Philippe Moati – Docteur ès sciences économiques, directeur de recherches et professeur à l’Université de Paris-Diderot – propose dans cet ouvrage très dense un panorama du commerce actuel en pleine mutation ainsi que sa vision d’expert sur l’avenir de celui-ci.
L'ouvrage, bien qu’académique du point de vue de sa structure, de l’exigence conceptuelle et méthodologique, se veut aussi très pédagogique ; il s’adresse à la fois au grand public en optant pour une explication globale argumentée et illustrée de l’évolution des stratégies commerciales et à la fois aux professionnels de la mercatique, voire du commerce en choisissant une écriture parfois davantage prescriptive. Aussi, soucieux de la légitimité et de l’actualité données à ses écrits, l’auteur explicite la méthodologie qu’il a choisie en la situant contextuellement et sélectionne les exemples en fonction de leur caractère récent, diversifiant pour une illustration riche et efficace qui englobe presque tous les domaines commerciaux (agroalimentaire, cosmétique, habillement, bricolage, banques, assurances, distributeurs, etc.). En outre, l’analyse de la « nouvelle révolution commerciale » présentée et argumentée par l’auteur se caractérise par son aspect pluridisciplinaire. L’économiste choisit de ne pas s’en tenir à l’économie-même mais de travailler de manière transversale avec la sociologie dûment représentée dans l’ouvrage, mais également avec la psychologie qui joue un rôle important dans la connaissance du consommateur, ainsi que l’histoire et la sémiotique.
Le rôle des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) dans cette « nouvelle révolution » est particulièrement exploité dans les deux premiers chapitres du livre, un sous-chapitre leur étant même consacré. Cependant, outre le fait que les TIC pour la plupart ne sont plus des NTIC, leur mise en exergue dans les chapitres suivants manque : les impacts des usages des technologies numériques dans la « révolution commerciale » y sont minimisés, ces derniers étant considérés comme simplement utilitaires, pragmatiques, et les TIC étant vues comme des moyens qui facilitent certains aspects du commerce. Or, les usages de l’Internet et des autres technologies qui fleurissent dans la sphère du quotidien donnent une importance plus grande aux TIC. Ces dernières dès lors font plus que contribuer à la « révolution commerciale » ; sous l’intensité et l’étendue de leurs usages, elles deviennent l’épicentre, le réel moteur de la mercatique et du commerce.
En outre, la représentation que l’auteur se fait des consommateurs semble trop sélective. Ces derniers sont décrits dans l’ouvrage comme des clients dont « les besoins de bases » sont entièrement satisfaits et dont le pouvoir d’achat va encore augmenter. Il estompe, voire annihile, les différents types de consommateurs, notamment ceux qui sont contraints, voire fort contraints, par leur budget et dont les choix de consommation ne sont pas des choix libres.
Ceci dit, l’auteur prend très justement en compte les notions de « consom’acteur », ainsi que d’« effets utiles » qui correspondent à la réalité des nouveaux comportements de consommation. Il y a, dans ces deux notions expliquées et décrites par Philippe Moati, deux piliers importants de la révolution. Ce dernier conceptualise ces deux réalités de façon très fine et bien exploitée dans son argumentation ; l’approche psychologique du client vient s’articuler naturellement avec l’approche commerciale qui en est faite.
Le manque de distance critique dans la description de l’interactivité entre les acteurs de l’offre et ceux de la demande que l’auteur préconise pour optimiser les « effets utiles », vient fondamentalement causer problème au lecteur. Il ne tient pas compte du fait que cette pseudo-interactivité relève plus d’une action de communication que d’un réel investissement et intérêt envers le consommateur. Il oublie – ou choisit de ne pas mentionner – le caractère extrêmement intrusif de ces pratiques. Comment ignorer en réalité la visée manipulatoire de la communication des acteurs de l’offre ? L’auteur aurait pu décrire précisément les stratégies manipulatoires en jeu dans les manières d’entrer en interaction avec les « consom’acteurs », pour mieux entrer dans leur intimité, s’ancrer dans leur mémoire. Il porte un regard quasi naïf sur cette démarche des « offreurs ». Pourtant, l’enseigne, par le biais de l’interactivité, s’immisce dans un territoire qui n’est pas le sien : celui de la vie privée.
Il en est de même pour les sites de E-commerce qui disposent d’informations aidant à définir des « bouquets » à partir de l’observation des associations d’achats déjà réalisés et de l’historique des pages consultées par les internautes. Forts de ces informations, ces sites sont capables de préconiser au moment d’un achat, l’acquisition de produits complémentaires. Leurs techniques sont certes très efficaces, mais extrêmement intrusives. L’éthique de ces démarches commerciales n’est à aucun moment remise en cause. L’auteur s’en tient à une description simple de ces dernières sans traiter leur caractère polémique.
Philippe Moati explique donc sans regard critique que nous nous dirigeons vers un modèle commercial dit « serviciel », qui propose des « bouquets » où l’enjeu est de proposer des « solutions » et d’accompagner le client dans chacune des étapes de la consommation. Certaines pratiques visant à « soulager » le consommateur sont en cours d’expérimentation, à l’instar du service qui consiste à réapprovisionner de manière systématique la maison en produits courants. Cependant, l’auteur fait l’impasse sur une dérive sous-jacente : un modèle vers l’assistanat. Cette nouvelle conception du commerce qui assiste le consommateur après la transaction commerciale effectuée est à la fois intrusive et en contradiction avec le concept du « consom’acteur », homme « hypermoderne », qui est libre et maître de sa consommation.
La non-remise en cause des nouvelles démarches commerciales, l’absence de regard critique de l’auteur en qualité d’expert envers ces nouveaux procédés amènent à penser qu’il adopte une vision progressiste de cette nouvelle révolution. Une question d’ordre plus général se pose alors : qui va informer et inciter le consommateur à réfléchir si ce ne sont pas les experts ?