Être Architecte : les Vertus de l’Indétermination | Olivier CHADOIN

Partie IV. Les architectes dans les marchés de la réhabilitation : une entreprise de « réhabilitation symbolique »

Chapitre 3 – Une construction sociale du marché

https://doi.org/10.25965/ebooks.568

p. 164-171

Sommaire

Texte

Note de bas de page 1 :

Comme l’explique en effet Pierre Bourdieu « l’efficacité symbolique des mots ne s’exerce jamais que dans la mesure où celui qui la subit reconnaît celui qui l’exerce comme fondé à l’exercer ou, ce qui revient au même, oublie et s’ignore, en s’y soumettant, comme ayant contribué, par la reconnaissance qu’il lui accorde, à la fonder ». Cf. « Le langage autorisé : les conditions sociales de l’efficacité du discours rituel », in Actes de la recherche en sciences sociales, n°5-6, novembre 1975, pp. 183-190. Ainsi s’explique, sans doute pour partie, la difficulté des architectes à investir totalement les marchés de la réhabilitation, encore largement dominés par une clientèle de particuliers, propriétaires habitants.

Tout se passe en réalité comme si l’investissement d’un marché en développement procédait pour les architectes d’un ajustement nécessaire par le discours pour dépasser le simple investissement marchand et rappeler la dimension d’expertise et d’implication esthétique de l’architecte (production d’un discours d’action sur le « passé recomposé », le « déjà-là » …). Cette dimension d’expertise est nécessairement liée, dans le propos, à un rappel de l’intérêt général, de la dimension civique de l’exercice (« faire la ville sur la ville », « produire un logement de qualité »…). Dès lors, l’investissement d’un marché délaissé est nécessairement retraduit par un passage dans les formes de la « rhétorique professionnelle » ; rhétorique qui, pour produire ses effets nécessite néanmoins l’assentiment ou la croyance de ceux qui la reçoivent1.

Note de bas de page 2 :

Sur cette opposition qui est au cœur du travail du corps des ABF cf. Lamy Yvon, « Politique patrimoniales et singularité administrative : les architectes des bâtiments de France », in Genèses, n°1, septembre 1990.

Note de bas de page 3 :

Ainsi Magali Sarfatti Larson, pour le postmodernisme aux États-Unis à la fin des années 80, et Gérard Monnier, pour le modernisme entre les deux guerres, montrent ce parallèle entre changements économiques et production théorique professionnelle. Par-là, ils pointent tous les deux la relative hétéronomie de cette profession. Cf. la note de lecture établie par Florent Champy sur ces approches in Les architectes et la commande publique, PUF, 2000, pp. 36-38.

Dans cette volonté de montrer par les mots la capacité des architectes de continuer à créer dans du « déjà-là », on assiste à une tentative de conciliation entre « architecture vive2 » (valeurs de création plutôt liées au neuf), et architecture de restauration (valeurs de conservation). Il s’agit de « frayer un compromis », qui permette de positionner une pratique appuyée sur des valeurs plutôt liées au projet et à la création neuve, dans un marché de l’entretien et de la réhabilitation devenu dominant. On retrouve là une parenté logique entre des évolutions économiques et sociales et les changements de pratiques comme de discours de la profession3. Ce mode d’adaptation au changement est à rapporter à l’ethos professionnel des architectes pour être compris. En effet, pour la profession d’architecte, prendre la décision d’investir un marché n’est pas lié aux seuls bénéfices financiers probables de cet investissement ; la production symbolique potentielle y est un argument tout autant décisif.

Note de bas de page 4 :

 Cf. Christophe Camus, « L’architecte : entre le service et l’œuvre », in Cahier RAMAU, n°2, Ed. de La Villette, 2001, pp. 193-208.

Note de bas de page 5 :

 Ces approches fonctionnent en effet comme si les marchés de la construction étaient des marchés comme les autres et comme si les professions étaient des agents économiques animés par un seul intérêt. Elles négligent ainsi le fait que les architectes forment un groupe social qui dispose d’un ethos particulier qui engage à s’intéresser aux aspects non économiques qui structurent ses marchés, eux-mêmes liés à des contraintes spécifiques.

Pour travailler dans ces marchés de « l’existant », les architectes doivent finalement être en mesure de « transformer le problème initial en quelque chose qui soit susceptible de se transposer dans un registre architectural4 ». Il y a donc dans cette manière de procéder une construction de la relation de service professionnel dans la mesure où l’architecte parvient à traduire l’expression de la demande du client dans un langage et des notions professionnelles pour finalement mobiliser des méthodes, des expériences et des routines qui lui permettront d’agir. Cette nécessaire construction et relecture de la commande dans le langage professionnel, que j’ai nommé « construction sociale du marché » explique le manque de réactivité souvent incompris par les tenants d’analyse économique et déploré par les approches en termes de profession ; saisi comme étant symptomatique d’un manque d’efficacité économique par les observateurs de la profession qui privilégient une approche standard de la notion de marché5. C’est qu’en fait l’investissement d’un marché obéit pour les architectes à des contraintes sociales spécifiques. Il s’agit en effet pour ces derniers de faire tenir ensemble reconnaissance interne, par les pairs du milieu architectural, et reconnaissance externe, par les clients.

