Entretien

avec Pierre Boudon 

Entretien réalisé par Maria Giulia Dondero
et Samia Ben Rajeb

Texte intégral

Vous avez un profil d’architecte et de sémioticien : comment les deux compétences et les deux savoir-faire se sont-ils rencontrés ? Comment votre expérience et votre regard sur l’architecture a-t-il nourri votre travail sur la communication ? Comment la sémiotique est-elle perçue :
– d’une part par les architectes, (nous pensons notamment à votre présentation du numéro 111 de la revue Nouveaux Actes Sémiotiques portant sur : « Sémiotique et Architecture : quel apport offre cette discipline à une science du projet ? ») ;
– d’autre part par les chercheurs en sciences de la conception (nous pensons par exemple à Philippe Boudon et ses travaux sur l’architecturologie) ?

Pierre Boudon : Je répondrai rapidement à la première question concernant les deux tendances dans mon travail : j’ai été attiré à la fois par l’architecture (comme art au départ, puis comme pratique) et par la philosophie, dont la sémiotique (pour moi) dépend beaucoup dans son questionnement. La sémiotique est intéressante car elle soumet les objets d’analyse à ce questionnement ; il y a, dans l’objet littéraire, dans l’objet esthétique, un « principe de réalité » qu’on ne peut éluder alors que souvent en philosophie le questionnement devient tellement métaphysique qu’on se réfugie dans un fantasme de réponse.

Dans le cadre de ma licence de philosophie (j’ai fait une licence libre), je me suis également intéressé à l’anthropologie et, dans ma carrière universitaire au Canada, j’ai beaucoup fréquenté les ethnologues (l’étrangeté, la curiosité vis-à-vis des autres cultures, m’ont attiré). N’oubliez pas que les années 1960 étaient l’époque de la découverte de Lévi-Strauss qui s’intéressait à l’étude des établissements villageois (village Bororo, village Trobriandais, etc.) ; or son questionnement des valeurs culturelles et/ou territoriales conduira vite à des considérations sémiotiques et c’est par cette voie que je suis arrivé à la sémiotique des établissements humains (en faisant une thèse de troisième cycle avec Barthes qui me laissait, par ailleurs, beaucoup de liberté).

Je passerai maintenant à la seconde partie de la première question, le rapport entre la sémiotique et les architectes.

Ce rapport a connu un engouement à la fin des années 1960 ; mais très vite, les architectes se sont rendu compte qu’il y avait une disproportion entre ce que la sémiotique pouvait leur offrir, dans leur pratique, et la complexité des objets architecturaux et/ou urbains ; finalement, les architectes se sont détournés de la sémiotique, pensant au départ y trouver des réponses faciles, alors que les problèmes étaient à peine posés. Il aura fallu une quarantaine d’années pour « construire » un cadre d’analyse sémiotique adapté aux objets architecturaux et/ou urbains ; c’est pourquoi, les architectes ont perdu de vue l’idée même d’une sémiotique de l’architecture (on rencontre parfois des gens qui pensent ces problèmes dans les termes mêmes qu’on posait il y a une quarantaine d’années), alors que dans bien des cas, les objets architecturaux se sont rapprochés (dans leur nature même) de considérations sémiologiques sans que les acteurs-participants ne s’en rendent compte (cf. tout le mouvement associé à ce qu’on a appelé l’architecture postmoderniste et qui n’est pas sans rappeler l’« architecture parlante » au XVIIIe siècle).

Je crois que les rapports entre sémiotique et architecture se sont établis sur des carences réciproques : du côté des sémioticiens, il y a un manque de connaissances approfondies (soit historiques, soit des théorisations proprement architecturales, par exemple Quatremère de Quincy, soit des auteurs qui ont réfléchi sur les principes de cette esthétique) ; du côté des architectes, il y a une absence de culture de type sciences humaines ou philosophique (actuellement, c’est le triomphe des praticiens sur les théoriciens), ou encore, linguistique (mais il faut dire, à leur décharge, que toutes ces disciplines sont en crise) ; ils sont donc mal préparés à concevoir des principes méthodologiques à travers lesquels on peut analyser les objets architecturaux et/ou urbains.

Depuis une cinquantaine d’années, il existe une « science du design » ou « science de la conception » à laquelle on peut rattacher ce que Philippe Boudon a appelé une « architecturologie » (au départ, elle n’avait que très peu de rapport avec la sémiotique, notamment européenne). Pour une science de la conception on peut citer les travaux d’Herbert Simon comme auteur de référence. Il s’agit d’une approche hybride issue des sciences de l’organisation (rôle des acteurs sociaux en jeu), du design industriel (économie des moyens), de la programmation (algorithmes), de la cybernétique (feed back, environnement), de la perception cognitive (Gestalt, apprentissage). L’ouvrage de Peter G. Rowe est un bon exemple de cette approche syncrétique appelée Design Thinking (1987). Au départ l’ambition de cette science de la conception était grande : tout simplement, pouvoir mettre sur pied des algorithmes de reconnaissance et de production des formes architecturales et/ou urbaines, soit des procédures déterministes permettant de créer et de faire des choix optimaux parmi ces formes (un peu sur le modèle de la grammaire générative en linguistique, permettant de décrire et de comprendre la signification des énoncés engendrés automatiquement). Cette ambition s’est avérée très vite utopique (dénoncée par ses créateurs mêmes, tels que Christopher Alexander) et cette discipline s’est plutôt rabattue sur des approches heuristiques des problèmes en termes de stratégies à suivre. On est arrivé à des « sciences de la décision » en termes de pensée réflexive (Donald Schön) et c’est peut-être là que la sémiotique aurait un rôle à jouer en formalisant les rapports entre sujets et objets (à définir), modalités praxéologiques et valeurs, causalité et parcours d’élaboration. La grande question est le rapport de couplage existant entre le discours proposeur et commentateur et les gestes et inscriptions effectuées (esquisses, dessins).

