Entretien
avec Yves Rinato
Yves RINATO est designer, spécialisé dans le design d’interaction et le design d’interfaces. Diplômé de l’Ecole supérieure des arts décoratifs (ESAD) de Strasbourg, il commence par travailler au sein de Thomson Multimédia en 1995, en collaboration avec Philippe Starck. Aujourd’hui, il travaille à Montpellier, au sein de la société Intactile Design (http://intactile.com/equipe), spécialisée en design IHM, qu’il a cofondée avec Claire Ollagnon en 2000. À l’occasion de cet entretien réalisé le 19 octobre 2015 à l’Université de Nîmes, il développe sa vision du métier de designer numérique et de l’invisibilisation des écrans, en présentant quelques projets réalisés au sein de son agence.
Entretien réalisé par Marie-Julie Catoir-Brisson
Marie-Julie Catoir-Brisson : Pouvez-vous vous présenter, ainsi que la spécificité de votre agence en termes de design d’interaction ?
Yves Rinato : Je suis designer depuis toujours. J’aime bien me définir comme cela parce que je suis fortement attaché à la corporation du design. Tout au long de mes études, la figure du designer m’a toujours intéressé, avec ses différents aspects. Et en tant que designer, j’ai pris le champ du numérique très tôt. Dès la fin de mes études, je suis allé dans une entreprise d’édition de logiciels numériques. C’était les débuts du logiciel en 1988-1989 : le scan d’image, à l’époque, était original. Cette société a ensuite édité des logiciels de retouche photo, de création graphique, de mise en page… C’était la préhistoire. Suite à cette expérience, Thomson cherchait un designer numérique pour travailler sur de nouveaux produits. Il ne s’agissait pas encore d’objets connectés, mais de produits de type décodeur numérique. Thomson décide de déployer les interfaces sur le téléviseur. Les informations à manipuler ne sont pas affichées sur le décodeur mais sur l’écran du téléviseur. On est déjà dans les prémisses de ce que l’on va appeler les objets connectés, non pas en termes de réseau, mais au sens où l’interface est transférée de l’objet initial (le décodeur) vers le téléviseur. C’est quelque chose que l’on va retrouver pas la suite. Puis au milieu des années quatre-vingt-dix, j’ai eu d’autres expériences dans des sociétés d’édition de logiciels numériques. On voit arriver le CDROM puis le web, conçus par des équipes qui vont mener les révolutions numériques que l’on connaît. On voit apparaître des « gourous », qui ont de l’expérience, et surtout des « innovateurs », qui sont toujours dans la nouveauté et ignorent qu’il y a une histoire de l’informatique. En 2000, je fonde ma société. Je fais le choix du design, et non d’une agence de communication numérique. Je suis accueilli par la technopole de Montpellier parce que je m’intéresse aux interfaces numériques. Comme tous les fondateurs de start-up qui s’installent à Montpellier, j’ai suivi une formation de chef d’entreprise qui a orienté le développement de l’entreprise : je fais le choix de monter une entreprise de design en SAS (Société par actions simplifiées), ce qui est un format très particulier puisque c’est un format industriel. Cette structure va me permettre d’être prêt à rencontrer le monde industriel et d’aller à la rencontre du monde de la recherche.
M.-J. C.-B. : Donc la spécificité de votre agence, par le choix de votre structure, c’est le fait d’avoir un dialogue avec la recherche ?