Note de bas de page 6 :

Je parle ici de « marchés redécouverts » au sens où les marchés de la réhabilitation ne sont pas nouveaux ou « émergents » (il y a toujours eu une part de réhabilitation dans l’activité des architectes) mais « redécouverts » dans la mesure où leur importance économique oblige ces derniers à s’y intéresser de manière plus explicite et à développer des savoirs et savoirs-faire souvent délaissés au profit de la commande dans le secteur du neuf.

Note de bas de page 7 :

Cf. Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification – Les économies de la grandeur, Gallimard, 1991.

C’est pourquoi, la « redécouverte6 » d’un marché tel que celui de « l’existant » se réalise de façon progressive. Celle-ci commence par la revendication de valeurs professionnelles quant à la manière de répondre à cette commande. C’est à cette condition, que les architectes parviennent à osciller entre jugement des pairs et jugement du client, entre contraintes « internes » et « externes ». Il s’agit pour eux de construire une position (portée par un discours) qui convainc les clients de la nécessité de recourir à un architecte et, vis-à-vis des pairs, de faire montre de singularité et d’autonomie pour faire de son intervention un acte d’architecture et non une simple réponse marchande. On peut identifier dans ce redéploiement du discours des étapes spécifiques qui mettent en jeu trois niveaux discursifs : (1) celui sur la représentation collective et unitaire de la profession qui revendique le traitement des questions dites de société comme celles de l’héritage, du patrimoine architectural et urbain… ; (2) celui sur la relation à la commande et aux clients où il est question de mettre en œuvre une expertise ; (3) celui des différentes positions face à l’intervention architecturale dans « l’existant » au niveau du champ de l’architecture, notamment face aux effets de segmentation de ce marché. Empruntant les facilités de qualification qu’offre la sociologie des conventions, on pourrait dire que le travail des architectes pour conquérir et se maintenir dans de nouveaux marchés ou des marchés redécouverts, tels que celui de l’existant, nécessite de faire tenir ensemble trois grands pôles de justification7 : un pôle « civique » qui, par la montée en généralité et le rattachement de l’intervention architecturale à des grands enjeux collectifs et sociétaux atteste de la légitimité des professionnels de l’architecture ; un pôle « marchand » où il s’agit de convaincre le client ; enfin un pôle de « l’inspiration » qui est le socle des valeurs professionnelles partagées avec les pairs.

3.1. La représentation unitaire de la profession : attester de l’intérêt collectif

Note de bas de page 8 :

Pour de nombreux analystes, depuis Talcott Parsons jusqu’à Eliot Friedson aujourd’hui, les professions libérales se distinguent par le fait qu’elles exercent un service pour le fonctionnement général de la collectivité. C’est aussi pour désigner cette forme particulière le sociologue Everett Hugues propose de parler de « professions établies ».

Note de bas de page 9 :

Cf. Le Moniteur, 6 juillet 2001, pp. 48-52.

Comme de nombreuses professions libérales, la profession d’architecte doit faire valoir dans son attitude par rapport au marché sa mission d’intérêt collectif. Ainsi, de façon unitaire, le discours d’investissement des marchés de la réhabilitation concerne une profession qui doit faire valoir un engagement de type civique. Les architectes revendiquent, dès qu’il s’agit de parler de leur travail, l’utilité publique de leur action qui sert le citoyen, l’usager, la ville, l’avenir ; en bref, la collectivité symbolisée par ces termes qui renvoient à des valeurs communes8. De la sorte, une grande partie du discours qui porte la redécouverte de la commande dans l’existant est appuyé sur la mobilisation de ces valeurs. Les professionnels revendiquent leur distinction par rapport à d’autres professions, dites plus « marchandes » ou plus « techniques », par un discours qui relie leurs pratiques à des enjeux et intérêts collectifs dont ils se font les dépositaires. Ils n’hésitent pas à évoquer la nécessité de la « continuité urbaine », de la « construction du patrimoine de demain » ou encore à se positionner dans un refus de la tabula rasa. Ainsi, un architecte affirme sa singularité sans détours par rapport à « l’économiste de la construction, parfaitement inutile ». Ce propos provocateur lui permet de poursuivre « l’architecte doit faire preuve de modestie afin de faire vraiment de l’Architecture ; il est seul à même de faire une réhabilitation de qualité, de s’appuyer sur ce qui existe et sur les exigences du client ». L’argumentaire se structure autour de la notion de « qualité architecturale et urbaine », dont l’architecte se porterait garant. De ce point de vue, en 2001, le discours de la Ministre de la culture, Madame Tasca, à l’occasion de la parution du « Palmarès de la réhabilitation », publié sous le titre « Un contexte porteur pour la qualité architecturale des réhabilitations9 », est exemplaire : « la réhabilitation s’inscrit dans l’esprit général du projet de loi qui est d’élargir le recours à l’architecte. Mais il n’est pas question d’imposer systématiquement un architecte dans toute réhabilitation. Cela dit, lorsqu’on modifie la structure d’un immeuble, il ne me paraît pas aberrant qu’un diagnostic soit fait par un architecte (…) Là encore, l’objectif n’est pas de créer un échelon supplémentaire, mais d’inciter à une meilleure vision des enjeux de réhabilitation pour la qualité architecturale et urbaine ».

