Modèle du lieu en design d’interaction A model of space in interaction design
Siège des activités humaines, le lieu est d’une grande importance en design d’interaction. Investi de sens, de valeurs, de conventions et d’attentes, le lieu se définit au-delà de sa nature physique. C’est aussi une réalité complexe, aux dimensions multiples, qui exerce une réelle influence sur nos interactions et nos comportements. Pour plusieurs raisons, le lieu demeure une notion très ardue à appréhender en design d’interaction. Cette difficulté prive trop souvent les interfaces d’une réelle convivialité, caractéristique déterminante de la réussite d’une relation entre humain et interface. Nous posons une réflexion sur les principaux lieux de l’interaction humain-interface et proposons un modèle des éléments à considérer pour la prise en compte d’un lieu particulièrement riche et complexe : le lieu psychologique.
Central to human activities, place is of great importance in Interaction Design. Invested with meaning, values, conventions and expectations, place as to be defined beyond its physical dimension. It is a complex, multidimensional reality, which exerts a real influence on our behavior and interactions. For several reasons, place remains a very difficult concept to grasp for interaction designer. The consequences of this difficulty directly affect usability and user friendliness, central characteristics of a successful relationship between human and interface. In this paper, we discuss about the role of place in human-interface interaction and we propose a model to take into account the psychological state of place in design.
1. Introduction
Le lieu est une notion de grande importance en matière de design d’interaction. Structurelle et spatiale, sa nature matérielle permet, suggère, encadre et influence les actions et les interactions des humains qui l’habitent et le traversent (Harrison et Dourish, 1996 ; Kalay et Marx, 2005). En plus d’être une réalité physique, le lieu est un phénomène psychologique activé par l’interaction sociale et nourri par les représentations culturelles (Kalay et Marx, 2005). Depuis au moins Goffman (1973), on sait toute l’importance de la congruence du lieu (le « décor ») avec l’être et l’agir des humains en présence.
Parce qu’il exerce une influence sur nos interactions, le lieu devrait préoccuper le designer dans la conception de tout artéfact technologique doté d’une interface (McCullough, 2005). La non-prise en charge des dimensions communicationnelles et interactionnelles du lieu prive trop souvent les interfaces d’une réelle convivialité, caractéristique déterminante de la réussite d’une relation entre humain et interface. À la fois propriété de système et produit de la perception, de la cognition et de l’émotion humaine, la convivialité est une qualité multifacette essentielle qu’on cherche à intégrer à fort degré dans la plupart des interactions humain-interface. La prise en compte du lieu bénéficie à la convivialité des interfaces (Ciolfi, 2007 ; Yunan, 2008). À la suite de Messeter (2009) et Ciolfi (2004), qui ont ouvert de nouvelles voies d’exploration du lieu en design d’interaction, et de Biocca (1997) qui propose un modèle tripartite du sentiment de présence dans les environnements virtuels, nous proposons un modèle qui pourra favoriser la réflexion sur le lieu afin d’assurer la convivialité interface-humain.
2. L’interaction humain-lieu physique
Depuis qu’Homo Sapiens a commencé sa grande aventure en Afrique il y a environ 200 000 ans – et c’est le cas de tous les autres homininés l’ayant précédé ou côtoyé –, les lieux physiques qu’il a traversés, occupés, transformés et convoités ont joué un rôle considérable dans sa propre évolution et dans l’élaboration de la culture humaine (Renfrew et al., 2009 ; Renfrew, 2008). L’appropriation d’un lieu par des individus de notre espèce était alors conditionnée par des besoins partagés par tout animal : trouver et occuper le lieu idéal pour se protéger de jour comme de nuit, pour se reposer entre deux courses ou deux chasses (Bramble et Lieberman, 2004), pour consacrer et démontrer l’appartenance à un territoire, pour se nourrir, se reproduire, etc. Au fil des siècles et des millénaires, les lieux de l’activité humaine se sont multipliés et spécialisés au rythme de l’enrichissement culturel et de la complexité croissante des rapports interindividuels, intra- et intergroupe. En plus des lieux interdits probablement apparus parallèlement à l’émergence d’un certain esprit religieux, le développement des sociétés, des castes et des économies basées sur l’accumulation de richesses a même entraîné une distinction fondamentale entre le lieu privé et le lieu public. Des conventions et des codes associés à ces divers lieux et à diverses pratiques dans des lieux de plus en plus dédiés ont émergé et sont devenus des éléments incontournables de la culture humaine, notamment en matière d’art, de commerce, de religion, de communication, etc.
