L’interface de Facebook et les règles interactionnelles kanakes The Facebook interface and kanak interactional rules
Cet article démontre comment la convivialité, par la co-présence et les interactions médiatisées de l’interface Facebook, facilite la prise de parole pour l’internaute kanak, et offre la possibilité d’une plus grande liberté d’expression. L’analyse de la présentation de soi par des autopublications kanakes sur Facebook révèle la propension de ces internautes à inventer une manière de communiquer que l’on peut analyser comme étant ambivalente, car respectant et contournant dans le même temps les règles sociales, interactionnelles et coutumières. La notion de convivialité est dans ce cas envisagée comme émanant d’un double mouvement, entre l’expérience communicationnelle des interactions médiatisées, et l’apprentissage itératif des fonctionnalités et des cadres de l’interface utilisée.
This article demonstrates how conviviality facilitates speaking for the Kanak Internet users, by the co-presence and the mediated interactions of the Facebook interface, providing the possibility for a greater freedom of expression. The analysis of presentation of self by the Kanak autopublications on Facebook reveals the tendency of these users to invent a way of communicating that can be analyzed as ambivalent, since they are respecting and at the same time circumventing the social, interactional and customary rules. The concept of conviviality in this case is seen as emanating from a double movement between the communicationnal experience of mediated interactions, and the iterative learning features and frameworks of the interface.
1. Introduction
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Cependant, depuis la loi organique du 27 février 2004, il existe également le statut de Pays d’outre-mer (POM). La Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie en font partie. Entre 2012 et 2019, les citoyens de la Nouvelle-Calédonie seront appelés à décider par référendum le statut d’autonomie de la collectivité d’outre-mer.
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Terme le plus souvent utilisé par nos interlocuteurs kanaks.
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Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) : « En 2009, 40,3 % des habitants de Nouvelle-Calédonie déclarent appartenir à la communauté kanake (99 100 personnes) ». http://www.insee.fr/fr/themes/document. asp?ref_id=ip1338#inter1
La Nouvelle-Calédonie est une collectivité d’outre-mer (COM) française en processus d’autodétermination1. Elle est composée de plusieurs groupes ethnoculturels, dont les Kanaks, « peuple premier »2, qui reflètent près de 40 % de la population générale3 et sur lesquels porte cette étude.
Les technologies de l’information et de la communication (TIC) et la sphère internet ont créé, par l’intermédiaire de ses matériels et de ses interfaces logicielles, une alternative aux prises de parole de différents peuples qui ont su se les réapproprier selon leurs spécificités culturelles. Dans ce sens, Thierry Vedel souligne l’importance de l’appropriation des TIC, car elles peuvent réorganiser l’ordre social et/ou les rapports de force conformément à la prise de parole selon des cultures, des groupes, etc. (Vedel, 1994). Malgré l’influence exercée par l’hégémonie culturelle par l’intermédiaire des technologies, une ouverture s’ouvre aux imprévus, les dispositifs incluent des savoirs multiples et variés et permettent la production de sens avec les interactions médiatisées et les (auto-) publications. Dans ce cadre, des pratiques imprévues et détournées peuvent apparaître. En effet, l’appropriation des dispositifs médiatiques numériques via l’intermédiaire de l’autopublication interroge la relation entre celui-ci et l’internaute. « Les outils d’autopublication mobilisent et produisent les discours les plus divers. Ils transmettent des valeurs de liberté du récepteur : travail collaboratif, liberté d’accès et d’expression de tout un chacun, créativité, etc. » (Cardon, 2006, 12).
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Le corpus numérique est constitué d’un échantillon de trois pages personnelles [d’amis] Kanaks qui nous ont donné leur accord afin d’analyser leur page mais à condition de garder les résultats anonymes.
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La présentation de soi fait référence ici à l’ouvrage d’Erving Goffman expliquant que les interactions sociales forment une scène d’un théâtre dans laquelle les individus sont des « acteurs » qui jouent des rôles et dont les relations sociales s’organisent autour de règles précises (Goffman, 1973).
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Fondé en 2004, Facebook est depuis début 2008 le réseau social comportant le plus grand nombre d’utilisateurs.
Nous avons ainsi pu repérer, à travers l’analyse d’un corpus numérique sur Facebook4, que des Kanaks participent à l’émergence de nouvelles formes de pratiques communicationnelles. De manière plus générale, nous avons pris en compte dans leur diversité, les formes d’interactions sociales qui influencent la présentation de soi5 à travers le dispositif Facebook6.