Notre numéro d’Interfaces numériques porte sur la collaboration à distance en situation de travail : la technologie est-elle rentrée dans votre théorisation de la communication ? D’après-vous, quels sont les apports et limites de ces technologies au sein du processus de conception, mais aussi du processus de communication ? Pensez-vous que la collaboration à distance est possible dans le cadre de la conception architecturale ? Avez-vous observé ce genre de situation dans le cadre de vos recherches ? Et dans vos pratiques, avez-vous jamais travaillé à distance ; si oui, comment et avec quels résultats ? Pensez-vous que :
– le travail a plusieurs influences les processus de conception et de communication ;
– la distance transforme-t-elle d’une certaine façon la re-présentation (telle que définie dans votre article « Le processus architectural et la question des lieux »), la communication et les modes de compréhension ?
Comment décririez-vous l’espace idéal de travail distant pour des architectes ou des designers ?

Afin de répondre en détail aux différents points soulevés par cette question (qui est toute une problématique en soi), je considérerai d’abord une prémisse fondamentale : la sémiotique travaille sur des « valeurs », à définir (et différencier des systèmes de valeurs), alors que les systèmes informatiques d’assistance travaillent sur des « données » (data) ou des « faits », mesurables et délimitables précisément. Comme aurait dit Walter Benjamin, il y a une perte de l’aura qui entoure les formes, qui les nimbe dans leur apparaître, qui suscite des évocations par leur indéfinition même. C’est le problème de l’objet esthétique par excellence.

Je vais prendre un exemple : le dossier SCAN 12 qui a eu lieu en juin 2012 et a été publié sous le titre : Complexité(s) des modèles de l’architecture numérique (sous la direction de F. Guéna et C. Lecourtois, PUN, Nancy). On peut subdiviser les contributions en deux groupes :

a) celui qui s’en tient aux conditions mêmes de ce type d’approche numérique (et où l’on traite de problèmes à distance en termes d’ergonomie) ;

et b) celui qui problématise la question de la représentation comme mode d’usage et d’échange entre personnes concernées, par exemple, l’article de Catherine Deshayes (« L’esquisse manuelle : fragment d’une forme architecturale complexe », p. 141) et celui de Denis Derycke (« La complexité inhérente aux modèles numériques et le paradigme de la représentation architecturale », p. 153). Deux exemples qui soulèvent la question d’une complexité représentationnelle ; dans les situations in vivo, notre savoir, notre culture implicites restituent ou comblent les manques nécessaires à la compréhension de ce dont on parle, alors que transmis artificiellement nous n’avons plus que les « restes » d’une pensée active. La question est donc de montrer tout ce sous-entendu implicite qui aide non seulement à comprendre, mais permet aussi de catalyser toute une compréhension aboutie des problèmes (je ne parle pas de problèmes techniques comme ceux d’un chauffage, d’un ensoleillement, de sécurité, etc., ce qui est circonscrivable, mais de problèmes de conception, ce qui est au cœur de la définition architecturale du projet). Il me semble que c’est là que réside une différence épistémologique fondamentale déterminant deux attitudes à la limite du conciliable.

C’est sur ce problème de la conception que nous devons nous pencher : quels sont les enjeux d’une architecture, quelles sont les valeurs architecturales qui sous-tendent un projet ; quels sont les modes argumentatifs pour légitimer une certaine conception et convaincre (collègues, commanditaires, usagers) ? Je souligne les expressions fondamentales. Ces expressions concernent les valeurs mêmes du projet, celles qui doivent être débattues au cours d’une discussion et non des valeurs sous-entendues (mais, oh combien ! présentes implicitement), comme les « valeurs en cours » à un moment donné (valeurs de mode, Zeitgeist) ; celles transmises par les revues d’architecture, ou bien, les « valeurs traditionnelles », plus proches d’un usage ordinaire que d’une conception formelle.

Cette question des « valeurs traditionnelles » s’est retrouvée il y a une quarantaine d’années dans ce qu’on a appelé les architectures postmodernistes : c’est la question d’une typicité des formes construites (et la variation qu’implique cette notion en termes de normes), non seulement du bâti mais également de l’ensemble des formes urbaines (cf. la « rue », l’« avenue », la « place », le « monument », le « quartier », la « ville », même, comme aire perceptivement délimitable qui s’oppose aux étendues banlieusardes indéfinies, suburbs en anglais). Cette question touche donc à la mémoire des formes pérennes ; doit-on l’entretenir, doit-on la rompre (la notion de tabula rasa, l’un des principes de base de la modernité des années 1920) ? Cela nous fait comprendre ainsi que lorsque des architectes se réunissent pour débattre d’un projet (cf. « maison particulière », « îlot », « immeuble locatif »), ils ne partent pas de rien (sorte de tabula rasa mentale), mais qu’ils possèdent des préconceptions conscientes ou inconscientes et que celles-ci peuvent devenir ou non des arguments dans le débat.

Abordons la question des « valeurs esthétiques », d’un point de vue disciplinaire ; bien souvent, on considère l’architecture comme un métier, une profession (comme être avocat, être médecin), beaucoup moins comme une activité esthétique complète. Cela touche à la question d’une culture architecturale, ce qui bien sûr n’est pas abordé dans une approche informatique de l’architecture où la question est centrée sur une lisibilité des formes construites et non une esthesis au sens large (peinture, musique, chorégraphie). Or les grandes écoles du XXe siècle (Bauhaus et sa suite à Chicago, à Ulm, par exemple) ont été définies comme des lieux d’apprentissage d’un art total comprenant peinture et musique, mais aussi tissage, mobilier, etc. Cela soulève la question des valeurs d’usage implicites (traduisant un économisme appauvrissant), non seulement aux formes d’habiter des lieux mais aux formes de création de ces environnements artificiels que sont nos habitations, nos villes, les rapports entre la nature et la culture (définition du territoire habité, des parcs, des aires paysagères et/ou de loisir). Par exemple, les rapports entre l’architecture et la peinture (ou la sculpture) ont été déterminants dans la définition d’une conception architectonique des espaces au XXe siècle : Le Corbusier était peintre et architecte (dans une tradition qui remonte pour le moins au XVIIIe siècle avec Boullée) comme Van Doesburg créateur du De Stijl, comme les futuristes, les expressionnistes ; plus récemment, le Minimal Art (Carl André, Donald Judd) a eu une influence considérable sur des architectes comme Kahn, Herzog et De Meuron, l’école suisse actuelle (Zumthor, Olgiatti, Märkli) ; et le Land Art est une source importante d’inspiration pour les paysagistes et les architectes.