Si certaines fonctions essentielles du lieu ont bien changé depuis notre berceau africain, d’autres sont demeurées primordiales : c’est le cas notamment de la fonction de sécurité et de protection qui, par extension, amène l’humain à sélectionner des lieux qui favorisent son bien-être physique et psychologique (Appleton, 1975). Notre préférence consciente ou inconsciente pour les environnements bucoliques ou encore de type savane (Balling et Falk, 1982 ; Falk et Balling, 2010 ; Weinschenk, 2011) atteste au moins en partie de ce penchant universellement répandu. Par ailleurs, notre capacité marquée à percevoir l’affordance générale ou les affordances particulières d’un environnement donné atteste de notre compétence fondamentale en matière d’examen du lieu, que ce soit en perception directe (bottom-up) ou indirecte (top-down) (Gibson, 1972 ; 1977). L’interaction humain-lieu physique implique alors des « mécanismes » cognitifs et émotionnels qui opèrent et s’activent le plus souvent sous la barre de la conscience et qui sont guidés ou aiguillés par les divers schémas ou modèles mentaux des lieux que chaque individu intègre et cultive au fil de son existence. Les déplacements, les relocalisations, les traversées, les courts et les longs arrêts dans les multiples lieux de nos vies sont intrinsèquement liés à chacune de nos activités et sont l’objet de nos préoccupations constantes.
3. Difficile prise en compte du lieu en design d’interface
Aujourd’hui, l’impact du lieu physique sur nos interactions est tout aussi manifeste et la diversification se poursuit. On assiste en direct à l’émergence de lieux encore improbables il y a quelques années à peine – comme c’est le cas du tiers-lieu ou du coworking space à l’usage notamment des travailleurs autonomes (Marzloff, 2009). De plus, les lieux physiques se chargent de sens sur le plan culturel comme jamais auparavant : en effet, la migration mondiale des populations rurales vers les villes (Nations Unies, 2008) et l’interinfluence des différentes cultures en un point géographique donné enrichissent inévitablement les lieux et leurs usages et viennent complexifier les conventions inhérentes à l’occupation ou au transit de certains lieux. Mais ce qui frappe encore davantage, c’est l’apparition récente et la démocratisation fulgurante du numérique et de ses interfaces, et ses impacts sur le lieu physique (Eyechenne, 2008 ; Greenfield, 2006 ; Kaplan, 2009 ; Kuniavsky, 2010).
Comme élément ou artéfact constitutif d’un lieu physique, le numérique prend tantôt la forme d’un guichet bancaire automatisé (ATM) au coin d’une rue ou dans un pavillon universitaire, tantôt celle d’une caisse-enregistreuse en autoservice dans un supermarché ou celle d’un GPS dans la voiture ou encore celle de la voix apaisante du système domotique qui dit bonjour lors du retour à la maison. Le bon vieil ordinateur de bureau permettant l’accès au web appartient aussi à cet ensemble. Comme dispositif accompagnant l’humain dans ses occupations du lieu ou dans ses déplacements d’un lieu à l’autre, le numérique prend l’une des nombreuses formes qu’offrent la téléphonie mobile, les assistants personnels, les tablettes et liseuses ainsi que les ordinateurs portables, pour ne nommer que les éléments les plus fréquents.
