Être Architecte : les Vertus de l’Indétermination | Olivier CHADOIN

Introduction

p. 6-13

Texte

« Je commençai l’étude en pensant apporter une réponse à la question usuelle : ‘ces hommes sont-ils des professionnels ?’ C’était une fausse question, car le concept de ‘profession’ dans notre société n’est pas tant un terme descriptif qu’un jugement de valeur et de prestige. Il arrive très souvent que les gens qui exercent un métier tentent de modifier l’idée que s’en font leurs différents publics. Ils essayent ainsi également de modifier leur conception d’eux-mêmes et de leur travail. Le modèle que ces métiers se donnent est celui de la ‘profession’. En conséquence le terme de profession est un symbole de la conception du travail qui est revendiquée, et par suite un symbole du moi. ».
Everett C. Hugues, « Le travail et le soi », 1951.

« L’architecte sur son podium est un mort vivant. Et dans son vaisseau qui prend l’eau de toutes parts, il ne lui reste plus, dans ce sauve-qui-peut, qu’à choisir une des nombreuses façons de faire de l’architecture pour demeurer encore en activité. En fait, il n’existe déjà plus de profession homogène, mais huit-mille façons d’être architecte quand on est inscrit et répertorié officiellement au tableau de l’Ordre, et cent-mille façons de ne pas l’être mais d’en assurer les fonctions quand on est habile à jouer des structures économiques de notre monde. Comment décrire une profession qui n’existe plus dans sa réalité active et dont il ne demeure que le masque ? La profession est moribonde, je ne peux pas la décrire. En réalité je vais décrire au fur et à mesure de ma vie, non pas la profession elle-même, mais ses sursauts pour survivre, les mille et une adaptions de chacun de ses membres ».
Claude Parent, Architecte – Un homme et son métier, 1975

Cet ouvrage porte sur ce que je propose d’appeler le « travail professionnel » des architectes, en entendant par là un regard sur leurs pratiques. Elles sont toujours doubles : à la fois travail de production architecturale et travail de production d’une identité professionnelle, celle d’architecte. Ce fil directeur s’est imposé pour répondre à deux enjeux : d’une part, celui de la mise en cohérence de différents travaux de recherche sur cette profession, issus d’un parcours ; d’autre part l’inscription de ce travail dans un ensemble de connaissances et de recherches sur cette profession. C’est l’explicitation préalable de ces deux directions qui guide cette introduction.

Note de bas de page 1 :

Raymonde Moulin, Françoise Dubost, Alain Gras, Lautman Jacques, Jean-Pierre Martinon, Dominique Schnapper, Les architectes, Métamorphose d’une profession libérale, Calmann-Levy, 1973.

Note de bas de page 2 :

Cf. Sociologie de l’architecture, La découverte, coll. « Repères », 2001.

Note de bas de page 3 :

Cf. Les architectes : mutations d’une profession, L’Harmattan, 2000

Note de bas de page 4 :

Cf. Professionnalisation ambivalente et dynamique identitaire spécifique des architectes en France, de 1969 à 2001, Thèse de Doctorat de sociologie, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 2001.

Note de bas de page 5 :

Cf. Véronique Biau, « Sociologie des architectes », in Urbanisme, n° 293, mars-avril 1997, pp. 61-65, « Stratégie de positionnement et trajectoires d’architectes », in Sociétés contemporaines, n° 29, Janvier 1998, et « La consécration des grands architectes », in Regards Sociologiques, n° 25-26, 2003.

Note de bas de page 6 :

Cf. L’impossible autonomie de l’architecte. Sociologie de la production architecturale, PUS, 1995.

Quel regard porter sur les architectes aujourd’hui ? Suite à la recherche pionnière de Raymonde Moulin et de son équipe1, cette population fait aujourd’hui l’objet d’un renouveau d’analyse, notamment par l’histoire et la sociologie. Néanmoins, ces deux approches semblent buter sur la question de « l’identité » de ce groupe. Les recherches disponibles en effet pointent pour cette profession au moins trois caractéristiques fortes : d’abord la relative faiblesse de sa cohésion professionnelle, ensuite ses difficultés à maintenir sa place dans la division sociale de l’acte de construire, et enfin sa segmentation et son hétérogénéité voilées par l’unité fictive à laquelle renvoie le terme « profession ». Ce dernier subsume finalement un ensemble de positions et de parcours hétérogènes. De là, la difficulté à cerner aujourd’hui une définition claire des limites de ce groupe social, et ensuite, la peine à saisir le noyau dur d’une « expertise » ou d’une « compétence » des architectes qui permettrait de garantir ou même d’imposer leur position dans la division du travail de l’acte de construire. En définitive, c’est le maintien même de la notion de profession qui est questionné : peut-on encore parler à propos de ce groupe d’une profession ? Si la plupart des approches conservent la notion, c’est en effet pour la faire suivre d’un qualificatif qui en modère aussitôt l’usage : « profession menacée » selon Florent Champy2, « profession en mutation » selon Guy Tapie3, « identité professionnelle ambivalente » selon Christian Sallenave4, ou « segmentation professionnelle et champ » selon Véronique Biau5. Enfin, n’est-ce pas une profession « hétéronome » comme le dit Christian de Montlibert6 ?

