Être Architecte : les Vertus de l’Indétermination | Olivier CHADOIN

Conclusion

p. 172-178

Sommaire

Texte

« C’est donc probablement pour le salut de la vie que l’humanité a réussi à inventer, à la place de ‘ce pour quoi il vaut la peine de vivre’, la vie-pour, ou en d’autres termes remplacer son état idéal par son idéalisme ».
Robert Musil, L’homme sans qualité, Vol. 2, 1956.

« Au moment où la profession, sous prétexte de complémentarité, se ramifie, éclate en spécialistes, en urbanistes, en sociologues, en sitologues, en techniciens de tout ordre et de toute nature, je tiens à me confirmer à travers le reflet que me renvoient les autres comme à travers l’analyse que je fais de mon propre caractère, comme architecte, purement et simplement, mais à part entière ».
Claude Parent, Architecte – Un homme et son métier, 1975.

Note de bas de page 1 :

Cf. Sociologie des professions, 1998, A. Colin, coll. U, pp. 247-248.

L’analyse de la profession d’architecte en termes de « travail professionnel » montre l’image d’une profession dont la définition n’est pas donnée a priori. C’est-à-dire, pour reprendre le propos de Claude Dubar1, une profession qui n’est ni « séparée », ni « établie », ni « objective », ni « unifiée ». À l’inverse, elle réalise un travail social continu d’entretien de la croyance en ses « compétences » pour poursuivre son existence sur le modèle d’une profession et conserver les ressources sociales qui sont attachées à cette dénomination. C’est ce travail que j’ai voulu décrire ici.

Évidemment, cette posture n’épuise pas la connaissance de ce groupe social. Elle m’a guidé pour suivre la profession dans trois espaces sociaux distincts : celui du projet, situation de travail commune des architectes, celui de la maîtrise d’œuvre où se définit la division du travail de production des bâtiments, et enfin celui des marchés de la construction où les architectes déploient des stratégies d’investissement distinctes et distinctives des autres métiers du monde de la construction. Il faudrait sans doute poursuivre ce travail dans d’autres espaces qui réclament également la mobilisation de la profession d’architecte et un « travail professionnel » ; notamment ses relations à l’État et à l’enseignement, juste esquissées ici. De même, cette analyse pourrait être engagée selon une perspective socio-historique plus forte.

Note de bas de page 2 :

Le parti-pris ici qui a conduit à porter l’accent sur les ressources symboliques de cette profession ne doit pas être compris comme la négation d’une quelconque compétence architecturale. Il n’est pas ici question de juger de cette dernière mais simplement de montrer en quoi elle est aussi constituée et appuyée sur une dimension symbolique.

Cette volonté de saisir la profession comme une construction permanente permet de se défaire d’une volonté, sans doute vaine, de caractériser la « compétence » ou la « professionnalité2 » des architectes, pour envisager ces professionnels autrement que « menacés » ou « soumis » à des « adaptations » qui engendreraient des « mutations » ou « métamorphoses » de leur métier. Dans le modèle d’analyse que j’ai tenté de mettre en œuvre, la profession n’est pas seulement soumise à des « pressions » ou des forces externes qui s’exercent sur elle. Elle est également travaillée par des « tensions » internes comme la féminisation ou la croissance de ses effectifs. C’est en fait dans ce jeu de tensions et de pressions que se réalise ce que j’ai proposé d’appeler le « travail professionnel » qui consiste en un effort pour préserver la définition de l’architecture comme « profession » et entretenir la croyance en sa valeur ou « compétence ».

La profession comme « volonté et représentation »

Note de bas de page 3 :

Cf. Luc Boltanski, « L’espace positionnel. Multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe », in Revue Française de Sociologie, vol. 14-(1), 1973, p. 6-28. L’auteur y signale en particulier que « moins un champ est autonome, plus l’occupation de positions de pouvoir dans ce champ inclus l’occupation de pouvoirs dans d’autres champs », p. 12. L’approche de Luc Boltanski reste néanmoins plus focalisée sur la question de l’autonomie des champs et de l’étendue du capital social, alors qu’ici je réfère la multipositionnalité des architectes au capital symbolique attaché à leur titre.

Note de bas de page 4 :

Citée par Bernard Haumont, in « Convergences, concurrences et indifférences dans le projet architectural et urbain », Ola Soderström, Elena Cogato Lanza, Lawrence Roderick (dir.), L’usage du projet, op. cit. p. 79.

