Dominique Cotte présente, comme le titre de son ouvrage l’annonce, le résultat et la synthèse des réflexions qui l’occupent depuis plus d’une quinzaine d’années autour de la question de la transformation, du recyclage et du transfert des formes médiatiques par le biais de la technologie numérique. Il s’agit d’une recherche en sciences de l’information et de la communication et notamment d’une proposition dans le cadre d’une approche techno-sémiotique qui s’occupe essentiellement de l’étude des signes et des objets, ainsi que des outils et des techniques de production ou de fabrication (web dynamique, htlm,…) qui influencent les contenus médiatiques. À noter que cet ouvrage est avant tout une réflexion englobante sur les formes et les objets ainsi que sur l’impact de la technologie sur ceux-ci.
Ce faisant, il propose un parcours interdisciplinaire avec pour objectif de rendre compte de l’appréciation scientifique des phénomènes, dans le domaine de la communication. Tout au long de ce parcours riche d’exemples concrets et de jalonnements par des réflexions antérieures, l’auteur interroge constamment l’objet, ses caractéristiques opérationnelles et la manière dont il peut s’incorporer dans les pratiques socioculturelles.
Cependant, il s’agit d’un objet plutôt « mutant » qu’« émergeant » à cause des conditions d’émergence qui suscitent en elles-mêmes des « remises en cause, des transferts et des abandons ». (p. 261) C’est ainsi qu’à la suite de la trilogie utilisée par Pedauque (forme, signe, medium), l’auteur du présent ouvrage énumère les avatars de l’objet et de la discipline dans laquelle celui-ci peut être étudié : « en tant que document par les sciences documentaires et la biologie, en tant que support par les sciences de la communication, en tant qu’intuition pour la sociologie des médias, en tant que porteur de signes pour la sémiologie ». (p. 261-262) Du premier chapitre jusqu’au quatrième, l’objectif de Dominique Cotte semble consister à prendre en compte la diversité des mutations de l’objet dans les différentes disciplines, ce qui demande par la suite, une fixation scientifique sur cet objet même, pour mettre à nu son fonctionnement en tant qu’on objet médiatique.
Le quatrième chapitre, qui concerne directement le langage est tout particulièrement intéressant, en ce sens qu’il interroge les icones « comme des images pour opérer ». L’auteur entend par « icones » le sens qu’Yves Jeanneret et qu’Emmanuel Souchier donnent au terme de « signes passeurs ». (p. 117) Que représentent ces petits « signes » à la fois pour les lecteurs des sites web de presse et pour les concepteurs des journaux en ligne ? Ce qui est « implicitement contenu dans la mise en forme matérielle du document », se donne-t-il à voir et à lire ? (p. 233) Quand bien même la réponse à cette question s’avèrerait positive, les analyses concrètes de ce chapitre montrent à quel point il est douteux d’associer ces signes à une grammaticalité inhérente au texte. Impossible de dissocier les icones de leur contexte d’émergence, car elles relèvent surtout d’une opération de « mise en texte » qui leur donne vie et survie au sein du texte.
Au chapitre suivant, l’auteur se concentre davantage sur le cas des sites web de presse. Pour démontrer la force pratique et opérationnelle de sa proposition théorique, il prend d’abord comme exemple le cas du site de moteur de recherche « Google Actualité » (GA). Pour ce faire, une grille d’analyse est indispensable afin de croiser un regard sémiotique avec l’usage des sites par les internautes. Le cas de GA est un bon exemple pour montrer que la légitimité de ce phénomène réside entre autres dans la reconnaissance de la mise en page propre au journal. Néanmoins, l’auteur n’hésite pas à nuancer ce résultat par deux remarques essentielles à la compréhension de ce phénomène :
1. L’illusion du bon fonctionnement de l’automatisme dans la présentation des articles et les sites internet est un piège qui suscite des confusions dans la saisie et la compréhension d’une information coupée de son contexte. Ainsi, le problème surgit-il de la séparation forme/contenu.
2. Vu que tous les sites auxquels renvoie GA n’appartiennent pas au genre éditorial « journal », le lecteur usager de ce site aura affaire à tous types d’information et à un mélange de genres difficiles à identifier.
Cette étude permet ensuite d’élargir l’analyse aux cas plus classiques des sites web de presse tels Le Monde et Libération, et plus précisément à la Une de ces deux sites web. En effet, « il s’agit de voir comment les conditions de fabrication, et donc les conditions techniques, se traduisent par des confrontations sémiotiques ». (p. 141) Cette entreprise méthodologique qui revendique la considération de la technique dans l’analyse de l’objet médiatique peut néanmoins susciter des confusions que l’auteur essaie de dissiper par une précision importante : il ne s’agit pas de techniciser le propos au point de perdre de vue le « mimétisme » et les « tâtonnements entre formes anciennes et formes modernes », (p. 141) ni d’ignorer la nécessité d’une approche globale, qui en s’appuyant sur les facteurs complexes relevant de l’économie, de la sociologie ou même de l’idéologie éclaircira davantage les particularités des formes médiatiques.
Effectivement, ce qui semble intéresser Dominique Cotte est un retour sur un manque dans les études sur les formes médiatiques, à savoir la dimension technique et son rôle dans l’analyse de l’objet médiatique. En ce qui concerne le domaine du journal par exemple, il traite la relation entre les formes sémiotiques dans la presse écrite et la manière dont elles s’intègrent ou réapparaissent dans la version internet. Avant d’illustrer ses propos par des analyses concrètes, l’auteur préfère clarifier la base théorique de ses analyses qui consiste à remplacer la relation forme/contenu par la relation forme/matière. Plus qu’une révision sémantique, cette nouvelle proposition repose sur une « unicité dialectique », alors que le couple forme/contenu suggère une séparation. Ainsi, faudrait-il identifier le contenu « à une sorte de substance éthérée, qui existe en soi partout et toujours et qui ne rencontre sa forme que dans certaines circonstances déterminées ». (p. 146) Il y a évidemment le langage générateur des formes au sein de l’ingénierie informatique qui maîtrise ces circonstances. Ainsi la technologie informatique est-elle une promesse de ce qui semblerait possible pour la version internet.
