memory ».
Cassez un vase : l’amour qui en assemble à nouveau les morceaux est plus fort que l’amour qui, lorsqu’il était entier, considérait sa perfection symétrique comme allant de soi. La colle qui en rejoint les morceaux en scelle la forme originale. C’est cet amour-là qui rassemble nos fragments africains et asiatiques, ces legs tout fendus dont la restauration révèle les cicatrices blanchies. Recueillir les morceaux cassés, c’est là la peine et le souci des Antilles, et si ces morceaux sont disparates et discordants, ils portent bien plus de peine que la sculpture initiale, ces icônes, ces vases sacrés qu’aux lieux de leur origine, nos ancêtres tenaient pour acquis. […] Et c’est précisément là tout le processus de la création poétique, ou plutôt, ce qu’il faudrait appeler la « recréation poétique », la mémoire fragmentée15.
- Note de bas de page 16 :
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Un tout-Monde où Lam donne une place importante à l’Afrique. Il a d’ailleurs affirmé vouloir adapter l’art africain à son propre monde à Cuba nous rappelle Antonio Núñez Jiménez, Wifredo Lam, La Havane, Letras Cubanas, 1982, p. 173.
- Note de bas de page 17 :
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Voir Glissant Édouard, « Iguanes, busards, totems fous. L’art primordial de Wifredo Lam », in Lam métis, catalogue d’exposition, Paris, Musée Dapper, 2001, p. 13-29.
Représenter le tumulte du pluriel dans son hétérogénéité avait déjà été le choix de Wifredo Lam (1902-1982) dans sa fameuse Jungla. Cette représentation picturale d’une façon de dire l’imprévisible du Tout-Monde16, sans l’universalisme hégémonique occidental, vise à transcrire le réel merveilleux de l’hybridation et de ses multiples métamorphoses. L’intérêt de Glissant pour Lam est connu17. Il voyait en lui un véritable précurseur dans sa façon d’habiter le monde :
- Note de bas de page 18 :
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Édouard Glissant, « L’art primordial de Wifredo Lam », Lam et les poètes, Paris, Hazan, 2005, p. 114.
La peinture de Lam n’est ni nègre, quand même elle a retrouvé la trace, ni chinoise, ni amérindienne, ni hindoue, ce serait là un beau folklore, ni « universelle », ce serait une plaisante vacuité, une élégante suspension dans un non-lieu sans vertiges. La peinture de Lam lève en nous le lieu commun des imaginaires des peuples, où nous nous renouvelons sans nous altérer18.
- Note de bas de page 19 :
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Conservée au musée d’art moderne de New York, cette œuvre a été réalisée par Lam après son retour à Cuba.
- Note de bas de page 20 :
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Voir à ce propos : Aline Moco Silva Miklos, « Le tableau La Jungle de Wifredo Lam : le premier manifeste plastique du tiers-monde », Passages de Paris – Édition spéciale, 2009, p. 3-11.
La Jungla19 de Wifredo Lam, achevée en 1943, est marquée par un exubérant foisonnement de reliances fragmentées. Elle est communément considérée comme un véritable manifeste d’une façon de peindre le monde non occidental20, comme le soulignait déjà Lam lui-même :
- Note de bas de page 21 :
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Antonio Núñez Jiménez, Wifredo Lam, La Habana, Letras Cubanas, 1982, p.173-174 : « En La Jungla se plasma la revancha que se impone un pequeño país del Caribe, Cuba contra los colonizadores. Puse las tijeras como símbolo de un corte necesario contra toda imposición extranjera en Cuba, contra todo coloniaje. Ya éramos grandes y podíamos marchar solos: he ahí las tijeras. En La Jungla, los mitos africanos están en función activa dentro del paisaje cubano del cañaveral. Todo el destino de Cuba, hasta el presente, ha pivoteado en torno al cultivo de la caña y sus resultados económicos. Alain Jouffroy ha acertado al expresar que La Jungla fue el primer manifiesto plástico del Tercer Mundo ». Traduction par l’auteure de cet ouvrage sur l’art caribéen.
La Jungle transcrit le choix de revanche d’un petit pays des Caraïbes, Cuba, contre les colonisateurs. J’ai mis des ciseaux comme symbole d’une coupure nécessaire avec toute imposition étrangère à Cuba, contre tout colonialisme. On était déjà matures et on pouvait avancer seuls : voilà les ciseaux ! Dans La Jungle, les mythes africains agissent activement dans le paysage cubain des plantations de canne à sucre. Jusqu’à aujourd’hui, toute la destinée de Cuba, a tourné autour de la culture de la canne à sucre et de ses résultats économiques. Alain Jouffroy a affirmé avec justesse que La Jungle a été le premier manifeste plastique du Tiers-Monde21.
Cette peinture sur papier frappe par sa densité… et sa verticalité. Ne retrouve-t-on pas ces mêmes tendances chez Luz Severino, que ce soit dans cette très grande mosaïque (de sept mètres environ) réalisée en 2017, sur le site de Schoelcher, pour la faculté des Lettres et des Sciences Humaines de l’Université des Antilles ou dans les représentations sylvestres de Detrás del bosque de 2020 ?