Saisie en ces termes, la profession d’architecte n’apparaît pas démunie, mais bien active, dans la défense de son statut. L’observation de ce corps professionnel montre une étonnante permanence et capacité d’adaptation aux changements qui affectent son univers. Alors même que le monde de la construction est l’objet de logiques de concentration, de rationalisation, et de spécialisations, ces professionnels font montre d’une surprenante faculté à conserver la croyance au modèle pré-capitaliste de la « profession libérale » et à ses valeurs de création et désintéressement. Ainsi, par exemple, non seulement on observe une dénégation des logiques de spécialisation pourtant à l’œuvre au niveau des agences, mais la logique du développement de réseaux apparaît chez les architectes comme un moyen d’éviter la concentration. Plus encore, ce qui frappe c’est la capacité de « multipositionnalité3 » de ces professionnels dans un contexte de croissance de la division du travail des processus de construction. Comme on l’a vu, ceux-ci conservent en effet toujours le titre « architecte » qu’ils font suivre d’un autre terme : architecte-coordonnateur, architecte-urbaniste, architecte-concepteur, archi-tecte-communicant, et même parfois architecte-sociologue... Au-delà de l’idée d’un « métissage » ou d’une « hybridation » de leur compétence, il faut noter que c’est le titre « architecte » qui précède les autres qualificatifs. Ainsi, demeure-t-il dominant et peut se voir associer un autre terme, construisant par-là un « double profil » propre à assurer des « double profits ». En fait, quelles que soient les missions ou fonctions prises en charge par ces derniers, elles restent référées au titre d’architecte auquel ces professionnels sont attachés. Comme le dit significativement Françoise Choay, « la stabilité de l’architecture, c’est l’instabilité des architectes4 ».

Tout se passe en fait comme si l’image, ou la représentation collective et collectivement entretenue, de l’aspect généraliste, capable de prendre position à tous les niveaux des processus de construction, demeurait dans les esprits alors même qu’elle est entamée dans les faits. Comme si le terme « architecte » continuait de fonctionner sur une représentation : celle de l’homme de l’art, créateur au talent de synthèse, capable de s’imposer au-dessus de toutes les spécialisations des métiers de la construction, voire de prendre en charge les spécialités directement. Robert Castel, en 1997, invité aux Rendez-vous de l’architecture, « manifestation-vitrine » de l’architecture, signalait significativement :

« j’ai lu des petites choses dont, en particulier, le bilan 1996 de la profession. Une chose frappe d’abord : on a l’impression d’une profession qui est en transformation profonde, et dans le sens de la massification, à la fois accroissement récent et rapide du nombre des architectes, un certain appauvrissement aussi (…). On a une image de l’architecture qui ne correspond pas à sa réalité sociologique et qui y correspond de moins en moins ».

Au terme de ce parcours dans la profession d’architecte, il semble donc important de revenir sur ce qui précisément permet à ces professionnels de persévérer dans leur croyance et de continuer à entretenir la conviction en l’unité de leur corps et en l’importance de leur place dans les processus de construction.

Note de bas de page 5 :

Comme l’explique Louis Pinto commentant Pierre Bourdieu « dire les choses telles qu’elles sont selon un ordre symbolique déterminé, c’est en même temps contribuer à cet ordre, à le donner comme naturel, comme devant être voulu », Cf. Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Albin Michel, 2002, pp. 169.

Note de bas de page 6 :

Pierre Bourdieu, à propos de la logique pratique et des symboles, parle de « coups doubles » et des « doubles ententes ». Plus exactement, il développe cette idée d’indétermination à propos de la pratique magique expliquant que « les flottements de la pratique magique, loin de s’embarrasser des ambiguïtés, en tirent parti pour maximiser le profit symbolique » ou que « le sens d’un symbole n’est jamais complètement déterminé que dans et par les actions où on le fait entrer ». Cf. Le sens pratique, Ed. de Minuit, 1980, pp. 426-438.

Note de bas de page 7 :

On songe ici à ce que dit Luc Boltanski (Les cadres, la formation d’un groupe social, Minuit, 1982) de la cohésion interne du groupe des cadres lorsqu’il parle de « cohésion par le flou ». Mais ici le flou ou l’indétermination revêt à la fois une source de cohésion interne mais aussi une fonction externe dans la mesure où il permet des stratégies de placement et de déplacement dans le champ de la production du cadre bâti.