Tous ces dispositifs numériques, qu’ils soient ou non intégrés définitivement au lieu physique, présentent des interfaces fort variées. Cette diversité entraîne une multiplication des stratégies d’intégration du numérique dans les lieux physiques sans pour autant émaner d’une réelle prise en compte du lieu par les spécialistes de l’interaction humain-interface. En effet, conséquence du développement technologique et des solutions de plus en plus performantes et accessibles, les interventions sont le plus souvent orientées technologie (technology-driven) et résultent plutôt rarement d’une prise de conscience de la valeur intrinsèque du lieu comme le permettrait une approche réellement orientée vers le design (design-driven) (Norman et Verganti, 2012). Subtile composante de ce phénomène sociotechnologique complexe, le lieu, pour plusieurs raisons, demeure une notion difficile à appréhender en interaction humain-interface.
D’abord, le lieu est une entité intimidante pour le designer dont la principale expertise concerne la conception et la réalisation d’interfaces, « objets » numériques pensés pour exister dans les limites d’un écran dont la matérialité est tributaire du dispositif physique dans lequel il est inséré. Extérieur à l’objet des préoccupations premières du concepteur, le lieu passe facilement inaperçu aux yeux de celui qui n’a ni les repères ni les outils susceptibles de lui permettre d’apprécier son utilité et de constater sa nécessité (Ciolfi, 2004 ; Messeter, 2009 ; Yunan, 2008). Le plus souvent, le lieu est par ailleurs assimilé au contexte, nébuleuse notionnelle dont l’importance – à tout le moins du point de vue théorique – fait l’unanimité mais qui pose néanmoins certains problèmes d’opérabilité dans les interventions en design (Moran, 1994 ; Moran et Dourish, 2001). En fait, dans le feu roulant de l’action d’un mandat donné, la démarche conventionnelle du designer d’interface est généralement pensée dans un rapport unilatéral humain-interface sans toujours intégrer efficacement une prise en compte du lieu, voire du contexte. Lorsqu’il planche sur l’amélioration de l’utilisabilité ou sur l’optimisation de la convivialité, le designer concentre l’essentiel de ses efforts sur la qualité de la relation personne-objet. Par ailleurs, les approches cognitives classiques en interaction humain-machine et celles dites ergonomiques ou centrées sur l’utilisateur confortent ce modèle (Card et al., 1986 ; International Ergonomics Association, 2000).
Ensuite, la prise en compte du lieu en interaction humain-interface met en lumière le paradoxe suivant : nous consacrons des énergies importantes à créer l’effet de présence pour justement éliminer les effets du lieu physique. La notion de présence se définit comme une expérience sensorielle, perceptuelle et conceptuelle (Heeter, 2003) pendant laquelle une personne a la réelle impression de faire partie d’un environnement non présent (Shubber, 1998). Cette expérience naît de la volonté de l’utilisateur de s’isoler dans un univers virtuel. Subjectif et légitime, ce besoin, qui peut sembler contraire à la recherche d’harmonie entre le lieu physique et l’interaction humain-interface, appelle à une réflexion sur la gestion de la liberté, souhaitable et souhaitée, du phénomène immersif en design d’interface/interaction et sur ses effets sur la relation entre la personne, l’interface et le lieu physique.
Enfin, le lieu est une réalité complexe tant par sa diversité (genres, conventions, typologies, etc.) que par ses nombreuses dimensions (psychologiques, sociologiques, etc.). Rempli de nuances, il est difficile à cerner et à interpréter surtout lorsque les cadres théoriques se font rares. C’est particulièrement vrai aujourd’hui alors que nous assistons à la genèse d’un nouveau paradigme de conception qui insiste sur la valeur du lieu en design d’interaction. Depuis quelques années, la question suscite un intérêt croissant de la part de spécialistes du domaine (Ciolfi, 2004 ; Messeter, 2009). De ce mouvement émerge une communauté de chercheurs qui proposent des pistes de réflexion sur l’apport du lieu et de ses différentes dimensions et subtilités en interaction humain-interface (Ciolfi et al., 2008).