Le long encadré qui suit, s’il ne porte pas directement sur la question des marchés de « l’existant », illustre néanmoins très bien la logique du discours de l’Ordre des architectes, en particulier la manière dont les notions « d’intérêt public » ou « d’intérêt général » sont ramenées à l’activités des architectes.

Note de bas de page 10 :

Afin d’alléger le propos, j’ai repris ici seulement le résultat de cette analyse. Je me permets ici de renvoyer e lecteur intéressé par la méthode de traitement de ce matériau à Olivier Chadoin, Être architecte, les vertus de l’indétermination, Thèse de Doctorat en Sociologie, Université de Limoges, 2006, pp. 397-400.

La rhétorique professionnelle de l’intérêt général10

L’analyse de l’ensemble des tribunes de l’Ordre des architectes publiées dans la revue « d’Architecture » sur l’année 1999, les contextes lexicaux d’utilisation des termes « architectes » et « architecture » sans a priori de classement permet de percevoir les caractéristiques essentielles de la rhétorique de l’institution ordinale et la présentation de l’activité des architectes comme activité « professionnelle », c’est-à-dire comme reposant sur la reconnaissance d’une expertise protégée et revendiquée, d’une activité sociale désintéressée, et d’une revendication d’autonomie. De la sorte, les tournures lexicales de type « il appartient aux architectes », « redonner toute la place à l’architecture »… renvoient à l’affirmation d’un territoire et d’une expertise particulière au sein des professions se partageant le processus de maîtrise d'œuvre.
L’analyse des tribunes ordinales montre que le discours de la profession est essentiellement dirigé vers les dispositifs juridiques qui instituent et protègent la définition de l’intervention des architectes (en particulier la loi du 3 janvier 1977) et vers l’affirmation d’une utilité publique de cette dernière. Ce qui contraint le discours ordinal à un cadre strictement national et à une critique de forme du travail des institutions européennes (« les eurocrates de Bruxelles »). A contrario, le discours de la rationalité économique ou en termes de marché est relativement peu présent, et lorsqu’il l’est, c’est pour finalement en appeler à « l’intérêt public ». En effet, pour se réclamer d’un intérêt supérieur ou général la profession doit également affirmer son désintéressement compris comme une garantie de l’intérêt public.
Autrement dit, la profession porte ses revendications au nom d’un « intérêt général » (celui de la « qualité architecturale ») dont elle serait, à travers son expertise, dépositaire. Par ailleurs, les revendications sont ouvertement exprimées en direction des pouvoirs publics et politiques et renvoient très souvent à la volonté d’une protection plus grande. On est donc bel est bien là sur le modèle de la rhétorique professionnelle classique. Le discours suit ainsi de façon récurrente la trame suivante : d’abord on pose la nécessité d’un intérêt général, souvent c’est le thème du « cadre de vie » qui ressort, et qui est confondu avec l’idée d’architecture ; ensuite on affirme la vocation de la profession à servir et à garantir l’intérêt général ; enfin on évoque la nécessité d’une attention politique ou réglementaire propre à assurer aux architectes les meilleures conditions de travail. On retrouve les expressions les plus typiques de cette rhétorique professionnelle dans des formules telles que « affirmer sans détour l’intérêt public de l’architecture et en tirer toutes les conséquences en terme de valorisation du cadre de vie » ou encore des fondus-enchaînés qui assimilent travail de l’architecte à l’intérêt général ou en réfèrent à « l’opinion » : « notre profession ne pourra se réclamer de l’intérêt public que si elle accepte aussi de répondre à la manière dont l’opinion pose la question de l’architecture ». Il s’agit dans ce discours d’affirmer la profession d’architecte comme « corps intermédiaire » entre la société civile et l’État, sur le modèle de la corporation durkheimienne ou de la profession vue par Talcott Parsons.
En ce sens, le discours de l’institution professionnelle tel qu’il apparaît dans ces tribunes peut être résumé comme une variation à partir de quatre thèmes qui sans cesse passent de la discipline « architecture », à la profession « architecte », comme l’illustre le schéma suivant :

