L’utilisation de l’oculométrie (eye tracking) dans le champ de l’IHM et de la recherche en utilisabilité s’est fortement démocratisée depuis quelques années (pensons notamment à Nielsen et Pernice qui publient Eyetracking Web usability en 2010 chez New Riders). Nous sommes bien loin aujourd’hui de l’époque où Paul Fitts (en 1947) avait utilisé de l’appareillage fort complexe et encombrant pour mener l’une des premières études d’utilisabilité employant l’oculométrie par caméras. Si la simplification des technologies matérielles et logicielles et la réduction des coûts sont pour beaucoup dans l’adoption de ce type d’expérimentation depuis quelques années, la nature, la précision, l’unicité et la qualité potentielle des données générées par l’oculométrie font envie à la plupart des spécialistes de l’IHM, qu’ils soient praticiens ou chercheurs. Pour mémoire, rappelons que l’oculométrie mesure essentiellement l’attention visuelle. Plus particulièrement, pour ce faire, elle « traque » le positionnement du regard sur une scène visuelle donnée et elle enregistre la durée de fixation et le déplacement du regard. La compilation de ces trois types de données pour une même personne testée et, de façon plus globale, la compilation de ces mêmes données pour plusieurs personnes testées permettent de produire des schémas d’utilisation fort précieux, tantôt pour le responsable d’un site web donné qui cherche à améliorer son produit, tantôt pour toute la communauté IHM qui voit ses savoirs enrichis de schémas d’utilisation « universels » (pensons au célèbre F-shaped pattern de lecture d’une page web mis au jour par le groupe NN/g en 2006). Si l’archétype des recherches oculométriques est surtout la lecture/navigation à l’écran, les nouvelles technologies portables, imbriquées par exemple dans des lunettes (ex. : Tobii Glasses 2), permettent de « traquer » non plus seulement les écrans mais bien (à peu près) tout ce que va balayer le regard du testeur, qu’il soit en voiture, dans un commerce, au centre-ville, à la campagne, etc.
Dans ce contexte de démocratisation de l’oculométrie, l’ouvrage que proposent Romano Bergstrom et Schall tombe à point. Ce collectif regroupe les contributions d’experts de l’industrie (Tobii Technology, Fors Marsh Group, etc.) – d’où proviennent également les deux responsables de la publication – ainsi que la contribution de quelques universitaires et fonctionnaires (US Census Bureau). La longue et riche expérience des contributeurs en matière d’oculométrie se fait nettement sentir de la première à la dernière page. Si l’ouvrage peut très certainement intéresser les spécialistes (ex. : exposé sur la conductance cutanée), il paraît cependant particulièrement bien adapté pour les néophytes, qu’ils aient ou non l’intention de se lancer dans ce type d’expérimentation. La qualité du traitement linguistique et graphique qu’on retrouve habituellement dans les ouvrages de l’éditeur Morgan Kaufmann contribue ici encore à l’accessibilité et à l’intérêt du sujet : clarté du propos, préoccupation pour la vulgarisation, illustrations parlantes (de nombreuses heat maps, synthèses graphiques si typiques de l’Eye tracking), photos, encadrés explicatifs et tableaux, exemples omniprésents, découpage très clair des diverses parties, etc. Le lecteur appréciera notamment les bibliographies présentes à la fin de chacun des 14 chapitres regroupés en 5 sections ainsi que le glossaire en fin d’ouvrage.
La première section de l’ouvrage (chapitres 1 et 2) propose notamment un survol de la recherche oculométrique : éléments historiques, principes de base et, surtout, une importante mise en garde qui reviendra sous plusieurs formes tout au long de l’ouvrage : « [...] eye trackers are not mind-reading devices, and they can only tell us what the person looked at but not why. » (p. 7) Les auteurs ajouteront par ailleurs que l’attention n’accompagne pas systématiquement le regard, ce dernier pouvant être fixé sur un point précis, et l’attention pouvant être complètement ailleurs. On apprendra de plus que l’oculomètre enregistre les fixations du regard à l’intérieur du périmètre de la vision fovéale (c’est-à-dire la vision centrale, celle qui perçoit vraiment les détails), ce qui laisse la vision parafovéale et périphérique plutôt hors d’atteinte. Cela implique que l’attention peut très bien capter de l’information (du mouvement ou de forts contrastes) en vision périphérique sans que cela ne soit enregistré par l’oculomètre. Malgré l’enthousiasme manifeste des contributeurs en ce qui a trait à l’utilisation de cette technologie en IHM, leur prudence quant à ses limites ne rend que plus crédibles leurs contributions. Le chapitre 2 sur le design visuel en fonction du « comportement visuel » des utilisateurs marque un autre point fort de l’ouvrage : l’omniprésence des résultats susceptibles d’intéresser les designers graphiques, Web ou d’interfaces en général. La deuxième section (chapitres 3 et 4) aborde l’intégration de l’oculométrie dans le processus d’évaluation de l’expérience utilisateur (UX) et la nécessité de la « mesure » pour cerner l’ensemble de l’expérience. Les contributeurs livrent ici un véritable plaidoyer (et fournissent de nombreux arguments) en faveur de l’adoption de l’oculométrie sans éviter d’en énoncer les inconvénients (durée des études augmentée, coûts inévitables, défis de l’analyse des données, interférence possible avec les autres méthodes d’investigation, notamment les protocoles à voix haute). Le concept de gaze plot (la séquence d’observations de l’utilisateur) – autre importante représentation graphique issue des résultats de l’oculométrie – est clairement expliqué et illustré. Le chapitre 4 porte sur la mesure des réponses physiologiques, et c’est de loin la partie la plus technique de l’ouvrage, notamment lorsqu’il est question des nouvelles techniques biométriques, qui permettent de décoder les émotions et certaines réactions implicites.
Pour le designer, la troisième section (chapitres 5 à 11) constitue véritablement le cœur de l’ouvrage puisque chacun des chapitres couvre les performances et résultats de l’oculométrie en fonction d’un genre ou d’une application donnée : formulaires et questionnaires de sondage, architecture d’information et navigation web, contenus de pages web, sites transactionnels, médias sociaux (Facebook, Google+, YouTube, LinkedIn), appareils mobiles et jeux vidéo. Chaque chapitre discute des modalités d’utilisation de l’oculométrie en fonction du contexte et présente des recommandations de design. Le seul petit bémol sur l’ouvrage est peut-être à faire ici : malgré la pertinence, l’abondance et l’intérêt des recommandations de design, quelques-unes d’entre elles ne sont pas issues des résultats de l’oculométrie (notamment au chapitre 7 sur les contenus de pages web) et sont parfois appuyées par des ouvrages qui relèvent plutôt des bonnes pratiques de design que de l’expérimentation scientifique (ex. : l’édition 2009 du Web Style Guide de Lynch et Horton). La quatrième section (chapitres 12 et 13) discute de deux groupes d’utilisateurs particuliers : les aînés et les faibles lecteurs (bas niveau de littératie). Ici, il est davantage question des enjeux méthodologiques que de conseils de design à proprement parler, ce qui n’enlève toutefois rien à l’intérêt ni à la pertinence du propos. En guise de conclusion, la cinquième section (chapitre 14) tente de répondre à la question suivante : quel est l’avenir de l’oculométrie dans le domaine de l’expérience utilisateur pour 2020 ? Avec les avancées technologiques à venir (plus de puissance, miniaturisation, croisement des systèmes, etc.), on verra l’oculométrie s’imposer à grande échelle et livrer des résultats de plus en plus précis dans une gamme de contextes qui débordent l’écran et la page web.