4. Les lieux de l’interaction
Pour saisir la complexité du lieu comme élément constitutif du cadre interactionnel humain-interface, il faut nécessairement se pencher sur sa nature fondamentale. Au sens général, le lieu est une portion d’espace délimitée à la fois par des éléments physiques (murs, planchers, portes, décors, clôtures, revêtement, etc.), sémiotiques (signalisation, tracés divers, couleurs, musique, etc.) et linguistiques (codes alphanumériques, inscriptions, consignes, etc.). La combinaison de ces éléments contribue à construire un espace concret adapté, à des degrés divers, à l’occupation ou à l’utilisation par des humains ou à leur simple passage. C’est le lieu physique de l’interaction.
Tuan (1977), dans une perspective expérientielle, présente une notion de lieu intrinsèquement liée à celle d’espace. Interdépendantes, elles ont besoin l’une de l’autre pour exister. La sécurité du lieu révèle la liberté de l’espace, le mouvement permis par l’espace mène à la pause qui génère le lieu, etc. Le lieu est un espace investi de valeur (Tuan, 1977 ; Harrison et Dourish, 1996). Contrairement à l’espace, le lieu est chargé de significations, de conventions, d’attentes, etc. « Space is the opportunity ; place is the understood reality » (Harrison et Dourish, 1996, 67). À la suite de Tan, Ciolfi (2007) considère que le lieu est un construit expérientiel bâti sur quatre dimensions profondément interreliées : la dimension personnelle, sociale, culturelle et physique/structurelle (Ciolfi, 2007).
Si l’objectif est de mieux comprendre la nature des interactions pour concevoir de meilleures interfaces, le lieu où se produit l’interaction peut difficilement se laisser définir par la seule description physique des lieux occupés ou traversés par l’éventuel utilisateur d’une interface. Si une telle description, complète ou partielle, reste requise dans la plupart des cas, notamment pour établir certaines spécifications d’un système donné, elle demeure toutefois incomplète – et parfois même trompeuse – pour tracer les réels contours de l’interaction humain-interface, qui se définit aussi à au moins deux autres niveaux.
Dans le paradigme interactionnel, l’interface, sa logique et son système sous-jacent ne peuvent être assimilés à une simple composante du décor. Même dans le cas où l’interface est diffusée par le biais d’un dispositif fixé dans un lieu physique donné, sa présence dans l’inventaire des caractéristiques physiques du lieu ne saurait en révéler la nature fondamentale dans le contexte de l’interaction (Gobert, 2000). En fait, l’interface et son modèle conceptuel sous-jacent constituent un lieu en soi, le lieu virtuel de l’interaction. Il s’agit d’une composante essentielle qui prend forme avec son propre corps de règles (Tidwell, 2006) et ses modes d’organisation spécifiques (Pignier et Drouillat, 2008). Il s’agit d’un lieu qui a le potentiel de déployer sa propre portion d’espace, soit un lieu dans un lieu. Lorsqu’il est intégré au lieu physique, le lieu virtuel préexiste à la présence de l’utilisateur et peut, s’il s’agit d’une réalité nouvelle pour ce dernier, faire l’objet d’un certain apprentissage pour être utilisé adéquatement (Gobert, 2000). Lorsque l’utilisateur transporte avec lui un dispositif mobile qui lui appartient et qu’il utilise une interface en un lieu physique donné, le lieu virtuel existe alors dans des conditions qui peuvent ou non nécessiter un apprentissage. Le lieu virtuel est l’objet d’intervention privilégié des designers d’interfaces alors que l’« interlieu » résultant de la combinaison du lieu physique et du lieu virtuel est pour le moment le domaine revendiqué par certains designers d’expérience (UX designers), designers d’interaction ou designers d’événements, d’exposition, etc. (Ciolfi, 2011 ; McCullough, 2005).