Annabelle Klein, une des pionnières de l’analyse de la présentation de soi sur internet, explique comment le web représente l’espace en tant qu’« un lieu qui est pratiqué » (Klein, 2001, 15). Pour arriver à cette proposition, l’auteur utilise la théorie de Michel de Certeau : « L’espace, quant à lui, serait […] un croisement de mobiles. Il est en quelque sorte animé par les mouvements qui s’y déploient. Est espace l’effet produit par les opérations qui l’orientent, le circonstancient, le temporalisent et l’amènent à fonctionner en unité polyvalente de programmes conflictuels ou de proximités contractuelles… » (de Certeau, 1990, 172-173). Le lieu peut donc être transformé en espace ; à partir du moment où les individus le pratiquent, l’habitent, il est « ainsi variable, mobile, plurivoque, toujours en mouvement, en devenir » (Klein, 1998, 12). Sur Facebook, le lieu peut être envisagé sous la forme d’une page groupe ou d’une page individuelle, cependant, les interactions médiatisées amènent ce lieu à devenir un espace. « Ainsi, la visite d’une page personnelle par un internaute en fait un espace, un lieu “pratiqué”, “expérimenté”, que ce visiteur soit d’ailleurs connu ou inconnu de son auteur, ou encore qu’il s’agisse de l’auteur lui-même » (Klein, 1998, 12). Le lieu expérimenté par les internautes kanaks est modelé par leurs spécificités culturelles, provoquant un espace de dialogue empreint de règles interactionnelles coutumières. L’interface de Facebook constitue un champ de visibilité qui permet de traiter les pratiques communicationnelles rattachées à une situation globale et de cerner les pratiques coutumières qui y sont rattachées.
Concernant notre approche méthodologique, en premier lieu, un travail de recensement des sites web kanaks a été effectué, mais la rareté de ceux-ci a porté vers la prospection d’autres dispositifs médiatiques numériques. La diffusion d’information concernant le peuple kanak se retrouve, d’un côté, davantage dans des sites web institutionnels, et de l’autre côté, dans des sites web d’associations kanakes. En second lieu, le constat s’est révélé évident, les blogs kanaks sont également très peu présents sur la toile. Ce dernier dispositif médiatique numérique se situant dans la sphère publique du web est moins populaire, car ses caractéristiques correspondent peu aux convivialités interactionnelles kanakes. Le caractère réservé de la prise de parole kanake, obéissant à des règles coutumières interactionnelles, peut refléter une forme d’autocensure dans la sphère publique. Dans ce cadre, les dispositifs médiatiques numériques qui exposent l’internaute dans une sphère ouverte et publique le conduisent à une certaine prise de risque. En l’occurrence, Facebook offre la possibilité de contrôler, avec les paramètres de confidentialités, la visibilité de la prise de parole au sein d’une sphère semi-publique. Selon ces paramètres décidés par l’internaute, Facebook propose un cadre plus accessible aux néophytes, ou en d’autres termes, les cadrages de son interface permettent des pratiques de convivialité entre utilisateurs.
Avant d’aborder le cœur du sujet concernant l’interface Facebook, expliquons brièvement quelques traits saillants de l’ordre interactionnel et culturel kanak, qui, liés à l’ordre social coutumier, seront par la suite associés à la possibilité d’ouverture à la liberté d’expression.
2. Convivialité humaine chez les Kanaks
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Données relatives à une enquête de terrain effectuée en Nouvelle-Calédonie en 2010.
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Avec les Accords de Matignon-Oudinot en 1988, une subdivision spéciale fut créée et 28 aires coutumières sont rattachées au Sénat coutumier.
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Entretien réalisé le 9 juillet 2010 à Nouméa.
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Ibid.
Une des valeurs centrales, inévitablement mentionnée par les soixante-dix Kanaks interviewés7 est celle du « respect ». Un interlocuteur kanak travaillant au sein d’une aire coutumière8 explique cette valeur fondamentale : « Toute sa cosmogonie, toute son architecture, son environnement est basé sur le respect. Ce qui est le cas avec les coutumes. Et une manière de le montrer, c’est le travail coutumier et sa générosité »9. Il ajoute : « Et être Kanak c’est aussi un lien avec la terre, la mer, aller avec l’espace, car son identité est multiforme, il est dans son écosystème. Donc un Kanak ne peut pas être uniquement une personne dans les affaires, juristes, qui est secrétaire général d’un conseil coutumier, ou qui fait simplement ses études. Il y a un ensemble de choses qui cultivent ses valeurs, de respect, de générosité de vivre ensemble, d’ailleurs ces valeurs sont souvent couplées avec des valeurs religieuses »10.
