La rationalisation de la personne, qui est l’objet de ce livre rédigé à quatre mains, ne va pas sans évoquer la rationalisation du travail telle qu’elle fut mise en place au moment de la deuxième révolution industrielle. Un siècle et demi plus tard, l’organisation scientifique des forces laborieuses glisse de l’usine vers l’individu, ou plutôt du travailleur vers sa vie privée, et Henri Verdier, administrateur général des données de l’État français, peut à juste titre évoquer dans sa préface une « pénétration de l’empire du management dans les sphères les plus intimes du corps et du désir » (pp. 13-14). Cela, on s’en doutera, ne va pas sans soulever d’épineuses questions que les auteurs, Camille Gicquel et Pierre Guyot, s’appliquent à définir plus qu’ils ne cherchent à y répondre. Ils proposent ainsi de prendre la mesure des enjeux au cœur de cette « seconde phase » de la révolution numérique : celle des données (le fameux big data). Aussi est-ce d’un sujet d’actualité dont ils s’emparent, sinon d’avenir comme il est souligné à plusieurs reprises, car le thème du « moi connecté » abordé ici à travers le prisme du Quantified Self, s’ancre progressivement dans nos sociétés au point d’influencer durablement nos comportements.
C’est d’un mouvement inéluctable dont il s’agit, si l’on en croit les auteurs, et d’un mouvement social tout autant, qui ne concerne toutefois aujourd’hui qu’une communauté d’amateurs avertis et de scientifiques précurseurs. Parmi les premiers, deux figures du magazine Wired, Gary Wolf et Kevin Kelly, sont à l’origine des conventions annuelles sur le Quantified Self qu’ils ont lancées officiellement en 2007 et qui remportent depuis un succès conséquent (début du deuxième chapitre). Mais il faut remonter aux années 1990 pour trouver les expérimentations faites par les personnes du second groupe, parmi lesquelles Thad Starner ou Steve Mann, tous deux du Massachusetts Institute of Technology (MIT). Ce dernier par exemple conçoit dès la fin des années 1970 l’idée du wearable computer (début du premier chapitre). Le concept d’un « homme augmenté », allié à la machine, un cyborg ou un post-humain même (selon que l’on est adepte de science-fiction ou du transhumanisme), trouve son origine dans la cybernétique des années 1950, avec la perspective d’un être humain pilote des systèmes d’information plus simplement.
Voilà ce qu’est le Quantified Self en réalité, une idée ancienne, sinon ancestrale dans la mesure où elle répond à une exigence d’introspection, à un rêve d’exploration réflexive dans l’espoir d’une meilleure connaissance de soi, d’une promesse d’émancipation et de bonheur à en croire les plus enthousiastes. Les auteurs veillent malgré tout à conserver une certaine neutralité, évoquant ici et là les dérives potentielles du Quantified Self. Ils esquissent ainsi des semblants de questionnement critique car leur brièveté ne fait que renforcer, à l’inverse, l’idée d’un mouvement implacable face auquel on ne saurait que s’adapter. Aussi appellent-ils plus volontiers à la sensibilisation de chacun dans une perspective de « capacitation » – traduction un peu barbare du terme empowerment –, pour mieux se préparer aux changements à venir.
Au fil des pages, plusieurs définitions du Quantified Self sont proposées. Elles se complètent les unes les autres et viennent enrichir la proposition de base : « un ensemble de pratiques d’auto-mesure qui s’appuie sur des petits objets et applications » (p. 19). C’est plus particulièrement en situant ce phénomène socio-culturel en devenir vis-à-vis de ses termes voisins (self-tracking ou lifelogging) et de ses implications (storytelling et lifecasting) qu’ils permettent au lecteur de se forger une meilleure idée de ce qui est en jeu.