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Au-delà même du discours d’affirmation et de protection de l’exercice, on trouve également une volonté forte de réforme. Ainsi, pour tout ce qui concerne les termes liés au registre politique ou législatif, on voit, à travers les contextes d’énonciation, que la réforme de la loi de 1977 et de la profession sont des thèmes récurrents. Par ailleurs, l’usage systématique du terme « cadre de vie » renvoie non seulement à la volonté d’en référer à l’intérêt général mais il semble également parfois renvoyer à une volonté de la profession d’étendre son expertise à d'autres secteurs que la construction architecturale stricto-sensu. De la sorte, nombre de discours glissent vers une caractérisation de la compétence architecturale relativement généraliste et quelquefois comme étant placée en tête de la liste des professions de la maîtrise d'œuvre urbaine et architecturale : « Nous revendiquons être aujourd’hui les tous premiers acteurs de la transformation de l’espace » ; « parce que l’architecture n’est pas une discipline indépendante au sein de la société, parce qu’elle ne doit pas se limiter à la réalisation de bâtiments neufs ou à la réhabilitation de bâtiments anciens… » ; « ce nouveau cadre législatif doit se penser dans une perspective élargie du paysage, à l’environnement, à l’urbain, en un mot, du cadre de vie » ; «  l’Ordre… a pris la mesure de la fonction même de l’architecte : cette fonction est pluridisciplinaire ».

C’est donc à cette condition d’un discours sur des grands enjeux collectifs que la profession se distingue comme profession libérale des professions de type marchandes ou liées aux arts mécaniques. De même, aujourd’hui l’entrée dans les marchés de « l’existant » est légitimée aux yeux des pairs à cette condition. Faute de quoi le travail est dévalué car trop strictement attaché à des valeurs d’exécution technique ou à l’intéressement financier. Ainsi, les agences qui ont développé une offre de services forte et ont un volume de prestations important dans ce secteur de la réhabilitation, et qui négligent la production d’un discours sur leurs pratiques, sont critiquées ou dénoncées par les pairs au motif d’une attitude affairiste et d’un désengagement apparent de l’éthique architecturale au profit du monde marchand.

La relation à la commande et aux clients

Note de bas de page 11 :

Pour une illustration de cette problématique autour des notions de confiance et de service cf. Cahiers RAMAU, n°2, Interprofessionnalité et action collective dans les métiers de la conception, Ed. de la Villette, Paris, 2001.

Note de bas de page 12 :

 Comme on l’a vu (Partie 1), Christophe Camus, qui a fait de cette capacité à mettre en mots un objet d’analyse spécifique, parle d’une « compétence communicationnelle » des architectes. Cf. Lecture sociologique de l’architecture décrite – Comment bâtir avec des mots, L’Harmattan, 1996, pp. 211-220.

Les architectes sont une profession de service. Ils construisent leur relation au marché sur le double registre de l’expertise (savoir et savoir-faire attestés par le diplôme) et de la confiance11. Et comme on l’a vu plus avant, les marchés de prestations de maîtrise d’œuvre sont des marchés « asymétriques » dans la mesure où le prestataire de service contrôle souvent plus de données et d’informations que son client (le projet n’est pas un objet connu au départ dans la prestation). Tout un pan du travail de l’architecte consiste alors à « rassurer » le client et à réduire aussi l’asymétrie d’information de départ. Il s’agit pour l’architecte d’attester d’une légitimité et de rendre palpable sa future intervention auprès du client. De fait, la relation au client ne se construit pas seulement sur la seule présentation du diplôme. Elle procède surtout, et d’une relation sociale dans laquelle le dialogue12 tient une place de toute première instance, et de l’importance de la mise en mots de l’acte de concevoir lui-même.

Pour ce qui est des marchés de l’existant, les professionnels rappellent certes l’intérêt collectif, vu précédemment, mais insistent surtout sur leur capacité d’experts par la production d’un discours sur leur intervention. « Il faut aussi savoir conseiller le commanditaire sur ses choix (…), ce n’est pas comme dans le neuf où l’on est réputé tout connaître. Là il peut y avoir des surprises en cours de route » explique un architecte qui a longtemps travaillé pour des associations foncières (AFUL) en centre ancien (souvent Secteur Sauvegardé). Le discours architectural construit alors une relation au client qui s’appuie sur le développement de concepts spécifiques comme la notion « d’habitabilité », en vogue aujourd’hui dans la réhabilitation de logements, ou de « réanimation ». Ces notions, déjà évoquées, ne sont pas seulement là pour enchanter et donner un « vernis culturel » à la relation entre architecte et client. Elles sont autant de termes médiateurs entre le client et l’architecte dans la construction de la réponse architecturale. Chaque architecte dit alors sa manière d’intervenir par des mots-clefs. « Faire de la réhabilitation m’ennuie. Pour moi il s’agit plutôt d’une espèce de ‘réanimation’ qui est fantastique. Il y a plusieurs types de réanimation : quelque fois il faut changer les choses, d’autres fois les conserver ou les modifier sans les travestir… Ne faire que de la réhabilitation cela peut être très frustrant et limiter l’esprit. Je pense qu’un architecte doit pouvoir travailler sur l’identité. Donner une identité, une genèse à un bâtiment, c’est bien aussi » explique l’un d’eux.