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Le terme « coutume » reste critiqué et « la coutume (kastom en pidgin mélanésien) serait en quelque sorte l'ennemie jurée de la société moderne ». (Wittersheim, 2002, 386).
Avec les changements sociaux que produisent l’introduction des TIC, les flux migratoires et le développement minier sur le territoire, la « coutume »11 se confronte continuellement à l’idéologie de la « modernité ». En effet, les valeurs coutumières s’hybrident avec les valeurs portées par la « modernité » comme celle d’une liberté d’expression souveraine aux conditions et à l’environnement de la prise de parole. De nouvelles pratiques de communication prennent forme. Par exemple, les Kanaks s’expriment aujourd’hui sur Facebook tout en voulant garder une puissance symbolique illustrée à travers les échanges médiatisés. Cette puissance symbolique se définit par les rituels interactionnels kanaks en lien avec la coutume. Ainsi, les images (la case, la flèche faîtière, etc.) et des personnages kanaks (chef Ataï, Jean-Marie Tjibaou, etc.) font intrinsèquement partie de cette puissance symbolique dans l’univers « facebookien ».
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Entretien réalisé à Nouméa le 8 juillet 2010.
La « coutume » correspond à un ensemble de règles transmises qui façonnent les modes relationnels. En sortant de Nouméa, il est difficilement envisageable d’arriver sur un lieu sans faire la coutume par respect pour l’hôte. Comme l’a vécu Anne Tristan : « En Kanaky, le contact ne s’établit vraiment qu’au moment de la coutume, lorsqu’on montre son visage » (1990, 161). Les discours cérémoniels sont effectués par des personnes clés ayant le statut coutumier requis lors des différents événements liés à la culture kanake, marquant un grand respect du consensus et de l’autre. Concernant l’enjeu de la coutume, le positionnement des jeunes Kanaks à tendance à se transformer : « J’ai entendu par beaucoup de personnes dire que savoir être Kanak, c’est savoir planter l’igname. Moi, je pense qu’être Kanak c’est savoir d’où l’on vient, à quel clan on appartient, sur quelle terre on est installé. L’histoire de son clan, la langue et le partage avec la communauté, c’est puissant, car c’est de l’amour »12. Cet amour dont parle ce jeune Kanak revient au respect de l’autre, de soi, mais aussi de la coutume et de leur culture, valeurs qui sont exprimées de façon récurrente par les Kanaks interrogés concernant leur l’identification.
3. Internet et la liberté d’expression pour la jeunesse kanake
La soif de liberté fait toujours partie de l’esprit des jeunes Kanaks, en groupe ou seuls, ils font valoir le principe de liberté individuelle en remettant en cause les valeurs de l’autorité, mais cela, davantage dans des espaces circonscrits à ce type d’expression. Il en est ainsi sur internet, plusieurs jeunes interlocuteurs kanaks ont évoqué le fait qu’internet permet une expression plus libre, les incitant à la prise de parole. Un Kanak dans la vingtaine affirme :
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Entretien réalisé à Nouméa le 20 août 2010.
C’est plus difficile de m’exprimer avec certaines personnes comme les membres de ma famille et mes grands frères aussi parfois. Sur internet et surtout sur Facebook, j’ai plus de facilité à communiquer ce que je pense. (Qu’elle en serait les raisons ?) Déjà, chez nous, les Kanaks ont un respect pour tous ceux qui sont au-dessus de nous. Alors, on a plus de mal à dire ce que l’on pense à et devant nos grands frères, grandes sœurs, parents. Ce que l’on pense, par contre, je peux le mettre par écrit sur internet13.
Nous constatons donc, pour les Kanaks, cette possibilité de « libération » de la prise de parole qu’ouvre internet. Nous avons aussi remarqué qu’internet semble représenter dans leur conception « un autre monde ». Selon un groupe de jeunes Kanaks, dans la « vraie vie », ceux-ci sont obligés de faire face aux acteurs de la société coutumière et de les respecter. A contrario, sur internet, ils choisissent à qui répondre ou non, alors que pour les interactions sociales de la vie quotidienne, l’obligation de répondre s’impose.
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Entretien réalisé à Nouméa le 12 août 2010.
