Préface à la première édition
Texte
Je me réjouis de préfacer l’ouvrage issu de la thèse d’Olivier Chadoin. Je le ferai en deux temps successifs : d’abord, le parcours intellectuel de l’auteur, ensuite les formes que prend la crise de la profession d’architecte par le biais des enquêtes qu’il a menées.
Le parcours d’Olivier Chadoin est significatif à plusieurs titres. Son cheminement de doctorant a été inverse de celui habituellement effectuée par les autres étudiants.
Son point de départ de chercheur en effet,
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c’est un travail de terrain au plus près des agences d’architecture,
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ce sont des liens durables avec la profession des architectes et des urbanistes…
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c’est un engagement dans l’enseignement de la sociologie auprès de futurs diplômés en architecture.
Dès le départ, son objectif intellectuel a été de tirer de cette triple proximité un certain nombre de résultats empiriques publiables, d’articles et de contributions à des ouvrages collectifs que, plus tard, il voudra synthétiser. C’est pourquoi, ses divers « papiers » sont parus avant même que ne soit écrite la thèse, alors que, habituellement, nos étudiants exploitent leur thèse après la soutenance.
Jusqu’en 1995, il est étudiant de sociologie à Bordeaux 2. Puis, à la suite d’un DEA portant sur Les trajectoires de jeunes diplômés en architecture et la recomposition d’un espace professionnel, il se lance, jusqu’en 2000, dans la recherche contractuelle appliquée et s’investit dans de nouvelles charges pédagogiques :
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Première conversion, il se décide à monter sa propre agence de « sociologue indépendant » et puise alors dans le vivier de ses compagnons d’études bordelais pour faire face aux divers appels d’offre qui se présentent.
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Deuxième conversion, à ma demande, il vient rejoindre, comme ATER, l’équipe de Limoges en train de construire la filière de sociologie ex nihilo.
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Enfin, en Octobre 2005, il est nommé Maître assistant à l’École Nationale Supérieure d’architecture de Paris La Villette.
Si j’ai bien saisi la posture adoptée, le fait, pour Olivier Chadoin, de répondre aux appels d’offre revient à s’afficher moins comme sociologue de la ville que comme sociologue de la culture urbaine, autrement dit comme sociologue du projet urbain. Dans cette optique, Olivier participe à des enquêtes commandées par les Collectivités locales, leurs Services d’urbanisme, les CAUE départementalisés… Il répond à des appels d’offre du Ministère de l’Équipement. Et il collabore, comme sociologue, à divers programmes d’agences privées d’architecture et d’urbanisme…
À la mi-temps de la décennie 90, en effet, la période est encore favorable à une telle démarche : de nombreuses villes moyennes continuent de se lancer, certes de manière variable et inégale selon les couleurs politiques de leurs élus, dans des grands chantiers de construction, aussi bien d’équipements publics que de logements sociaux. Parallèlement, les grandes municipalités veulent laisser la trace de leur « passage » dans l’espace urbain. Elles veulent faire « œuvre urbaine ».
Toutes ces politiques sont le symptôme de l’importance prise par la maîtrise d’ouvrage, à partir de la décentralisation. Une fraction des diplômés d’architecture va avoir ainsi l’occasion d’y découvrir une nouvelle mission, à savoir : le « conseil » auprès des donneurs d’ordre de la sphère publique et de la sphère privée. Parfois même, cette frange d’architectes aura la conviction de perdre le sens de la conception et la reconnaissance du constructeur, dans la mesure où les interventions se limitent à l’amont du projet, à sa faisabilité, à la recherche des meilleurs opérateurs et maîtres d’œuvre.
Or précisément, ce qui intéresse Olivier Chadoin avant tout autre chose, c’est la maîtrise d’œuvre. Et, dans la maîtrise d’œuvre, [ce qui l’intéresse] c’est la place que cherche à stabiliser et la part que cherche à prendre la profession d’architecte « en action », comme il le dit. Son chapitre sur « l’espace de la maîtrise d’œuvre » dans la 3e Partie est sans doute l’un des plus importants de l’ouvrage : il présente cet espace comme un lieu de « réarrangements identitaires » et de transferts entre les missions et les activités, les fonctions et les compétences, les titres acquis et les interventions négociées. Et plus généralement encore, il caractérise cet espace comme opposant « tensions internes » et « pressions externes ».
Donc, on ne peut comprendre la posture aujourd’hui précarisée de l’architecte, qu’en partant du lien de la production architecturale et paysagère, avec les politiques d’urbanisation (comme le projet urbanistique « Paris-Bercy » le montre). Et cela, sans omettre d’observer les effets que l’une et les autres ont sur les utilisations de l’espace bâti et sur les modes de vie et d’habiter qu’elles impliquent.