Note de bas de page 13 :

 Idem, pp. 220-221

C’est donc bien à ce niveau qu’il convient de parler d’une « compétence communicationnelle » des architectes qui vise à « raconter l’autre, le commanditaire, le destinataire, à travers un objet architectural13 ». De façon générale, c’est d’ailleurs, à cette condition de production d’un discours que l’intervention architecturale d’abord matérielle, existe également comme une production de sens. Ce qui structure la transaction entre l’architecte et son client, et la différencie du recours à une entreprise ou un maître d’œuvre, c’est en fait cette part de capital symbolique contenue dans le langage et la manipulation de significations que propose l’architecte.

La mise en place d’un jeu de positions

Note de bas de page 14 :

Sur cette opposition reprise pour le champ littéraire sous la forme de l’opposition entre « production restreinte » et « production élargie » ou encore investissement à court terme et à long terme cf. Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.

Si les deux dimensions précédentes, de représentation publique de la profession et de relation aux clients, sont fortement structurées par la production de discours qui participent du repositionnement de la profession sur ce segment de marché de « l’existant », il ne faut pas perdre de vue que la profession n’est pas un ensemble aussi unitaire qu’il n’y paraît. Elle est aussi structurée comme un champ opposant des positions de la plus « pure » à la plus « commerciale14 ». Il y a des modes d’organisation différents, mais il y a aussi des manières de prendre position dans les marchés de la réhabilitation par le discours qui sont relativement diverses. Ainsi, des lignes de discours et de lecture se mettent en place qui esquissent désormais la formation d’un « espace professionnel » où se distribuent des positions professionnelles à partir de la commande dans l’existant.

Note de bas de page 15 :

Une présentation de ce cas et son discours est faite par Marc Bedarida, Milka Milatovic, « Portait d’une pratique », in Xavier Malverti (dir.), Construire dans le construit, un enjeu d’architecture, PUCA, 2000, pp. 141-151.

Note de bas de page 16 :

 Cf. pour illustration le travail de Francis Rathier « Faire de l’architecture et faire avec l’architecture », in Construire dans le construit – un enjeu d’architecture, PUCA, 2000, pp. 97-109.

Une agence comme celle de Reichen et Robert produit par exemple un discours à orientation urbaine qu’il qualifie « d’urbano-architectural15 » et qui participe d’un volontarisme à l’échelle urbaine, notamment par la reconversion des lieux en déshérence. D’autres, plus proches des objectifs de la promotion immobilière, comme l’agence Ory, se définissent comme les « champions du mètre carré » avec une méthodologie forte pour convertir la vocation originelle des lieux et optimiser leur utilisation. De jeunes architectes, tels Patrick Bouchain qui a restructuré les usines LU à Nantes, ou encore l’agence Lacaton et Vassal qui ont eu en charge l’opération, médiatique et distinguée, du Palais de Tokyo à Paris, qui produisent un discours sur le « déjà-là » et « l’attitude fondamentale de retrait » et de « modestie » de l’architecte. Enfin, les opérations de renouvellement urbain et les démolitions-restructurations16 qu’elles engagent font l’objet d’une forte production discursive dont participent des architectes aussi divers que Lucien Kroll, Christian Devillers ou Jean Nouvel. Un espace de positions architecturales semble en fait se mettre en place, lequel permet de distinguer les approches. Le but n’est évidemment pas ici de rentrer dans le détail de ces positions et oppositions mais plutôt de les appréhender comme des modes d’adaptation et des manifestations du positionnement d’un champ professionnel ; comme un indice de la construction de la réhabilitation comme problématique légitime dans l’univers des architectes. Il s’ensuit que « l’existant », qui apparaissait comme une commande a priori moins légitime ou plus obscure, s’impose tout de même actuellement comme un axe à partir duquel se construisent, voire se renouvellent des légitimités professionnelles. Ce secteur de commande semble devenu un véritable champ d’affrontement doctrinal à même de renouveler le débat architectural qui, par-là, nourrit le jeu des positions et prises de positions qui traversent de façon permanente ce champ.

Note de bas de page 17 :

C’est en particulier le cas d’agences qui travaillent essentiellement pour la promotion privée ou dans le domaine des espaces de travail et ont développé une stratégie d’organisation adaptée à ce secteur. Les agences les plus souvent évoquées comme exemplaires de cette position sont les agences parisiennes Ory et le groupe Arcane, qui comptent des effectifs avoisinant la centaine de salariés et ont développé une politique de communication et de promotion et une organisation rationnelle de leur activité qui les ont rendus incontournables dans le champ de la réhabilitation opérée par la promotion immobilière privée (bureau et logements notamment).