Par ailleurs et dans le cadre des communications transnationales, internet et notamment l’ancrage sociohistorique de ses usages au sein de la communication écrite, semble leur permettre une plus grande liberté d’expression. Cette liberté serait apportée non seulement par le fait d’utiliser Facebook, mais aussi par le fait d’être loin de leur île : « Le fait que je sois partie en métropole et par le biais d’internet, il y a des choses que j’exprime maintenant mieux qu’auparavant, à partir d’ici que quand j’étais au pays, en Nouvelle-Calédonie »14. L’autocensure représente un phénomène insulaire omniprésent qui est relié au pouvoir-choisir et au pouvoir-faire. La communication médiatisée sur internet aurait tendance, de par la formation de ses usages (lesquels peuvent dépendre de ses interfaces), à libérer partiellement les acteurs de ce phénomène. Cette proposition rejoint celle de John B. Thompson, montrant comment les médias « ont changé les conditions de la vie sociale et politique » (2000, 190) notamment par la transformation de la visibilité, car auparavant il fallait partager le même espace spatio-temporel pour être visible. « Mais avec le développement de médias de communication, la visibilité des individus, des actions et des événements, s’est libérée de son ancrage social » (Thompson, 2000, 190). L’aspect de cette « transformation de la visibilité » se reflète par la liberté d’expression aujourd’hui développée à travers les médias numériques, particulièrement ceux qui dévoilent des caractéristiques de convivialité pour le processus d’appropriation, à l’exemple de Facebook.
4. La convivialité de l’interface du dispositif médiatique numérique Facebook
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Toutefois, ce dispositif médiatique numérique est à la fois asynchrone en raison de sa fonction historique et de cette possibilité d’archivage des données en temps réel.
Facebook correspond, sur le plan technique, à un regroupement sur internet de différents dispositifs : pages web, courriel, chat, forums de discussion, listes de diffusion. Facebook s’appuie sur la présentation de soi et permet alors une perception en ligne (Walther et al, 2008) liée à diverses caractéristiques possiblement exposées sur le profil. Le profil Facebook peut se comparer à un blog, à la différence que les publications de ses acteurs sont insérées à l’intérieur d’un réseau social spécifique à ses intérêts et à ses différentes connexions, ou « amis ». Le dispositif représente « une instance, un lieu social d’interaction et de coopération possédant des intentions, son fonctionnement matériel et symbolique » (Meunier et Péraya, 2004, 338). Ce lieu social d’interactions se construit dans une temporalité synchronique15, en co-présence des interlocuteurs et l’échange médiatisé se construit au rythme des réponses, de la connexion et de la déconnexion des participants.
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Il est à noter qu’après avoir cliqué « j’aime », il est possible de cliquer « je n’aime plus ». L’interface ici s’adapte donc au changement d’avis.
L’interface Facebook possède des outils graphiques relativement simples en comparaison à la création d’une page web, et personnalisables. De plus, le nombre fini d’actions réalisables, ainsi que la présence de fonctionnalités se basant sur des types d’interfaces préexistantes sur le web, comme celles du tchat ou du forum, ou encore des fonctions de partage, contribuent à un apprentissage relativement rapide, et à une certaine impression de convivialité, relative à la relation de familiarité développée (ou se développant de façon itérative) avec l’interface. La fonction (ou mention) « j’aime »16 lancée en février 2009, permet en un seul clic d’exprimer que l’on apprécie la publication d’un des membres du réseau de l’internaute. Ces fonctions de partage affichent les champs d’intérêt de l’internaute et font partie des éléments qui construisent la présentation de soi sur ce dispositif médiatique numérique.
Le profil Facebook offre donc plusieurs possibilités multimédias où l’espace pour le texte est relativement restreint. Les internautes kanaks se (re) connaissent à travers la personnalisation de la page Facebook, leur rôle joué avec les interactions médiatisées sur internet peuvent s’inscrire dans la continuité des pratiques de la vie quotidienne. En même temps, nous constatons que la présentation de soi issue des interactions médiatisées forme une reconfiguration inévitable du soi pratiqué et constituant l’espace de soi, qui est aussi influencé par l’environnement numérique. Comme l’affirme Klein : « La page personnelle, comme lieu et espace de soi, a pour particularité de constituer une aire de reprise de l’expérience – par rapatriement d’autres sphères identitaires – qui produit une nouvelle expérience spécifique. Celle de « se mettre en commun » et de créer une entité spécifique » (Klein, 1998, 13). Cet espace de soi divulgue une personnalité de l’internaute et représente différents processus d’identification politique, sociale, culturelle, etc., créant un tout social complexe. La possibilité de réponse en temps réel à l’autopublication crée et charge de significations le dialogue, amène aussi l’internaute kanak à respecter des formules interactionnelles au sein des interactions médiatisées telles que « Asehê ! », « Oléti ! », « Atraqatr ! », le premier mot annonçant la fin de la communication en public et les deux suivants signifiant merci beaucoup. Ce phénomène interactionnel montre comment l’identification de soi passe également par un niveau collectif en rapport avec la sociabilité. Par conséquent, la configuration du dispositif médiatique numérique amène à rendre plus ou moins visibles ces logiques d’interactions ainsi que la mobilisation collective.