En plus du lieu physique et du lieu virtuel, un modèle de l’interaction humain-interface, pour être complet, doit inclure un troisième lieu, soit le contrôleur réel de l’interaction : le lieu psychologique. Confronté à un lieu virtuel – une interface et son modèle conceptuel sous-jacent selon la terminologie du présent modèle – dans un lieu physique donné, l’humain déploie une panoplie de mécanismes mentaux qui seront les vecteurs et les catalyseurs des décisions interactionnelles. La perception sensorielle, l’attention, l’état de conscience, la mémoire, les émotions, la motivation et d’autres processus de haut niveau cognitif comme la lecture et la résolution de problèmes seront sollicités et contribueront à générer l’interaction. Bien que la majorité des processus mentaux puissent être impliqués dans l’interaction, le lieu psychologique n’est pas un synonyme accommodant pour désigner l’utilisateur et ses capacités mentales au sens large. Il s’agit d’une notion plus restreinte mais plus précise qui offre un avantage opératoire que nous tenterons de justifier plus loin.
Dans le cadre de ce modèle, le lieu psychologique est le produit, en transformation constante, des activités mentales dédiées à l’interaction avec le lieu physique et le lieu virtuel ainsi que le produit des états mentaux engendrés par cette interaction. Ce produit mental est à la fois le résultat de la cognition, des émotions et de la motivation de l’utilisateur. Les deux premiers lieux génèrent les stimuli primordiaux captés par les mécanismes perceptuels de l’utilisateur (bottom-up), et ces stimuli sont ensuite filtrés, sélectionnés, reconstruits, agencés en fonction des attentes, de l’état émotionnel, des connaissances antérieures de l’utilisateur (top-down). La résultante de ce processus bidirectionnel et bidimensionnel est le lieu psychologique, à savoir un espace mental élaboré dans l’anticipation du contact avec les deux autres lieux, au cours même de l’interaction ou encore en rétrospection d’un contact avec un lieu physique ou virtuel. Le lieu psychologique se présente alors comme un assemblage de différentes cartes, modèles et schémas mentaux générés, activés ou modifiés au fil des interactions (anticipées, en cours ou revisitées en rétrospection).
Figure 1. Les lieux de l’interaction humain-interface
La figure 1 représente les trois lieux discutés. Le lieu physique est l’endroit concret où se produit l’interaction. Le lieu virtuel comprend le modèle conceptuel d’un site ou d’une application et son interface. Le lieu psychologique constitue le cadre mental de l’utilisateur lorsqu’il est en interaction avec les deux autres lieux. Les lieux virtuel et psychologique appartiennent forcément à un contexte global, dont les influences sont variables mais omniprésentes, et peuvent déborder du cadre rigide du lieu physique et s’étendre à d’autres lieux (ex. : le lieu physique dans lequel est situé un interlocuteur à distance). L’interaction en elle-même n’est pas illustrée puisqu’elle peut se produire entre tous les éléments des lieux présents et l’humain. L’humain vit à la fois dans le lieu physique et dans l’immanence du lieu psychologique et entre en contact avec le lieu virtuel. Comme le montrent les tracés hachurés dans la figure 1, les lieux virtuel et psychologique peuvent aisément sortir du cadre imposé par le lieu physique : en effet, le lieu virtuel peut entraîner l’utilisateur dans les confins du cyberespace alors que le lieu psychologique peut faire intervenir des schémas et des souvenirs qui transportent l’utilisateur dans d’autres lieux et d’autres moments. Par ailleurs, la figure présente aussi les autres lieux et le contexte global. Ces derniers peuvent avoir une influence considérable sur l’interaction en cours dans un lieu physique donné. Par exemple, si le lieu physique de l’interaction est une salle d’attente d’un service spécialisé dans un hôpital, l’utilisateur aura obligatoirement traversé une série de lieux hospitaliers pour s’y rendre (urgences, corridors, ascenseurs, comptoirs d’accueil, etc.). Ces autres lieux lui auront certainement fait activer des schémas mentaux qui, à leur tour, auront une influence sur l’interaction dans la salle d’attente.