Revenant sur les conditions socio-politiques et socioéconomiques de la profession en tant que telle, Olivier Chadoin observe comment ses effectifs augmentent, comment elle se « salarie » et comment elle se féminise au moins relativement (Partie I, chapitre 2). Désormais, l’architecte exerce pratiquement son « savoir-faire » en se trouvant contraint de s’adapter à de nouveaux objets, en fragmentant ses missions, en segmentant ses domaines. Dans ce contexte, en effet, la profession se tourne vers des objets autres que ceux, prestigieux, de la création ou de « l’imaginaire » constructeur. Elle se tourne en particulier vers ceux, plus modestes, de la réhabilitation de « l’existant » (Partie IV) La profession s’insère, alors, dans un marché risqué…
Elle intègre un espace productif largement occupé par d’autres métiers où elle doit se battre concurremment à d’autres, où elle doit « défendre chèrement sa peau ». Ne serait-ce que pour parvenir à investir les fonctions de coordination et d’assistance à la maîtrise d’ouvrage (AMO) – convoitées par l’ensemble des professions de la maîtrise d’œuvre –. Toutes ces professions (d’exécution, de gestion, de maintenance …) s’affichent comme ayant vocation à ce que Anselm Strauss appelle « Travail d’articulation » (Voir la diversité des encadrés qui, dans la 3e partie présentent des cas, des portraits, des paradigmes… au sujet des « métiers de l’articulation », des « coopérations concurrentielles », des modalités d’interprofessionnalité, de transversalité et de traduction d’un « langage spécialisé » en un autre, ce qui implique l’allongement des « chaînes de travail ».)
Le problème de l’architecture (et de l’architecte) pourrait être formulé de la manière suivante : Comment prendre part à la production collective de « l’espace ou du cadre bâti », [ou encore, selon les termes « vitruviens »], au processus d’édification, tout en continuant d’afficher une identité stable, constante et en revendiquant toujours très haut le « titre » symbolique d’architecte ? En dépit des nouvelles contraintes du marché et de l’âpre concurrence générée par la division du travail, l’enjeu de reconnaissance de l’architecte, est bien de « persévérer dans son être et dans son faire », comme dirait sans doute Spinoza si, bien sûr, Spinoza était architecte. Le travail qu’Olivier nous présente aujourd’hui est issu de ce parcours. Durant dix ans, il y a forgé ses hypothèses de recherche. Cette publication en est le point d’aboutissement, sans doute provisoire.
Ce travail déploie toutes les dimensions de la crise du métier d’architecte et l’illustre en s’appuyant sur une triple enquête de terrain.
Elle apparaît comme une sorte de remise à plat et comme l’amorce d’une réorganisation. Elle se signale d’abord par une disjonction qui s’approfondit entre formation scolaire et statut professionnel. Elle se signale aussi par la rupture entre profession et travail, par recomposition et segmentation en missions partielles au sein de l’espace de la maîtrise d’œuvre comme espace déterminé par des rapports entre des positions sociales. Cette crise structurelle, Raymonde Moulin en avait déjà pointé l’avènement dès 1973. Dans le langage de l’ouvrage, Olivier Chadoin introduit les principaux signes de cette crise et de cette remise à plat. J’en ai relevé six occurrences caractéristiques. L’architecture contemporaine, c’est :
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moins une profession, qu’un travail ;
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moins une commande, qu’une demande ;
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moins une œuvre singulière, qu’un collectif de maîtrise d’œuvre ;
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moins un « geste artiste » surplombant souverainement l’espace urbain, qu’une « activité laborieuse » régulée par la division du travail ;
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moins une « compétence générale », qu’une « segmentation des missions » et qu’ « une fragmentation des domaines » : désormais programme, projet, réalisation, contrôle s’emboîtent et interférent… ;
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et enfin, c’est moins un individu médiatisé par sa signature, qu’un groupe anonyme couvert par un sigle, groupe dont le nombre s’étend et dont les limites professionnelles sont souvent flexibles (croissance du nombre d’étudiants, du nombre d’agences, multiplication des architectes- salariés, des architectes femmes, des architectes - conseils et coordonnateurs, et cela parallèlement à la diversification des objets et des interventions de terrain…).
