Patrice Mugnier, Ho Kuei Yu, Design interactif, Eyrolles, 2012

Benoît DROUILLAT 

Texte intégral

Design interactif constitue l’un des tous premiers livres en français dédiés à une forme d’interactivité s’incarnant dans des dispositifs matériels. Le projet de Design interactif est de proposer une analyse théorique de l’histoire et des spécificités du design interactif, en l’illustrant par un ensemble de réalisations issues d’une pluralité de domaines d’application : espace urbain, architecture, muséographie, dispositifs artistiques, performances scéniques, design objet et industriel. Il est clos par un chapitre qui offre une « analyse méthodologique du travail du designer », sous la forme d’entretiens menés avec des artistes et des designers.

De l’articulation en trois parties de l’ouvrage – la première théorique, la deuxième illustrative et la troisième méthodologique – on retiendra la primauté accordée à la seconde, où ont été soigneusement cataloguées et documentées les réalisations emblématiques d’un design interactif plus proche des centres d’art contemporain que du quotidien.

Les quarante premières pages du livre se développent comme l’introduction du catalogue d’une exposition sur l’art numérique plus qu’elles ne permettent de prendre une hauteur théorique sur ce sujet complexe. L’ouvrage débute par l’exercice auquel semblent s’obliger tous les auteurs écrivant sur la question du design, celui de revenir sur l’étymologie éculée du terme. Ce qui est troublant, ce n’est pas tant la qualité de réflexion que le positionnement adopté.

Le chapitre liminaire, intitulé « vers un art interactif », ne serait-ce que dans sa formulation, place l’ouvrage entier dans une posture qui privilégie l’une des applications du design interactif. Pourquoi prendre l’art interactif comme point de départ ? Le propos est orienté, détourné, en questionnant presque exclusivement la dimension culturelle du design au détriment de ses autres facettes. Les auteurs en appellent ici à l’Histoire, à la philosophie, à la science et à la technique, mais ne prennent pas soin d’en expliciter les relations, ni d’en développer les enjeux. Cette courte histoire de l’art que constituent les premiers chapitres cherche à contextualiser la pratique du design interactif, à l’inscrire dans une succession de mouvements culturels, détachés souvent du champ professionnel. Ici, la chronologie forge un cadre référentiel étriqué et convoque les mouvements d’avant-garde (Marcel Duchamp, Lászlò Moholy-Nagy, l’Art cinétique, l’Op Art, le design radical, l’art cybernétique), mais néglige des repères importants, notamment les figures incontournables de Bill Moggridge et de Bill Verplank, les « inventeurs » du design d’interaction.

Pourtant, d’autres jalons parfaitement identifiés (ABC, premier calculateur binaire, Whirwind, Macintosh, Pong, la souris d’Engelbart) – mais discontinus – prennent place dans cette histoire revisitée. On regrettera que certaines des différentes notions définies au fil des pages, interface homme-machine (IHM), interactivité, interaction… ne s’appuient sur aucune référence, aucune citation, aucun ouvrage. D’ailleurs les auteurs ne posent pas comme point de départ les émergences dispersées des concepts qui s’articulent avec le design interactif : aucune confrontation n’est proposée entre design numérique, design interactif, expérience utilisateur et design d’interaction. Les définitions données du design d’interface et du design d’interaction ont sans doute le mérite de ne pas paraphraser celles existantes, même si elles sont discutables par l’interprétation approximative qu’elles tirent de la pratique.

Dans la seconde partie de l’ouvrage, la part belle est faite à des réalisations que les auteurs ont organisées selon une typologie de dispositifs variés : espace urbain, architecture, muséographie, dispositifs artistiques, performances scéniques, design objet, brand. Ils ont d’emblée exclu le web pour privilégier des dispositifs relevant de l’installation artistique. En dépit de la grande qualité de cette sélection et de l’amplitude des domaines envisagés, c’est un choix contestable, car il joue sans cesse sur les porosités qui se font jour entre design et art. Non pas que cette vision ne soit pas pertinente ou qu’elle doive être exclue du périmètre de réflexion, mais elle ne saurait se donner comme représentative de l’ensemble des pratiques de design interactif. C’est toutefois dans le chapitre design objet que l’on trouvera les réalisations qui offrent la meilleure photographie du design interactif, notamment à travers deux d’entre elles : les livres interactifs des Éditions Volumiques et Interface(s), la carte blanche du VIA donnée à NoDesign. De ce corpus au final hétéroclite, on retiendra le caractère d’inventaire à la Prévert. Un catalogue de projets sur papier glacé qui évite d’inscrire le design interactif dans son cadre d’innovation économique, choisissant systématiquement sa vocation culturelle et artistique.

La dernière partie, dédiée aux méthodologies de projet, donne la parole à quatre artistes et à un designer. Elle ne permet pas seulement de balayer des questions de méthodologie comme annoncé, mais ouvre la réflexion à des problématiques plus théoriques, revenant par exemple sur la définition de l’interactivité, le rapport à la technologie ou encore l’écriture interactive. L’interview de Jean-Louis Frechin se démarque, pour conférer à l’ouvrage la hauteur théorique et stratégique qui lui fait cruellement défaut dans ses premiers chapitres.

Les auteurs finissent par succomber au relativisme, devant l’éparpillement incohérent des problématiques qu’ils ont soulevées : « notre approche, fondée sur une mise en avant de la diversité des pratiques, nous a montré qu’il serait sans doute difficile d’imaginer une sorte de schéma unique, une règle simple et universelle permettant au concepteur d’assurer de manière systématique la cohérence de sa démarche. »

L’ouvrage de Patrice Mugnier et de Kuei Yu Ho constitue un curieux point de vue sur le design interactif, à rebours des efforts entrepris par les principaux organismes de promotion du design depuis 30 ans et à rebours de la réalité professionnelle. En fondant sa réflexion théorique sur le postulat de la confusion entre pratique artistique et design, il fait l’impasse sur le rôle économique et social du design, privilégiant une approche exclusivement culturelle.