Dans ces jeux de prises de positions ce qui demeure structurant c’est à la fois le caractère plus ou moins « désintéressé » de la démarche (l’opposition « pur /commercial ») et la capacité des architectes à « innover » ou inventer dans ce secteur (l’opposition « création/conservation »). Effectivement, dans la mesure où il ne fournit pas les moyens de la commande neuve pour réaliser le but légitime de la profession (qui est de faire un acte d’architecture au sens classique du geste inspiré et créatif, novateur), le travail dans l’existant, induit chez les architectes au moins trois grandes attitudes d’adaptation : le « conformisme  conservateur » : attitude de conservation et de respects des règles, très présente chez les architectes qui œuvrent dans les Secteurs Sauvegardés ou auprès de réseau de type « Vieilles Maison Françaises » ; (2) « l’innovation ou l’invention » : détournement des moyens et invention de nouvelles attitudes pour parvenir au but (discours sur le « déjà-là », attitude « minimaliste »…) présente parmi les franges les plus « consacrées » de la profession ; (3) « le service rendu » : focalisation sur les moyens et les besoins du client, attitude centrée sur les budgets et les aspects techniques qui est le fait de grosses agences qui se sont spécialisées sur ce secteur dans une optique « marchande » souvent dénoncée par les pairs17.

3.2. Du projet à la « protention » : une autre pensée du projet

Note de bas de page 18 :

Cf. La Fée Carabine, Gallimard, 1987, p. 45.

« Il va bientôt publier dans ma boite un gros ouvrage sur ses projets parisiens : le genre mégalo-book, papier glacé, photos couleurs, plans dépliables et tout. Opération prestige. Avec de belles phrases d’architecte : de celles qui s’envolent en abstractions lyriques pour retomber en parpaings de béton18 ». Ainsi parle l’un des personnages de Daniel Pennac à propos d’un architecte. Pour autant, il est difficile de « réduire » la production discursive qui vient d’être examiné à un ensemble de discours d’accompagnement ou simple emballage distingué et distinctif de l’intervention des architectes dans le champ de la réhabilitation. Non seulement ce serait passer à côté de la question de l’efficacité symbolique de ces discours mais aussi oublier que, si les architectes s’y réfèrent dans leur travail, c’est aussi qu’ils revêtent pour eux un sens ou donnent une signification à ce qu’ils font qu’il faut aussi décrypter.

Comme on l’a vu, des constats et des discours que les architectes formulent à propos des marchés de l’existant, il ressort généralement la mise en évidence de la nécessité « d’être modeste » dans sa manière de « faire projet » pour utiliser leur langage. Cette attitude de distance respectueuse de l’architecte dans l’existant est signalée de façon omniprésente dans les entretiens. Dans le cas d’un travail sur un bâti existant, la « création » est en effet toujours plus ou moins contrainte par une architecture « déjà là ». Toute la question revient alors à savoir comment créer à partir de ce qui existe, sur le plan symbolique comme sur le plan matériel. Ainsi, c’est autant des questions très techniques de structure et de conservation qui sont posées que des questions liées à la conservation d’une qualité esthétique ou historique du bâti. « Dès qu’il s’agit d’intervenir sur une réhabilitation il faut essayer de faire des recherches sur les anciens plans et l’histoire du bâti (…) il faut en fait refaire le projet à l’envers en comprenant comment le bâtiment a été construit » explique un architecte.

Le projet n’a dès lors plus cette dimension héroïque de la création singulière mais part d’un ensemble de significations qui s’imposent (travail d’un autre architecte, histoire du site…). L’exercice est alors marqué par l’idée « d’humilité » et le rôle qui paraît s’imposer pour le concepteur est celui du « révélateur ». Il n’est pas question de créer ou d’inventer de façon autonome mais bien plutôt de « mettre à jour » et de « découvrir » les potentialités architecturales d’un existant pour en faire le socle de l’action : « quand on travaille dans l’existant, on ne peut pas arriver avec des idées toutes prêtes. Il faut savoir regarder » ou encore « quelques fois l’attitude à avoir est de dire qu’il ne faut pas intervenir et être en retrait. Savoir voir que ça marche et que c’est bien. Il ne faut pas forcément qu’il y ait un grand déballage, il faut savoir s’effacer un peu » explique encore un architecte. Autant de formules qui révèlent la construction d’une autre manière d’aborder la notion professionnelle classique de projet. Cette dernière, telle qu’elle est forgée dans le secteur de la commande neuve, sous-entend généralement une création « pure » et renvoie à l’idée d’un auteur singulier. Or, ici la création est conçue comme un acte exigeant pour lequel l’auteur est tenu de respecter un état préétabli par d’autres, avant lui. Son ambition est de poursuivre une œuvre déjà engagée.

Par conséquent pour les architectes, plutôt formés à une définition de la notion de projet comme création nouvelle ou neuve, l’intervention dans l’existant oblige à un certain nombre de réajustements. La difficulté est alors de réussir à faire un acte d’architecture singulier et autonome, comme cela est valorisé dans la profession, dans un contexte de commande où semble s’imposer plutôt retrait et humilité. Tout le travail architectural de projet dans l’existant semble traversé par cette dialectique. Réaliser un projet devient alors une tentative pour réduire la distance entre les contraintes que pose la commande dans l’existant et une définition historique de la profession basée sur les valeurs de la commande dans le secteur du neuf.