Y. R. : D’abord, cette structure permet un dialogue avec les industriels. Au moment de monter la société, les premières rencontres se font sur ce qui paraît novateur, c’est-à-dire les interfaces numériques. J’affiche la volonté, que je vais renforcer par la rencontre avec la technopole de Montpellier, de spécialiser l’entreprise dans le domaine des interfaces. La technopole de Montpellier est l’une des premières à développer une pépinière d’entreprises et elle est à la recherche de tout type d’innovation. Je mets de côté le domaine du web et de la communication pour me concentrer sur quelque chose qui n’existe pas à l’époque en France : aborder la problématique de l’IHM (interaction humain-machine) à partir du design (et non de l’informatique et de l’ingénierie). Et c’est parce que je me spécialise dans cette voie que j’intéresse la technopole. D’autre part, je rencontre de manière fortuite le Centre d’étude de l’école nationale de l’aviation civile (ENAC), un centre de recherche dans le domaine du contrôle aérien. Et c’est par ce biais que je vais entrer en contact avec le monde de la recherche. Ce secteur est certes ouvert, mais le dialogue est très technique. De fil en aiguille, des chercheurs s’associent avec des designers, et cette rencontre devient un riche défi, d’abord pour se comprendre, se connaître, et ensuite, pour initier l’agence à la recherche. Petit à petit, nous obtenons une plus grande place pour nous exprimer et nous en venons à travailler en tant que designer sur la problématique de l’anticipation dans le domaine des contrôles aériens. Nous sommes libres et parfois désemparés, mais nous faisons de la recherche. Ce qui retient notre attention, ce sont surtout les temps d’invention, d’expérimentation. Et la surprise va venir de là : nous allons travailler avec des gens très créatifs, qui vont être à l’origine de ce qu’on appelle maintenant l’open innovation, les « méthodes agiles ». Je pense notamment à Wendy E. Mackay chercheuse de l’INRIA et aux équipes de Stéphane Chatty, des gens qui vont vraiment travailler sur des méthodes de conception innovantes. Et pour nous, voir des ingénieurs, des chercheurs, utiliser des outils dédiés à la créativité et à la conception, c’est extraordinaire. Nous nous emparons de ces méthodes sans nous rendre compte de ce que l’on est en train de faire. On les explore, les détourne, les amplifie. Les gens qui nous accompagnent vont trouver intérêt à travailler avec nous parce que nos méthodes de travail leur permettent de déployer leur créativité. Du coup, la place d’un designer dans une équipe de recherche devient évidente. Il ne prend la place de personne : il joue comme un amplificateur dans ce processus. Voilà l’aventure de l’entreprise. Aujourd’hui, moins candides, nous commençons à avoir une place légitime.
M.-J. C.-B. : Que vous évoque « l’invisibilisation des écrans » ?
Y. R. : L’invisibilisation des écrans, ça me fait penser à quelqu’un que j’aime beaucoup, Nicolas Nova, qui dit que l’une des fonctions du design, c’est de rendre visible l’invisible. Donc c’est à réfléchir.
Par contre, l’invisibilité des interfaces c’est autre chose. Pour moi la fonction même de l’interface, c’est qu’elle devienne invisible. C’est ce qui nous permet de maîtriser les objets autour de nous, dans notre quotidien. C’est un rapport que l’on a avec tous les objets. Les gens ont oublié qu’ils ont été des virtuoses pour pouvoir conduire leur voiture, faire des choses au quotidien. À force de manipuler des objets, une partie de la manipulation des objets devient inconsciente, au point d’oublier que l’appropriation d’un objet passe par l’expérimentation, le tâtonnement. Je suis très étonné dans cette informatisation de la société de voir à quel point nous sommes le jeu de rêves du XVIIe siècle : l’avènement de ce nouvel homme, où tout un chacun a dû s’équiper, faire l’expérience de cette modernité, et à quel point l’objet technique s’est diffusé dans la volonté d’être un surhomme. Je me souviens notamment de la frénésie entourant la volonté de s’équiper d’ordinateurs. Puis avec l’IPhone, le nouvel IPhone, qu’est-ce qu’il y a de plus ? Il y a une forme de course. Il y a des révolutions qui se font très rapidement (le web 2.0, les objets connectés, les écrans tactiles). Moi, j’ai commencé à mettre le holà avec le monde connecté parce que le phénomène du smartphone a été très intrusif dans ma vie. Un jour, je discute avec Jacques-François Marchandise, le directeur de la FING (Fondation Internet Nouvelle Génération) qui