Note de bas de page 7 :

Martin Warnke montre bien comment l'architecte doit son identité non seulement à l'affirmation de sa pratique en tant qu'ars liberalis contre l’ars mechanica mais aussi comment celui-ci acquiert cette identité auprès des Princes et des Grands, à la Renaissance. Cf. « L'artiste et la cour », Revue Française de Sociologie, XVIII, 1977.

Note de bas de page 8 :

« Mais le constructeur que je fais maintenant paraître, trouve devant soi pour chaos et pour matière primitive, précisément l’ordre du monde que le Démiurge a tiré du désordre du début. La nature est formée et les éléments sont séparés ; mais quelque chose lui enjoint de considérer cette œuvre inachevée, et devant être remaniée et remise en mouvement, pour satisfaire plus spécialement à l’homme. Il prend pour origine de son acte le point même où le dieu s’est arrêté », Paul Valéry cité par Gérard Ringon, in Histoire du métier d’architecte en France, PUF, 1996, p. 4.

Note de bas de page 9 :

Émile Durkheim, dans L'évolution pédagogique en France, PUF, 1938, p. 222, rapporte d'Alberti ses extraordinaires exploits physiques, sa grande érudition dans des domaines aussi variés que le droit, la physique et les mathématiques, son apprentissage de la musique sans maître... Aussi pour Émile Durkheim, il constitue une sorte de parangon du courant humaniste Renaissant.

Note de bas de page 10 :

Sur le rôle joué par l’invention de la perspective à la fois comme point de vue et position cf. Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique, Ed. de Minuit, 1975. Autrement dit l’architecte né avec l’usage de la perspective. Ce passage est généralement illustré par l’histoire de la construction du dôme de Florence (1434), sorte de « mythe fondateur » qui vient compléter les « récits instaurateurs » de la profession que sont les traités, notamment le De Re Aedificatoria de Leon Battista Alberti (1450). Cf. sur ce point Jean Castex, Renaissance, Baroque et Classicisme – Histoire de l’architecture, 1420-1720, Hazan, coll. « H2A », 1990. Sur la conversion du regard et du rapport à l’espace introduit par les peintres de la Renaissance, cf. aussi Pierre Francastel, Peinture et société, DenoëlGonthier, 1977.

Pourtant, l’historiographie de ce groupe professionnel le fait émerger comme figure sociale nouvelle à l'âge de la Renaissance. A partir de cette période se dégage le rôle de l’architecture comme un des arts libéraux, opposé aux arts mécaniques, fondé sur un savoir et une expertise de type intellectuel. L’architecte est décrit comme un « professionnel » capable de définir de façon autonome les règles de son activité. C'est effectivement à ce moment que la peinture, la sculpture, et l'architecture se voient attribuer chacune pour leur part le statut d'ars liberalis7. On sait que les architectes sont à cette époque les protégés des grands princes et les familiers des humanistes. C'est la figure bien connue de l'architecte démiurge dont Paul Valéry a donné la définition8 la plus connue, qui prévaut. Une représentation s’impose, celle du concepteur génial et omniscient du Quattrocento telle qu'a pu l'incarner remarquablement Leon Battista Alberti9. À cette époque, s'établit véritablement la différenciation d'une activité comme secteur particulier du champ artistique et se met en place la représentation charismatique de l'architecte, celle de « l'homme du dessein et du dessin », la figure du « chef d’orchestre », placé à la tête du processus de construction, ordonnant le travail des corporations depuis le point de vue de la perspective10 et du plan.

Note de bas de page 11 :

Cf. Max Weber, Économie et société, T. 1, Plon, Coll. Agora, 1971, p. 201206

Aujourd’hui, les activités des architectes sont instituées officiellement et juridiquement encadrées ; l’architecte est DPLG, c’est à dire Diplômé par le Gouvernement. Le groupe dispose en droit du pouvoir exclusif d'exercer une activité socialement valorisée et d'en réglementer l'accès. Cet état de fait est le fruit d’un long processus. En ce sens, la profession est bien une occupation qui peu à peu est parvenue à mettre en place les conditions de son institutionnalisation, c'est à dire un groupe dont l'existence résulte d'une « spécification autoritaire au nom de l'intérêt commun11 ». Les architectes sont effectivement une « profession » au sens « classique » donné à cette notion. La définition de leur groupe repose sur (1) une spécialisation du savoir entraînant une détermination précise et autonome des règles de l'activité ; (2) une formation intellectuelle longue et de niveau supérieur qui suppose l'existence d'écoles et de formations dûment reconnues ; (3) la présence de barrières à l'entrée pour ceux qui ne remplissent pas les conditions précédemment énoncées.