Note de bas de page 8 :

Cf. La noblesse d’État – Grandes écoles et esprit de corps, Minuit, 1989, pp. 210-211.

On peut faire l’hypothèse que la profession survit finalement dans un « travail professionnel » qui fait exister la profession comme « volonté et représentation ». Si cette profession se caractérise en effet essentiellement par une existence fondée sur la force symbolique de son titre, on peut dire que cette force contribue à la maintenir et à la faire exister du seul fait qu’elle s’impose aux esprits5. Ce qu’entretient en effet la profession, et qui lui permet cette mutipositionnalité face aux pressions qui s’exercent sur son champ d’activité, c’est quelque chose comme un caractère « magique » attaché au titre d’architecte. Pour le dire autrement, il semble qu’une des ressources essentielles permettant encore aux architectes de s’imposer réside dans la « vertu d’indétermination6 » attachée au titre d’architecte. Indétermination qui permet des repositionnement et positionnements variables dans les processus de construction face aux professions concurrentes7. La compétence de l’architecte semble alors moins référée à un caractère technique qu’à une capacité sociale incarnée dans son titre : « architecte DPLG ». On retrouve finalement là, les effets qu’exerce la consécration symbolique qu’évoque Pierre Bourdieu notamment à propos des polytechniciens lorsqu’il explique : « créditée d’emblée, et pour la vie, d’une essence supérieure, la noblesse culturelle est vouée aux carrières rapides vers les positions dominantes et les fonctions dites d’autorité qui, n’étant jamais définies (ou en apparence seulement) par leur seule dimension technique, appellent la ‘largeur de vue’, les aptitudes polyvalentes, la vision en survol, la ‘culture générale’, les idées générales, les capacités de synthèse, bref, toutes les vertus inséparablement intellectuelles et morales que les occupants des positions dominantes dans les différentes champs s’attribuent à eux-mêmes en s’accordant pour les exiger des nouveaux entrants à l’occasion des opérations de cooptation8 ».

Note de bas de page 9 :

Cf. Florent Champy, Sociologie de l’architecture, La découverte, « Repères », 2001, p. 106.

Note de bas de page 10 :

Cf. Pierre Bourdieu, « Le langage autorisé : les conditions sociales de l’efficacité du discours rituel », in Actes de la recherche en sciences sociales, n°5-6, novembre 1975, pp. 183-190.

On est donc loin de l’idée du « paradoxe de l’architecte9 » désignée comme une insuffisance de compétences techniques menaçant la place de ces professionnels dans le monde de la construction. En effet, c’est sans doute dans cette affirmation d’une aptitude et d’une compétence généraliste et « tout-terrain » que réside la force de repositionnement de cette profession, non seulement en fonction des cycles des marchés mais aussi en fonction de la concurrence des autres professions de la maîtrise d’œuvre. Cette vertu d’indétermination attachée au titre d’architecte est, sans aucun doute, liée au capital symbolique auquel il renvoie. Néanmoins, une telle réponse ne rend pas totalement compte du travail fait pour entretenir la croyance nécessaire au fonctionnement de ce capital qui n’est finalement qu’un « crédit », le fruit d’une croyance collectivement entretenue. Ainsi, par exemple, ce que j’ai désigné comme une « réhabilitation symbolique » par le discours ne peut réussir et être efficace qu’à la condition que ceux qui reçoivent ces discours reconnaissent ceux qui les tiennent comme fondés à les tenir, comme c’est le cas pour le discours rituel10.

Note de bas de page 11 :

Je reprends ici le terme proposé par François Dubet de « fictions utiles » ou « nécessaires », à propos du travail des métiers de la socialisation. Ces fictions sont en fait des modèles de la profession « auxquelles les acteurs ne croient pas vraiment, mais auxquelles ils ne peuvent renoncer sans que leur travail se vide de sens. Ce ne sont ni des idéologies ni des convictions morales, mais des cadres cognitifs et moraux indispensables à l’accom-plissement du projet de socialisation » (qui celui des professions étudiées par l’auteur). Cf. Le déclin de l’institution, Seuil, 2003, pp. 48-51. On songe également ici à ce que dit Marcel Mauss des institutions : « les institutions véritables vivent, c’est-à-dire changent sans cesse : les règles de l’action ne sont ni comprises, ni appliquées de la même façon à des moments successifs, alors même que les formules qui les expriment restent littéralement les mêmes », in « Cohésion sociale et divisions de la sociologie », Œuvres, Volume 3, Minuit, 1969, pp. 150-151.