a porté le web 2.0 en France dans le Think Thank, et je découvre que tout en promouvant le web 2.0, il est aussi président de l’association « Stop au numérique ». Je lui demande ce que ça veut dire. Il m’explique qu’il peut à la fois être pour une révolution telle que le web 2.0 et en même temps critique à l’égard du numérique. C’est important pour moi parce que d’un côté il y a de nouvelles interfaces, et donc une disparition des écrans, ou du moins une réorganisation de l’usage des écrans, mais d’un autre côté il faut faire la distinction entre « nouveaux objets » et « objets nouveaux ». Et pour moi, ce que sait faire le designer, ce sont des objets nouveaux. Un designer, quand il fait une chaise, on dit qu’il fait une nouvelle chaise mais en fait il fait une chaise nouvelle. La représentation de la chaise n’est pas remise en question : la chaise est préexistante à l’objet qui va être inventé. Quand on parle de Big data, cela n’a plus rien à voir. Il n’y a pas de représentation ou, du moins, elle est plurielle. Les ingénieurs d’IBM nous demandent comment imaginer une représentation des Big datas alors que nous ne connaissons pas l’objet de la représentation qui va naître. Et avec Christophe Tricot, cartographe de l’information, nous répondons simultanément : « si vous n’avez aucune idée de la représentation des données que vous allez générer, vous générerez des objets illisibles et incompréhensibles pour les lecteurs. » Si l’on ne peut concevoir aucune représentation par définition des objets, on fait des objets illisibles. C’est évident. Alors que le design vient d’une culture où l’on fabrique des objets nouveaux, quand on fabrique de nouveaux objets, il est certainement normal de commencer à faire des objets qui n’ont pas de représentation. Ils sont donc illisibles et ils vont socialement se construire pour devenir une représentation lisible pour un certain nombre de gens. Cette représentation va se construire en défrichant. À force d’être des inventeurs de nouvelles représentations d’objets, par la capacité à réinventer l’objet qu’ils sont en train de concevoir, les designers peuvent inverser la proposition : les outils pour fabriquer ces fameux objets nouveaux peuvent servir à fabriquer de nouveaux objets. Mais en étant conscients de ce qu’ils sont en train de fabriquer.
M.-J. C.-B. : Cette nuance est vraiment importante à comprendre, dans le métier de designer…
Y. R. : Oui, c’est important. Et par rapport aux autres concepteurs et chercheurs, c’est important pour le designer de savoir qu’il va falloir tâtonner par moments. Quand on travaille sur de nouveaux objets on peut se tromper. L’objet que l’on peut faire peut ne pas fonctionner. Je vois beaucoup de designers qui vont, la fleur au fusil, vers ces nouveaux champs, et qui se plantent parce qu’ils sont happés par la technologie. On peut se tromper sur l’objet que l’on est en train de faire, parce qu’on est en terra incognita. On est dans l’exploratoire donc il faut être humble. Mais il me semble que certains chercheurs n’ont pas conscience qu’ils sont en train d’inventer de nouveaux objets, par accident.
M.-J. C.-B. : Quels projets réalisés en France ou à l’international s’inscrivent selon vous dans la tendance à l’invisibilisation des écrans ?
Y. R. : En France, le premier à avoir posé comme sujet « la disparition de l’écran », c’est Jean-Louis Fréchin, designer et responsable d’un atelier à l’ENSCI (École nationale supérieure de création industrielle), en 2005. Il a proposé à ses étudiants de fabriquer un ordinateur sans écran. Déjà à l’époque, on voit tout de suite le champ des possibles ouvert par ce sujet, qui introduit de la tangibilité dans le numérique. On voit poindre l’Internet des Objets, même si on peut être critique par rapport à cela. En six mois, les objets qui naissent définissent ce que va être cette disparition des écrans. Pour citer quelques exemples de projets développés par les étudiants, on trouvait une lampe commandée par une interface gestuelle, une étagère qui rematérialisait l’expérience d’Itunes à partir de cartons à déposer sur l’étagère pour lancer un morceau de musique, ou encore un cadre photo numérique doté de touches tactiles. Aujourd’hui, les objets sont très formatés. On manque de recul donc on ne le voit pas forcément, mais certaines expériences datant des années 70-80 sont plus riches qu’aujourd’hui, comme si les objets se sophistiquaient mais que les expériences s’appauvrissaient. Pourtant, il reste encore énormément de modalités à inventer.