Note de bas de page 12 :

Edmond Goblot (La barrière et le niveau, PUF, 1967), a montré que les groupes qui se nomment « profession » imposent par là une qualité sociale distinctive et supérieure à celle des métiers. Effectivement les architectes font partie des professions qui se définissent plus par ce qu’elles « sont » que par ce qu’elles « font », et le titre DPLG apparaît bien comme une « certification » comme l’entend Pierre Bourdieu lorsqu’il définit la « magie d’Etat ». « L’octroi d’un diplôme s’inscrit dans la classe des actes de certification ou de validation par lesquels une autorité officielle, agissant en mandataire de la banque centrale de crédit symbolique qu’est l’Etat garantit et consacre un certain état de choses, entre le discours et le réel », explique-t-il in La Noblesse d’Etat, Minuit, 1989, p. 538.

Plus exactement, l'architecte est le garant de la qualité des projets d'édification du fait de l'obtention d'un diplôme, qui en fait foi, et qui lui « donne compétence » sur une sorte de territoire réservé en matière de cadre bâti dont l'Ordre professionnel est un gardien. Ainsi, entre autres choses, la loi sur l'architecture de 1977 rend le recours à un architecte obligatoire au-dessus d’un seuil de construction de 170m² et interdit l'exercice de la conception à quiconque ne possède pas la certification DPLG, garantie publique assurant également l’accès à un statut social de rang élevé12. Du point de vue de la reproduction et de la protection de cette expertise, le lien avec les établissements d’enseignement, chargés de la distribution des titres, est donc tout à fait essentiel. Ce n'est d’ailleurs pas un hasard si la question de l'enseignement et de la formation resurgit invariablement dans les moments d'inquiétude des architectes sur leur identité et la valeur de leur exercice. Tout se passe comme si la stabilité de ce corps professionnel engageait un débat jamais clos sur le lien à établir entre enseignement et profession.

Note de bas de page 13 :

Cf. Les architectes, métamorphose d’une profession libérale, op. cit. 3 On peut ici raisonnablement parler d’idéologies dans la mesure où la bataille des doctrines architecturales se fait dans cette période sur fond d’un débat politique sur la question du rôle social de l’architecte. Ce que montre très bien le travail de Jean-Louis Violeau sur cette période, cf. Jean-Louis Violeau, Mai-68 – Mai 81 : l’entre-deux-mai des architectes, Paris, École d’architecture de Paris Villemin, coll. « In extenso », 1999. 4 Cf. Les architectes et la commande publique, PUF, 1998 et Sociologie de l’architecture, La découverte – Repères, 2001.

Note de bas de page 14 :

Cf. Les architectes : mutations d’une profession, L’Harmattan, 2000.

Note de bas de page 15 :

Cf. Christian de Montlibert, L’impossible autonomie de l’architecte. PUS, 1995, op. cit.

Note de bas de page 16 :

Olivier Chadoin, Trajectoires de jeunes diplômés en architecture et recomposition d’un champ professionnel, DEA de sociologie, Université de Bordeaux II, 1995.

Note de bas de page 17 :

Olivier Chadoin, « Féminisation : la fin d’un modèle », in Urbanisme, n° 302, septembre-octobre 1998, pp. 71-74.

Note de bas de page 18 :

L’expression est utilisée ici au sens de Everett C. Hugues, pour qui les professions ne se définissent pas seulement par le diplôme et les fonctions assurées, mais également par des « caractéristiques auxiliaires » ou des propriétés sociales telles que le sexe, la couleur de peau… cf. « Dilemmes et contradictions de statut », in Le regard sociologique – Essais choisis, Textes rassemblés et traduits par Jean-Michel Chapoulie, Paris EHESS, 1996, pp. 187-198.

Ces éléments structurants de la forme professionnelle « classique » de l’exercice de l’architecture sont cependant aujourd’hui mis en doute et de nombreuses analyses ont pointé leur disparition ou leur effacement chez les architectes. D’abord, dans les années soixante-dix, Raymonde Moulin13 et son équipe ont montré que l’affrontement des « idéologies3 » architecturales et l'incapacité du système de formation à se réformer ont contribué à la remise en cause de ce système alors accusé de conservatisme et d'anachronisme. Depuis, d’autres analyses poursuivent ce constat. Ainsi, Florent Champy4 et Guy Tapie14 parlent respectivement de « profession menacée », incapable de faire valoir la singularité de son expertise, de « mutations et diversifications », « d’hétérogénéité des compétences » d’une profession qui ne s’exerce plus sous la forme exclusive de la conception libérale. Enfin, Christian de Montlibert15 insiste sur les changements intervenus dans le recrutement social des architectes et par conséquent sur la variété des modes d’exercice de la profession. De même, Véronique Biau qui, analysant la consécration des « grands » architectes, met à jour la polarisation de ce corps professionnel et la variété des trajectoires de ses membres. Cette voie est également suivie pour aborder la question des trajectoires d’insertion des jeunes diplômés en architecture16 ou celle des liens existants entre la féminisation17 de cette profession et le renouvellement de ses « stéréotypes professionnels18 ».