Selon les réglages de confidentialité, le mode d’accès suscite un espace semi-public, c’est-à-dire que l’espace de soi de l’internaute est visible par les membres à qui l’internaute définit l’accès. Même si l’internaute n’adhère pas à ces réglages de confidentialité (par méconnaissance des fonctions notamment), l’espace « facebookien » semble être délimité par les échanges médiatisés et la co-présence de personnes choisies, ce qui facilite la prise de parole des Kanaks, car l’espace personnel devient convivial. De plus, l’esthétique de la page personnelle provoque cette convivialité, l’internaute développe une expérience sensible d’une situation de communication. Autrement dit, la convivialité est envisagée ici avant tout par les interactions médiatisées qui y sont générées et par les sentiments de co-présence et de participation qui sont induits. L’interface elle-même est, par extension (ou par « capillarité »), rétroactivement vécue comme conviviale. Le processus d’adaptation à l’interface semble cumulatif : son usage augmentant généralement avec le nombre d’interactions que l’on trouve « acceptables », intéressantes ou « qui nous parlent », alimente ainsi d’autant le flux de gratifications personnelles ainsi que la familiarisation de l’internaute avec l’interface. De plus, Facebook s’utilise selon le rythme personnel de l’internaute et ce, souvent de manière quotidienne. Les échanges médiatisés s’organisent donc en fonction des fonctionnalités personnalisées de Facebook, les reliant à l’interactivité d’un monde communicationnel kanak. Par exemple, lorsqu’il y a des coutumes pour un événement (mariage, congrès, etc.), des photos seront partagées sur la page des membres du clan et/ou des personnes concernées n’ayant pu être présentes. Les interactions médiatisées qui suivront cette publication vont souvent mettre en avant les personnes qu’ils reconnaissent sur la photo par des formules de politesse : « C’est le frère de la tribu X ». Le terme « respect » sera également écrit à plusieurs reprises lors des interactions médiatisées qui défileront sous la photo de l’événement coutumier. Également, une humble pensée sera médiatisée pour les personnes les plus âgées présentes sur la photo : « bonjour à tout le monde, surtout aux deux grands-pères de la bande ». Il arrive aussi régulièrement qu’un internaute kanak partage une vidéo d’un discours coutumier, dans ce cas, le même genre d’interactions médiatisées défilera sous la vidéo publiée. La co-présence familiale est ainsi prédominante dans les univers « facebookiens » des internautes kanaks ; on a pu constater par ailleurs dans les pages de profil des internautes kanaks, plusieurs membres de leur famille sont affichés en tant que tels, de façon ostensible. De cette manière, l’aspect multimodal (image, son, écrit, vidéo) de Facebook permet des interactions médiatisées de manière transversale entre les dimensions de l’oralité, visuelle et de l’écrit de même que personnalisable, augmentant alors les possibilités des formes d’expression. Les autopublications sur ce dispositif médiatique numérique représentent ainsi une interconnexion des interfaces.
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Sauf pour le cas d’une page groupe (fan) dont les publications peuvent être effectuées au nom d’un collectif d’individus.