M.-J. C.-B. : Ce qui est intéressant en effet, c’est d’envisager que l’on est à un moment où une trajectoire (au sens d’Alain Gras) des technologies est certes hégémonique, mais que l’on peut en imaginer d’autres. Et ce qui m’intéresse c’est de savoir quelle est la responsabilité éthique du designer, dans l’acte de design, quand il a la possibilité d’imaginer d’autres trajectoires que celles qui existent déjà autour de lui, en partant de l’usage plutôt que de la technique.
Y. R. : Il y a aujourd’hui une sophistication du design dans le packaging, l’objet de vente. Je ne jette pas la pierre car moi-même je m’inscris dans un modèle d’affaire, de réponse aux appels d’offres… Nous sommes dans le dogme de l’innovation et de la technologie. Et il y a une disproportion entre les milliards dépensés pour la technologie et le peu de place laissé aux sciences humaines. On se retrouve avec plein de technologies, mais pour qu’elles deviennent utiles, il faut se recentrer sur l’usage. En ayant conscience de cela, on peut observer que cet hyper investissement dans la technologie a construit un paysage inhumain. Donc il reste aux designers à se poser la question du sens et la question des usages. C’est à partir des usages que l’on peut poser la question de l’humanité des technologies. Et c’est à ce niveau que le designer peut intégrer une dimension éthique dans son travail de conception.
M.-J. C.-B. : Pourriez-vous nous présenter l’un de vos projets qui se rapproche d’une invisibilisation de l’écran ?
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Présentation du projet Nice Grid : http://intactile.com/etudes-de-cas/ dispositif-interactif-dexposition
Y. R. : Je pense au projet « Nice Grid » pour ERDF1. Il s’agit d’un projet réalisé sur le site de Carros (Alpes Maritimes) qui fonctionne depuis deux ans. Basé sur le Smart Grid, un réseau de distribution d’électricité qui utilise les technologies informatiques en réseau, ce projet renvoie à la disparition des écrans dans la ville, et à la question de la ville numérique. Le défi était que les informations et les objets connectés soient manipulables directement sur l’interface intégrée dans le mur, sans passer par un écran. Il s’agit d’inventer des dispositifs communautaires, ce qui ouvre sur la thématique des villes positives, produisant des ressources pour la ville. Cela s’inscrit dans le projet écologique de la transition énergétique. La demande qui nous est faite, c’est d’avoir un objet accessible par tout le monde. Ce qui pose de nombreux problèmes au départ, car ce sont de nouveaux objets. Tout est à réinventer parce qu’aujourd’hui tout est pensé pour un usage individuel. Concrètement, il s’agit d’un mur d’objets, représentant tous les objets disséminés dans la ville (compteurs d’électricité, inverseurs par exemple) qui vont permettre de réaliser un Smart Grid. Des scénarios sont joués pour voir ce qui se passe au niveau de la consommation électrique. Pour produire de l’énergie décentralisée, le Smart Grid associe un parc éolien à un parc de centrale solaire mais aussi à la production d’une éolienne dans un jardin par exemple. L’idée c’est que s’il y a suffisamment d’énergie produite dans un quartier, elle peut être redistribuée dans ce quartier à partir d’une géolocalisation de l’énergie. Cela permet d’éviter les pics de consommation qui sont un crève-cœur pour ERDF : si cinquante machines à laver démarrent simultanément, ils sont obligés de faire démarrer une centrale thermique, alors que si on les démarre à cinq minutes d’intervalle, on n’a pas besoin de cette centrale. Il s’agit donc d’imaginer une meilleure répartition. Et à partir de là, tous les scénarios sont possibles et imaginables. Sur le Smart Grid, on peut en déployer plusieurs : quand il y a du vent, quand il n’y a pas soleil en plein hiver, etc., et donc l’intérêt de ce mur c’est son côté très didactique. Le Smart Grid fonctionne en réseau avec différents objets dans la ville, et l’idée c’était de rendre le mur tactile de manière à pouvoir interroger les objets du réseau. La spécificité du dispositif vient du fait que la lumière est projetée sur le mur, et l’interaction avec l’interface se fait directement sur le mur. L’invisibilisation des écrans est dans l’intégration de l’interface dans le mur tactile. Ce mur est une interface hybride entre lumière projetée et objets connectés : c’est bien un mur interactif et non un mur d’images interactives. En termes d’expérience utilisateur, ce n’est donc plus une manipulation d’écran mais une manipulation directe de l’information. Les objets sur le mur sont des reproductions d’objets répartis sur le territoire, et les informations affichées dépendent des scénarios d’usage qui sont donnés. Les informations projetées visent à expliquer le fonctionnement du Smart Grid et non pas à intervenir sur l’expérimentation du Smart Grid.