Note de bas de page 12 :

Le terme est de Véronique Biau in « Sociologie des architectes » in Urbanisme, n°293, mars-avril 1997, pp. 61-63 et La consécration en architecture, Thèse de doctorat en sociologie, EHESS, 2001.

Note de bas de page 13 :

Comme dans le monde des artistes que décrit Pierre-Michel Menger in Portait de l’artiste en travailleur – Métamorphoses du capitalisme, Seuil, « La République des Idées », 2002, p. 60.

C’est à ce niveau aussi que l’idée de « travail professionnel » peut être mobilisée utilement. C’est en effet bien un travail que réalise la profession pour entretenir sa croyance et celle de son environnement en la force et au crédit qui est attaché à son titre. À cet égard, l’idéal de la profession, ce symbole du moi selon Everett C. Hugues, peut être saisi comme une « fiction utile11 », ou encore une « forme symbolique », c’est à dire comme la mise en avant d’une représentation de la profession idéalisée à travers des figures prestigieuses de grands architectes (« l’élite symbolique12 »), qui fonctionne selon un double intérêt : d’abord en produisant du capital symbolique utile à l’ensemble de la profession (y compris aux positions les plus dominées) pour son positionnement face à la concurrence des autres métiers, ensuite en offrant aux architectes une représentation capable de maintenir la croyance en une cohésion interne préservée et une foi en la dimension artistique et culturelle de leur activité. Ainsi, le maintien d’une « élite symbolique » ou d’un « vedettariat » alimente un « imaginaire de réussite par délégation13 ».

De l’action professionnelle à l’identité professionnelle

Note de bas de page 14 :

Même si l’usage de cette notion fait toujours encourir le risque de l’essentialisme, que j’ai cherché à éviter avec l’idée de « travail professionnel », il me semble important de l’interroger à l’issue de ce travail. Cela au sens où, comme le signalent Claude Dubar et Didier Demaziére, elle fonctionne comme une « forme symbolique » par laquelle les acteurs se racontent. Cf. Analyser les entretiens biographiques, l’exemple des récits d’insertion, Nathan, 1997, pp. 301-304.

À l’issue de cette volonté d’observer la profession d’architecte en partant de l’analyse de ses pratiques, plutôt que d’une définition préalable de son identité, s’impose néanmoins un retour sur la question de l’identité14. Que nous apprend l’observation de la profession dans ses projets, dans l’espace de la maîtrise d’œuvre, et face à l’un de ses marchés sur son identité ? Si effectivement cet angle d’analyse délaisse toute définition a priori de la profession pour saisir la forme professionnelle telle qu’elle se construit, il s’impose de revenir in fine à la question de l’identité professionnelle ainsi produite.

D’abord, plusieurs éléments sont confirmés : la diversité des manières d’être architecte, la situation d’interdépendance que cette profession entretient avec d’autres métiers de la maîtrise d’œuvre, et enfin sa capacité singulière de réaction et de positionnement face au changement de ses marchés. Globalement, l’analyse des pratiques professionnelles montre le visage d’une profession dont l’identité n’est jamais donnée a priori mais semble faire l’objet d’un travail continu que j’ai proposé d’appeler « travail professionnel ». Ainsi, s’explique sans doute le fait qu’à peu près toutes les hypothèses de transformation générale lui ont été prêtées, des plus optimistes ou plus pessimistes d’ailleurs : « métamorphose », « mutations », « menace », « diversification ».

Note de bas de page 15 :

Évidemment ces missions, peu définies, forment aussi un terrain investi par les architectes. Ce constat est également au cœur du travail de Gilles Verpraet qui définit les professionnels de l’urbanisme (architectes, ingénieurs et chargés d’étude selon sa définition) par une double compétence technique et sociale. Cf. Les professionnels de l’urbanisme – Socio-histoire des systèmes professionnels de l’urbanisme, Anthropos, 2005.