Note de bas de page 19 :

À noter que la notion de projet renvoie à l’action de « projeter », laquelle vient du latin propicere, qui signifie « se jeter », « porter en avant ». Sur les significations de cette notion cf. Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du projet, PUF, 1991.

Note de bas de page 20 :

 Cf. Husserl lu par Pierre Bourdieu, in Méditations pascaliennes, Seuil, 1997, pp. 248-249.

Note de bas de page 21 :

La notion élaborée par Edmund Husserl désigne le processus suivant : « ce qui vient d’être est encore retenu dans le présent (rétention), et ce qui arrive immédiatement et comme déjà attendu (protention) » aussi, « le maintenant présent est relié par une chaîne de rétentions au passé dont il a été une fois le maintenant présent ». Cf. Idées directrices pour une phénoménologie, Tel. Gallimard, 1985.

Cette dialectique, présente au cœur de l’ensemble des discours produits sur l’intervention dans l’existant, semble ainsi renouveler la notion de projet elle-même. Les orientations théoriques et conceptuelles qui se dessinent pour dire l’intervention dans l’existant ont d’ailleurs toutes en commun d’abandonner l’idée d’un projet vu comme élan inspiré et libre au profit d’une définition moins autonome. L’intervention architecturale, et le projet, sont ainsi décrits comme subordonnés ou conditionnés à la considération des « traces ». En fait, on est moins dans le projet entendu comme acte de production de sens autonome19, voire subjective, que dans ce qu’Edmund Husserl propose d’appeler protention. C’est-à-dire une action qui n’est pas établie sur une visée consciente du futur mais une action qui a une « visée pré-reflexive d’un avenir qui se livre comme quasi-présent dans le visible (…) à la façon des faces cachées d’un cube20 ». En effet, les discours théoriques sur l’existant font du passé un élément dynamique qui imprime fortement la direction du projet futur. Cela, comme si l’intervention sur le bâti existant générait un espace de projet particulier où s’imposent des règles de choix et d’intentions plus limitées et contraintes par la présence du passé ; comme si encore, le projet d’architecture entrait dans un autre rapport au temps. Ceci explique d’ailleurs que les architectes soient le plus souvent rétifs devant les projets de démolition, comparativement aux maîtres d’ouvrage, y compris pour des architectures dites « ordinaires » comme pour des espaces plus marqués par l’histoire. C’est en fait la rétention des intentions d’autres concepteurs dans le bâti existant qui s’impose dans le présent et imprime une direction de projet que l’on peut comparer avec l’idée de protention21.

Note de bas de page 22 :

 Murielle Hladik, « Figure(s) de la ruine », in Architecture d’aujourd’hui, n°331, décembre 2000, pp. 50-53.

Cette idée est très bien illustrée par la métaphore du temps comme processus de « stratification » et l’usage récurent de l’idée de la « révélation », voire de « dialogue avec le passé », dont l’architecte serait l’acteur dans l’existant. L’extrait d’article suivant issu d’une revue d’architecture en offre une parfaite illustration : « Comment construire le futur à partir des ruines, comment faire évoluer le présent en réutilisant le savoir des époques antérieures ? Réécrire, réinscrire la mémoire par-dessus les strates révolues – palimpseste ou ardoise magique (…) l’utilisation des strates antérieures ne réside pas dans une imitation servile mais une transposition (…) le relevé comme un apprentissage du langage architectural permet de déceler des traces, des sources indicielles afin de poursuivre le dialogue avec projet, avec la matière… en somme de relever le défi du temps22 ».

Note de bas de page 23 :

 Cf. « Méthode pour un urbanisme inédit », in Urbanisme, n°303, novembre 1998, pp.80-84.

Note de bas de page 24 :

Cf. Bernard Huet, Jean Castex, Christian Depaule, Jean-Charles Panerai, Éléments d’analyse urbaine, Ed. AAM, 1980.

Note de bas de page 25 :

Idem, p. 80.

Ces notions de dialogue et de strates sont d’ailleurs également présentes au niveau urbain. Ainsi, dans son discours sur « l’urbanisme de valorisation » Bernard Reichen parle-t-il de « continuité historique » de la ville et propose de « reprendre le fil du récit urbain interrompu23 ». Bernard Huet, de son côté, entendait l’intervention de l’architecte sur la ville comme la contribution à l’élaboration d’un palimpseste24, écrivant que la ville « résulte d’une succession de projets additionnés, avec des architectures qui se renvoient les unes aux autres comme si tous les architectes successifs savaient intuitivement quel était le projet à accomplir, sans que personne ne l’ait jamais composée25. ». On pourrait multiplier encore les exemples pour dire ce passage du projet à ce que l’on peut désigner par le vocable de protention.