Présentation du fonctionnement du Smart Grid et de l'expérimentation lors du show room de 2013 à Carros M.-J. C.-B. : Et quelle est la spécificité de ce mur interactif ?
Y. R. : Les informations qui apparaissent sur le mur sont mises à jour par rapport aux mesures des différents capteurs, donc on peut voir ce qui se passe en temps réel. La spécificité réside aussi dans l’interaction entre les usagers et le mur. Des capteurs de différente nature sont intégrés dans le mur : au toucher, au son… On a voulu qu’il y ait le plaisir du toucher, le plaisir de la caresse sur le mur et avoir une précision de fonctionnement en fonction de cette nuance de l’interaction tactile. Ensuite, une extension qui n’a pas été faite – je ne sais pas si elle se fera – c’était de pouvoir déambuler avec un smartphone dans la ville et d’obtenir des informations qui viennent des appareils disséminés dans la ville en fonction de sa géolocalisation. Et tout ce système a été pensé comme un seul et même objet numérique.
M.-J. C.-B. : Il y a aussi un projet de recherche pour Airbus…
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Présentation du projet Interactive Open Deck : http://intactile.com/projets/iode
Y. R. : Oui, il s’agit d’un programme de recherche en interface multimodale2 pour le CORAC (Conseil pour la recherche aéronautique civile). Nous avons travaillé à partir d’une maquette, un cockpit en carton, qui est en fait un objet intermédiaire. La finalité du projet est de concevoir une interface multimodale en travaillant sur la combinatoire entre interaction vocale, gestuelle (par leap motion), visuelle (par l’eye tracking). Et dans le projet de recherche nous nous interrogeons sur ce que signifie cette multimodalité, en tenant compte du besoin d’Airbus d’échapper à l’écran tactile. L’objectif est d’imaginer une interface pour partager des informations entre le pilote et le copilote. Ce projet montre bien la disparition des écrans, mais ce qui m’intéresse c’est le fait de passer par des objets intermédiaires, qui peuvent être des maquettes, des prototypes.
Ce processus itératif est spécifique au design : d’objet intermédiaire en objet intermédiaire, on met au point petit à petit l’objet final. Or le monde du numérique a trop tendance à ne plus faire attention aux objets intermédiaires. Le design a toujours procédé par objet intermédiaire : il développe une culture des objets de transition, qui sont indispensables pour pouvoir imaginer des objets qui deviennent fiables. Ce type de projet peut s’appliquer dans tous les secteurs industriels où il y a des écrans, partout où l’on a un travail qui n’est pas simplement un poste de travail bureautique. Cela ouvre donc des champs pour imaginer d’autres manières de travailler individuellement et collectivement. La maquette en carton permet d’envisager les multiples usages innovants qui peuvent être envisagés sans passer par des simulateurs très complexes, coûteux et longs à produire.