Note de bas de page 19 :

Il faut ici souligner la difficulté à cerner les contours de ce groupe sur la seule base du recensement établi par l’Ordre des architectes dont la représentativité est sans doute moins statistique que politique. En effet cette institution compte essentiellement dans ses effectifs les architectes exerçant en libéral ou salariés d’agence. Elle écarte de ceux-ci les architectes qui exercent au sein de la fonction publique, pour des maîtres d’ouvrage, les enseignants ou ceux qui aujourd’hui font de la programmation ou des études urbaines. Ainsi, estime-t-on généralement que le nombre réel des individus diplômés DPLG et qui exercent des missions en référence à cette formation dépasse largement le nombre d’inscrits à l’Ordre (27 000) avec un effectif de 35 000 à 40 000 individus selon les estimations (cf. partie 1, chapitre 2).

Note de bas de page 20 :

Selon les chiffres produits et publiés par l’Observatoire de l’Économie de l’Architecture (OEA), in Architectes – Bilan 2000 de la profession, Ordre des architectes, 2000.

Note de bas de page 21 :

Jacques Lautman et Raymonde Moulin (« La commande publique d’architecture », in Sociologie du travail, n° 2, octobre-décembre., 1970, pp. 393-415), ont montré qu’en raison de son aspect prestigieux la commande publique a toujours occupé une place de choix dans le monde des architectes, au point qu’elle exerce sur celui-ci une « fonction rectrice ».

Toutes ces approches convergent pour exprimer la difficulté à saisir clairement les contours de ce groupe professionnel à l’heure actuelle en prise avec une division du travail accrue, une diversification des modes d’exercice et un élargissement de son recrutement social. Sous nos yeux, les quelques 27000 architectes recensés par l'institution ordinale19 (ils étaient 10342 en 1975) semblent manifester de vives inquiétudes quant à la définition de leur profession, c'est-à-dire de leur mission et de leur identité, comme l'atteste bien le nombre important d'enquêtes, de colloques et de publications consacrés à ces problèmes. Non seulement cette profession a considérablement rajeuni (35 % des architectes ont moins de 40 ans contre 7,6 % il y a 12 ans20) en même temps que se manifestaient les effets de la récession de ses marchés traditionnels, notamment de la commande publique21. Cependant, au-delà des causes économiques de ces transformations, ce qu'il faut rechercher prioritairement ce sont les conséquences comme les origines, proprement sociales, et économiques et politiques, qui participent de cet état de « malaise » de la profession. Que se passet-il par exemple dès lors que le volume des commandes publiques neuves est dépassé par celui de la commande de réhabilitation ? Comment la profession s’adapte-t-elle à ce changement dans ses discours et ses pratiques ? Ce sont deux des questions auxquelles j’ai cherché à répondre dans ce travail. Tout se passe en fait comme si l’obtention du monopole d’un territoire d’exercice était condamnée en son principe dès lors qu’il s’agit « d’adapter » cette profession et d’étendre son champ d’exercice en le diversifiant.

Ces changements se manifestent à plusieurs niveaux qui peuvent être classés à partir de la définition classique d'une profession et de son système de reproduction.

D’abord, on observe de nombreuses transformations, qui, dans la continuité des analyses entreprises par Raymonde Moulin, selon l'hypothèse d'une inscription dans un mode de production capitaliste, peuvent être pensées en termes de recomposition et de redistribution du travail de production du cadre bâti. Pour plus de clarté, ces changements, peuvent être appréhendés différemment selon qu'ils se situent au niveau « interne » ou « externe » à la maîtrise d’œuvre traditionnelle. Autrement dit, si croissance de la division du travail il y a, il convient de distinguer ce qui ressort de la fragmentation de l'expertise globale de l'architecte en expertises partielles avec ce qui est développement des postes (salariés ou non) par extension de la définition de l'expertise de l'architecte (avec l’invention de nouveaux métiers par exemple). D'un côté, on assiste à une re-définition de l'identité professionnelle par rétrécissement de la définition du rôle traditionnellement dévolue à l'architecte et, de l'autre, on aurait également re-définition mais par extension de cette mission.

Ce qui caractérise actuellement la montée de la division du travail et du salariat en architecture ce n'est donc pas seulement l'éclatement d'une mission globale en missions partielles mais c'est également l'invention de nouveaux postes (au sens de places dans l’espace des métiers de l’architecture et de la ville) sur la base de la formation générale et généraliste d'architecte. Sans aller plus loin, ici, dans l'exposition de ces transformations on comprend aisément ce qui se joue : la définition de la mission de l'architecte (à laquelle le diplôme ouvre droit) ; elle qui, classiquement, fondait l'élément de base de l'unité du système professionnel et permettait de définir classiquement le contenu des enseignements, se trouve modifiée. Comment dans ces conditions définir alors la « professionnalité » des architectes ? Ce problème traverse à la fois la profession et les nombreux travaux réalisés à son propos.

Note de bas de page 22 :

Sur cette figure et ses origines, cf. Viviane Claude, « Le Chef d’orchestre, un cliché de l’entre-deux-guerres », in Annales de la recherche urbaine, n° 44-45, 1989, pp. 69-80.