Revenons au cas des sites web de presse et du journal que l’auteur définit en tant qu’objet technique et sémiotique. Pour donner une meilleure visibilité de l’évolution des enjeux sémiotiques et techniques de son corpus, l’auteur a repéré six époques différentes au cours desquelles son corpus a subi des transformations plus ou moins repérables et significatives. Pour chaque époque, il met en parallèle l’évolution technologique et les formes sémiotiques mises en place, afin d’observer les éléments qui s’ajoutent ou disparaissent au cours de cette évolution. La question consiste à connaître les formes éditoriales que la technologie rend possibles. Ainsi, les premières versions des deux sites (les années 1996 pour Le Monde et 1997 pour Libération) marquent-elles une distance volontaire avec la forme de la version papier.
En effet, ce n’est qu’à partir de la deuxième époque que le texte et les images apparaissent dans la Une (1928). Avec la troisième époque, « l’épisode du portail », on constate l’éloignement du mimétisme qui se traduit par le changement de marque ainsi que par l’ajout de nouveaux éléments tels les forums ou les chats. La quatrième époque (2003) témoigne de la stabilisation des éléments caractéristiques de la Une et l’apparition du sommaire ascendant dans le bandeau de gauche. La cinquième époque (2006) est avant tout marquée par le retour du texte et par la contextualisation de l’article apparu à la Une. À chacune de ces époques, la technologie joue un rôle décisif dans les transformations des formes médiatiques. Par exemple, la technologie du web dynamique qui remplace des outils de publication dits « statiques » comme Frontpage ou Dreamweaver modifie considérablement les modalités d’accès à l’information et montre le transfert d’une nouvelle forme du média. Cette opposition statique/dynamique, inhérente au départ à la technologie utilisée, est aussi significative en ce qui concerne la hiérarchisation des valeurs : « le statique est ce qui est figé, qui ne bouge pas, il n’est ni moderne ni innovant ; le dynamique, à l’inverse, incarne le mouvement, le changement, l’innovation, la modernité, d’autant plus qu’il permet d’ouvrir le canal dans un sens bidirectionnel et favorise l’expression permanente de l’internaute dans un contexte où le « participatif » et l’« interactif » sont à la mode. » (p. 187)
Pour terminer son analyse, l’auteur propose une dernière époque (2007) où les débats autour de la forme éditoriale des sites web de presse se multiplient. L’émergence des blogs, qui insistent davantage sur la « participation » du lecteur, crée de plus en plus de divergences dans la présentation de la Une. À travers cette étude passionnante, l’auteur pose plusieurs questions, à savoir celle de la transformation de l’espace des médias, le rapport de l’espace au temps, l’hybridation des formes et enfin la place des formes médiatiques et sémiotiques au sein de l’espace social. Cependant, un paradoxe réside toujours dans le vaste champ des sites web de presse : l’hésitation entre une recherche incessante de la modernité dans la forme médiatique qui croise la volonté d’un retour aux formes anciennes des média.
Une réflexion stimulante sur les « médias au travail » a été proposée dans les deux derniers chapitres de cet ouvrage. Il s’agit notamment des outils exploités au sein des entreprises tels les logiciels collaboratifs qui ont marqué « un tournant important dans l’histoire des systèmes d’information d’entreprise, car elle introduit une injonction permanente à « participer », à « publier », à « communiquer » avec ses pairs. » (p. 209) Quel est le parcours de l’usager de ces outils dits « collaboratifs » et quelles sont les transformations médiatiques qui s’exercent à travers ces outils dans le milieu professionnel ? Y a-t-il la possibilité d’envisager des rapprochements entre les applications informatiques professionnelles et une logique de média ?
L’auteur examine entre autres le portail d’entreprise en tant qu’objet techno-sémiotique, l’interface de gestion de contenu et la pratique du record management. Par exemple, la question que pose ce dernier concerne les contraintes de la pratique sur l’individu, ainsi que la direction obligée du parcours d’utilisateur dans cette pratique. Intervient ensuite la question de l’utilisation des objets sémiotiques ancrés dans la mémoire collective telle « Njaunes » sur l’Intranet d’une grande compagnie d’Assurance, en référence au genre particulier qu’évoquent les notes jaunes. (p. 238) À part la question de documentarisation et de langage dans le milieu professionnel, l’espace physique et l’espace social interviennent aussi comme des critères déterminants dans la représentation informatisée du travail. L’interrogation porte alors sur l’interaction réelle de l’usager et de son environnement en ce qui concerne l’exploitation des outils mis à sa disposition et dans sa pratique quotidienne tantôt individuelle tantôt collective. L’espace social se construit en revanche par une communauté d’utilisateurs-salariés et par le biais des forums, le chat, les blogs qui constituent autant de médias au travail. Ainsi est-posée la « question de la représentation, au moyen d’artefacts qui relèvent de la logique des médias. » (p. 258)
Pour finir, soulignons l’heureuse volonté qui s’affiche à travers les analyses et les réflexions théoriques de cet ouvrage pour réconcilier les enjeux sémiotiques et technologiques, enjeux incontournables aujourd’hui dans la compréhension des formes médiatiques contemporaines.