Partie II. La profession en « action » : analyse d’un dispositif de projet

Chapitre 2 – Acteurs et fonctions : la mise en place du dispositif

https://doi.org/10.25965/ebooks.549

p. 73-81

Sommaire

Texte

La conception et la réalisation de ce « morceau de ville » est donc une production collective. Les rôles, les fonctions et les compétences de ceux qui y participent, s’y combinent pour produire des accords en vue de cette élaboration. Au cours d'itérations successives, on assiste non seulement à la mise en place d'une forme urbaine mais aussi à une distribution des rôles et des tâches. Il s’agit de produire en même temps une forme urbaine et une organisation du travail pour aller vers sa réalisation. Un premier temps de programmation produit les données de cadrage de futures interventions et formalise quelques grandes orientations dans le cadre des documents de planification et d'urbanisme qui régissent l'action urbaine. Ces premières avancées du projet sont le fait de stratégies d'acteurs les plus engagés dans le processus, la collectivité locale, ses services ou ses conseils. Le passage d'intentions programmatiques à leur opérationalisation conforte dans un second temps le découpage originel de la ZAC en trois zones distinctes par la nature des objets produits. Parc, Front de parc et Fond de parc mobilisent ainsi des « expertises » singulières, si ce n'est par leur qualification ou par leurs fonctions du moins par les valeurs qui guident leur action.

Enfin, la description des personnages et des rôles qui agissent dans le cadre de ce projet est symptomatique de la multipositionnalité des architectes. Comme on va le voir, on rencontre ces derniers tout aussi bien au niveau de la maîtrise d’ouvrage et de la définition de la commande (SEMAEST), que dans le rôle de conseils et chargé d’études urbaines (APUR), ou encore dans le rôle plus attendu de prestataires libéraux.

2.1. Une maîtrise d'ouvrage resserrée pour l'initialisation du programme

Note de bas de page 1 :

Au début des années quatre-vingt les directions impliquées sont les suivantes : la direction de l'aménagement urbain (128 agents) ; la direction des parcs, jardins et espaces verts (3000 agents) ; la direction de la construction et du logement (80) qui s’occupe de la politique foncière, de la gestion des autorisations de construire, de la gestion du domaine public et privé, de la conservation des bâtiments anciens, des problèmes de logement) ; la direction de l'architecture (2000 agents).

La Ville de Paris est le maître d'ouvrage clé de cette opération qu’elle veut emblématique de l’urbanisation de l’Est de la capitale. Son action se démultiplie selon plusieurs modalités : par le biais d'une société d'économie mixte, la SEMAEST, par l'action de ses directions1, par ses élus ou conseillers.

Note de bas de page 2 :

Le recours, aujourd'hui courant, des collectivités locales à une SEM offre au moins deux avantages : n'étant pas soumises aux règles du droit public, elles assurent une ouverture à des capitaux extérieurs et permettent d'éviter une croissance excessive du personnel communal. Par ailleurs, elles permettent une comptabilité distincte et individuelle des comptes de la commune.

La SEMAEST est la société d'économie mixte2 chargée de l'aménagement du XIIe arrondissement. Créée en 1985 à l'occasion de l'opération ZAC Chalons, et financée en majorité par la ville de Paris puis par la SNCF, c'est le maire du XIIe arrondissement (Paul Pernin) qui en assure la présidence. Obtenant la concession de l'aménagement pour la ZAC en avril 1988, en qualité d'aménageur et de maître d'ouvrage délégué, la SEMAEST met au point un programme de découpage en lots, sur la base de ratios définis avec l'APUR, dont les bénéfices de la vente devront assurer l'équilibre financier de la ZAC. La différence entre l'achat initial du terrain et la vente des droits à construire le permet. L'objectif est l'équilibre général de l'opération pour éviter à la collectivité locale, principal actionnaire, d'avoir à combler les déficits éventuels.

La SEMAEST est composée de trois services principaux : le service foncier qui s'occupe des acquisitions des terrains (ventes, expropriations, relogement) ; le service de commercialisation qui a en charge les appels d'offres aux promoteurs et le bilan de la ZAC ; le service technique chargé de la réalisation des études et du suivi de l’opération dès qu'un lot à construire est attribué et de signer les protocoles d'accords entre SEMAEST et promoteurs. Son précédent directeur, architecte-ingénieur, est plébiscité pour sa rigueur et sa démarche sur le plan économique mais aussi urbain et architectural. Petite structure d'une dizaine de personnes la majorité des intervenants sont ingénieurs, architectes et marginalement spécialistes de la communication. Souvent les personnels sont détachés des services de la collectivité locale et quelques recrutements extérieurs complètent l'organisation. La Société d’économie Mixte fait également appel à des compétences externes en fonction de la nature des interventions. La coordination architecturale en est une première ; la viabilisation et la mise en état des terrains une deuxième ; l'organisation des chantiers (sécurité, propreté, accès) une troisième.

Note de bas de page 3 :

La stabilité politique remarquable des dirigeants politiques de la capitale a une incidence forte sur la continuité des options d'aménagement comme d’ailleurs sur leur contrôle.

Placée à la tête du volet financier de la ZAC, la SEMAEST n'en demeure pas moins liée à l'APUR qui assure l'orientation globale de la politique urbaine de la ville, anime et lance les réunions entre intervenants. Son avis est toujours sollicité sur les questions d'ordre esthétique et symbolique. En collaboration (consultation avant dépôt définitif) avec l'APUR, elle aide les investisseurs à la constitution de pré-dossiers pour l'obtention des permis de construire. Elle organise aussi les réunions liées à l'assemblage des programmes entre eux ou à l'arbitrage des décisions. Cependant, dès qu'il y a un conflit trop important ou dont les effets politiques sont essentiels, il est fait appel directement au secrétaire général, au maire, ou à son cabinet, qui tranchent3.