* * *

Note de bas de page 26 :

J’emprunte ici le terme développé par Lucien Karpik à propos des avocats, cf. Les avocats. Entre l’État, le public et le marché, Gallimard, 1991.

Après l’examen de ce domaine des marchés dits de l’existant c’est d’abord l’idée d’un moment d’une réhabilitation symbolique qui s’impose. L’hypothèse d’une part obscure de l’activité des architectes réservée aux travaux de réhabilitation et d’entretien pour une commande ordinaire, portée par une frange de la profession déclassée, est donc inapte à résumer seule la situation actuelle. L’activité de restauration du patrimoine qui avait su progressivement forger un statut particulier et honorifique pour certains architectes, tout en renforçant la relégation d’autres dans la réhabilitation ordinaire selon une « hiérarchie de fait26 » n’apparaît plus clairement. L’activité de réhabilitation dans toutes ses variantes a acquis auprès des architectes une certaine légitimité, qui semble être le fruit d’une mobilisation collective du corps de 1990 à aujourd’hui, ce que j’ai tenté de décrire ici.

Note de bas de page 27 :

Sur cet aspect le numéro 5-6 des Cahiers de la recherche architecturale, Octobre 2000, intitulé « Cent doutes. Cent architectes parlent doctrines », est emblématique.

Mais surtout, en s’imposant quantitativement et qualitativement, les marchés de l’existant ont incité les architectes, non seulement à s’adapter économiquement et structurellement à cette nouvelle donne, mais également à accorder une nouvelle signification à cette activité. Pour cela, ils ont dû redéfinir et renouveler autant les pratiques que les discours d’action en vigueur dans ce domaine, seules conditions pour sauvegarder le capital symbolique attaché à leur activité définie comme « créatrice27 ». L’analyse de ce repositionnement, à la fois économique et professionnel, montre qu’il se réalise dans un enchaînement de discours et de temporalités singuliers. Tout se passe comme si la réactivité de cette profession ne pouvait suivre celle, très vive, des secteurs de nature plus marchande mais passait par d’autres moments et par un temps plus long.

Note de bas de page 28 :

Ce que montre également Louis Pinto à travers l’analyse des luttes d’interprétation de l’architecture du centre Beaubourg où se jouent des conceptions opposées de la culture. Ainsi, explique-t-il, « la forme qui comporte une part irréductible d’indétermination n’est liée à aucun contenu discursif de façon univoque. Les interprètes, dont la visibilité peut en certaines conjonctures s’accroître (surtout lorsque les circuits de légitimation deviennent plus longs et plus complexes), ont à compter avec ceux qui ont le pouvoir social de construire, et pour qui la question du sens, et encore moins celle de sa déconstruction, ne sont l’affaire exclusive », cf. « Déconstruire Beaubourg - Art, politique et architecture », in Genèses, n°6, décembre 1991, pp. 98-124.

Note de bas de page 29 :

Il faudrait bien sûr ici nuancer le propos et examiner sur un temps plus long par quels lieux, moments, agents, fréquentations, ces orientations dominantes s’élaborent de façon partagée entre les professionnels et les commanditaires, notamment le champ politique.

Note de bas de page 30 :

Cf. L’impossible autonomie de l’architecte – Sociologie de la production architecturale, PUS, 1995, p. 211.

Au final, tant la mise en place de nouvelles manières de penser l’intervention architecturale dans l’existant que dans la redéfinition de la notion de projet qu’elle engage témoignent, de l’effort déployé par une profession pour s’ajuster à une nouvelle configuration des marchés du bâtiment, désormais dominés par la réhabilitation. En cela, les débats théoriques qui traversent la pensée architecturale apparaissent relativement hétéronomes28. Ils épousent, ou mieux, transfigurent dans un langage professionnel des orientations et des discours déjà présents du côté de la commande29 (« refaire la ville sur la ville », « concilier tradition et modernité »…). Comme l’indique effectivement Christian De Montlibert « l’autonomie que peut viser l’architecture est bien différente de celle qui se constitue dans le champ scientifique. La théorisation architecturale à moins d’être une traduction sophistiquée de pressions hétéronomiques ne peut se constituer qu’à partir d’inductions nées de l’analyse de données particulières30 ». Aussi, bien réels et d’allure désintéressés du point de vue interne au champ de l’architecture, les discours des architectes sur leurs interventions ne peuvent cependant être saisis qu’à la condition d’être replacés dans le contexte économique et politique qui est celui des marchés du bâtiment. L’ajustement entre offre et demande de construction ne se réalise donc pas automatiquement mais engage des individus et un champ dans un travail social qui peut bel et bien être désigné et décrit par l’idée de construction sociale d’un marché. Là encore, l’identité de la profession d’architecte apparaît bien comme faisant l’objet d’un travail et d’une négociation contextualisée, comme engageant un « travail professionnel » qui se réalise en fonction et des contraintes internes et des pressions externes à la profession.