Comme on le vu, il y a aujourd’hui une réelle difficulté à identifier le territoire de travail ou « l’expertise » par lesquels l’architecte se singularise des autres métiers de l’acte de bâtir. Au rôle historique de chef d’orchestre se substitue une identité plus fragile et plus labile. Ainsi, dans les projets et dans la concurrence au niveau de l’espace de la maîtrise d’œuvre, la place de l’architecte ne s’impose pas toujours ; la légitimé de l’intervention architecturale elle-même n’est pas naturellement requise à tous les niveaux comme le montre le recours à d’autres professions au niveau urbain, paysager ou encore celui de l’architecture d’intérieur. Face à un morcellement des processus de construction, tout se passe comme si finalement l’architecte devait sans cesse trouver les moyens de défendre et de convaincre de son utilité. L’analyse du déroulement d’un projet et l’invention du rôle d’architecte coordonnateur (partie 2) comme celle des « chassé-croisé » entre professions au sein de la maîtrise d’œuvre (partie 3) montrent qu’il n’y a plus véritablement de profession dominante qui s’impose à tout projet mais au contraire un jeu de concurrence qui conduit de nombreuses professions à remonter vers l’amont des processus (programmation, assistance à la maîtrise d’ouvrage) et à proposer des missions dites de « médiation » ou de « traduction15 ». Dans ce contexte, le « travail professionnel » des architectes pour maintenir et adapter leurs positions se fait à trois niveaux : celui de l’intégration dans le champ de la maîtrise d’œuvre où il est en situation d’interdépendance avec d’autres métiers face auxquels il doit sans cesse redéfinir ou défendre son territoire d’intervention dans les processus de production ; au niveau des marchés où il doit faire valoir sa place en terme stratégique et où les discours et les doctrines sont mobilisés comme éléments de positionnement  (partie 4) ; enfin dans les projets où se rejoue directement et pratiquement l’enjeu de la direction du processus.

Note de bas de page 16 :

Cf. Eliot Freidson, « Pourquoi l’art de peut pas être une profession », in Pierre Michel Menger, Jean-Claude Passeron (dir.), L’art de la recherche – Essais réunis en l’honneur de Raymonde Moulin, La documentation Française, 1994, pp. 118-135. L’auteur ajoute par ailleurs que pour contrôler et définir le contenu de leur activité les professionnels doivent « établir les frontières des connaissances et des tâches qu’ils revendiquent contre les incursions. Puisque tout travail spécialisé prend place dans une division sociale du travail, le contrôle du métier suppose la négociation de barrières juridiques stables avec d’autres métiers au sein de cette division du travail, afin de les rendre complémentaires et non pas concurrents. Mais dresser des barrières juridiques avec d’autres métiers ne suffit pas. La profession doit aussi empêcher les clients, consommateurs ou employeurs potentiels de s’adresser à l’extérieur du groupe. », p. 126.

Note de bas de page 17 :

François Dubet, dans Le déclin de l’institution, op. cit., propose de définir par ce terme « un type de relation à autrui, celui que l’instituteur, le prêtre, le médecin, pouvait mettre en œuvre avec leurs élèves, leurs fidèles, ou leurs malades. Ce programme participe d’une conception générale de la socialisation et présente des caractéristiques suffisamment stables pour qu’on puisse en construire le type-idéal au-delà des conditions et des histoires particulières de l’école, de l’hôpital », p. 13. La force de cette conception idéal-typique et générale est de donner un sens partagé à l’action des professionnels de la socialisation. Élaborée pour ces métiers, ou « semi-professions », qui agissent sur autrui cette notion semble cependant utile pour penser l’activité des architectes qui ont à convaincre de l’utilité sociale de leur intervention et qui sont eux-mêmes persuadés qu’elle est utile pour la préservation de la « qualité de vie » et du « cadre bâti ». Aussi, se référent-ils pour cela à une conception idéale du métier et de leur vocation comme orientée vers le bien-être collectif.