Pour l'aménagement de la zone d'activité comme le prévoient les règles spécifiques de financement qu'institue le régime des ZAC, la SEMAEST délègue son rôle d'aménageur à une société privée. Elle cède la partie sud du quartier de Bercy à la société privée ZEUS, en fixant avec elle un protocole d'accord qui fait de ce périmètre une ZAC quasiment privée. La SEMAEST lui impose de prendre un architecte coordonnateur à son compte pour réaliser le découpage en lots et la coordination des architectures sur ses emprises. Un protocole d'accord, signé à la suite du concours, entre la société ZEUS et la SEMAEST prévoit que l’aménageur privé s'engage à construire en respectant planning et délais établis ; en contrepartie de quoi la SEMAEST maintient le prix de cession des charges foncières.

La Ville de Paris demeure ainsi très influente, sur des registres complémentaires, par le biais de l'APUR et de la SEMAEST dont elle est le principal financeur. Elle est encore très présente de façon directe à travers l'action de ses directions ou indirecte par le biais d'organismes qui dépendent d'elles. Pour le parc comme pour la voirie, la présence de la Direction de l'Aménagement Urbain (DAU), la Direction des Constructions (DC) et de la Direction Générale des Parcs et Jardins et des Espaces Verts (DGPJEV) est essentielle pour l'opérationalisation des projets. La combinaison des deux dimensions technique et politique, puisqu'à la tête de chaque société ou direction se trouvent des élus parisiens, confirme cette position centrale de la collectivité publique.

L'Atelier Parisien d’Urbanisme, pensée urbaine et prescriptions techniques

La Ville de Paris et l'APUR sont en fait les deux acteurs principaux à l'origine du programme et du montage juridicotechnique de la ZAC. Ils forment ensemble une véritable « maîtrise d'ouvrage urbaine » alliant dimension politique et technique. La volonté d'adaptation de ce territoire de l’est parisien de la part d'un pouvoir politique exceptionnellement stable et la connaissance du tissu urbain parisien de l'atelier d'urbanisme sont décisives.

Note de bas de page 4 :

La création des ateliers municipaux d'urbanisme comme celle des agences d'urbanisme au début des années quatre-vingt est liée au souci des municipalités de se doter de contre-pouvoirs techniques pour l'aménagement des villes.

Structure reconnue pour son monopole sur les études urbaines de la capitale, l'APUR assure une orientation globale de la politique menée par la ville dans ce domaine. Créé en 19674 l'Atelier Parisien d'Urbanisme est une association régie par la loi de 1901. Bien que complétée par des financements de l'État et de la Région Ile de France, la participation financière de la ville de Paris à l’APUR demeure prépondérante. L'APUR prend également place dans ses locaux dès sa naissance. L’atelier parisien travaille avec toutes les directions de la ville sur les projets de la capitale mais reste indépendant. Traditionnellement dirigé par des ingénieurs centraliens, l'APUR est en majorité composé d'architectes et d'ingénieurs qui se répartissent dans des équipes fédérées par un thème de travail et un territoire dans la ville. Ainsi, l'équipe « transports et voirie » est pour l'essentiel constituée d'ingénieurs tandis que les architectes dominent dans les équipes « projet ».

Note de bas de page 5 :

Jacques Dumart, explique que c'est pour « remettre de l'ordre dans les opérations d'urbanisme de la capitale et pour contrôler la machine emballée que le préfet Doublet a proposé la création d'une instance indépendante de la structure hiérarchisée de la ville », in L'architecture d'aujourd'hui, n° 295, octobre 1994.

Chargé à l’origine de l'élaboration du SDAU, du POS de la capitale et de « toutes les études d'urbanisme intéressant la capitale française », l’APUR répondait à sa création au souci de limiter les grandes rénovations entreprises quasiment sans contrôle et aux effets destructeurs dans les années soixante5. C’est cette orientation plus qualitative de la politique parisienne qui a semble-t-il justifiée la présence massive d'architectes. En 1978, événement non négligeable, Pierre-Yves Ligen, alors directeur de l'APUR, suite à la refonte de l'organigramme des services techniques de la ville de Paris, est nommé par le maire de Paris à la Direction de l'Aménagement Urbain. L'atelier dispose alors d'un outil opérationnel lui permettant de mettre en œuvre ses principes urbanistiques. La fonction d'analyse, prospective et critique de l'APUR est renforcée et finalisée par la préparation et la gestion de projets. Le passage à l'acte est effectivement rapide, puisque Pierre-Yves Ligen obtient la suspension de la plupart des ZAC engagées (182 ZAC seront révisées entre 1978 et 1980). Ses missions sont étendues par la création en son sein de sections dites « projet » à l'occasion des aménagements des terrains Citroën, de la Villette, Reuilly, puis Bercy et Seine Rive Gauche. À partir de 1982, l'appel à des architectes libéraux pour aider à la définition des aménagements et interventions est peu à peu systématisé. Enfin, un service de coordination des espaces publics est créé pour gérer les interfaces entre architecture et urbanisme. En élaborant lui-même les grandes lignes des projets et en faisant appel à des compétences professionnelles extérieures reconnues, l'APUR s'est donc constitué en véritable outil de production du côté de la maîtrise d'ouvrage. De ce point de vue, la mise en place de cette structure de production de connaissance, de conseil et d’assistante en urbanisme (après que Paris dispose d’une autonomie et d’un maire), majoritairement composée d’architectes, est révélatrice d’un mouvement de positionnement des architectes à la fois vers la maîtrise d’ouvrage et vers l’urbanisme, discipline alors en constitution en France.