Toutes ces analyses précitées convergent pour dire que l'architecte, qui jusqu'à présent pouvait se prévaloir de l'identité de « chef d'orchestre22 », garant de l’unité de la maîtrise d’œuvre, est mis en question. Sa position dans le processus de production d’un ouvrage est désormais dépendante d'une fragmentation en plusieurs domaines (le programme, le projet, la réalisation et le contrôle par exemple dans les cas les plus simples). Mais encore, on observe l'émergence de nouvelles préoccupations en matière de cadre bâti qui amènent à parler de diversification à propos, et en référence à, la fonction traditionnelle de maîtrise d’œuvre des architectes. En d'autres termes, c'est la question du territoire d'intervention actuel de l'architecte qui est posée. Enfin et surtout, une telle interrogation ne peut être menée sans, d’une part une observation fine des pratiques actuelles des architectes, d’autre part une analyse de leur place au sein du champ de la maîtrise d’œuvre dans lequel les architectes sont en concurrence et en complémentarité avec d’autres professionnels contribuant à la production de la ville et de l’architecture (ingénieurs, économistes, programmistes, urbanistes, paysagistes…).

L’analyse des changements de cette profession indique donc, en creux, la difficulté qu’il y a aujourd’hui à la saisir depuis le modèle des « professions établies » sans déboucher sur le constat d’un inachèvement, d’une recomposition, ou d’un défaut de constitution de la forme professionnelle. Dans cette approche, la notion de profession fonctionne finalement sur le mode d’un concept analogique et d’une définition préalable permettant de pointer les manques et les décalages constatés par rapport à un modèle théorique de départ mais rend malaisée la compréhension d’une possible formule de recomposition, ou de ce qui la rend possible.

Plus prosaïquement, la compréhension des changements qui affectent le champ de l'architecture emprunte aujourd’hui principalement deux voies : celle d’une « sociologie des professions » et celle d’une « sociologie du travail ». La première direction engage le plus souvent le travail de recherche sur la manière dont le groupe se maintient comme profession par un système de certification, de barrières à l’entrée, une formation, une compétence, ou encore comment cette forme professionnelle change et s’adapte à de nouveaux contextes, comment parvient-elle à conserver sa place dans la division du travail ? La seconde s’intéresse plus au processus de construction et aux configurations d’acteurs qu’ils mobilisent. Elle fait débuter la réflexion au niveau de l’observation des pratiques et des relations qu’entretiennent les architectes dans les projets avec les autres métiers partenaires de l’acte de construire. L’analyse engage alors la question de l’identité professionnelle des architectes comme une variable en jeu dans la négociation avec les autres professions intervenantes dans la construction.

Reste finalement le problème de l’usage de la notion de profession. C’est la première des difficultés que rencontre l’analyse sociologique du groupe des architectes en butant sur la question des limites de ce groupe. Cette notion apparaît dès lors insuffisante pour le saisir dans sa diversité. Elle rend bien compte des éléments de fondation de son identité, mais elle achoppe sur la question de ses changements. En limitant l’approche à la question des contours identitaires de la profession en référence à un « modèle classique » de la forme professionnelle, elle ne permet pas de saisir la profession dans sa dimension active et relationnelle, ou mieux, dans ses stratégies de positionnement pour lesquelles la revendication du statut de professionnel est une ressource.

Note de bas de page 23 :

Cf. « Les architectes, les urbanistes et les paysagistes », in La ville et l’urbain - L’état des savoirs, La découverte, 2000, pp. 215-224. L’auteur va plus loin, constatant que ce « jeu est à somme nulle », il explique « qu’en consacrant leur énergie à des combats stériles, les professionnels de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage s’interdisent de convaincre le public de l’intérêt de leurs interventions, alors même qu’une demande considérable d’amélioration du cadre de vie devrait leur permettre de coexister ».

Note de bas de page 24 :

Idem, p. 223.

Note de bas de page 25 :

Cf. Les architectes : mutations d’une profession, op. cit., pp. 247-250.

Ainsi, est-elle le plus souvent conduite à analyser la forme actuelle de la profession d’architecte en termes de déficit. S’agissant des marchés, elle comprend la difficulté des architectes à les investir et à s’y maintenir comme un handicap culturel ou organisationnel. Quant à sa place par rapport aux autres professions de la maîtrise d’œuvre, elle est analysée en termes de difficultés à faire valoir et reconnaître une expertise et une légitimité fondée sur des savoirs reconnus. De ce point de vue, le propos est d’ailleurs très proche de la position dominante dans les institutions représentatives de la profession. Dans cette optique, l’approche historique et la question de l’identité de la profession conduisent finalement à conclure à une faiblesse du corps professionnel ou à sa déstabilisation externe. Celui-ci est alors vu comme incapable de se réguler et de fonder sa position sur des « savoirs et savoir-faire clairement identifiables », ce qui « accentue la concurrence entre les professions » explique par exemple Florent Champy23. De cette manière, les professions de la ville et de l’urbain sont « confrontées à un cercle vicieux. L’absence de régulation de la démographie professionnelle (…) et l’absence de monopole (…) créent un déséquilibre de l’offre et de la demande d’intervention sur le cadre de vie. Ce déséquilibre exacerbe la concurrence entre les professions, tentées de se repositionner conjoncturellement en fonction des demandes, et rend illisible la frontière de leurs interventions ». Autrement dit, selon cette clôture problématique le défaut de cohésion professionnelle conduit les architectes à être « soumis aux aléas des commandes et ce sont les stratégies de réponse à ces commandes qui permettent de rendre compte de la répartition actuelle du travail24 ». Empruntant une autre direction, les travaux de Guy Tapie ou de Gérard Ringon25 parviennent à un constat proche en mettant à jour chez les architectes une « hétérogénéité des savoirs et des compétences », et une « hybridation des compétences », qui conduit à parler à propos de ce groupe d’une « identité en négociation ». Ainsi, le plus souvent ce sont des couples d’opposition entre deux termes qui guident ces analyses : liberté/contrainte, commande publique/commande privée, autonomie/hétéronomie, processus/profession, culture/ marché. Au final, la capacité des architectes à demeurer et à s’imposer comme profession dans le monde de la construction est moins vue comme le résultat de leur action que comme celui d’une négociation qui toujours engage ou entame leur identité professionnelle.