Note de bas de page 18 :

Jusqu'à la contestation radicale en 1977 de l’architecte Charles Jencks qui utilisera le premier le terme « postmoderne », le champ de l'architecture est dominé par les idées fonctionnalistes énoncées par le groupe des CIAM (Congres Internationaux de l'Architecture Moderne). Cette théorie autour de laquelle le champ architectural comme la commande (en particulier l'État et ses services) se rencontrent, présente alors une conception spécifique de l'individu et du monde social dans laquelle les idées de progrès et de raison sont fortement présentes. Cf. entres autres, Yves Boisvert, Le monde postmoderne – Analyse du discours sur la postmodernité, L’Harmattan, 1996. J’ai également développé cette thématique dans La ville des individus. Sociologie, urbanisme et architecture, propos croisés, L’Harmattan, 2004, pp. 111-135.

En ce sens, le maintien de l’identité de la profession apparaît bien une fois encore comme le fruit d’une activité sociale ou d’un « travail professionnel ». Comme l’exprime Eliot Freidson « les travailleurs ne peuvent contrôler leur propre activité que s’ils sont capables en quelque sorte de s’accaparer son contenu, c’est-à-dire de définir ce qu’elle doit-être16 ». Finalement il n’y a pas d’identité professionnelle stable mais un travail à faire à chaque projet et en continu dans l’espace de la maîtrise d’œuvre. Le travail professionnel lui-même devient un travail identitaire et un travail d’entretien de la croyance en la valeur du titre. Les dispositifs de projet et l’espace de la maîtrise d’œuvre apparaissent comme des espaces relationnels où se fabriquent par des accommodements continus, un ordre et une division du travail « négociés ». Dès lors que les principes du rôle à endosser face aux autres acteurs de la maîtrise d’œuvre ne sont plus définis une fois pour toutes et pour toutes les situations, qu’il n’y a plus de fondement d’identité homogène, les rôles se définissent sur des principes hétérogènes et mobilisés par les acteurs en fonction des situations. Pour emprunter un autre langage, il semble que l’action des architectes ne repose plus sur un « programme institutionnel17 » à accomplir. Les architectes qui doivent aujourd’hui naviguer dans un contexte où action publique et action privée se chevauchent le savent bien. Finalement, un architecte qui réussit à exercer son métier est aujourd’hui quelqu’un qui en fonction des contextes de projet parvient à articuler et mettre en adéquation des ressources d’action très différenciées : des éléments de fondement de l’identité historique et culturelle de sa profession, la production d’une doctrine, et une stratégie d’investissement des marchés. Cette attitude pragmatique des architectes n’est d’ailleurs sans doute pas sans rapport avec la disparition des doctrines unifiées, ou prétendant à l’universel, dans le monde de l’architecture. La situation d’éclatement des références que l’on nomme le plus souvent « postmoderne » n’est en effet pas totalement étrangère à la volonté des architectes de trouver des moyens d’ajustement à des segments de marchés et à des situations de production relativement diverses18. De ce point de vue, ce que l’on nomme « l’éclatement postmoderne » ne serait pas seulement un avatar de ladite « fin de l’Histoire » mais une réaction de l’action professionnelle face à la diversité des situations de projet, et à la segmentation de ses marchés. Autrement dit, moins le fruit d’une production intellectuelle que d’un ensemble de pratiques de placement.

Note de bas de page 19 :

J’emprunte ici les trois termes de l’identité en « régime de singularité » développés par Nathalie Heinich à propos du champ littéraire in Être écrivain, création et identité, La découverte, 2000.

Par conséquent, l’observation de cette profession repose sur une attitude inductive, souvent descriptive, attentive aux contextes de travail. En particulier, l’analyse contextualisée du travail architectural (dans les dispositifs de projets et dans l’espace de la maîtrise d’œuvre), montre que les positions et les rôles attribués aux architectes reposent sur une négociation toujours recommencée. Il s’ensuit, que les architectes ont sans cesse à « bricoler », en fonction des contextes, pour construire une posture où, perception de soi, désignation par les autres professionnels, et présentation de soi, comme architecte, sont des éléments congruents19. L’analyse du travail des architectes apparaît alors comme une analyse de la manière dont les architectes se produisent comme « professionnels » tout en produisant de l’architecture.

Note de bas de page 20 :

Cf. Le déclin de l’institution, op. cit., p. 117.

Note de bas de page 21 :

Idem, p. 318-319, s’appuyant sur un article de Bruno Hérault (« Les travailleurs et leur qualification : de la spécialité à la compétence », in Sociologie Santé, n°1, 1997), l’auteur montre qu’entre ‘savoir-faire’ et ‘savoir-être’, la liste des compétences attendues peut se décliner à l’infini. Aussi, préfère-t-il à cette notion celle de « rôle ».