Note de bas de page 6 :

Propos recueillis dans le numéro 2 de la revue Projet urbain, janvier 1995.

Le rôle de l’APUR prend effectivement tout son sens aux niveaux évoqués précédemment, de la stratégie urbaine, du conceptuel, des méthodes et du contrôle, donnant une continuité à l'action. Comme l'exprime Jean Fremiot, ancien sous-directeur des opérations de la ville de Paris, à propos de Bercy6, « une continuité entre la conception initiale et la réalisation, de l'amont vers l'aval, en associant les aménageurs le plus en amont possible, dès les études générales de l'APUR », a été recherchée. L'APUR propose des esquisses présentées aux élus puis reprises jusqu'à ce que les orientations choisies fassent l'unanimité : « Le projet se fait en discutant avec tous les intervenants, les directions de la ville, les élus, les habitants par l'intermédiaire des enquêtes publiques. On présente des projets, les gens en débattent, ils font leurs observations et leurs critiques et on retravaille le projet pour le représenter à nouveau (...) Peu à peu les élus et les directions de la ville identifient le projet comme étant le leur », explique un des intervenants de l'atelier d'urbanisme de la capitale. Il s'efforce de mobiliser les nombreuses directions de la ville, amenées à participer à la réalisation d'un aménagement, ce qui à l'échelle d'une capitale est crucial. En ayant une vision globale de l'urbanisme parisien, l'APUR édicte une finalité qui oriente le travail des directions de la ville. Un observateur averti le note bien, ils ont vraiment un rôle d'orientation générale et de coordination entre toutes les directions de la mairie.

L'APUR impose aussi des missions de coordination architecturale, confiées à des architectes libéraux de renom, en vue d'établir une continuité entre urbanisme et architecture. L'objectif est de vérifier la faisabilité architecturale des critères réglementaires retenus et de proposer un découpage des lots à bâtir et des typologies architecturales (plein-vide, volumes, parements...). Puis ces coordonnateurs en négocient le contenu avec les intéressés, maîtres d’ouvrage, aménageurs, ville de Paris, formalisant un cahier des charges architectural pour « exécution ».

Au sein de l'APUR, un chargé de mission architecte de formation, responsable du site de Bercy, a un rôle central non seulement pour donner la ligne directrice dans le cadre des stratégies urbaines mais aussi pour en maintenir la cohérence. Architecte de formation, il suit l'opération pratiquement depuis le début. Il assimile son travail à la réalisation d'un projet qui se singulariserait autour de trois enjeux : définir une forme urbaine qui passe par des formalisations spatiales ; travailler sur les programmes et leurs évolutions ; intégrer le devenir du site, ce qui oblige à se détacher de parcelles ou d'objets architecturaux pour appréhender la ville. La réflexion sur le contenu n'obère pas l'intervention sur l'organisationnel, qui est aussi une gestion de l'économie des moyens, puisqu'il intervient sur la définition des missions et des prestations confiées à des professionnels libéraux. Sa participation aux principales réunions, à différents niveaux d’élaboration du projet, est aussi la garantie du maintien de la cohérence conceptuelle originelle et de ses adaptations quand elles sont rendues obligatoires par les circonstances : interventions des élus, évolutions des programmes…

Note de bas de page 7 :

L’APUR, comme les agences d’urbanisme présentent aujourd’hui dans toutes les agglomérations des grandes villes, mériterait évidemment une analyse particulière. L’étude des trajectoires des professionnels qui y sont présents fournirait sans doute un matériau très riche pour comprendre comment les architectes ont pu développer un nouveau positionnement sur la base du besoin d’études urbaines qui s’est fait jour à la fin des années soixante-dix, et s’est poursuivi avec la mise en place de la décentralisation qui a fait de l’urbanisme la première compétence des maires.

Finalement, le rôle de l’Atelier Parisien est de constituer une mémoire des opérations ou des sites de sorte de préserver une continuité dans la mise en œuvre de l'urbanisme de la capitale, d'ailleurs appelé « urbanisme parisien » : « Finalement l'APUR est une poutre qui passe dans les projets (...) Quelqu'un connaît tous les fils, les points de départ et d'arrivée (...) c'est fondamental pour la mémoire d'un projet. » En s'appuyant sur une expérience, sur un argumentaire professionnel et technique reconnu, auquel s'ajoute la caution politique de la municipalité, l'APUR bénéficie d'une forte reconnaissance de la part des autres acteurs de la ville comme l'atteste largement sa position centrale dans le déroulement de cette opération. Reconnaissance qui pour beaucoup d’acteurs du projet Paris-Bercy est liée au fait que « les gens de l’APUR sont des architectes », c’est-à-dire des gens « avec qui on se comprend, qui ont une culture architecturale », explique par exemple un des architectes d’opération. Désignée comme « incontournable » dans ce projet, l’APUR recrute en effet l’essentiel de ces effectifs parmi les architectes, et confie également des missions d’étude à des agences libérales. Les architectes de l’APUR, s’ils ne construisent plus et n’exercent plus en libéral ont développé finalement un rôle de conseil et d’assistance pour la ville de Paris qui illustre pour partie le « reclassement » d’une fraction de cette profession dans des postes salariés qui engagent, en plus d’une connaissance de l’architecture, une compétence en urbanisme7.

