Journaliste et essayiste, Evgeny Morozov affirme, depuis la publication de son premier ouvrage en 2011, The Net Delusion, une posture intellectuelle originale dans le paysage des critiques d’Internet et du numérique. Sans verser dans la technophobie ou le conservatisme, Morozov a su formaliser une pensée qui privilégie un point de vue critique et nuancé sur le rôle d’Internet et des technologies du numérique. The Net Delusion est ainsi paru juste après les révolutions arabes, dont le traitement médiatique a selon lui beaucoup exagéré le rôle d’Internet dans le processus de recherche démocratique des peuples. Il y voit a contrario, pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage, « la face sombre de la liberté d’Internet ». Morozov attaque en particulier notre vision utopiste, webcentrée et les conséquences néfastes qu’elles nourrissent pour le futur de la démocratie. Pour lui, Internet n’est pas le vecteur de liberté qu’il paraît être dans les révolutions arabes, soutenues à travers l’activisme des populations sur les plateformes comme Twitter ou Facebook. Internet peut être symétriquement un puissant outil de surveillance, de propagande et d’oppression des dissidents.
Dans les deux ouvrages, la critique de l’auteur s’exprime à l’encontre des grandes entreprises du web, Google et Amazon. Pour tout résoudre, cliquez ici élargit le champ de cette critique pour l’adresser au « solutionnisme technologique » porté par la Silicon Valley et ceux qui promeuvent les idées qu’elle représente. C’est moins une attaque en règle des technologies numériques qu’une invitation à réévaluer les discours qui leur confèrent un pouvoir qu’elles n’exercent pas dans la pratique. À écouter certains commentateurs, les technologies numériques semblent en effet être devenues une réponse systématique aux problématiques sociétales rencontrées par les gouvernants et les acteurs économiques. Pour Morozov, le solutionnisme technologique consiste à placer derrière chaque « désir d’amélioration » – contrôler la consommation d’énergie, rendre le monde plus démocratique, etc. – une solution technologique sans envisager les contreparties néfastes qu’elle peut comporter. En d’autres termes, le solutionnisme apporte une réponse en apparence séduisante, mais dénuée du recul critique nécessaire.
Les deux premiers chapitres de l’ouvrage détaillent ce qui caractérise les deux idéologies combattues par l’auteur, le « solutionnisme » et le « webcentrisme ». Dans les chapitres suivants, il expose la façon dont ces idéologies tentent de répondre aux différentes aspirations – parfois utopistes – de la société : « promouvoir la transparence, modifier le système politique, accroître l’efficacité dans le secteur culturel, réduire le crime au travers de données d’environnements intelligents, quantifier le monde qui nous entoure grâce au suivi et à l’enregistrement de la vie et finalement, introduire des jeux d’incitation, réunis sous le nom de ludification, dans le domaine civique ». Cet inventaire vise dans un premier temps à démystifier l’influence réelle que le numérique développe sur le monde physique et à faire prendre conscience des périls dissimulés qu’il peut contenir. Il est indispensable d’examiner les coulisses autant que ce qui est directement perceptible. Mais, davantage qu’une mise en garde, l’essayiste offre une réflexion salutaire sur les technologies et le statut qui leur est attribué dans les différentes formes de discours institutionnels ou médiatiques. C’est en cela que sa pensée trouve un écho original, à l’encontre des discours dominants, sans pour autant faire de Morozov un sceptique qui ne croirait pas dans les bénéfices du numérique. Il s’agit plutôt d’en requalifier les apports et de mieux discerner la complexité des situations et des enjeux contemporains. Ses arguments ont l’habileté de s’appuyer sur une connaissance maîtrisée des concepts, de la culture et des pratiques du numérique. Cette posture ne fait pas de Morozov un réactionnaire mais un théoricien qui enrichit considérablement le débat public sur l’influence politique, sociale et culturelle des technologies. La puissance de cette réflexion est de se distancier des interprétations trop littérales et de mettre en lumière l’ambiguïté idéologique qui peut résider dans les technologies numériques.
Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, Morozov se penche sur la façon dont ces idéologies peuvent être dépassées. Il ne s’agira pas ici de proposer des solutions, mais plutôt de dégager les principaux enseignements du débat. Pour l’auteur, il est primordial de pouvoir « laïciser » le débat et de « l’expurger des influences pernicieuses du webcentrisme ». C’est une invitation à penser autrement les implications des technologies et du web. C’est aussi cesser d’entretenir l’idée qu’il existe une « révolution numérique » qui « réorganise nos esprits ». Ce changement de perspective n’est envisageable pour Morozov que si l’on sort de la croyance en un déterminisme technologique puissant et inévitable. L’une des dernières phrases de l’ouvrage résume à la perfection l’ensemble des thèses soutenues par l’essayiste biélorusse : « L’ennemi n’est pas la technologie mais plutôt la résolution des problèmes romantiques et révolutionnaires que l’on voit en elle. »