Ces aspects historique et définitoire sont abordés dans les deux premiers chapitres, assez indistinctement cependant. La contextualisation est ainsi faite et les enjeux sont annoncés, avec renvois au cinquième et dernier chapitre notamment. Le troisième chapitre, lui, se concentre sur le domaine d’application privilégié du Quantified Self, celui du sport, du bien-être et de la santé, floutant d’ailleurs la limite entre ces deux derniers. C’est à ce niveau qu’intervient une première mise en scène de soi, ou du moins d’un soi traduit en termes de données chiffrées et de performances. C’est à ce niveau également que l’individu cherche à optimiser et à rationaliser ses activités et que la médecine peut se faire particulièrement préventive. Et c’est à ce niveau, enfin, qu’émergent concrètement des questions d’équité et d’éthique, du fait du potentiel que représentent ces mesures personnelles, suivies et précises, pour les assurances de santé.
Le chapitre suivant s’attache en quelque sorte à explorer la dialectique du rapport entre l’individu et le collectif, entre l’autobiographie et sa publication. Camille Gicquel et Pierre Guyot soulignent avec pertinence ici, que pour prendre forme, les mesures enregistrées nécessitent une intervention humaine d’une part – il faut donner du sens aux données – et que celles-ci d’autre part, en plus d’être interprétées, doivent pour ce faire être facilement visualisables et exploitables… par tous en quelque sorte, car le Quantified Self tire aussi sa force du fait qu’il est partagé – et là, la mise en scène atteint un narcissisme que les auteurs ont soin de pointer. « Le moi calculé et publicisé sur les réseaux sociaux accompagne donc une quête de soi intime non formulée verbalement » (p. 99). Le chapitre se clôt sur le rôle de ces réseaux et l’idée d’un Quantified Self inséparable d’un Quantified Us, rappelant en filigrane un vieux problème de philosophie politique entre liberté et sécurité, et dessinant cet espace virtuel où l’expression de soi rencontre la crainte d’être surveillé.
Le dernier chapitre peut alors se concentrer sur la valorisation monétaire de ces données – ne faudrait-il pas parler plutôt de marchandisation ? – et la question subséquente de leur propriété – encore de la philosophie politique, constatera-t-on. Comme tout au long du livre, les exemples ne manquent pas, et on pourra citer ici, d’abord, le projet de Federico Zannier qui en auto-entrepreneur de lui-même a décidé de mettre en vente ses données personnelles sans aucun intermédiaire, et ensuite, la thèse plus consensuelle peut-être, de Sara Watson qui plaide pour une gestion partagée de ces informations (car d’après elle la protection privée est illusoire et l’investissement structurel des entreprises mérite rémunération). Quoiqu’il en soit, sans jamais remettre fondamentalement en cause une évolution qu’ils jugent après tout positive, les auteurs constatent la nécessité d’une éthique de la quantification qui passe avant tout par une campagne de sensibilisation.
En conclusion, cet ouvrage a le mérite de donner un aperçu de ce qui se dessine comme une évolution sociétale avec encore de nombreuses indéterminations et incertitudes donc. Il aborde un sujet aux multiples facettes – technologique, économique, sociologique, psychologique, philosophique – qui se recoupent les unes les autres. D’où peut-être une relative impression de redondances parfois. De plus, si le tableau d’ensemble offre nombre d’illustrations concrètes et de références variées, celles-ci paraissent souvent trop peu exploitées ou approfondies. Mais sans doute cela tient-il au format du livre car il s’agit là d’un essai court (à peine plus de cent vingt pages). Enfin, les idées de meilleure connaissance de soi, de recherche du bien-être et de la performance, ou encore d’émancipation potentielle d’un corps-prison, n’étant que trop peu développées, une réflexion plus substantielle sur la raison profonde de l’auto-mesure aurait été bienvenue. Le livre s’en tient au constat et le lecteur risque de rester sur sa faim. Faute de ce questionnement difficilement contournable pour un tel sujet, il pourra toujours s’arrêter sur cet appel lancé à un individu entrepreneur et collectivisé ; un curieux et pertinent paradoxe socio-économique semble-t-il.