L'architecte des espaces publics : gérer les interfaces

Note de bas de page 8 :

Cf. sur ce point Espaces publics, Plan Urbain, Documentation Française, Septembre 1988, notamment la première partie, dans laquelle on trouve une analyse de l'émergence de cette notion et des enjeux qu'elle recouvre dans la production de la ville contemporaine. Plus généralement, il faut remarquer que dans cette opération se retrouvent un ensemble d’architectes qui partagent une « doctrine » architecturale et urbaine basée sur l’idée de valorisation des espaces publics considérés comme lieux de régulation. Schématiquement, on note en matière d’urbanisme une situation doctrinale contemporaine très hétérogène avec : un urbanisme d'inspiration culturaliste qui s'appuie sur les strates historiques pour faire la ville en respectant son identité, lequel suppose une volonté de recréer des éléments d’identification ; la planification conduite par le marché qui consiste à laisser se faire la ville (comprise comme un organisme qui se régule) sur elle-même ; et enfin, un urbanisme dit néo-moderne qui voit dans la notion d'espace public et le soutien de l'État dans l'action urbaine le moyen de refaire de la ville un espace de « régulation sociale ». Il est remarquable que chacune de ces orientations urbaines soit portée par des théories qui supposent un mode d'action dominant et une présence plus ou moins forte de la part de l'État. Ainsi la planification conduite par le marché a largement servi l'urbanisme des années Thatcher en Grande-Bretagne ; en France de nombreuses Zones d’Aménagement Concerté ont été légitimées par l'idée de « troisième ville » qui fait de l'espace public un élément essentiel de la ville et suppose en conséquence un soutien important de la puissance publique ; enfin, les démarches culturalistes ou historicistes se rencontrent aujourd'hui dans les villes qui ont décidé de remettre en scène les fondements d'une identité locale ou nationale à travers la réactualisation plus ou moins naïve des signes du passé et de l’identité locale...

Nombres d'accommodements entre acteurs se font au nom du contrôle de « l'espace public » (voies piétonnes, rues, ruelles) considéré comme un élément clé d'intervention pour gérer la production de ce quartier. Préoccupation première de l'APUR, ce thème répond à la volonté de renouer avec les idées de « qualité urbaine » et de « citoyenneté8 » pour s'imposer comme principe légitime dans le déroulement de l'action urbaine. Cela se traduit par une attention aux formes urbaines, aux trames et aux morphologies, intentions énoncées et maîtrisées par l'atelier parisien. Cette action se concrétise par le travail de coordination architecturale déjà évoqué mais prend d'autres formes comme cette mission d'aménagement des espaces publics : aménagement paysager et fonctionnel des voies de circulation, des trottoirs, des espaces de transition entre domaine public et privé. Il s’agit là comme le disent les professionnels dans leur langage de « maîtriser les vides » et d’en faire des « lieux de projet » et non des « espaces résiduels de la construction ».

Placée dans une position intermédiaire entre les projets des architectes d'opération et l'aménagement urbain (tracé des voiries, implantation d'équipements...), cette mission est comprise comme une garantie de l'unité du projet et des actions : « l'espace public se fait avec les différents interlocuteurs, les commanditaires, la SEMAEST, l'APUR, la DAU et les directions de la voirie et de la construction ». Ce projet est confié par la SEMAEST à l’architecte Muriel Pages. Ancienne collaboratrice des services de l'APUR, elle a préparé un plan d'aménagement des espaces publics pour la clarification du Plan d’Aménagement de Zone (le PAZ qui est, rappelons-le, un document d’urbanisme réglementaire). De fait, elle a une connaissance approfondie du site. Située, par définition, entre les intervenants, et ayant pour vocation de veiller à une qualité urbaine d'ensemble, cette position est médiatrice. Cela passe par un travail de négociation continu. Lors de l'édification de l'American Center de Franck Ghery, en tête de front de parc, un accord se négocie par sa médiation avec les concepteurs du parc, afin d'établir une liaison satisfaisante pour les deux parties et gérer la qualité de cette interface. Plus tard cette médiation se poursuit avec tous les intervenants, direction de la voirie, maîtres d'ouvrage successifs, RATP...

Là encore, on rencontre un profil ou un rôle d’architecte inattendu. Relativement éloignée de la construction, proche de la composition urbaine mais définissant ici un document de type réglementaire, cette architecte est également amenée à jouer un rôle de négociation au nom de la SEMAEST qui veut conserver la maîtrise de l’aménagement des espaces publics.

Des acteurs associés « en cours de projet »

Au fur et à mesure de l'avancée de l'opération, la distribution des rôles devient plus complexe en raison de l'ampleur du projet. Viennent en effet s'y adjoindre des acteurs qui trouvent une opportunité d'installation sur le site, et d'autres, dont le projet ou l'avis n'a pu être considéré en amont du processus.

Dans la première catégorie on trouve l'American Center conçu par Franck O. Ghery qui, en vertu de la singularité de sa vocation, ne se plie pas totalement aux exigences du cahier des charges défini par Jean-Pierre Buffi. Seul le parement reste imposé, et l'aménagement de l'entrée du parc où il est implanté fait l'objet de nombreuses discussions. S'il vient perturber une logique bien établie, il est aussi une opportunité par les activités qu'il génère et des négociations deviennent nécessaires pour qu'il puisse trouver spatialement et matériellement une « bonne place ».

