Professeur (reader) à l’Institut for Informatics and Digital Innovation de la jeune Université Napier d’Édimbourg (du nom de John Napier, l’inventeur des logarithmes et du point décimal), Turner publie en tant que chercheur de la communauté HCI depuis plus de quinze ans dans les plus grandes revues scientifiques du domaine. Depuis ses premières publications, il montre un intérêt certain pour divers cadres théoriques omniprésents en HCI (théorie de l’activité, théorie des affordances, modèles mentaux, etc.). L’ouvrage HCI Redux qu’il publie chez Springer semble constituer une synthèse de son parcours théorique. Le lecteur y trouvera une chronologie des concepts-clés constituant l’apport du cadre cognitif dans le champ de l’interaction humain-machine (IHM, HCI en anglais) depuis une trentaine d’années. Les neuf chapitres de l’ouvrage présentent autant de concepts (ou grappes de concepts) ayant jalonné l’évolution de la psychologie cognitive (ou au-delà) mise au service de l’IHM, de l’approche classique – très cognitive – (chapitre I) à l’interaction post-cognitive (chapitre IX). C’est d’ailleurs ce dernier chapitre qui joue le rôle de conclusion de l’ouvrage. Malgré un titre qui laisse présumer que l’auteur s’attardera à faire la démonstration explicite et directe d’un virage dans les approches cognitives, l’ensemble est au final – et c’est très efficace ainsi – un compendium de concepts plus qu’une argumentation au sens strict. La gradation notionnelle, du titre au chapitre final, opère en elle- même, et l’apport d’un dispositif argumentatif ne semble vraiment pas requis. Chaque chapitre présente l’essentiel du concept ciblé avec l’appui documentaire pertinent. Ce tour d’horizon clair, systématique, bien documenté et concis (162 pages) est à mettre entre toutes les mains d’étudiants, de professeurs-chercheurs ou encore de nouveaux venus en IHM à la recherche d’un panorama théorique complet, mais pas indigeste, et bien ficelé. Très léger reproche : il n’y a pas de présence systématique d’une conclusion à chaque chapitre (fort utile pourtant), ce qui entraîne une petite rupture de cohérence dans l’organisation interne de l’ouvrage.
Une bonne part de la préface et le premier chapitre (qui joue le rôle d’introduction) couvrent l’approche classique de la cognition en IHM. On y replace le contexte d’émergence du domaine et on y décrit les éléments constitutifs de la révolution cognitive (à l’époque où le mot psychologie avait pour synonyme quasi parfait le mot cognition). Après le récit classique des événements de 1956 et l’influence de la pensée de Simon (Sciences of the Artificial, 1969), Turner présente les fameux modèles KLM, GOMS, CCT, TAG (qui avaient essentiellement pour objectif de décomposer en « atomes » les comportements, savoirs et aptitudes des utilisateurs) ainsi que la forte influence de la méthode de l’analyse des tâches (task analysis), toujours très employée aujourd’hui. L’exposé des concepts appartenant au paradigme de l’approche dite classique ne s’arrête pas en si bon chemin, notamment avec une présentation bien nuancée du concept de modèles mentaux et de l’émergence du concept d’affordance. Tout en reconnaissant l’impact de ce premier courant fondateur des HCI (ex. : l’ergonomie des logiciels de traitement de texte ne serait pas la même aujourd’hui sans l’apport de ce courant), Turner introduit certaines critiques, dont celle de Dreyfus, pour qui le modèle informatique du traitement de l’information est pour le moins incomplet pour décrire l’IHM au sens large. Sont manquants : un modèle contextuel ainsi qu’un modèle technologique (l’« autre moitié » des IHM). Reprenons la métaphore de Simon : si la fourmi (l’utilisateur) a son modèle de comportement et de connaissances, aucun modèle n’existe alors pour décrire la plage sur laquelle elle se promène (le contexte et la technologie).
Le deuxième chapitre présente l’impact de la théorie de l’activité (AT), plus complexe et, admettons-le, plus obscure que les concepts de l’approche classique, bien que très complémentaire. L’AT, modèle d’origine russo-scandinave, permet de centrer l’artéfact (la technologie, l’outil technique) au cœur d’un modèle comportemental et social (par rapport au caractère plus individualiste de l’approche classique, et anglo-saxonne). Si l’AT ne s’est pas imposée davantage alors, c’est en partie à cause de cette fracture scientifico-culturelle. Mais l’AT a gagné en notoriété au fil des ans, et son avenir semble prometteur. Le troisième chapitre présente la cognition dans une perspective environnementale, soit celle de l’action située (qui s’ouvrira sur celle de la cognition située). Au sens de Suchman (1987), de Clancy (1997) et de Dourish (2001), l’interaction avec l’environnement ne peut être décrite de façon satisfaisante avec un modèle à règles fixes (ex. : exécution des instructions d’une carte cognitive) : il doit y avoir récursivité d’analyse entre l’état du monde cognitif (interne) et l’état du monde hors de soi (externe). Le quatrième chapitre aborde l’embodiment (embodied cognition), à savoir l’impact du corps sur la cognition. Absolument absente du territoire de la cognition classique, cette idée de la corporalité forgeant une part de la cognition n’est pas nouvelle et se retrouve déjà dans la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty (1945). La « simple » action délibérée de prendre sa tasse de café n’est pas le fruit d’un examen perceptuel classique guidé par les mécanismes cognitifs ascendants (bottom-up) et descendants (top-down) mais bien le fait de l’existence d’un modèle du corps dans l’espace, un modèle mis à jour automatiquement. Si les conséquences d’une telle approche ne sont pas encore très claires pour l’IHM, son adoption semble inévitable dans la mesure où le corps est notre interface avec le monde. Le cinquième chapitre fait place à cette vision de la cognition qui ne serait pas confinée ni au cerveau ni au corps mais bien prolongées par les lieux, les choses et les êtres constitutifs de l’environnement. Le concept de cognition étendue (extended cognition) ne pose pas la question comment pensons-nous les objets ? mais bien comment pensons- nous avec les objets ? De même le concept de cognition distribuée (distributed cognition), apparenté à certains aspects de l’AT, stipule que la technologie est le fait d’un usage distribué socialement et contribue ainsi à forger une cognition hors de soi, plus sociale que strictement individuelle.
En relative rupture avec les chapitres précédents, Turner poursuit cet examen post-cognitif dans les trois chapitres suivants en abordant les concepts d’énaction (enactive cognition), d’epistemic coping (la face inconsciente de notre usage de la technologie) et de « faire-croire » (make-believe ou pretend play). Ces concepts se positionnent sur des territoires fort distants de celui de la cognition classique mais constituent le socle principal sur lequel Turner, dans son neuvième et dernier chapitre, viendra établir son appel à embrasser les approches post- cognitives pour mieux comprendre et développer les IHM.