Enfin, je pourrais aborder la question des « valeurs d’école » (ou valeurs d’une esthétique en termes de style), dans quelle lignée se situe une certaine production architecturale. Prenons la notion de modernité dans sa période historique : c’est une expression générique qui recouvre de nombreux courants d’expression. Ainsi, nous avons la modernité « puriste », celle de la « décade des maisons blanches » de Le Corbusier, bien différente de la modernité conduite au Bauhaus par Gropius puis Hannes Meyer, que l’on pourrait intituler la modernité « fonctionnelle ». Dans les années 1930, Le Corbusier a ouvert une autre voie (quasiment opposée à la précédente) qu’on pourrait intituler la modernité « vernaculaire » avec sa « petite maison de week-end » à Vaucresson, la « villa de Mandrot » au Pradet, le projet « Roq et Rob » sur la Côte d’azur et les « maisons Jaoul » à Neuilly. Enfin, il est à l’origine d’un autre courant appelé le « brutalisme » après la Seconde Guerre mondiale, reconnaissable dans son Unité d’habitation de Marseille ou le couvent de la Tourette. Toutes ces tendances esthétiques ont ouvert des lignées stylistiques auxquelles se sont rattachés de nombreux architectes. Cela ne concerne pas seulement un traitement géométrique des volumes mais une aperception esthétique et/ou poétique (par exemple, selon un mode haptique à propos du brutalisme).

Venons-en à la question d’un processus de conception assisté, ce qui implique une durée constitutive du projet et pas seulement une durée communicationnelle (dans les interactions d’échange).

Les valeurs dont nous venons de parler peuvent être considérées comme exogènes au modèle par rapport à celles dont nous allons parler et qui entrent dans la définition même du modèle de simulation du point de vue sémiotique. Ces valeurs endogènes en ce qu’elles participent directement à son fonctionnement peuvent être ainsi exprimées par le schéma d’intégration de la figure 1.

Note de bas de page 1 :

L’architecture des lieux, sémantique de l’édification et du territoire, Gollion, Infolio, 2013.

Dans ce schéma, nous avons trois points de départ concomitants qui se répondent dans le processus : une notion d’activités (en termes de faire sémiotique), une notion de temporalité en termes de durée (ou de portée temporelle) et une notion de débat, lieu d’une interaction discursive entre les intervenants. Les schémas que j’utiliserai sont ceux relevant de la notion de templum (voir mes travaux1) en tant que mode d’organisation paradigmatique ; il s’agit donc d’une représentation qualitative (catégorielle) et non quantitative.

Figure 1. Esquisse2 en tant que complexité schématique

Note de bas de page 2 :

« Esquisse » doit être entendue au sens de l’expression des Abschattungen de Husserl.

Figure 1. Esquisse2 en tant que complexité schématique

A) L’« action », au départ, peut être traduite en termes de paroles ou de gestes ; paroles comme commentaire, comme justification ou comme recours à une légitimité (recours à une autorité, à des précédents) ; les gestes peuvent renvoyer à des types de tracés en plan ou en volume (lignes fines, lignes grasses, zones hachurées, poché, flèches).

Note de bas de page 3 :

Comme il existe chez Leibniz la notion d’« entr’expression ».

Vis-à-vis d’une action, on peut situer une « réaction » comme réponse à une parole ou à un geste posé venant d’un intervenant ; en termes de paroles, c’est le départ d’un dialogue comme demande d’explication (interrogation), remarques, objections, voire réfutations. La réaction est donc une « figure en creux » par rapport à une action qui se propose comme « figure en relief », constitutive d’une alternance question-réponse, objection-justification. Le moyen terme entre l’action et la réaction est constitué par une « entr’action »3 faisant pont et qui exprime cette structure en miroir sous-jacente (comme dans un jeu, mimer, jouer, se battre). C’est l’« assiette » du débat comme ce dont on parle (cf. l’isotopie discursive en tant que fil conversationnel). L’entr’action constitue un échange mais cela peut aller jusqu’à la violence (se fâcher, rompre, ne plus se parler).

Diamétralement opposée à cette structure en miroir entre action et réaction exprimant un battement conversationnel, nous avons la notion de « pro-duction » en tant que création d’un ensemble de traits qui constitue minimalement une figure identifiable pour les intervenants ; comme pour les Grecs anciens, « pro-duire » et « agir » sont deux choses distinctes car la pro-duction réclame un certain temps d’accomplissement différent de celui d’un échange (verbal, gestuel). C’est donc minimalement la formation d’une œuvre, son terme a quo dont l’entr’action doit conduire par continuité vers un terme ad quem (parcours d’accomplissement).

Dans la pro-duction, on « réïfie » quelque chose au sens où l’on pose des jalons pour une œuvre future, on laisse des traces qui pourront être reprises, continuées ou effacées ; ou encore, on sème des germes pour un futur hypothétique (dans la notion de pro-duction, il y a donc un renvoi à la fois à la notion d’artefact et à celle d’être animé). On est donc dans l’ordre d’une formation in nascendi.

Note de bas de page 4 :

Mais là on entre dans la sphère des « rôles sociaux » qui s’écarte de notre définition de l’action telle que nous l’entendons.

Note de bas de page 5 :

En grammaire linguistique, c’est la force d’entraînement d’un rapport protase-apodose ou en narration, celle d’un post hoc ergo propter hoc.

À partir de cette triade constitutive {action, réaction, pro-duction}, on peut donc compléter le schéma du templum en insérant les termes mixtes entre les termes de base contraires ; entre une action et une pro-duction, on peut situer une manipulation en tant que faire-faire ; il ne s’agit plus d’une entr’action entre deux sujets indépendants qui interagissent mais d’une relation de dépendance {sujet-objet} ; « conseiller » quelqu’un consiste à lui suggérer de faire une action (opposé à « intimer » à quelqu’un de faire quelque chose)4 ; vis-à-vis de la pro-duction, cela peut être un effet d’entraînement, une force des choses comme lorsqu’un trait amène un autre trait qui en découle logiquement5. La pro-duction relève autant d’un « agir » que l’action puisqu’elle possède une force d’entraînement indépendante de cette action (la pro-duction peut donc être autant active que passive vis-à-vis de cette notion d’action).