Note de bas de page 9 :

Agissant pour le Service Départemental de l’Architecture et du Patrimoine (SDAP), rattaché au Ministère de la Culture.

Note de bas de page 10 :

Une des personnes de la maîtrise d'ouvrage RATP déplore son absence du projet plus en amont. L'aménagement d'une voie souterraine du Métropolitain est pensé par les acteurs comme un projet à part ayant une logique et une identité propre, étant un constituant autonome de l'aménagement global d'un morceau de ville tel que Bercy.

Les projets et les acteurs de la seconde catégorie, RATP et Architecte des Bâtiments de France9 (ABF), posent plus de problèmes eu égard à l'avancement de l'ensemble de l'opération d'aménagement. La RATP, n'a pas participé aux négociations initiales sur l'aménagement de la ZAC, bien qu'une nouvelle station de métro pour la ligne Météor fût très tôt envisagée. Son intervention tardive marque la difficulté des urbanistes à penser et à intégrer un projet souterrain à l'aménagement global de surface10 alors même que la RATP, soucieuse de son autonomie, s'est dotée d'une maîtrise d'ouvrage forte.

Note de bas de page 11 :

Sur les spécificités du travail des architectes des bâtiments de France Yvon Lamy : « Politique patrimoniale et singularité administrative : les Architectes des Bâtiments de France », in Genèses, n°1, Septembre 1990, pp. 112-130.

L'ABF a quant à lui un droit de regard sur la nature des projets en cours d'élaboration aux abords des monuments historiques présents sur le site (les chais en particulier). La sauvegarde des éléments architecturaux représentatifs de l'identité nationale est au cœur de son action et peut contraindre très fortement les futurs aménagements11. Sa participation interviendra à un stade avancé de l'opérationnalisation du projet avec pour conséquences majeures, au pire le blocage de projets et au mieux des rectifications de la part des concepteurs déjà désignés, retardant alors le calendrier des opérations.

Note de bas de page 12 :

Idem, p. 129.

S’appuyant sur la « légitimité traditionnelle du contrôle12 », il est ici face à une relative autonomie de la politique urbaine parisienne, laquelle est appuyée sur un capital de connaissance accumulé et reconnu, notamment à travers l’APUR. De plus, il se heurte ici aux mécanismes de financement, à la fois public et privé, de cet aménagement urbain. Aussi, ses avis concernent plus particulièrement la zone des chais et les conditions de leur rénovation.

2.2. Du programme aux opérations

La partition de la ZAC en trois secteurs a des incidences notables sur ce système d'action, en raison même de la nature des produits urbains ou architecturaux. En particulier, le découpage en trois zones renvoie à des montages et à l’intervention d’acteurs relativement distincts, formant alors une « division du travail en plan ».

Le parc : l'archétype d'une commande publique

Note de bas de page 13 :

Par son budget de 400 millions de francs et sa relative complexité, le parc peut fort bien s'assimiler à un grand projet.

L'ouvrage majeur de la ZAC suit la logique classique d'une commande publique prestigieuse13 : une intention politique forte dont la portée symbolique marque le paysage parisien4 ; une programmation pointue de l'ouvrage ; un concours international aux moyens financiers conséquents ; une procédure qui consacre l'architecte dans une position centrale, ce qui ne le soustrait pas à des remaniements ultérieurs du projet. C'est un projet dans le projet.

La direction et la conduite de cette opération est confiée à la Direction Générale des Parcs et Jardins et des Espaces Verts de la ville de Paris et son financement est entièrement public (Ville de Paris, Région, Département). Maîtrise d'ouvrage publique, elle s'appuie sur ses services « projet et finances » essentiellement composés de paysagistes et d'ingénieurs. Elle a participé à la programmation et a en charge la conduite de l'opération et son contrôle : réalisation des marchés avec les concepteurs puis les entreprises. Elle maîtrise les circuits financiers de cette opération, programmation et engagement des dépenses, gestion des avenants en fonction des modifications conceptuelles et programmatiques... L'action propre de l'aménageur (SEMAEST) porte sur la livraison d'un terrain assaini, libéré de l'occupation et sur les articulations entre le parc et les autres programmes de la ZAC. En définitive, c’est bien la Ville de Paris qui reste là le maître d’ouvrage principal.

Organisé en deux phases (présélection et sélection), le concours a ses règles. Les étapes qui conduisent jusqu'au projet lauréat sont appliquées : l'information et l'appel à candidature, le contenu des prestations demandées et les formes de rendu, les modalités d'indemnisation des concurrents, l'analyse des propositions et le choix du jury. La responsabilité du maître d'ouvrage est clairement affichée : il est responsable de la procédure, de la nomination des membres du jury, de la désignation définitive des équipes admises à concourir et du choix du lauréat, sachant que pour le programme et la préparation du concours, l'APUR joue un rôle central. La commission technique (APUR, direction de l'aménagement urbain, direction des parcs et jardins et des espaces verts, direction de la voirie, SEMAEST, architecte de coordination) examine les réponses sur le plan fonctionnel, technique et économique, et vérifie leur conformité au programme afin d'en dégager les aspects positifs et négatifs. Mais elle ne se substitue pas à l'autorité du maître d'ouvrage.

Dans un premier temps, on réclame de la part des candidats une note d'intention sur l'aménagement du parc, puis dans un second temps, un projet. Dix propositions sont évaluées par un jury, présidé par l'élu de la ville en charge des espaces verts, dans lequel figure la DAU, la SEMAEST et l'APUR. Parmi la dizaine d'équipes d'architectes et de paysagistes finalistes, on note la présence de deux équipes anglaises (G. Somorjay/London landscape consortium et S. Pearson/P. Higson) une italienne (G. Mazzanti/G. Ferrara) et, une espagnole (E. Battle-Durandi/J.