5. Lieu psychologique et design d’interaction
L’étendue et la complexité des mécanismes et des phénomènes mentaux qui entrent en jeu dans un contexte d’interaction (ou dans toute autre situation de la vie courante, incluant même le sommeil) sont telles qu’il serait vain de tenter une quelconque intégration opératoire dans un modèle de conception. L’identification d’éléments limités mais précis est la seule voie possible d’intégration si l’intention est de proposer un modèle utilisable par le designer (d’interaction, d’interface, etc.). Dans le tableau 1, nous avons isolé des éléments particuliers dont doit tenir compte le designer. La somme des aspects présentés constitue plus concrètement ce que nous entendons par lieu psychologique.
Si la description fournie dans ce tableau reste encore trop sommaire pour être pleinement opératoire, les éléments présentés peuvent très certainement guider le développement ou la sélection de méthodes existantes qui permettraient au designer de bénéficier d’une compréhension accrue du lieu dans son travail.
Tableau 1. Prise en compte du lieu psychologique par le designer : éléments principaux à considérer
6. Conclusion
La prise en compte du lieu en design d’interaction humain-interface est ardue. La notion en elle-même est complexe par la diversité des genres, des conventions, des typologies et des dimensions qu’elle englobe. Le modèle du lieu que nous proposons ici est un pas de plus vers une meilleure compréhension et une réelle prise en charge du lieu par le designer d’interaction. C’est un cadre de référence pour la conception d’interfaces plus conviviales et pour le développement de possibilités interactives encore peu exploitées dans notre domaine. L’enrichissement de ce modèle passe inévitablement par une expérimentation en contexte réel de conception, prochaine étape de nos investigations.
Dans le modèle proposé, nous avons souligné l’importance du lieu psychologique et présenté quelques aspects à considérer dans une perspective de design. L’interaction enclenchée au contact du lieu physique et du lieu virtuel demeure essentiellement une réalité mentale d’où l’importance de la prise en compte du lieu psychologique par les concepteurs. Tous les mécanismes convoqués dans la construction du lieu psychologique ne sont pas détaillés ici et ne sont vraisemblablement pas tous connus, ce qui ne réduit toutefois pas l’utilité du concept, loin s’en faut. Apparenté à la notion de carte mentale décrite notamment par Passini dans le contexte du wayfinding (1996), le lieu psychologique s’en démarque du fait qu’il intègre les représentations du lieu virtuel et du fait qu’il n’a pas pour fonction obligée ou unique de résoudre un problème de navigation et de repérage dans un lieu physique donné.
Bien qu’elle n’ait pas été traitée en détail dans cet article, la dimension autres lieux présentée dans le modèle de la figure 1 nous semble prometteuse, notamment dans le contexte du design de services, discipline intégratrice qui nécessite l’examen combiné des problématiques associées au design d’interface, à l’architecture d’information et au design d’interaction (Meroni et Sangiorgi, 2011). Les services donnés par une organisation ou une entreprise peuvent difficilement être analysés avec les outils et les méthodes développés pour les objets, physiques ou virtuels. Notre modèle nous semble adapté pour prendre en charge la représentation des problématiques de prestation de services dans des organisations complexes où le passage d’un bénéficiaire donné dans une succession de lieux physiques (où se trouvent aussi des lieux virtuels) génèrera obligatoirement des schémas mentaux qui viendront constituer un lieu psychologique fort complexe, dont la précision et l’utilité pourront être compromises par divers états émotionnels et motivationnels.