Note de bas de page 6 :

Dans le sens des travaux de Donald Schön (1983), The Reflective Practitioner : How Professionals Think in Action, Temple Smith, Londres.

Si entre la notion d’action et de pro-duction nous avons celle de manipulation comme interaction entre sujet et objet (objet n’est pas synonyme d’être inerte), entre pro-duction et réaction nous avons celle de simulation. Simuler est non seulement imiter (produire quelque chose de semblable, soit re-produire), mais également projeter, au sens d’anticiper quelque chose qui se situe dans le futur. Simuler est donc la pro-duction d’une virtualité qui peut être le jalon d’un processus lui-même projeté (et devenir une réalité par la suite). On pourrait également introduire ici des considérations sur une pensée réflexive6 comme mise entre parenthèses d’une action transitive ; réfléchir présuppose un terme anticipé sur lequel on projette un agir simulé, par rapport auquel on pourra réagir positivement ou négativement ; c’est une sorte de miroir virtuel dont l’action dédouble ce que l’on désire faire. En ce sens, la pensée réflexive est un « différemment » de l’action transitive et/ou de la réaction immédiate (toute chose qui supprime le temps de la réflexion comme suspens de l’agir).

Enfin, pour terminer, nous coiffons cette structure à six termes par des métatermes qui qualifient le champ même de cette notion générale de l’action ; nous parlerons de l’« agir », comme sujet, comme co-sujet (alter ego), comme objet, opposé au « non-agir » ; le non-agir, comme terme inverse, correspond au suspens non des actions, quelles qu’elles soient, mais du processus lui-même de l’action (par exemple, dormir, bien différent de « faire le mort » qui est une simulation). En ce sens, la pensée réflexive est une action, ou plutôt, une réaction à ce qui est proposé par quelqu’un.

B) Abordons maintenant la question des temps formant, dans leur multiplicité, une temporalité en tant que tressage ; le temps peut être un écoulement (ponctué par un avant/pendant/après) ; il peut être une portée projetée vers l’avant (anticipation en tant que projection) et qui oriente le temps présent ; il peut être une rémanence à la manière d’un sillage ; il peut être un écoulement linéaire comme il peut être un retour cyclique (celui des saisons comme périodisation) ou se réduire à une alternance (le battement du flux et du reflux de la vague). Bref, le temps est le substrat d’une activité qui s’imprime en lui et tous ces temps diversifiés doivent « tenir » dans une même configuration limitée.

Note de bas de page 7 :

Cette affirmation n’engage que son auteur, de nombreuses langues – parmi lesquelles les langues sémitiques – ne marquant pas le passé, le présent et le futur, mais opposant un état accompli à un état inaccompli (ndlr).

Considérons la schématisation du templum ; on dira qu’elle « tient » le temps en trois moments exemplaires : le passé, le présent, le futur, que les langues marquent intuitivement (ce sont en fait des espaces de temps déployés à partir de ces trois bornes) ; apparemment, on les retrouve dans toutes les langues7 et on peut introduire un parcours entre ces sens du temps (cf. du futur vers le passé comme du passé vers le futur).

Husserl distinguait un « espace du temps présent » des temps dans son ensemble cosmique : scandé également en trois moments, on aurait ainsi le présent comme instant, le passé retenu comme survivance et le futur comme attente, comme horizon proche. Nous obtenons ainsi un présent vivant (celui de notre moi, par exemple, celui de la « mémoire à court terme » selon les psychologues) enchâssé dans un espace de temps plus vaste. Ainsi, l’attente d’un événement est bien distincte de l’anticipation d’un événement ; entre elles, nous avons un décrochement en termes de portée, l’une incluse dans un temps à court terme, l’autre incluse dans un temps à long terme. Ainsi la survivance d’un événement n’est pas le passé de cet événement, l’un étant encore dans la fraîcheur d’un présent vivant, l’autre étant situé dans une mémoire à long terme, individuelle ou collective ; bref, « figée » en un souvenir personnel ou, plus sourdement, dans les habitus d’une culture.

Note de bas de page 8 :

Cette ouverture peut être représentée par un parenthésage auto-enchâssé.

Note de bas de page 9 :

Les rituels expriment cette récurrence, ce rythme de fond de la culture.

Résumons-nous : au départ du schéma, nous avons trois espaces de temps associés aux trois pôles de base. Le passé, que l’on pourra substantifier comme mémoire (collective) ou tradition (les habitus comme coutumes) ; le présent comme présent vivant et qui ouvre un sous-espace de temps8 en tant qu’instant, survivance et attente (et que l’individu peut s’approprier) ; le futur qui peut être prévu comme « retour du même », comme récursivité des temps qui boucle la boucle9, ou imprévu (comme surgissement d’un événement catastrophique, comme nouveauté jamais vue) ; bref, comme temps inouï qui introduit un trou (voire, un effondrement) dans la continuité des temps.

Passons aux termes mixtes qui assurent la continuité entre ces termes de base : entre l’espace du temps présent et le passé, nous pouvons introduire la notion de « traces » qui perdurent, telles que des empreintes inscrites dans une matière (traces de pas dans le sable, trace des doigts sur un mur), ou encore, des restes (les morceaux épars d’une machine dépareillée, les ruines d’une ancienne demeure) et qui deviennent ainsi des symboles du passé comme mémoire (comme monument). Par contre, entre l’espace de ce même présent et le futur, nous pouvons situer la notion d’anticipation dont nous avons déjà parlée au point (A) comme projet ; le projet est l’anticipation d’un futur dont on pense qu’il est prévisible et qui assure un lien avec l’espace du temps présent (qu’il lui ressemble).

Enfin, entre le passé et le futur – soit les termes les plus extrêmes dans cette configuration cyclique – nous situerons ce qu’on peut appeler l’archè en tant que sens immémorial, soit comme « origine » qu’on ne peut effacer et qui réapparaît dès qu’on creuse un peu cette notion de temps, soit comme « eschatologie » (porteuse d’un message) qui donne un sens au temps comme signification mythique ; les origines participent bien sûr du passé alors que l’eschatologie façonne le futur, lui donne un sens comme orientation à venir. L’archè est, enfin, l’expression diamétralement opposée à l’espace du temps présent, son antithèse (comme temps éphémère), mais en même temps, ce qui le fonde comme éternel présent (hors-temps, sans début ni fin).