Désormais, nombre d’architectes font accompagner leur titre d’un tiret suivi d’un autre qualificatif. Le titre est comme devenu double. Comme Janus, en pratique, il fait toujours valoir une compétence sur un premier versant et une qualité sur un second. Par exemple, dans « Architecte – Coordonnateur » : « Architecte », c’est le titre, c’est « l’être » / « Coordonnateur », c’est le poste, c’est le « faire ». Les architectes sont des individus que l’incomplétude du langage inclut dans un ensemble indéterminé : d’où le titre du livre. Toute cette démarche autour de l’architecte comme être double peut faire penser à l’image célèbre de l’enlacement de l’homme et du serpent dans les cercles infernaux de la Divine Comédie, dans le Chant XXV de l’Enfer. Dante y dit qu’au moment de l’enlacement, l’homme se transforme en serpent et le serpent en homme, mais il compare cette mutuelle métamorphose au feu qui dévore une feuille de papier, précédé par une frange rougeoyante où le blanc meurt sans qu’apparaisse encore le noir.
Au fond, il s’agit d’un problème classique qui affecte toutes les institutions actuelles et tous les métiers contemporains. Certains de ces métiers, confrontés à la pression du marché, y disparaissent purement et simplement. Les architectes « sauvent leur peau », au moins en apparence. Mais à quel prix ? La précarité les affecte structurellement, et presque toujours en renversant les données du problème. Que voit-on et que dit-on d’eux, en effet ? Jadis, c’était le titre qui faisait l’emploi, c’était l’être qui déterminait le faire. Aujourd’hui, c’est l’emploi qui fait en quelque sorte le titre, c’est le faire qui, tant bien que mal, détermine l’être…La précarité se loge dans l’approximation, dans l’indétermination du renversement opéré. Et devant un tel renversement de la preuve d’architecture, on voit bien comment, très logiquement, le groupe cherche à se ressouder dans la défense de son identité. Il s’inscrit dans la quête d’un « faire » qui pourrait sauvegarder ses références identitaires, tout en innovant dans les voies et les moyens d’interventions et de missions… En tous les cas, cela veut dire que le groupe ne se déploie plus dans le domaine de l’exception artistique, mais, de plain-pied, dans la routine du marché et des lois économiques.
Il faut ici aussi rappeler l’intérêt sociologique de cette enquête qu’illustre la partie concernant la ZAC « Paris Bercy » (Partie II) : Il s’agit de la construction d’un « morceau de ville » dans la « continuité » du tissu urbain. Cette construction se décline comme l’esthétique d’un « parc », comme l’habitabilité des logements d’un « front » et comme les activités de négoce d’un « fond ».
Cet emboîtement des trois espaces est une production collective, négociée et contractuelle. Elle reflète l’existence d’une compétence groupée : « le projet travaille » comme un collectif, sous la direction d’un architecte coordonnateur.
Cet exemple – qui s’étale sur une quinzaine d’années – est évidemment paradigmatique. Il montre des architectes en situation, « tirés » vers une sorte de « multipositionnalité » de leurs modes d’interventions. Ils endossent divers rôles selon les cas, les chantiers et les périodes de la construction. Et comme les élus, ils ont aussi à affronter la revendication des écologistes sur la qualité de l’aménagement spatial…
Ce qui est certain, c’est qu’ils ne sont plus des créateurs singuliers et solitaires face à des clients privés. Ils ne répondent plus à quelques grands commanditaires ou mécènes particuliers, toujours en quête de grandes signatures. Avec des ingénieurs, des économistes, des « professionnels de l’ordonnancement pilotage et de la coordination » et au même titre qu’eux, ils sont parties prenantes d’un projet d’urbanisme aux ramifications étendues, dans lequel la maîtrise d’œuvre est démultipliée selon plusieurs approches professionnelles : en quelque sorte, ils sont passés de l’un au multiple.
Ce qui est novateur, c’est qu’à travers ce cas, l’enquête esquisse une figure différente et contrastée de l’architecte :
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D’un côté, il est architecte des espaces bâtis, en prise directe avec les opérations de construction et d’aménagement ;
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Mais, de l’autre, il est en position de prescription et de médiation : il donne des normes et coordonne les diverses opérations entre les ingénieurs, architectes de terrain et collectivités - maîtres d’ouvrage. Cette deuxième figure d’architecte apparaît, en quelque sorte, en surplomb par rapport aux interventions de ses collègues de terrain. Sa mission est directement de lutter contre toutes les tentatives de « collages architecturaux » et d’articuler - par un document qui coiffe les autres - architecture et urbanisme, de produire ce que Milan Kundéra appelle une « écriture polyphonique », centrée sur une « grandeur » reconnue par les acteurs : cadre urbain de qualité, site exceptionnel à respecter... Il crée un « théâtre urbain ».