Création d'objet intermédiaire : maquette du cockpit en carton réalisé pour le CORAC en 2014
M.-J. C.-B. : Quels dispositifs ont pu vous inspirer pour vos projets, qu’il s’agisse de dispositifs existants créés par d’autres agences ou de dispositifs imaginaires issus de la science-fiction ?
Y. R. : Au niveau des sources d’inspiration, on se nourrit de beaucoup de choses de manière collective. Une veille est assurée sur notre rapport aux objets, sur la manière de faire ou la manière d’être avec les objets. Nos sources nous viennent de la communauté IHM, du jeu vidéo, mais ce qui me plaît en particulier, c’est tout ce qui vient de l’art numérique. Je suis depuis les années quatre-vingt-dix assez passionné de voir comment les artistes ont depuis belle lurette travaillé sur le rapport au corps. Et nous avons aussi le sentiment de vouloir faire un dispositif numérique, presque à la façon de ces artistes, en terme d’imaginaire. Nous faisons une installation plutôt que de nous dire que nous faisons disparaître les écrans. Nous avons la volonté d’avoir un objet qui rende service, et qui ne soit pas un gadget. Nous sommes de plus en plus attentifs à ce que les applications soient utiles. La prise de conscience de ce genre de chose est beaucoup plus subtile qu’à une certaine époque. Notre exigence d’expérience de l’objet et du numérique au quotidien a pris une autre dimension que l’objet initial spectaculaire. Pour autant, dès que nous présentons quelque chose d’un peu original à l’agence, on nous parle de Minority Report. Dans l’imaginaire collectif, ce film est vraiment une référence en termes d’interfaces du futur, comme 2001, l’Odyssée de l’espace l’était pour l’intelligence artificielle, avec le robot HAL.
M.-J. C.-B. : Que pensez-vous de cette tendance actuelle de l’immersion, avec les dispositifs comme Oculus Rift où l’on veut toujours plus nous immerger dans quelque chose de spectaculaire presque sans aucune possibilité de perte du visible ?
Y. R. : Je pense que les gens du numérique ne sont parfois pas assez critiques. Et pourtant, on peut être à la fois geek, adopteur, testeur et critique. Moi je veux bien être technophile et geek pour savoir ce qui se passe, pour pouvoir comprendre. On est obligé de l’être d’une certaine façon quand on est concepteur de dispositifs numériques. Je suis bien, comme je le disais au départ, un designer qui a pris comme champ de travail le numérique, et pour ça il ne s’agit pas d’être fasciné par le numérique. Comme le dit Bernard Stiegler, c’est notre milieu et il faut bien le façonner, mais il faut être vraiment critique par rapport à cela. Facebook et Tweeter c’est bien, mais quand est-ce que j’ai le droit à l’oubli ? Ces notions vont devenir fondamentales. Moi ce qui m’intéresse, c’est de pouvoir imaginer une technologie en essayant de la déshabiller d’une pression marketing, d’une pression consommatrice, d’une pression politique. Imaginons ces objets-là et s’il y a possibilité qu’ils rendent service. Autour de la 3D, par exemple, on trouve vraiment des projets dans lesquels cela peut avoir du sens. Mais toute la problématique de la disparition des écrans, c’est qu’on s’en empare, qu’on fasse quelque chose avec. Or pour l’instant, on ne sait pas encore ce que l’on va faire de la 3D, de ces lunettes connectées comme les Google Glass, au-delà de cette poussée technologique pour avoir une plateforme concurrente de l’Iphone qui s’inscrive dans des lunettes.
M.-J. C.-B. : Plusieurs thèmes peuvent être rattachés aux technologies d’invisibilisation et de miniaturisation des écrans et interfaces, tels que la surveillance généralisée ou la prédiction des comportements via les Big data (comme le projet Lifelog du DARPA). Qu’en pensez-vous ?