Esquisse de Luz Severino pour le projet de mosaïque pour la Faculté des Lettres et Sciences Humaines du campus de Schoelcher (document Luz Severino)
Mosaïque en cours de réalisation à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’université des Antilles, juillet 2017 (Photo Alain Piraud)
- Note de bas de page 22 :
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On entend ici « période » comme moment de choix esthétiques précis. Il y a par exemple une période rose et une période bleue chez Pablo Picasso.
N’est-ce pas aussi une double ou triple lecture de cet espace qui est suggérée dans l’exposition de 2020 ainsi que dans toute cette « période »22 sylvestre de l’art sévérien ? De même, la fusion végétal-humain de Lam est présente chez la plasticienne Severino. Et à l’engagement politique de Lam répond l’engagement socio-environnemental de Severino.
En revanche, pas d’êtres antropoïdes chez cette artiste dominicaine, mais des végétaux symbolisant autant d’êtres humains, avec de part et d’autre des jeux de couleur qui renforcent la multiple diversité de ce monde sylvestre. Repenser le monde, que ce soit à l’époque de la Seconde Guerre mondiale ou aujourd’hui face aux défis écologiques, semble constituer à chaque fois une urgence. Œuvre de protestation, de désir de rupture avec les colonialismes pour la première ; invitation à changer nos pratiques environnementales et humaines pour la seconde ? Les frontières sont-elles aussi franches ? En tous les cas, Lam coupe – la représentation des ciseaux dans cette toile est en effet généralement lue comme un désir de rompre avec les colonialismes – tandis que Severino suture avec de multiples fils. En somme, l’un décrit un drame ; l’autre rêve d’utopie.
Lam rappelle avec ses verticales répétitions de tiges de canne combien l’Histoire de Cuba a été liée à celle de la canne à sucre et à ses exploitations attenantes. Il introduit des sortes de « nœuds » – de bifurcations possibles aussi – liés à différents règnes (végétal, animal, minéral) sur ces tiges-troncs élancés. On retrouve chez Luz Severino ce choix d’en finir avec une peinture « représentative » et de favoriser la dimension symbolique. C’est pour cela qu’elle superpose et sur-gratte les matières, comme autant d’associations mangroviennes d’espaces et de temps du Divers.
- Note de bas de page 23 :
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Voir par exemple Christina Kullberg, « L’écriture arborescente de la Caraïbe : esquisse d’une écopoétique en situation », Revue critique de Fixxion française contemporaine, Uppsala University, http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/fx11.02/966
Face à l’« écriture arborescente »23 de Maryse Condé ou d’Édouard Glissant, ou encore l’arborescence chamoisienne de l’en-ville, avec à chaque fois des constructions narratives fragmentées, Luz Severino semble préférer une linéarité dans l’arborescence.
- Note de bas de page 24 :
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Robert Chaudenson, Des îles, des hommes, des langues, Paris, L’Harmattan, 1992.
Ces hybridations exubérantes de multiples origines sont assurément dites dans les œuvres de Luz Severino qui « parlent » plusieurs langues en même temps et qui réunissent divers espaces-temps et dimensions (concrèt.e.s et spirituel.le.s). En effet, comme l’a souligné Robert Chaudenson dans Des îles, des hommes, des langues24 (1992), la créolisation linguistique n’est pas un simple mélange de systèmes linguistiques mis en présence. Ce sont aussi ces mises en contact, entre harmonie et dysharmonie, ces frottements, que transcrivent les lignées ligneuses sévériennes qui semblent réunir éléments masculins et féminins.
À la tension souvent perçue comme phallique s’ajoute l’idée que la forêt est un contenant. Gilbert Durand avait relevé cette association entre symboles féminins et contenants en précisant :
- Note de bas de page 25 :
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Cf. Roger Bastide, Sociologie et Psychanalyse, Paris, PUF, 1949-1950.
- Note de bas de page 26 :
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Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1992 (1969), p. 281.
(…) ce qui sacralise avant tout un lieu c’est sa fermeture : îles au symbolisme amniotique, ou encore forêt dont l’horizon se clôt lui-même. La forêt est centre d’intimité comme peut l’être la maison, la grotte ou la cathédrale. Le paysage clos de la sylve est constitutif du lieu sacré. Tout lieu sacré commence par le « bois sacré »25. Le lieu sacré est bien une cosmisation, plus large que le microcosme de la demeure, de l’archétype de l’intimité féminoïde 26.
Décoloniser les savoirs et les représentations est une opération valorisée par les artistes caribéens contemporains à la recherche de nouvelles manières de transcrire, de réassortir les traces d’un passé et les colonialités du présent, sans jamais perdre en ce qui concerne la démarche sévérienne son éthique ascensionnelle. Chacun.e chemine ainsi à la recherche de « sa » vérité, d’une vérité…