Note de bas de page 22 :

Ibid., p. 317-325, pour toutes les citations qui suivent.

Plus prosaïquement, comme pour le métier d’instituteur qu’analyse François Dubet, il semble que l’intervention de l’architecte ne peut « plus être décrite comme l’accomplissement d’un rôle déjà écrit20 ». L’absence de figure dominante, comme par exemple celle de « l’architecte-artiste » dont Raymonde Moulin décrivait la fin, comme la multiplication de figures idéal-typiques concurrentes dans les analyses disponibles traduisent bien cet éclatement, si ce n’est cet état d’indétermination du rôle des architectes. La mobilisation croissante des outils de la sociologie du travail, et plus particulièrement de la notion de « compétence », n’est pas non plus étrangère à cette difficulté d’identification. En effet, le terme de « compétence » est vague et il incarne finalement « la synthèse à la fois pratique et intériorisée par les individus de toutes les dimensions qui constituent leur expérience21 ». Pour dépasser cette difficulté François Dubet22 propose une description de « l’expérience sociale » du travail à partir de trois notions : rôle, métier et personnalité. Le « métier » est une « qualification sociale ‘substantielle’ appartenant à la personne au terme d’un apprentissage méthodique et complet (…) avoir un « métier », c’est être capable de produire un travail autonome et prévisible dans des contextes différent ». Le « rôle » est lié, lui, à la division du travail, « il relève de la position de l’individu dans l’organisation. Il est ‘relationniste’, il n’appartient pas à la personne mais à la place qui lui est donnée dans l’organisation du travail ». Enfin, la « personnalité » est « ce qu’on appelle couramment le ‘savoir-être’ qui procède de la socialisation de l’individu, de son expérience personnelle, de ses capacités d’engagement et de sa maîtrise de soi ».

Note de bas de page 23 :

À ce niveau, il me semble que la notion de « formes identitaires » proposée par Claude Dubar et Didier Demaziére s’applique tout à fait pour comprendre les récits des architectes aux trajectoires hétérodoxes, dont les parcours féminins, qui ont finalement à composer un travail singulier pour « gérer une pluralité de significations, en combinant des rationalités et en construisant une ‘expérience sociale’ comme étant leur expérience », Cf. Analyser les entretiens biographiques…. op. cit., p. 321-323.

Note de bas de page 24 :

Sur le jeu des forces, pressions (internes) et tensions (externes), cf. Pierre Bourdieu, Science de la science… op. cit. p. 94-96.

Note de bas de page 25 :

Aussi peut-on penser que le succès actuel de cette notion qui confirme en quelque sorte que comme le disait Émile Durkheim, « tout n’est pas contractuel dans le contrat » (De la division du travail social, PUF, 1996, p. 190) n’est pas sans rapport avec les changements survenus dans les processus de production et les aménagements de rôles qui s’ensuivent. Sur cette notion cf. Christian Thuderoz, Daniel Harrison, Vincent Mangematin, La confiance. Approches économiques et sociologiques, Gaétan Morin éditeur, 1999.

Pour appréhender la profession d’architecte en ces termes, il aurait fallu mobiliser simultanément ces trois dimensions avec une méthodologie adéquate, notamment en partant d’un recueil et d’une observation de situations, d’expériences, qui sont des rapports individuels au travail. Ce n’est pas l’angle que j’ai privilégié ici puisque ce que j’ai choisi d’aborder c’est la recomposition de la profession d’architecte en tant que groupe constitué. De fait, je n’ai pas traité directement la question de la personnalité23. Pour autant, il me semble que l’idée d’une tension entre le « métier » et le « rôle » est une voie intéressante pour saisir les transformations actuelles de cette profession. Notamment, parce que ces deux dimensions renvoient aux deux sources identifiées de sa recomposition : d’abord le « métier » est concerné par des tensions  internes à la profession (diversification des parcours, segmentation, élargissement du recrutement et croissance des effectifs, féminisation…), ensuite, les pressions24 externes que sont la forme renouvelée des processus, les jeux de concurrence entre professions dans l’espace de la maîtrise d’œuvre, le passage d’un marché du bâtiment dominé par la commande neuve à la réhabilitation, agissent également sur la recomposition du « rôle » de l’architecte. Si la question de la « personnalité » intervient dans l’analyse c’est donc sans doute « en creux », notamment à travers le constat, récurrent de la part des acteurs, d’une nécessité de la « confiance » dans les dispositifs de projet. Le cas de l’opération « Paris Bercy » illustre bien ce constat. L’architecte doit y composer les éléments d’un rôle qui n’est pas coutumier pour lui et surtout, le faire reconnaître par les autres acteurs du processus. Il est alors conduit à puiser dans ses capacités « personnelles » (en tant que « personne » singulière, plutôt qu’en tant que « personnage », d’architecte) pour composer un nouveau rôle. Du même coup, pour expliquer la reconnaissance de sa place dans le processus, les autres acteurs (autres architectes, maîtrise d’ouvrage, entreprises, économistes…), évoquent moins sa qualification, son « métier », que sa personnalité (notamment par l’usage de son nom propre et l’évocation de sa réputation) comme élément de facilitation de relations dites de « confiance25 ».