Y. R. : Le problème ce sont les fantasmes. Bien sûr que cette vision carcérale que nous propose la société est là et qu’il va falloir s’interroger sur la société que l’on veut. Et c’est vrai que pour nous designers, il est difficile de trouver une place dans cette société, en tant que concepteur avec une pensée, un projet. Le monde consumériste se fait un plaisir de vouloir gommer les aspects critiques. Il n’y a pas forcément de place dans le système pour pouvoir réfléchir, pourtant il va falloir à un moment donné. Certaines choses sont acceptables et d’autres pas. Je ne sais pas, mais je crois que la première des choses c’est que c’est à nous, en tant que designers, d’être acteurs de cette transformation numérique, en développant une critique de l’objet numérique. Nous ne sommes pas nombreux à ne pas nous prendre les pieds dans le tapis de la fascination de l’objet technique. C’est pour cela que personnellement j’ai bien compris Bernard Stiegler parce qu’il a réellement posé des constats. Le monde n’est pas nécessairement noir derrière cette critique que l’on peut avoir… Pour moi, c’est important de concevoir des dispositifs numériques tout en ayant une posture critique sur ces dispositifs.
M.-J. C.-B. : Cela pose la question de la responsabilité éthique du concepteur. Comment prenez-vous en compte cette dimension éthique en tant que designer, pour concevoir des interfaces numériques ?
Y. R. : Oui, il y a effectivement cette notion de responsabilité mais avant la responsabilité, il y a le sens. Le problème, c’est que bien de nos contemporains dans les écoles de design fabriquent des gens qui peuvent s’intégrer dans la société, pour trouver un travail. Ce qui réduit massivement l’action de l’école à une fabrication où l’économie est encore au devant du projet, et cela n’est plus possible pour moi. Mais j’ai un autre exemple : j’étais à la Direction générale de l’aviation civile quand une personne vint proposer un projet aux militaires. Il s’agissait d’inventer une arme sans que l’on puisse deviner que c’était une arme, et que l’on pourrait reconstituer pour devenir une arme. Le général à la tribune invectiva cette personne et finit par lui dire : « vous ne trouvez pas qu’on a assez d’armes ? » Et cette personne n’était pas un industriel, mais un chercheur ! Je trouve cela très intéressant car avec ce type de projet, c’est l’avènement du surhomme qui ouvre sur la science-fiction. Tous les superhéros sont des humains augmentés, avec en arrière-plan un imaginaire des années cinquante américain. C’est là que l’on peut se poser des questions, parce que ce type de projet passe pour de l’innovation parce qu’il s’appuie sur des outils numériques. Bien sûr, il y a choses extraordinaires qui se font dans le cinéma entre autres, dans la sciencefiction, mais malgré tout il va falloir commencer à détruire ce courant du transhumanisme. On sait très bien que Google développe des projets transhumanistes, et il faut se demander, jusqu’où on veut aller. Il va falloir sortir de cette fascination des réseaux pour se demander quelle société on veut et si on ne se pose pas la question, la technique nous prendra.
M.-J. C.-B. : Il y a donc une distinction à faire entre innovation technique et innovation sociale ?
Y. R. : Bien sûr. Nous sommes tous en train de vivre ce fameux surhomme qui est, dans l’imaginaire contemporain américain, l’homme de tout pouvoir, avec des greffes technologiques qui sont partout. Et cela commence à exister avec des paradoxes. Par exemple Siri, avec la reconnaissance vocale, ça a l’air super. Mais cela ne marche jamais quand on en a besoin… C’est une technologie qui n’est pas du tout mature par rapport à l’usage quotidien. Avec la technologie, il faut soulever la question de l’usage et du sens. Et puis ce que je trouve intéressant, c’est de penser dans un collectif de chercheurs et designers pour se demander ce que cela veut dire de faire du design, de penser à un objet et de penser le rapport à un objet. L’intérêt c’est de pouvoir se poser des questions dans ce projet critique, de vraiment pouvoir creuser, de relier les connaissances. Et je pense que ces initiatives sont à développer.
M.-J. C.-B. : Pourrait-on dire que l’on est à un moment où même s’il y a une trajectoire hégémonique des technologies, il est encore possible de se rassembler pour en penser d’autres comme cela se fait dans les FabLabs ?
