Présentation
Michel Lavigne
Les interfaces utilisateur des premiers ordinateurs, des années 1940 jusqu’aux années 1970, étaient fort peu attractives, les machines effectuaient leurs calculs en temps différé et requéraient des compétences très spécialisées : préparation de cartes perforées pour entrer les données, lecture de listings interminables pour déchiffrer les résultats. Les travaux de Douglas Engelbart, avec l’invention des interfaces graphiques et de la souris, la miniaturisation des composants et l’augmentation de leur puissance, devaient déboucher sur une nouvelle relation à la machine, devenue micro-ordinateur, qui se concrétisa avec le lancement du Macintosh en 1984.
Le paradigme clavier-souris-écran s’est imposé dans la communication homme-machine et, malgré les innovations technologiques, il s’est stabilisé jusqu’à aujourd’hui, semblant indépassable dans la relation au micro-ordinateur. Pourtant une nouvelle révolution se préparait, préfigurant une ère post-PC avec de nouveaux terminaux, annoncée avec la généralisation de la téléphonie mobile au début des années 2000. Le développement des technologies dites 3G a permis d’envisager des débits élevés ouvrant la voie à la connexion internet et à la diffusion vidéo.
Les ordiphones (plus connus sous la dénomination de smartphones) et les tablettes tactiles, avec le lancement de l’iPone d’Apple et le développement du système concurrent Android de Google en 2007, apportent une relation profondément renouvelée aux applications numériques. Sur le strict plan de l’interface c’est d’abord un nouveau rapport gestuel à l’outil avec le multipoint (multitouch) qui permet de détecter le contact simultané de plusieurs doigts et leur déplacement. Ce sont aussi des fonctions qui permettent de détecter la position et le déplacement de l’objet lui-même en faisant un prolongement direct du corps : l’accéléromètre permet de mesurer le déplacement du terminal et la vitesse de son déplacement, le gyromètre permet de mesurer la rotation, le capteur géomagnétique sert de boussole et mesure la direction dans l’espace.
À ces fonctions « internes » de l’outil s’ajoutent ses capacités connectives avec la connexion permanente et en tous lieux, couplée à la géolocalisation qui permet un suivi en temps réel des positions et déplacements. L’accès à des bases de données de plus en plus fournies permet ainsi de puiser en continu des données liées au contexte de l’utilisateur : cartographie, informations localisées… L’utilisation de la caméra vidéo permet la superposition d’informations numériques, voire d’objets virtuels, sur l’environnement physique habituel, pour une réalité dite « augmentée ».
Ces innovations et leur synergie ouvrent la voie à de nouveaux usages et applications que ce numéro souhaite interroger. Pour autant les promesses des fabricants peuvent-elles à elles seules induire des usages nouveaux ? Ces usages nouveaux sont-ils à la hauteur des attentes et se traduisent-ils par une augmentation des potentialités humaines ? Quelles en sont les conséquences pour divers secteurs, tels que l’enseignement, la découverte culturelle ou la presse locale ? Ces changements nous conduisent-ils vers un monde « réenchanté » ou au contraire à une limitation de nos libertés par une surveillance permanente de nos activités ? Les propositions artistiques contemporaines peuvent-elles nous aider à mieux en saisir les enjeux ? Peut-on modéliser les nouvelles médiations induites par la mobilité ?
Les auteurs de ce numéro, provenant de champs disciplinaires divers : art, information-communication, sociologie, explorent ces questions à partir d’une large diversité de terrains et d’approches conceptuelles.
Claire Azéma aborde la question de la relation aux nouveaux objets techniques du point de vue du design, en s’appuyant sur la pensée de Baudrillard. Selon l’auteure, l’arrivée des smartphones au sein du système des objets construit un nouveau gestuel basé sur l’usage des interfaces tactiles. Les possibilités de maîtrise d’ambiance et de rangement ouvrent à la responsabilité du système fonctionnel. Le XXe siècle a vu le passage du gestuel d’effort au gestuel de contrôle par la manipulation de signes. À la complexification technique répond une simplification du rapport aux objets. Avec les interfaces tactiles les gestes deviennent code, gestuel simplexe, à la fois mouvement et signe. Paradoxalement cette illusion d’un contrôle parfait du système fonctionnel repose sur une surveillance constante de l’utilisateur par le système fonctionnel lui-même.
Marie-Christine Bordeaux et Lise Renaud abordent la question du « patrimoine augmenté » avec l’usage de terminaux mobiles au service de visites culturelles et touristiques à travers une enquête d’usage basée sur l’expérimentation « Grenoble ville augmentée ». Se démarquant des « discours des concepteurs sur l’efficacité des outils numériques portables » elles étudient la question de la mobilité dans « sa complexité socio-technique et culturelle ». Le dispositif mobile modifie t-il les comportements des visiteurs et augmente t-il leur mobilité spatiale ? L’usage du téléphone mobile pour ces visites s’inscrit-il dans une logique de mobilité ou plutôt dans une logique de portabilité ? Les auteures dressent un constat critique sur les usages constatés, « plus nomades que mobiles », en décalage avec les promesses des fabricants.