Carrilo de Albanoz). L'équipe lauréate est française : M. Ferrand, J.-P. Feugeas, B. Leroy, B. Huet, I. Le Caisne, association de deux agences d'architecture libérales et d’un paysagiste libéral également. Des principes forts guident leur réflexion architecturale, sur le fait que la ville est plus importante que l’œuvre individuelle des architectes, qu'il s'agit d'être soigneux et d'inventer sans rechercher de manière obsessionnelle l'originalité architecturale, de préserver le bâti et le réhabiliter pour conserver une mémoire des lieux et une continuité historique. Conforme au cheminement d'une pensée, cette position doctrinale s'est exprimée dans la conception du parc de Bercy : « Le parc était un site très chargé d'histoire, on appelait cela les jardins de la mémoire. Garder l'existant a guidé constamment notre démarche (...) On a fait un tracé moderne sur l'ancien en gardant le plus possible la mémoire du lieu. »

Note de bas de page 14 :

Le processus de production et les changements dans le travail de la RATP qu’il a induit a fait l’objet d’une analyse par Isaac Joseph, Météor, les métamorphoses du métro, Economica, 2004.

Dès l'origine, le phasage de sa réalisation est déterminé de façon souple. Cette originalité est due aux évolutions des programmes environnants. En raison de sa position centrale dans l'opération, le parc est tributaire de la libération des chais par les négociants en vin et de l'avancement des opérations proches, ceci pour des raisons très pratiques de conduite et d'accès aux chantiers, ou plus fondamentalement d'interfaces avec d'autres opérations dans le périmètre de la ZAC. Citons sans ordre logique ni continuité chronologique, l'aménagement de la terrasse face à la Seine, l'implantation de la station du métro Météor14, l'entrée du parc avec le bâtiment (l’american center) de Franck O. Ghery, les changements de programme dictés par les élus... La durée du projet prédispose à ces changements. Les arbitrages sont dépendants de la position des acteurs dans le système et l'avis des élus est souvent prépondérant. La résolution de chaque problème est aussi trouvée dans les réunions entre les professionnels considérés sous la conduite de l'aménageur et de l'APUR.

Note de bas de page 15 :

Pour une illustration, cf. l’analyse de la production d’équipements publics de Florent Champy, Les architectes et la commande publique, PUF, « Sociologie », 1996, et « Comment produire un grand projet ? Bibliothèque François-Mitterrand, Stade de France, hôpital Georges Pompidou… », in Les cahiers de la recherche architecturale, n°1, 1999, p. 87-100.

Sur cette zone du parc, la présence publique est prépondérante. Ainsi se développent les principes d'un système d'action classique, ou à tout le moins bien connu, de commande publique15. L'architecte, formant ici équipe avec un paysagiste est amené à développer son projet en relation avec le service des parcs et jardins de la ville, puis en collaboration avec un bureau d'étude technique désigné par le maître d’ouvrage. Les architectes demeurent responsables et maîtres de leur projet. La conduite du projet se réalise, relativement à l'ampleur du programme, sur la base d'un partenariat traditionnel pour les concepteurs. Le service de la ville, son bureau d'étude technique, ses assistants s'occupent de la gestion technico-économique du projet ; l'architecte prend en charge la gestion architecturale et esthétique de l'objet et la direction des opérations de conception ; la dimension urbaine est négociée avec l'APUR. Dans le cadre de la production d'un morceau de ville dont l'unité est recherchée, ce découpage conventionnel n'exclut pas des compromis avec les acteurs présents à l’entour du parc, l'imbrication complexe des opérations l'explique dès que l'on passe au stade de l'opérationalisation.

Le front de parc, commande publique et coordination architectureurbanisme

Sur cette partie de la ZAC, la mairie de Paris, par ses directions ou au travers de la SEMAEST, est très présente en raison de la nature et de la qualité du bien produit, de ses interfaces avec le parc et de l'adjonction de sociétés immobilières publiques pour l'essentiel, dont certaines dépendent directement d'elle. Le financement et la logique de production restent dans l'esprit d'une intervention publique esquissée par le programme de la ZAC. La SEMAEST s'est efforcée de raccourcir les délais entre la viabilisation des terrains et leur commercialisation de manière à récupérer très rapidement des disponibilités financières pour préparer la mise en vente d'autres lots et financer la part publique de l'opération, voiries, viabilisation des lots, financement d’ouvrages complé­mentaires (parkings). La réalisation du front, « d'un bloc », l'a permis.

Les deux tiers des logements construits sont aidés par des financements publics (Prêts Locatifs Aidés, Prêts Locatifs Intermédiaires). Parmi les principaux maîtres d'ouvrage d'opération on peut citer la SAGI (Société Anonyme de Gestion Immobilière qui a la particularité de participer au capital de la SEMAEST à 20 %), l'OPAC de Paris, la Caisse autonome des chirurgiens-dentistes. Autant de sociétés de droit privé qui ont pour finalité l'intérêt général et sont déclarées comme telles.