Y. R. : Le FabLab c’est effectivement une révolution absolument folle, qui s’accompagne d’une réflexion sur notre rapport aux objets. Le design pourrait lancer une critique sur cette obsolescence programmée des objets parce que c’est absolument scandaleux. La machine à fabriquer des objets, on parle de FabLab, c’est déjà un problème pour moi, parce qu’on peut créer ce qu’on veut, mais tout le monde est équipé d’un fabuleux objet multimédia complètement sous exploité. En fait, on installe des équipements (en particulier des imprimantes 3D) dans des espaces qu’on appelle des FabLabs sans se rendre compte qu’il faut former des personnes pour utiliser ces équipements. La société de consommation a vraiment travaillé dans la prolétarisation de l’ouvrier, le fait d’enlever un savoir-faire en le transformant en ouvrier spécialisé. Mais ce qui est intéressant dans les FabLabs c’est de développer une pratique en plus d’une réflexion sur notre rapport aux objets. Les FabLabs sont considérés aujourd’hui comme des espaces de création capables de changer le monde. Et il me semble primordial de questionner les utopies portées par ces lieux émergents.
M.-J. C.-B. : Puisqu’on parlait de la distinction entre innovation technologique et innovation sociale, j’aimerais savoir comment vous prenez en compte l’innovation sociale dans vos projets ?
Y. R. : Nos méthodes de travail s’appuient souvent sur des méthodes de gestion de projet. Nous avons été amenés à les faire évoluer quand plein de gens se sont emparés de certaines d’entre elles, comme le design thinking, une méthode créative qui est devenue une mode. Nous avons cherché à nous différencier du marketing mais aussi parce qu’un de mes clients ne comprenait pas pourquoi on disait que l’on faisait du design. Pour lui, ce n’était pas du design mais de la recherche. Aujourd’hui, nous avons des demandes dans le domaine du design de services. Donc il n’est plus question d’interfaces mais de penser la manière dont les gens travaillent ensemble par exemple. L’innovation sociale, c’est plutôt du côté de la formation des designers. Je forme des jeunes sur du design de service à l’Université de Nîmes, des gens aptes à l’innovation sociale. Mais, en agence, on peut seulement insuffler de l’innovation sociale aux projets que l’on réalise avec nos clients.
M.-J. C.-B. : Donc l’innovation sociale se fait par petites touches en fait ?
Y. R. : Oui, parce que nous avons un projet économique lié à notre agence. Et puis l’innovation sociale c’est quelque chose de très nouveau finalement. Nous nous y intéressons pour ne pas perdre le fil. Mais je vois déjà les jeunes que nous formons : ils sont encore plus sensibles à cette dimension d’innovation sociale et cela me semble plus ouvert pour eux. Il va falloir défricher cette partie-là parce qu’il y a du boulot…
M.-J. C.-B. : Pour terminer, pourriez-vous nous donner les valeurs centrales de votre agence ?
Y. R. : J’aime bien la phrase de Charlotte Perriand, la marraine de l’ENSCI, qui a dit lors de la création de l’ENSCI : « Le sujet du design n’est pas l’objet mais précisément l’humain. » On est déjà dans le human centered design, dans le fait de replacer l’humain au centre. Et pour moi, il s’agit de replacer l’humain par rapport à cette critique que je fais de la technologie. Et ça, c’est une valeur en fait ; la valeur de ce que peut apporter la culture du design aux technologies. Le plus important pour moi, c’est qu’on arrive à réintroduire la culture du design dans le projet technique. Et cette culture, c’est la culture de l’usager. L’une des ressources d’invention du designer, c’est de se mettre à la place de l’usager pour concevoir des objets qui peuvent être utilisés et utiles. C’est pourquoi je terminerai par une phrase qui me tient à cœur et qui est notre maxime à Intactile design : « parce qu’il nous faut humaniser la machine, nous avons le désir d’apporter le même soin à la conception des objets dits numériques qu’à la conception des objets physiques. »