Note de bas de page 10 :

Cette notion a été plus particulièrement développée par Georges Didi-Huberman (2000) dans son ouvrage, Devant le temps, Minuit, Paris.

Au niveau des métatermes du templum, ce qui ouvre cette catégorisation multiple des temps, nous aurons d’une part la notion de « chronie » comme déroulement d’un temps selon le bornage (topologique) permettant par ailleurs une datation : {avant/pendant/ après}, et inversement, la notion d’« anachronie »10 en tant que déplacement d’un espace de temps – déplacement par insertion, par translation et superposition d’un espace de temps dans un autre. Comme nous l’avons suggéré au départ, la temporalité est un tressage fait d’une multiplicité de temps et c’est ce tressage qui assure une continuité indissoluble, hormis dans un moment de catastrophe.

C) Revenons à la question d’une activité développée sous la forme d’action et de réaction successives, formant un dialogue et dont le terme (intermédiaire, final) peut être une pro-duction ; nous avons un processus dans la mesure où cet agir collectif s’inscrit dans une trame temporelle développée au point précédent (B).

Nous avons ainsi un débat (à plusieurs intervenants) dont le « lieu » est constitué au départ par une problématique architecturale ; c’est, par exemple, le programme d’un concours d’architecture, d’un aménagement urbain. Ce lieu d’un débat va être caractérisé par trois notions essentielles : la problématique elle-même (cf. l’énoncé du problème) comme enjeux à relever et des opérations discursives de réflexivité (réflexions à propos) et de transitivité (propositions d’action ou d’accomplissement, comme par exemple, esquisser quelques traits pour fixer les idées, décrire une façon de voir le problème). Entre ces deux types d’opérations qui constituent une dialectique de mise en rapport des intentions réciproques, nous avons la notion intermédiaire d’un débat en tant que controverse (points de vue différents) suscitée par le programme et ses interprétations.

Nous avons déjà évoqué la pensée réflexive en action comme simulation et projection en réponse à une formulation proposée ; nous ajoutons maintenant qu’elle introduit un point de vue différent des autres (intervenants), et de ce fait, qu’elle introduit par comparaison un phénomène de mise à distance (par rapport aux autres et par rapport à soi dans la mesure où ce point de vue est énoncé). Dans un débat, on confronte des points de vue (vision du monde), ce qui amène controverse et argumentation. De plus, nous introduisons également un décalage métalangagier (reformulation à caractère métalinguistique) dans la mesure où la confrontation oblige à préciser et à redéfinir sa vision des choses. Ainsi, même pour un individu, nous avons affaire à une multiplicité de points de vue successifs dont les niveaux d’application peuvent varier (ce changement de niveaux d’instanciation d’une formulation relèverait d’une autre schématisation associant énoncé et énonciation en relation avec une métanomination).

Note de bas de page 11 :

Cf. (1987), Le Corbusier, une encyclopédie (sous la direction de Jacques Lucan, Paris, article de Danielle Pauly, Objets à réaction poétique, pp. 276-277. L’exemple célèbre est la coque de crabe, ramassée sur une plage de Long Island, qui lui aurait suggéré la forme concave de la voûte de la Chapelle de Ronchamp.

Note de bas de page 12 :

Claude Lévi-Strauss (1962), La pensée sauvage, Plon, Paris.

Note de bas de page 13 :

Cette manipulation doit être rapportée à ce que nous avons mentionné auparavant comme rapport de façonnement sujet-objet, l’objet pouvant être un artefact comme un être animé.

Note de bas de page 14 :

Jean-Pierre Chupin (2010), Analogie et théorie en architecture, De la vie, de la ville et de la conception, même, Infolio, Gollion.

Entre la notion de réflexivité et celle de problématique, nous avons donc la notion de points de vue comme différent (altérité), comme distanciation (objectivation des propos) et comme décalage (métalangagier), ouvrant à une abstraction graduelle ; différenciation interne à la réflexivité permettant un jeu d’opérations (par variations) opposé à la transitivité comme action (passage à l’acte) qui devient le terme aboutissant du processus. Cette opération de transitivité s’appuie sur ce qu’on appellera des solutions intermédiaires (formulation, analogon, archives) qui constituent le terme mixte entre la problématique et cette notion d’action transitive. Par exemple, Le Corbusier, dans les années 1930, a introduit la notion d’« objets à réaction poétique »11 ; soit des quasi-objets d’ordre plutôt naturel (minéraux, racines, coquilles de crustacés, etc.) qui sont devenus pour lui des termes qui le stimulaient esthétiquement en tant que déclencheurs d’une activité poétique. L’« objet à réaction poétique » n’a rien à voir avec une maquette qui constitue un simulacre à petite échelle de l’œuvre terminée (imitation), soit le terme aboutissant d’un processus d’accomplissement. Les cabinets d’architecture sont remplis de tels objets évocateurs, pris dans différents registres (objets naturels, archives historiques, artefacts curieux). On est proche également de ce que Lévi-Strauss a appelé un bricolage intellectuel (par exemple, dans la forme d’agencements compositionnels)12, opération qu’il opposait à la science déductive de l’ingénieur qui part de considérations théoriques pour concevoir l’épure d’une construction (la tour Eiffel, les ponts de Maillart). Nous avons affaire à une pensée pratique qui manipule des modèles13 (ce sont, en quelque sorte, les « modèles réduits » de la problématique) dont la nature d’objets matériels, même s’ils sont transitoires, constitue un syncrétisme de relations suggestives. On peut aussi parler d’une pensée analogique14, bien différente d’une pensée abstraite de nature propositionnelle en ce qu’elle conjugue la perception et la conception.

Les métatermes de ce troisième dispositif (C) seront ceux d’une médiation en tant que pensée qui s’appuie sur des termes intermédiaires, qui ont pour effet de catalyser ces processus de la pensée, de les réaliser en termes de matériaux, de configurations, de modes aperceptifs ; inversement, on parlera de non-médiation en tant que pensée pure (cf. pensée strictement théorique et qu’on nomme en philosophie transcendantale), non attachée à ces conditionnants matériels qui participent du monde.

D) Venons-en au cœur de cette activité de modélisation impliquant des phénomènes d’interactivité, de temporalité, de formulation d’hypothèses à propos d’un design architectural : la notion de pensée causale.