Les échanges médiatisés reflètent des perspectives diverses sur des thématiques communes interconnectant des espaces semi-privés. Ces espaces numériques permettent la rencontre et l’échange entre les internautes de positions et lieux divers devenant un espace de médiation translocal et transnational (Niezen, 2003). Ces espaces numériques qui ne semblent ni complètement publics, ni complètement privés, libèrent ainsi les internautes kanaks des règles interactionnelles du « statut réel » en lien avec la coutume, mais en même temps, ils permettent de « rester soi-même » et de conserver quelques-unes de ces règles, notamment en raison de la convivialité de l’interface et des fonctionnalités de Facebook. Ce dispositif médiatique numérique « formate » la mise en scène des internautes dans un rythme personnalisé, celui de la vie quotidienne, et révèle une partie du personnage qu’est l’internaute. Ainsi, l’ensemble des singularités réelles qui constituent le personnage avec ses liens sociaux, fabrique des interactions médiatisées dont la compréhension est possible par la connaissance du milieu et des interconnaissances. À la présentation de soi, notamment « encadrée » par l’interface, s’ajoute une construction de soi par les échanges médiatisés. Dans cette ère où l’on affirme que la communication bat son plein, la (re) présentation de soi est mise en avant et la subjectivité devient un espace réflexif. À travers cet espace de soi, il se reflète un entremêlement entre le social et le personnel, « l’individu pense avec le collectif dans lequel il s’engage, selon des modalités définies avec précision par le contexte » (Kaufmann, 2007, 209). Les enjeux s’inscrivent dès lors dans une analyse des logiques d’action communicationnelles individuelles et interpersonnelles, qui s’organisent de façon visible (ou non) au sein d’une mobilisation collective amenant différente appropriation des dispositifs médiatiques numériques et créant de nouvelles pratiques de communication. L’interface Facebook permet difficilement la prise de parole collective, car les interactions médiatisées s’effectuent au nom d’une seule personne17 ; la présentation et l’espace révèlent l’individu dans cet univers, ce qui permet de contourner des règles interactionnelles en lien avec la sensibilité de celui-ci face au contexte social et à l’environnement numérique. Bien que les pratiques de communication kanakes vivent un processus d’individualisation, les tactiques de communication s’insèrent encore à un niveau collectif. En effet, les compétences numériques des internautes kanaks permettant l’appropriation de dispositifs tels que Facebook, sous-entendent des compétences communicationnelles d’ordre collectif.
5. Conclusion
L’idée d’étudier les usages et pratiques des interfaces numériques dans une perspective culturelle kanake (ou de peuples autochtones considérés, a priori, hors de portée des technologies numériques) peut sembler plutôt inhabituelle, car les dispositifs médiatiques numériques sont initialement conçus dans (et pour) un cadre urbanisé, industrialisé et connecté, et souvent selon des valeurs célébrant la « modernité ». Nonobstant, nous avons tenté de montrer dans cette contribution l’intérêt heuristique de ce type de contexte, avec les potentialités empiriques d’une méthodologie mêlant l’ethnographie à l’analyse des énonciations sur le web.
À travers l’étude des interactions médiatisées et des autopublications kanakes sur Facebook, les internautes ordinaires inventent une manière de communiquer, que l’on peut analyser comme étant ambivalente : respectant par l’illustration de formule de communication, mais contournant à la fois les règles sociales relatives aux interactions coutumières par la prise de parole. L’activité d’autopublication par les différents modes et contenus collabore à ce processus de réappropriation du dispositif médiatique numérique. De la participation et du sentiment de co-présence que permettent les interactions médiatisées à travers l’interface de Facebook, résultent une impression de convivialité. Néanmoins, si les limites spatio-temporelles de l’interface (nombre de caractères requis à la prise de parole, les champs de visibilité communs aux interlocuteurs, etc.) contraignent l’internaute à respecter le cadre communicationnel du dispositif médiatique numérique, elles n’empêchent pas pour autant une plus grande liberté d’expression. La forme paraissant opérer une certaine influence sur le contenu des interactions médiatisées, il serait ainsi judicieux, pour la recherche en sciences sociales, d’interroger plus en profondeur, cet aspect afin de saisir les modalités d’adaptations des usages, des pratiques des TIC et les enjeux sociaux et culturels qu’ils sous-tendent. Par ailleurs, l’analyse de celles-ci à travers l’interface Facebook met en lumière les liens familiaux et les situations d’interactions qui se (re) tracent. Tous ces éléments spécifiques deviennent finalement pertinents pour constituer un stock de connaissance qui pourrait être fertile à l’égard d’une analyse critique et herméneutique.
En l’occurrence, le formatage de plus en plus poussé des interfaces et leurs possibilités d’utilisation par les non habitués et/ou non ciblés finissent par se transformer en inégalités numériques vis-à-vis des compétences communicationnelles inscrites dans une logique de standardisation. Cependant, des phénomènes de réappropriation des TIC et d’autopublication de ces groupes non ciblés ouvrent les portes à la production de nouveaux sens et de nouvelles pratiques de communication visibles par l’interface.