Pour l'aménagement de cette zone, une mission de coordination architecturale est confiée à l'architecte Jean-Pierre Buffi. De fait, le processus de construction se complique dans la mesure où, à la relation duale maître d'ouvrage – maître d'œuvre, se superpose un tiers pour régler en partie l'insertion urbaine des bâtiments. Cette intervention traite d'une approche urbaine globale (l'îlot, la continuité, le patrimoine) mais va dans le détail « le nivellement des seuils des bâtiments, le type de revêtement, de grille, le calage des éléments du bâti au centimètre près ». Ces prescriptions architecturales sont formalisées dans le langage du bâti puisqu'au cahier des charges architectural est annexé un carnet de détail qui présente les éléments « tenus pour fondamentaux » tel que les ouvertures en rez-de-chaussée, le traitement des limites par des clôtures ou grilles types. Cette situation aurait pu rendre les négociations difficiles avec les stars de l'architecture, concepteurs d'opération. La désignation du coordonnateur en a tenu compte : elle est celle de « l'expérience et de la légitimité professionnelle » explique-t-on à l’APUR. À l'exception de l'American Center qui demeure le fait d'un investisseur privé ayant fait l'objet d'une négociation particulière, tous les maîtres d'ouvrage et leurs maîtres d’œuvre ont placé leur projet dans le système d'action de la coordination et de ses exigences.

Le choix des architectes d'opération se fait en concertation entre promoteurs, SEMAEST, APUR, et coordonnateur. Ici des architectes de renom sont retenus. Ils apportent un « cachet supplémentaire » à l'opération et favorisent indirectement la commercialisation des logements. Ils sont désignés de gré à gré. Situation privilégiée pour l'aménageur et le promoteur car cela réduit les délais souvent plus longs pour l'organisation de concours.

Le fond de parc, la dominance du privé

Note de bas de page 16 :

Gilles Verpraet, « Le dispositif partenarial des projets intégrés », op. cit, pp. 102-112.

Note de bas de page 17 :

Cf. Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification…, 1991, op. cit.

Dans le Fond de parc, l'équilibre public-privé est radicalisé au profit de l’acteur privé. Sur cette zone, les objets et les acteurs se définissent plus en termes de diversité de l'offre marchande (bureaux, services) que de « demande sociale16 » (évaluation des besoins sociaux, logements conventionnés) et c'est donc un système d'activité plus fragile qui s'esquisse car moins protégé par des financements publics et davantage soumis aux aléas économiques. Cette zone est d'ailleurs peu évoquée par les documents relatifs à la ZAC. La tendance est à l'occulter et à limiter la restitution de l’ensemble de l’opération au parc et à son front. Par sa dominante marchande, il semble difficile pour les acteurs de l'accorder mentalement aux autres éléments de l'opération plus centrés sur les valeurs collectives du monde civique, pour reprendre ici le langage des économies de la grandeur17.

Une fois le projet de la société ZEUS sélectionné, un protocole d'accord est signé entre ZEUS et la SEMAEST pour la vente des lots et des droits à construire. ZEUS s'engage à rechercher des investisseurs et la SEMAEST assure, pour sa part, l'équilibre financier de la ZAC par le produit des transactions foncières. Les actionnaires de ZEUS se présentent comme les principaux clients. La fonction de promotion immobilière de ZEUS, relativement élargie, est qualifiée « d'ensemblière ». Elle combine des tâches de programmation pour trouver des clients en accord avec la philosophie du programme général et la rentabilité attendue, avec d'autres opérations de commercialisation et d'assistance technique pour les démarches administratives et architecturales (préparation des permis de construire).

Sur ce secteur pour lequel le PAZ précise clairement les éléments de voirie et d'altimétrie, la coordination n'a en revanche pas été aussi forte au niveau architectural. Par la nature des éléments prévus par le programme lui-même, ouverts aux aléas d'un marché, cette coordination éprouve des difficultés à mettre en concordance architecture et urbanisme. C'est plus une démarche de produit et d'urbanisme de communication qui domine que de composition urbaine. Aussi, la mission de coordination est vécue différemment que sur la zone du « front de parc ». Elle s'apparente à une organisation spatiale et visuelle de volumes distincts, sans aller forcément dans les détails ni privilégier un lien fort à l’espace public. Comme le fait remarquer un des intervenants sur cette partie de la ZAC « on a affaire à une série d'événements. Les relations majeures de ces bâtiments ne se font pas par rapport à l'espace public mais par rapport à un paysage volumétrique. » De surcroît, une condition générale de cette mission veut que l'architecte coordonnateur ne construise pas sur son site d'exercice pour préserver une certaine éthique (le coordonnateur est en position favorable pour obtenir des marchés de conception) et éviter une confusion des rôles nuisible à la fonction de coordination. Or, la mission de coordination a ici été confiée à l'architecte mandataire du groupe ZEUS. Lesquels ont répondu solidairement pour l'aménagement de cette zone. Cette non dissociation des fonctions a conduit beaucoup de professionnels à critiquer cette situation. Sans se placer dans une posture éthique qui n’est pas ici le propos, cette action de coordination semble néanmoins moins représentative de la mission homologue telle qu’elle a pu se constituer sur le « front de parc ».

Pour comprendre ce que d'aucuns mentionnent encore comme un « point sombre » de cette opération, il faut rappeler qu'après un lancement favorisé par l'élan immobilier des années quatre-vingt, cet aménagement, déjà retardé par la décision de l'arrêt des abattages d'arbres et de nombreuses discussions avec l'Architecte des Bâtiments de France, a été confronté à la crise du marché immobilier de 1993. Affaibli par ces évolutions contextuelles le programme de l'opération a été largement remis en question par le retrait de nombreux investisseurs. Ces données contextuelles n’ont en fait pas favorisé la continuité de la démarche.