Cette notion implique des modes d’actantialité proprement dits et des types de processus conjoints dans une forme résultante complexe : d’un côté, un rapport actantiel entre les notions d’« agent » et de « patient » en tant que rôles réciproques (la notion linguistique de diathèse), distincts d’une action et d’une réaction dans une confrontation ; de l’autre, une forme d’entraînement (d’antécédent à conséquent) associant plus ou moins distinctement des considérations objectives et subjectives. Objectivement, le processus causal est distinct de la volonté des acteurs qui le déclenchent ; mais subjectivement, ce processus causal peut être dû à des intentions qui s’y rapportent. Alors que l’énoncé, « l’eau bout à 100 degrés (Celsius) », est un processus causal typiquement objectif en ce qu’il relève d’une loi naturelle (changement d’état), l’énoncé, « le wagon a déraillé pendant la manœuvre », s’il est indépendant d’une action directement effectuée (par un agent) n’en n’implique pas moins une responsabilité humaine qu’une enquête devra révéler (faute du mécanicien, de l’aiguilleur, de la décision du chef de gare) ou simplement naturelle (cf. l’accumulation de la neige aura fait dérailler le wagon).

Les trois pôles de base de notre schématisation sont donc remplis par les trois notions : d’agent (celui qui fait l’action), de patient (celui qui subit l’action) et de relation causale (changement d’état, production d’un effet). Entre cette relation causale et l’agent, nous pouvons introduire comme terme intermédiaire la notion de « finalité » en tant que terme ad quem du processus, fin qui peut être objective dans le cas d’une loi naturelle (la gravité, l’échauffement d’un métal) ou qui peut être subjective dans celui de l’intention d’un agent (« donner un coup de poing » relève d’une telle intentionnalité) ; mais dans de nombreux cas, nous avons un chevauchement de ces deux types de finalités, c’est pourquoi on parlera de coïncidence dans une relation causale entre des fins objectives et des fins subjectives (ainsi dans l’exemple : « c’est un mégot mal éteint qui a déclenché l’incendie », on suppose une négligence sous-jacente qui a provoqué le phénomène ; d’où la recherche de responsabilité).

Symétriquement, entre une relation causale et la notion de patient, on introduira comme terme intermédiaire la notion de résultat d’un processus, que celui-ci soit un effet comme phénomène sensible (cf. « il n’y a pas de fumée sans feu ») ou une œuvre (opus) comme produit d’un façonnement qui aura demandé un certain temps ; l’œuvre peut être détachée du processus d’accomplissement et entrer dans d’autres types de relation (comme l’objet artisanal, façonné par l’ouvrier, puis vendu par le marchand) alors que l’effet reste attaché au processus qui l’a engendré.

Entre la notion d’agent et celle de patient, nous allons avoir comme terme intermédiaire celle de « moyen » ou de « relais » dans une chaîne de relations ; tous deux caractérisent ce qu’on appelle la relation « de moyens à fins » qui entre dans la définition du processus causal (cf. son extension ; ainsi, ce processus peut être immédiat ou différé dans une chaîne de rapports qui se relaient et dont le terme aboutissant est toujours la notion de résultat (terminal), soit comme effet, soit comme œuvre. Ainsi, l’expression mixte « moyens et/ou relais » peut être différenciée subsidiairement entre la notion d’instrument, formant une relation ustensilaire avec l’agent qui s’en sert pour façonner des objets (un marteau pour enfoncer des clous, une scie pour couper des planches, un rabot pour aplanir une surface), et la notion de siège comme lieu de ces transformations (que ce soit une matière comme substrat sous-jacent, ou que ce soit le lieu où l’on travaille cette matière ; ainsi une carrière où l’on extraie la pierre, un atelier où l’on fabrique des objets). Dans certains cas, l’instrument peut soit devenir une prothèse, soit s’assimiler à la personnalité de l’agent, faire corps avec lui ; de son côté, la notion de relais dans une chaîne de relations peut être généralisée à l’ensemble d’un processus « moyens/fins » et devenir l’agent général sous-jacent à toutes les relations qu’il gouverne ; c’est le cas de l’argent en tant que monnaie universelle qui sert à tout acheter ou à tout vendre.

Finalement, les métatermes de cette complexité d’opérations, agent/patient, subjectif/objectif, moyens/fins, processus/résultat, sont définis par la notion de contrôle (cf. contrôler un processus, gouverner des rapports de moyens à fins) et de non-contrôle (contingence, processus aléatoire), la notion de contrôle étant supérieure à celle d’agentivité ou de causalité (un principe est ce qui régit une causalité, que ce soit un principe objectif, une loi naturelle, ou un principe subjectif, une légitimité). Au non-contrôle correspond par contre une perte de contrôle (cf. « la voiture a dérapé dans le virage », « faute d’attention, la chaudière a explosé »).

E) À propos de processus tels que celui de la causalité, nous abordons la question des valeurs sous leur aspect à la fois épistémiques (en termes de nécessité et de contingence) et aléthiques (en ceux d’obligation et de liberté d’exercice). Ces valeurs sont à la fois logiques et pragmatiques et conditionnent des comportements à suivre, des décisions à prendre.

Note de bas de page 15 :

Nous avons affaire à deux mondes distincts et Leibniz, l’auteur du concept de « compossibilité », est également celui de « mondes possibles » en tant que mise en situation de ces relations de compossibilité dans l’un ou dans l’autre de ces mondes. Elles font donc référence à un contexte situationnel implicite.

En termes d’agencement de symboles et/ou d’actions, on peut parler de relations de « compossibilité » (ce qui peut aller ensemble) et de relations d’« incompossibilité » (ce qui ne peut aller ensemble, ce qui entre en contradiction). Mais ce qui est manifeste dans un programme informatique où la contradiction bloque le déroulement des opérations, ne l’est pas nécessairement dans un système d’actions sociales où s’introduisent des phénomènes de tolérance, d’exception, de zone de liberté15 ; un système d’actions sociales rigide éclaterait faute de marges de manœuvre (ce serait un signe de « mort sociale »). Par ailleurs, l’absence totale de règles à suivre conduirait par dérives au chaos aléatoire, au désordre absolu. L’ordre, défini au moyen de règles est donc à mi-chemin entre une structure de relations rigides (une société militaire est de ce type) et une contingence extrême (l’anarchie) où tout est possible. Ceci se reflète bien dans un ordre urbain où, d’un côté, nous avons eu historiquement l’uniformité d’un système haussmannien imposant un gabarit commun à toute construction d’édifice et, de l’autre, la banlieue en tant qu’ordre disparate où tout s’avérait possible (du cabanon au petit immeuble résidentiel, parfois installés côte à côte).