Dans la mesure où les processus de production sont effectivement moins simplifiés du point de vue organisationnel que par le passé, on voit en fait le « régime vocationnel » et l’affirmation du métier s’effacer pour laisser la place à une plus grande « exposition » des personnes. Plus généralement encore, pour les architectes, la fin du mythe du colloque singulier et de « l’architecte inspiré » ou encore du « chef d’orchestre » dialoguant avec de grands hommes (lesquels le grandissent à son tour comme le fait le jeu de la préface dans l’édition) pour conjuguer « dessin » et grand « dessein » apparaît comme une mise en question du statut social attaché à son titre. Ainsi, l’architecte Xavier Arsène Henry qui a suivi l’urbanisation de Bordeaux durant plus de 50 ans, notamment la conquête de « Bordeaux Lac », relate-t-il dans ses mémoires ce changement sous la forme du sentiment :

Note de bas de page 26 :

Cf. Rentrons il se fait tardle long voyage d’un architecte, 1918-1998, L’Harmattan, 1999, p. 390. C’est moi qui souligne.

« Me voilà à nouveau invité par la Communauté Urbaine de Bordeaux comme architecte en chef du quartier du Lac. J’assiste à une première réunion concernant la création d’un casino que Chaban avait toujours repoussé. Mais rien n’est comme avant ! Avec Chaban nous étions quatre ou cinq personnalités à discuter sur les projets en cours. Là il y a 30 personnes26 ».

Note de bas de page 27 :

Cf. par exemple l’analyse de Laurence Ould Ferhat à propos des courses hippiques, « La crise du recrutement des lads jockey : l’essoufflement d’un système d’emploi corporatiste », in Sociologie du travail, n°45, 2003, pp. 211-235.

Autrement dit, si la profession d’architecte réalise un travail social pour persévérer dans sa forme « professionnelle » et apparaît comme une profession en négociation, la ressource essentielle qu’elle joue dans cette négociation semble bien être celle du capital symbolique qui demeure attaché à son titre ; confirmé dans cette citation par le rapport à des personnalités. Si cette profession reste finalement incontournable et se maintient comme tel, c’est bien du fait d’une force de nature symbolique, c’est-à-dire de l’entretien d’une croyance en une définition idéale du métier toujours entretenue par un travail social spécifique que j’ai appelé « travail professionnel ». En ce sens, comme le dit Robert Musil, lorsque « l’état idéal » n’est plus, il peut toujours être remplacé par « l’idéalisme ». Si en effet, l’idéal de l’unité professionnelle est largement entamé par la diversité des positionnements des architectes et les accommodements qui s’ensuivent, il demeure encore, comme repère et moyen d’action, l’entretien de la croyance « idéaliste » en cette unité de la profession d’architecte. En cela on peut dire que tout le « travail professionnel » qu’ont à réaliser les architectes vise à entretenir une croyance. La croyance en la compétence généraliste des architectes et en ses vertus, seule à même d’entretenir une « indétermination » permettant une diversité de positionnements face à la concurrence des professions prétendantes à l’entrée dans le monde de la construction. Sous ce regard, l’analyse de cette profession montre qu’il n’y a ni effondrement, ni mutation, de ce groupe professionnel, mais, comme pour d’autres groupes sociaux27, une combinaison de changements et de fragilités sur fond de permanence historique d’une forme symbolique : celle de la profession.