Cette enquête illustre le passage de la sphère administrative et de toute sa mécanique de décisions et d’actions à la construction d’une cohérence urbaine visible.
Deux leçons peuvent finalement être tirées des enquêtes de cet ouvrage :
D’abord, les pratiques architecturales au sein de la maîtrise d’œuvre, mettent en jeu des situations de travail différenciées dans le domaine de la construction ou de la réhabilitation (le marché dit de « l’existant »). Le champ de la maîtrise d’œuvre est en pleine expansion. Ce qui multiplie les points d’application possible de l’architecte et qui diversifie ses approches. Dans ces situations (dont le chantier est l’image), les architectes continuent à s’apparenter à des sortes de chefs d’orchestre ou à se déclarer comme des créateurs d’œuvres, mais, pratiquement, ils ne peuvent produire qu’avec d’autres professionnels : ils s’insèrent dans des rapports d’interdépendance et de concurrence avec d’autres fonctions qui, en retour, les relativisent et les banalisent. Autrement dit, la profession comme groupe homogène fermé, comme collectif déterminé (avec son titre, son identité historique, son enseignement supérieur, ses droits d’entrée, son territoire d’intervention, « organisation pré-capitaliste du monde », ses discours dominants sur la commande publique de bâtiments neufs au plus haut de l’échelle, ses grands noms…) constitue une sorte d’« obstacle épistémologique » pour comprendre le travail en acte de l’architecte aujourd’hui. La définition homogène proclamée se heurte à des situations hétérogènes vécues et exercées.
Ensuite, l’observation de la profession s’opère sous trois angles qui en relativisent et en banalisent le statut :
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les nouveaux modes et milieux d’exercice auxquels elle donne lieu (division du travail en agences, interdépendance et concurrence, insertion dans un espace élargi de la maîtrise d’œuvre, marché de la maîtrise d’œuvre) ;
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les nouveaux types de commande qui s’ouvrent tous azimuts à des interventions jadis déconsidérées (les projets de construction, la réhabilitation de l’ancien, logements ou centres villes historiques)
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les discours imperturbablement centrés sur la continuité du nom d’architecte, sur la force de sa signature en tant qu’architecte…
Donc, il n’existe plus d’ajustement entre l’architecte et son œuvre. Mais, à l’inverse, une tension permanente entre milieu de travail, mode de travail, objet de commande, maintien du nom et du titre… Cette tension s’accompagne de débats sur le travail architectural et l’existence d’un noyau dur de compétence et d’expertise.
D’un côté, parfois, on se dit que les architectes qui se crispent sur leurs titres ne servent pas à grand-chose et que la situation éclatée actuelle les assigne à une position résiduelle qui va les faire disparaître, puisque l’impression prévaut qu’ils sont dépossédés de leurs compétences ; mais, de l’autre, l’observation montre qu’ils continuent à se battre pour continuer à servir à quelque chose : ils s’infiltrent dans tous les pores du tissu urbain ! ! ! C‘est toute la tension déjà évoquée plus haut entre « être » et « faire ». Ce n’est plus l’être qui fonde le faire, mais le faire qui fonde l’être.
Quoi qu’il en soit de leurs incertitudes sémantiques et de leurs hésitations professionnelles, les architectes, dans la situation qui est la leur aujourd’hui, peuvent être rapprochés de celle que connaissent, que vivent ou que partagent de nos jours beaucoup de nos collègues sociologues… Que font ces derniers, en effet ? Ils s’interrogent sur ce qu’ils doivent être, faire ou dire dans la cité : doivent-ils débattre entre eux dans leur cercle fermé sur leurs problèmes d’École ? doivent-ils répondre aux attentes des médias, des élus sur les problèmes sociaux qui surgissent ? doivent-ils se mettre en position concurrentielle avec les autres analyseurs de la société et de ses problèmes ?
Que dire de ce rapprochement ? Certes, les sociologues ne dessinent en rien l’espace urbain physique tel qu’il s’offre à nous. Mais, sans doute, peuvent-ils contribuer à l’émergence du « sens » d’une époque et, par-là, peser sur la décision politique dont un des vecteurs précisément concerne la production de la ville. Est-ce qu’ils le doivent, c’est une autre affaire. De ce point de vue, je me demande ce que pourrait apporter une possible enquête sur la demande interne des étudiants en architecture à l’égard des sociologues, ces sociologues qui sont présents dans les Écoles depuis la Réforme Malraux de 1967-1968.