Compossibilité et incompossibilité forment ainsi les métatermes de cette schématisation des valeurs aléthiques/épistémiques. Les trois pôles de base de cette schématisation sont : 1) la notion de nécessité, soit obligation logique, soit obligation morale, exprimant un ordre de consécution (comme dans l’implication logique ou l’impératif catégorique) ; c’est la Loi qui parle et le sujet en tant qu’être individuel ne peut s’y soustraire ; 2) inversement, la notion de contingence exprime un hasard d’apparition, un ordre aléatoire (manifeste dans les jeux où il existe un tirage au sort). C’est l’anti-loi puisque, également, le sujet ne peut intervenir dans le processus (dans les deux cas, on pourrait parler d’une fatalité en tant que processus dépassant tout ordre humain). 3) Enfin, opposée conjointement à la nécessité et à la contingence, nous avons la notion de choix présidant à celle de décision à prendre et qui ne représente, ni la certitude de la nécessité ni l’incertitude de la contingence. Dans la notion de décision, le sujet d’énonciation s’exprime puisqu’à partir d’un certain nombre de possibilités offertes, il en retient une seule (jugée la meilleure). Cette décision peut s’exprimer non seulement à partir d’un certain nombre de choix simultanés mais également d’un certain nombre de choix successivement adoptés (ce qu’on nomme une stratégie mais celle-ci présuppose, de son côté, un principe de liaison supérieure).

Ce choix n’est pas exercé dans l’absolu, hors-contexte ; c’est pourquoi, nous devons lui adjoindre des conditions de possibilité permettant de sérier ces choix à effectuer (de les cadrer), d’imposer des contraintes dans leur exercice (ce sont, par exemple, les règles du jeu qui entrent dans la définition d’une nécessité relative, conditionnée). Or, ces contraintes seront situées entre la notion de nécessité (comme principe) et celle de choix. Corollairement, une décision, pour être sélectionnée, doit recevoir une valeur de prévision (que l’on peut quantifier) que l’on situera entre la contingence absolue (cf. « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard ») et cette notion de choix. Une décision est donc tributaire de contraintes à respecter et d’un degré de probabilité dans son effectuation, celle-ci pouvant être plus ou moins forte (la notion de probabilité est donc bien différente de celle de « compossibilité » en tant que métaterme et même dépendante de celle-ci).

Enfin, il reste à préciser le terme mixte entre la nécessité (prise comme principe plus que comme opération d’implication) et la contingence. Apparemment, ces termes sont antithétiques puisque l’un est l’envers de l’autre ; cependant, les Grecs anciens avaient une expression, le kairos, pour exprimer ce qu’on pourrait appeler une opportunité à saisir, un risque à prendre en dehors de toute évaluation rationnelle. Ce n’est pas une décision relevant d’un processus réfléchi mais une action spontanée (une singularité en termes mathématiques) qui réalise existentiellement que la situation est prometteuse de réussite ; bref, le moment d’une occasion faste ou néfaste et, là encore, nous sommes dans un monde qui est au-delà du monde humain (celui d’une fatalité à laquelle on s’en remet).

E*) Au sein même de la notion de processus de causalité, nous élaborons ainsi des attitudes à prendre, afin de préciser des valeurs conditionnelles permettant d’entreprendre une démarche de conception ; par exemple, la notion de normes entrant dans la définition d’un devoir-faire, dont le but est la spécification d’une finalité en termes d’acceptabilité et d’inacceptabilité ; ou bien la notion de typicité en tant que caractérisation du bâti qui peut se rattacher ou non à une tradition.

Choisissons, comme paradigme, celui des valeurs d’usage, afin de caractériser des lieux collectifs tels qu’une gare (ferroviaire, routière), un aéroport. Nous avons abordé ce thème dans notre contribution au volume déjà mentionné, Complexité(s) des modèles de l’architecture numérique (Nancy, 2012, 99-112). Ce qui est en jeu, c’est bien sûr la définition d’une utilité, quels sont les ingrédients qui entrent dans sa spécification, quelles sont ses limites. Il s’agit d’une problématique au cœur du mouvement moderne puisqu’on sait que son émergence s’est faite sous le signe d’une fonctionnalité des formes, soit les valeurs d’une fonctionnalité utilitaire constitutive des canons de ce mouvement.

Là encore, on peut départager au départ ces valeurs en trois volets correspondant aux trois pôles de notre schématisation : la notion d’ « utilité » (proche, par exemple de celle de « moyens » dans le processus causal et donc d’instrumentalité), la notion d’ « inutilité », ce qui s’avère superflu, gratuit, dispensable, et la notion de nuisible, soit des formes à éviter et même à rejeter car jugées « dangereuses ». Toutes ces expressions (prescriptives et non descriptives) sont sujettes à caution puisqu’elles peuvent répondre à des interprétations subjectives, à des jugements propres à différents groupes sociaux.

Note de bas de page 16 :

. La convenance est évidemment une notion à la fois éthique et esthétique; ainsi le luxe (opposé au confort), la richesse (opposée à la sobriété, au bon goût), voire l’ostentation (opposée à la discrétion), chez un architecte comme Loos qui s’opposait violemment au Jugenstil viennois ; son opuscule « crime et ornement » est assez bien représentable dans notre schématisation.