Bernard Guelton interroge le concept de mobilité à travers trois œuvres du collectif Blast Theory basées sur des situations de jeux en réalités alternées. Ces propositions artistiques mêlent situations d’immersion réelle, virtuelle et fictionnelle et il convient de délimiter précisément les modalités recouvertes par la notion d’immersion. Elles interrogent par ailleurs la représentation de soi, les médiations des objets techniques entre les joueurs redéfinissant les identités physiques, individuelles, collectives, performatives, géographiques, ludiques des joueurs. En s’appuyant sur les œuvres de Blast Theory dont les scénarios entremêlent vécu de l’espace réel, feintise ludique et scénarios à activer, l’auteur explore la remise en question des limites entre le jeu et la réalité rendues possibles par les technologies de la mobilité. L’action, la localisation, la décision, l’opérativité et l’indétermination sont proposées comme des modes opératoires fondamentaux qui engagent la mobilité et les actions du sujet.
Sophie Morand, qui se situe dans le champ de l’art, approche la question de la mobilité par l’analyse de l’œuvre Can You See Me Now ? du collectif Blast Theory, en partant du constat que l’art offre un champ d’expérimentation et d’application aux innovations technologiques. Cette œuvre se présente comme un jeu confrontant simultanément des joueurs dans un espace urbain et des joueurs en ligne et elle permet d’interroger les enjeux posés par les technologies mobiles : déplacement des corps, nouveau rapport au monde, émergence d’une réalité mixte entre environnements réel et virtuel. L’auteure envisage plus particulièrement les remises en question de l’espace muséal par des œuvres d’une telle nature qui génèrent un espace alternatif et concurrent à celui du musée.
Michelle Pieri aborde la question de l’apprentissage mobile (M-learning) en se basant sur une expérimentation à l’université de Milano-Bicocca (Italie) utilisant « l’environnement d’enseignement coopératif » MoULe (Mobile and Ubiquitous Learning). Les enseignants ont défini des points d’intérêt (POI) et des ressources en ligne correspondantes, dans le cadre d’un travail collaboratif avec l’utilisation d’un outil wiki pour collecter des données multimédias. L’évaluation de l’expérience fait ressortir les avantages pédagogiques ressentis par les étudiants tels que la possibilité de travailler en tous lieux avec des outils faisant partie de leur quotidien, ou encore renforcer les possibilités de travail en groupe. Mais le M-learning trouve aussi ses limites avec ses problèmes techniques et la difficulté de créer des parcours pédagogiques mettant réellement à contribution les capacités de la mobilité.
Vincent Rouzé pose la question de la liberté individuelle, entre accroissement des potentialités expérientielles et dangers du contrôle, en analysant la stratégie marketing de la firme Apple avec ses technologies mobiles. Il est constaté que les produits de la marque, au-delà de la simple production d’expérience, mettent en avant des possibilités d’appropriation et de personnalisation pour donner aux utilisateurs un sentiment de contrôle. Sont ainsi rendues possibles de nouvelles expériences pour la médiation culturelle, l’éducation, voire le monde militaire. Dans le même temps la firme met en place une stratégie de contrôle (sur les fichiers musicaux, par la fermeture de son système d’exploitation…) et de surveillance (utilisation des données personnelles, censure des contenus). Ainsi la liberté du nomade connecté est paradoxale, entre expériences et contrôles.
Bénédicte Toullec interroge les changements induits par la géolocalisation dans la presse quotidienne régionale en examinant les applications mobiles et pages Facebook de 53 titres. Il est constaté une diversification de l’offre, multimodale (papier, web et maintenant en direction des mobiles), et ouverte à de multiples infomédiaires qui pourraient devenir des « géomédiaires » en proposant de l’information de proximité contextualisée. Les premières expériences de géolocalisation permettent d’interroger les divers niveaux de ce que l’auteure qualifie de « contrat de communication » : l’instance de réception qui se caractérise par une pluralité d’identités localisées (identité située, identité d’appartenance), l’instance de production qui compte renforcer son image de marque et s’ouvrir à la participation du public, enfin les cadres de l’information qui s’appuient sur une information personnalisée et située.
France Vachey, s’appuyant sur la sociologie de l’imaginaire, interroge les valeurs en jeu avec les applications de la mobilité. Il est constaté que les technologies de la mobilité et les discours qui les accompagnent rejoignent les valeurs mises en avant par l’ère postmoderne issue des années 1970 avec la perspective de « réenchanter le monde ». Ces valeurs trouvent-elles effectivement leur concrétisation avec la mobilité pour l’émergence d’un nouvel art de vivre ? Ou le marketing ne fait-il que récupérer les arguments des analystes de la postmodernité pour la valorisation de ses produits ? L’auteure, au travers d’exemples d’applications, se penche sur les nouvelles formes de socialité qui se développent dans le cadre d’univers perpétuellement modifiables. Derrière l’hédonisme promis pourrait se cacher l’exploitation du besoin de communication par les marketeurs.
Les approches présentées ici n’ont certes pas l’ambition de faire le tour d’un sujet aussi vaste et en plein développement. Elles constituent une série d’éclairages particuliers qui peuvent contribuer à mieux saisir les enjeux en cause autour de technologies qui remettent en question la totalité des usages de notre quotidien, et également des pratiques numériques sur ordinateur devenues classiques pour maintenant une majorité de la population.
Aux réflexions de ces chercheurs, deux professionnels du multimédia, Romain Landsberg, Directeur de Création chez Backelite et Frédérique Pain, Designer chez Bell Labs Alcatel-Lucent apportent, au cours d’un entretien qui ouvre ce numéro, la richesse de leurs expériences et de leurs pratiques quotidiennes confrontées aux demandes de leurs clients.
Nous remercions tous les auteurs pour leurs contributions et tout particulièrement les membres du comité de lecture dont le travail rigoureux a permis la sélection des articles de ce numéro.