Pour moi ces constats sont en fait la base d’un programme. Et si cette indétermination était vertueuse ? Si le titre d’architecte fonctionnait avant tout comme une « croyance » ou un « crédit » de compétence permettant des repositionnements et des adaptations constantes ? Alors il faudrait abandonner la volonté de caractériser la « compétence » ou la « l’identité professionnelle » des architectes pour comprendre comment ils parviennent à maintenir leur présence dans le monde contemporain de la construction. Comment le titre d’architecte et les conceptions qui y sont associées fonctionnent comme un capital mobilisable par ces derniers pour poursuivre leur existence et se maintenir comme « professionnels ». L’hypothèse que je voudrais tester ici est que loin d’une « déprofessionnalisation » ou d’une « mutation d’identité » on observe chez les architectes une grande faculté d’adaptation liée au capital symbolique attaché à leur titre. Si effectivement l’absence d’une forme professionnelle au sens « classique » est un élément constaté de façon récurrente chez les architectes et que c’est dans le jeu des commandes et des concurrences interprofessionnelles que se définissent les contours de cette profession, il faut alors se donner les moyens de l’approcher sous cet angle.

L’interrogation qui structure cet ouvrage est par conséquent la suivante : Comment en l’absence de forme professionnelle établie les architectes maintiennent-ils leur position, (1) dans les processus, où ils cohabitent avec d’autres professionnels, (2) dans l’espace de la maîtrise d’œuvre où se joue la définition de leur champ d’intervention, (3) au niveau des marchés de la maîtrise d’œuvre où la concurrence interprofessionnelle oblige à des repositionnements constants ? Pour le dire autrement, il s’agit de saisir « la profession en action » en dépassant la seule observation des jeux de négociations entre professions dans les situations de travail pour l’étendre à l’analyse de ce que font les architectes pour s’imposer à plusieurs niveaux comme profession. C’est-à-dire comme un groupe soumis à des adaptations qui appellent la mobilisation de ressources spécifiques au moins dans trois espaces sociaux : celui des dispositifs de projet, celui de l’espace de la maîtrise d’œuvre, celui des marchés.

Note de bas de page 26 :

Cf. Claude Dubar, La socialisation, construction des identités sociales et professionnelles, A. Colin, 1995, p. 155.

Mené sous cet angle, l’exercice sociologique est forcément tiraillé entre diverses directions et il est peu concevable de l’identifier à une branche spécifique de la discipline. Effectivement, « dès que la sociologie des professions sort du cadre étroit de l’analyse des professions libérales ou savantes, elle se heurte à des difficultés considérables qui expliquent son éclatement relatif en multiples courants théoriques et son interaction forte avec d’autres branches de la sociologie : sociologie du travail, des organisations, des relations profes­sionnelles26 ».

Note de bas de page 27 :

Cf. le conseil de Claude Dubar et Pierre Tripier, idem, pp. 247-249, qui consiste à abandonner toute définition générique a priori de ce que doit être une profession pour privilégier l’étude singulière d’un modèle possible de groupement de type professionnel.

Note de bas de page 28 :

Cette posture destinée avant tout à éviter le nominalisme sous-jacent à l’usage de la notion de profession doit beaucoup aux discussions et échanges entretenus avec Gérald Houdeville. Son travail, portant certes sur un autre univers, s’est heurté aux mêmes difficultés. Cf. Des sociologues à la sociologie, l’autonomisation d’un espace de production intellectuelle et ses effets – Le cas de la sociologie en France après 1945, Thèse de Doctorat de sociologie, Université de Nantes, 2006.

Note de bas de page 29 :

Pierre Bourdieu explique, au sujet du champ scientifique, que l’autonomie d’un champ se joue dans un équilibre entre des forces internes et externes qu’il propose de nommer « tensions » et « pressions ». « En fait, le champ est soumis à des pressions (externes), et habité par des tensions (internes), entendues comme des forces qui agissent de manière à écarter, à séparer les parties constitutives du corps. Dire que le champ est relativement autonome par rapport à l’univers social environnant, c’est dire que le système des forces qui sont constitutives de la structure du champ (tensions) est relativement indépendant des forces qui s’exercent sur le champ (pressions). Il dispose en quelque sorte de la ‘liberté’ nécessaire de développer sa propre nécessité, sa propre logique, son propre nomos ». Cf. Science de la science et réflexivité, Ed. Raisons d’Agir, 2001, pp. 94-96.