Ces valeurs d’usage se rapportent à ce qu’on nomme la convenance16, ce qui est agréé, ou encore historiquement, ce qui s’appelait la commoditas chez Vitruve par rapport à la firmitas (la construction) et la venustas (la beauté). Ce qui est problématique dans ce découpage, c’est bien sûr la coupure entre la notion d’utilité (jugée indispensable) et celle d’inutilité (jugée dispensable) ; si elle est acceptable dans son usage courant (quotidien, par exemple), par contre, elle n’est pas sans faire problème au niveau d’une prescription générale comme celle d’un modèle d’édification où l’ornement n’aurait pas sa place. Prenons le critère d’une standardisation (parfaitement acceptée dans la production des automobiles) ; celle-ci remplit certaines exigences comme l’abaissement des coûts, permet de répondre au plus grand nombre, etc., mais son application conduit à une uniformité du domaine bâti et finalement à une monotonie inacceptable (signe de vacuité, de pauvreté, comme dans le cas des grands ensembles). Le domaine d’application de la standardisation ne peut donc être situé qu’au niveau des éléments constructifs (matériaux) ou de petits ensembles mobiliers (meubles IKÉA) dont la variété (par combinaison) supplée à l’uniformité d’assemblage.

Considérons à nouveau nos trois termes de base : entre une utilité et une inutilité, nous pouvons introduire la notion de convenance qui remplit une satisfaction du côté de l’utile et un agrément du côté de l’inutile. L’inutile peut être identifié au ludique, au distractif, au décor (mais l’ornement n’est pas uniquement un décor rapporté) et il doit être intimement associé à l’utilité grâce à la notion de convenance ; finalement, celle-ci correspond au rapport entre plaisir et déplaisir.

Entre l’inutile et le nuisible, on introduira la notion de dangerosité en tant que comportement et/ou pratiques à éviter, voire à rejeter ; nous entrons ainsi dans une zone transgressive où la vie des individus peut être mise en danger (comme dans certains sports violents, ou jeux, où l’addiction peut conduire à une destruction de l’individu). Mais, justement, la joute peut associer intimement, comme jouissance, une pratique et son excès (l’hubris des Grecs anciens). Enfin, entre le caractère nuisible et la notion d’utilité, on peut introduire ce qu’on appelle maintenant le critère de précaution spécifiant une coupure entre ces deux expressions. Ainsi, entre nos termes de base qui fixent des valeurs de référence, nous disposons de zones graduelles permettant de sérier leurs degrés de rapprochement/éloignement.

Les métatermes de cette schématisation des valeurs d’usage peuvent être les notions de « contrainte » (imposition de règles) et de « jeu ».

F) Il me reste à décrire ce que j’entends par un « diagramme de projection de propriétés », ou encore, « diagramme de complexité résultante » (le terme diagramme est emprunté à Peirce, situé entre l’icône et le symbole associant figure et dénomination) qui représente l’objet commun et multiple sur lequel portent les différentes spécifications dont nous avons parlé et constituant autant de points de vue distincts ; c’est la pierre d’achoppement où se rencontrent les différentes interprétations (d’intervenants) à propos d’une problématique initiale (celle, par exemple, d’un programme).

Note de bas de page 17 :

Processus synthétique de type {virtualisation, actualisation, réalisation}, fonctionnant en feed back, non développé ici pour des raisons de simplification dans la présentation.

C’est un diagramme (au sens des « esquisses », cf. Abschattungen, de Husserl) topologique en ce qu’il est défini comme flexible (déformable), global (en tant que mise en place) et générique (subdivision en espaces particuliers suivant des types d’occupation). Il définit les grandes lignes du projet, son profil d’ensemble que l’on pourra préciser par la suite sous la forme de versions plus fouillées. Sa présentation est celle que nous avons proposée dans notre intervention, « Penser l’espace public à travers les lieux de grande affluence » (op. cit., p. 99-112, Nancy, 2012) et notamment les schémas de la figure B (p. 104) qui expriment figurativement la dualité topologique de base {enveloppement, flux} sur laquelle on s’appuie au départ pour développer le processus d’élaboration d’ensemble17 nourri des considérations précédentes.

Note de bas de page 18 :

Cf. Adolf Loos, 1870-1933. (1985). Mardaga, Liège, p. 46.

Cette présentation schématique de la figure B présuppose que nous raisonnons en plan (dont l’élévation ne serait que la projection verticale) ; or, cela est inexact si on se réfère à la figure C (p. 105) qui exprime une « esquisse » en volume (maladroite, sans doute) en 3 D. Nous avons une mise en rapport synthétique 2 D/3 D, comme dans la pratique de Loos « où la conception du tissu urbain se développe donc dans l’espace et forme tout d’abord le volume »18 (souligné par nous) ; cette vision dans l’espace (où l’élévation n’est pas rabattable dans le plan), c’est, par exemple, sa pratique du Raumplan qui exprime, à la fois, une intériorité/extériorité et un dessus/dessous différentiels. La coupe permet ainsi de rendre compte d’une proportion tridimensionnelle, ce que ne peut faire ni le plan ni l’élévation isolément.

Enfin, cette schématisation figurative et symbolique est instanciée sur un dispositif scalaire permettant de préciser les niveaux territoriaux auxquels on s’adresse (on retrouve la notion d’échelles chez Philippe Boudon) : celui de l’habitation, celui de l’îlot, celui de l’agglomération urbaine, celui du territoire régional… délimitations d’échelle munies de leurs zones intersticielles d’entre-deux. Ce diagramme constitue un noyau de relations fondamentales associant les relations {intériorité, extériorité} définissant des bords et {dessus, dessous} définissant des strates, aux rapports d’extension territoriale {monocentration, polycentration, traversée} sillonnant le territoire et {microcosme, macrocosme, mésocosme} établissant les rapports d’échelle génériques entre un point de vue, un lieu et un horizon. Soit le dernier schéma d’un rapport implicatif entre une matrice locologique et une extension territoriale.

Figure 2. Pour toutes ces caractérisations, cf. L’architecture des lieux, sémantique de l’édification et du territoire, Gollion, Infolio, 2013

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Pour citer ce document

Référence papier

Dondero, M. G. et Ben Rajeb, S. Boudon, P. (2013). Entretien. Interfaces numériques, 2(3), 415-438.

Référence électronique

Dondero, M. G. et Ben Rajeb, S. Boudon, P. (2013). Entretien. Interfaces numériques, 2(3). https://www.unilim.fr/interfaces-numeriques/2002

Auteur
Maria Giulia Dondero
Samia Ben Rajeb
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Pierre Boudon
École d’Architecture, Université de Montréal,
LEAP (Laboratoire d’Étude de l’Architecture Potentielle)
2940 chemin de la Côte Sainte-Catherine
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