2. 3. Du contractuel au professionnel : l'arrangement des registres de l'action

Note de bas de page 18 :

Cf. La trame de la négociation, op. cit. p. 88.

Finalement, ce projet urbain de Bercy imbrique constamment un registre « contractuel », qui fixe les rôles et les fonctions de chacun, et un registre « professionnel » qui fournit le contenu et les significations. L'élaboration des documents contractuels est marquée par un langage substantif d'experts qualifiés avec la rédaction du plan programme et des cahiers des charges architecturaux. Les premiers documents servent l'avancement de l'opération et lui donnent un cadre stable en ce qui concerne le partage des tâches, les seconds préparent un langage commun pour la collaboration des acteurs durant la mise en œuvre. Si sur le registre « contractuel », des cadres (règlements, contrats, ententes…) existent, ils n’en comportent pas moins une « annexe temporelle » comme le dit Anselm Strauss18. De la sorte, ces cadres servant de base à « l’action concertée » doivent être continuellement travaillés dans le registre professionnel.

Les places des professionnels qui concourent à la réalisation de la ZAC sont clairement identifiables. L’APUR apparaît comme une « clé de voûte » de ce système professionnel puisqu'il participe à l’initialisation du processus, à la définition des stratégies urbaines, à sa réalisation, à la mise en œuvre des procédures et à leur contrôle. Le paradoxe est cependant qu'il n'a pas de fonction hiérarchique strictement établie, à la différence de la direction de l'aménagement urbain ou d'autres qui ont des fonctions réglementaires.

Structure de conseil, institution respectée par laquelle nombre d'architectes ont transité ou travaillent pour et avec elle, financée par la ville de Paris, la légitimité de l’APUR est historique, professionnelle et politique. L’atelier regroupe en majorité des architectes auxquels on confie différents secteurs ou opérations de la capitale, chargés de missions qui traduisent en formes urbaines une philosophie d'intervention. Cette articulation entre des options stratégiques et la matérialisation de la forme urbaine est partagée avec les professionnels libéraux qui deviennent les éléments d'un réseau influant. Dans le cas de Bercy, cette action se prolonge par les missions de coordination instituées, confiées à des architectes libéraux. Nouvelle fonction, elle traduit en contingences architecturales les orientations dites « floues », ou « peu déterminées », du Plan d’Aménagement de Zone (PAZ).

L'unité programmatique d'origine de ce projet se diffracte en fait en trois systèmes de production singuliers, repérés par une « division spatiale du travail ». Il s'établit une cohérence interne d'action sur chacun des trois segments qui se différencient par la nature des objets produits.

Pour la réalisation du parc, élément central du projet, l'action est guidée par des valeurs d'ordre esthétique, symbolique, social, dont seul un financement public est en mesure d'assurer l'autonomie. Pour le front de parc, sur des objets différents, des logements aidés et les équipements correspondants, le volontarisme de la collectivité aboutit à la mise en place d'une procédure hybride de régulation et de compromis qui modifie le placement traditionnel de l'architecte maître d’œuvre et concepteur. Enfin, pour le fond de parc, la rationalité technicoéconomique que suppose la logique de produit l'emporte et l'architecte coordonnateur est mis en situation de double contrainte : il est garant de l'unité et de la qualité architecturale voulue par l'APUR et la SEMAEST pour cette frange mais doit s'adapter aux stratégies fluctuantes des investisseurs privés.

Mais l’élément fort du programme qui nous intéresse maintenant particulièrement ici, pour l’étude des conditions de travail des architectes en situation de projet, est le « front d'habitation ». Situé en face et en bordure du parc sur 400 m, cette opération repose sur trois acteurs : une maîtrise d’ouvrage déléguée avec la SEMAEST (aménageur de la ZAC) qui veille au montage et à l’équilibre financier de l’opération ; des maîtres d’ouvrage publics et privés se répartissant les lots pour la construction des logements et équipements correspondants (crèche, école, locaux d'activité, parkings…) ; enfin, un rôle d’un genre nouveau, celui de « l’architecte coordonnateur ». On confie là, à un professionnel architecte, une mission de coordination pour élaborer un compromis entre la logique voulue par la collectivité pour la ZAC et celle des opérateurs privés. Elle se concrétise par un cahier des charges architectural (coordination) et fait l'objet du projet d'aménagement des espaces publics. Cet usage de la compétence architecturale et de la notion de projet, capables d'effectuer des liaisons entre des intérêts et des volontés divergents, caractérise l'aménagement de Bercy du point de vue des expertises. Ce faisant, il brouille, en la dépassant, la division polémique entre urbanisme et architecture. Les fonctions de coordination illustrent le travail, si ce n’est la conversion, identitaire qu'une telle position réclame de l'architecte. La compétence architecturale fournit ici les ingrédients les plus à même d'assurer l'unité du processus.

C’est dans la présence de cette dernière mission que réside l’originalité de cette partie de l’opération. Le découpage de ce front bâti linéaire en lots correspondant à autant de couples architecte/ maître d’ouvrage, il y avait un risque fort de confrontation des styles architecturaux qui dérogeait à la volonté de créer une continuité urbaine et une identité de quartier. Aussi, cette section de l’opération a-t-elle été confiée à l’architecte Jean-Pierre Buffi qui en a assumé au préalable la définition d'ensemble puis la coordination. Comment obtenir une certaine harmonisation du bâti (une certaine généralité d’expression) tout en conservant un dispositif d’action hétérogène ? Comment accorder les voix des différents architectes en présence, et au nom de quoi ?