En ce sens, ce travail se situe entre une « sociologie du travail » et une « sociologie des professions » pour développer une sociologie du « travail professionnel » entendue comme une analyse de la manière dont le travail et les pratiques des architectes renvoient simultanément à une construction architecturale réelle et à une construction sociale du fait professionnel. Il s’agit donc de considérer le « travail professionnel » comme un travail de construction sociale de la forme professionnelle vis-à-vis des acteurs avec lesquels les architectes travaillent (commanditaires et partenaires de la maîtrise d’œuvre). Autrement dit, je ne préjuge pas de la constitution a priori du groupe des architectes en tant que profession pour étudier la manière dont celui-ci prend et fait valoir sa place dans la division du travail de l’acte de construire27. Je considère au contraire que cette place est le fait d’un « travail professionnel » au sens où elle engage l’architecte à toujours redéfinir la nature de ses compétences et de son identité pour faire sa place dans cette division du travail. Surtout, cette posture montre qu’il n’est pas démuni ou sans ressources pour réaliser ce travail. Cette idée de travail professionnel est moins un concept qu’un terme qui s’est imposé pour désigner une posture ou un regard permettant d’organiser à des fins compréhensives la description des pratiques des architectes28. Il permet finalement d’éviter le piège nominaliste qui consiste à vouloir caractériser et définir de manière stable la compétence ou l’identité de cette profession. A l’inverse il invite à décrire et comprendre ses pratiques comme faisant partie d’un travail de construction permanente. Je fais donc l’hypothèse principale que ce « travail professionnel », dont la description est au centre de mon propos, est la base d’une recomposition de cette profession sous l’effet de « tensions » et de « pressions29 ».

Cette hypothèse générale est testée à trois niveaux d’observation qui fondent l’économie générale de ce livre.

La première partie est consacrée à un détour réflexif et théorique sur la position de ce travail dans le champ de la production intellectuelle sur la profession d’architecte. Son objet n’est pas d’établir un « état de l’art » de la sociologie des professions ou du travail, qui est fait et bien fait par ailleurs, mais d’ordonner un état des questions et des analyses où s’articulent sciences sociales et architecture. Cette partie, placée en amont du travail empirique, est nécessaire comme guide de lecture préalable aux trois enquêtes qu’elle précède. Elle est l’occasion de préciser et de situer mieux les notions utilisées comme les partis-pris méthodologiques qui sont au principe des résultats d’analyse présentés. Celle-ci mobilise non seulement un « état des questions » mais elle est aussi l’occasion de revenir sur des travaux d’analyse de la profession d’architecte, de son identité, et sur les rapports entre sciences sociales et architecture. Il s’agit là d’attester de l’intérêt du passage d’une sociologie de la profession à une sociologie du « travail professionnel » tel que je le définis : c’est-à-dire comme une activité des professionnels pour maintenir et faire valoir leur expertise face aux autres professions de la maîtrise d’œuvre, à trois niveaux : dans les projets, dans l’espace de la maîtrise d’œuvre et dans les marchés de maîtrise d’œuvre. Avec cette définition je fais donc l’hypothèse que la forme professionnelle n’est pas donnée a priori pour permettre aux architectes d’imposer leur expertise et leur position dans la division du travail de construction. Elle fait l’objet d’un travail continu de construction qui se réalise à la fois dans et en dehors d’elle.

Note de bas de page 30 :

Effectivement, « l’étude des compétences (des architectes) mises en œuvre dans la négociation présente un intérêt particulier puisqu’elles sont peu connues et peu reconnues par les architectes eux-mêmes, dont la culture tend à minimiser tout ce qui contribue à faire du projet un travail collectif » note Florent Champy, dans Les architectes et la commande publique, PUF, coll. « Sociologie », 1998, pp. 225-226.

Une seconde partie est consacrée aux mécanismes de la production architecturale. Elle procède de la volonté de dépasser l’approche en termes de profession pour saisir le travail architectural à travers ses pratiques. Elle présente l’analyse particulière d’une configuration de projet dans laquelle l’architecte est amené à développer des pratiques qui le font sortir de son rôle traditionnel. Le travail architectural y est observé et analysé « en action » dans ses relations aux autres professions de la maîtrise d’œuvre et maîtrise d’ouvrage. Ainsi est posée la question particulière de la coordination et de la tenue des dispositifs de travail dits « de projet ». Je pose dans cette partie la question de la régulation des dispositifs collectifs de production architecturale et urbaine à l’heure où l’architecte n’est plus en mesure d’incarner la figure classique du « chef d’orchestre ». J’aborde le rôle de l’architecte à partir de ses pratiques dans une situation de projet pour faire apparaître ses compétences relationnelles et de négociation30, dépassant ainsi l’image de l’architecte comme créateur singulier dominant l’ensemble du processus de la production bâtie. Enfin, la restitution monographique du développement du projet étudié est représentative d’une manière de « faire la ville » qui se développe au début des années quatre-vingt. La description d’un processus de production et de ses acteurs est l’occasion de montrer comment les architectes sont à peu près présents à tous les niveaux de la production urbaine et architecturale, dans des rôles relativement diversifiés.

Dans une troisième partie, c’est la question de l’évolution de la place de l’architecte au sein des métiers de la maîtrise d’œuvre qui est appréhendée. Comment se positionne la profession d’architecte aujourd’hui dans cet ensemble de métiers concourant à la fabrication de la ville et de l’architecture ? Si cette profession a effectivement longtemps été à la tête des processus de production de l’architecture et de la ville, reconnue comme légitime à en assurer le « leadership », les choses vont tout autrement à présent. D’une part, d’autres métiers prétendent aujourd’hui prendre une place dans ces processus, d’autre part, les professions partenaires des architectes au sein de la maîtrise d’œuvre se structurent, se professionnalisent et s’organisent pour occuper une place de plus en plus forte dans ce champ. Du même coup, la place de l’architecte au sein de cet espace professionnel, comme les rôles qui lui sont attribués, ne sont pas assis une fois pour toutes sur une légitimité acquise. Au contraire, celle-ci est l’occasion d’une négociation toujours recommencée entre ces professions. De fait le modèle de la correspondance entre un métier et une liste de fonctions prises en charge dans un processus de production ne tient pas. Cette interrogation est donc l’occasion d’éclairer le chassé-croisé entre fonctions et métiers au sein de l’espace de la maîtrise d’œuvre. Ce dernier se réalise notamment sous l’effet des pressions externes que sont par exemple les exigences des commanditaires, qu’on appelle désormais maîtres d’ouvrage.

Enfin, une quatrième partie aborde les prises de position et stratégies de la profession d’architecte face à la redéfinition de ses marchés. Le contexte de travail des architectes se caractérise en effet par la dépendance à une demande changeante et à des marchés relativement segmentés. Aussi, les architectes sont-ils pris entre les nécessités d’une adaptation quasi-spécialisée à certains secteurs de commande très pointus (logements, bureaux, hôpitaux…), et l’obligation de se réadapter dès lors que le poids économique de ces demandes diminue. Il en est ainsi du secteur de commande particulier de la réhabilitation. Longtemps dévalué et boudé par la profession au profit de la construction neuve, celui-ci représente aujourd’hui un marché très important. Il s’agit pour les architectes de développer des outils et des stratégies qui leur permette de le réinvestir. Comment et avec quels outils une profession parvient-elle à s’adapter à de nouveaux marchés jusqu’ici délaissés, voire même dévalués dans l’ordre du prestige professionnel ? Telle est l’interrogation de cette dernière partie qui offre l’occasion de saisir la question de l’évolution des identités et des valeurs d’une profession comme ses ressources, moyens et stratégies de réponses au changement.

Note de bas de page 31 :

J’emprunte ici les termes utilisés par Pierre Bourdieu à propos de la logique pratique et des symboles. L’analogie avec la pratique rituelle ou magique permet ici de comprendre les effets du capital symbolique attaché au titre d’architecte comme les « coups doubles » et les « doubles ententes » qu’il permet. Cf. Le sens pratique, Ed. de Minuit, 1980, pp. 426-438.

En saisissant la profession d’architecte « en travail », selon ces trois entrées, il s’agit de montrer qu’une sociologie du « travail professionnel » est un complément indispensable à la fabrication d’une connaissance en termes de profession. En décrivant le travail que font les architectes pour maintenir leur place dans le monde contemporain de la production de la ville, ces derniers apparaissent comme actifs, en relation avec d’autres métiers, dans les jeux de positions de ce monde. Loin d’apparaître déterminés ou dominés par les changements qui affectent cet univers, on les voit mobiliser un ensemble de ressources pour faire valoir leur place et la maintenir. Le crédit symbolique attaché au titre même d’architecte apparaît alors comme un instrument efficace, dans la mesure où il demeure lié à la représentation généraliste de cette activité, héritée de l’histoire. Mieux encore, lorsqu’on suit les architectes dans leur « travail professionnel », le constat qui s’impose est celui d’une grande capacité de repositionnement et de multipositionnement. Cela tout en tentant de préserver l’unité minimale qu’engage le mot « architecte ». Comme si finalement, en dépit d’une croissance de la division du travail, une complexification des modes de production de l’architecture, la concurrence de métiers « prétendants » dans le monde de la construction, les architectes parvenaient à s’adapter non pas en faisant valoir une compétence de nature technique mais une attitude, une « culture », et un crédit attachés au titre. En ce sens, l’hypothèse générale qui traverse l’ensemble de l’ouvrage et lui donne son titre est que si les architectes parviennent à demeurer encore dans le monde contemporain de la construction c’est en particulier en raison des « vertus d’indétermination31 » attachées à leur activité. Indétermination qui permet finalement de continuer à être présent, certes dans des rôles diversifiés, mais à tous les niveaux des processus de production de l’architecture.