La courte histoire des lunettes connectées est déjà émaillée de faits divers : aux États-Unis, des « Glass explorers », parce qu’ils portaient la technologie créée par Google, ont été agressés. La course est lancée aux applications les plus diverses dont l’une, « Sex with Google Glass », introduit un circuit du regard dont l’analyse logique mérite d’être faite. Il s’agira, à partir de l’analyse de ces faits et de cette application, d’interroger la place du regard tel qu’il est mis en jeu à travers ce nouveau gadget technologique. À partir de l’enseignement de Lacan, nous étudierons ce qui se joue au plan scopique : le regard, objet de la pulsion, se trouve ici présentifié en excès. Quels sont les enjeux subjectifs de ce regard embarqué, tant pour le « Glass explorer » que pour les non utilisateurs de l’objet qui se trouvent malgré eux inclus dans le champ visuel des lunettes connectées ? Nous établirons une suite de propositions qui tentera de serrer au plus près les questions de la jouissance scopique, de l’image et du manque.
The short story of the connected glasses has already known some incidents : in the United States, “Glass explorers” have been assaulted because they were wearing the object. Various apps have been invented : one of them, “Sex with Google Glass”, introduces a circuit of gaze whose logical analysis needs to be done. From the analysis of these occasional incidents and of this specific app, we will consider the place of the gaze such as involved through this new technological gadget. Basing us on the teaching of Lacan, we will study what occurs at a scopophilic level : the gaze, object of drive, is here presentified in excess. What are the subjective issues of this embedded gaze, for both the “Glass explorer” and the nonusers who unwillingly find themselves included in the visual field of the connected glasses ? We draw up a series of proposals which try to approach as close as possible the aspects of scopophilic jouissance, image and lack.
1. Introduction
En 1953, Jacques Lacan invite le psychanalyste à prendre place dans son siècle, à « rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque » (Lacan, 1966, 321) et à en déchiffrer les symptômes. Le psychanalyste ne peut méconnaître ce qui fait le propre de la modernité, ses idéaux, ses signifiants et ses modes de jouissance. Il lui revient d’interroger ce qui agite ses contemporains et de renouveler sa doctrine.
Parmi les questions qui se posent à lui, il y a celle de la place de l’objet dans la vie psychique des sujets. Le progrès des technosciences a pour effet la prolifération des objets et leur diffusion massive, ce que Jacques Lacan avait déjà évoqué en 1970 lorsqu’il pointait « la montée au zénith social de l’objet dit par [lui] petit a. » (Lacan, 2001a, 414). L’objet a désigne l’objet pulsionnel, qui n’est pas à confondre avec les objets concrets de la réalité. Les objets concrets sont tangibles, cotables, monnayables et entrent dans le circuit de l’échange. Ce sont des objets jetables, et les objets technologiques se rangent dans cette série. Les objets a relèvent d’un autre registre. Objets de la pulsion, ils sont le moteur du désir. Ce sont eux que le sujet, sans que celui-ci en ait conscience, vise dans sa quête infinie de posséder les objets du monde. Lacan en dresse une liste à quatre termes : objet oral, objet anal, voix et regard. Si les objets concrets et les objets a ne sont pas du même ordre, ils ne sont donc pas sans lien : derrière les premiers se cachent les seconds, qui sont la véritable cause du désir.
L’intérêt pour le psychanalyste d’analyser les enjeux subjectifs liés à l’omniprésence des objets technologiques est d’éclairer ce que de tels objets concrets convoquent sur un plan pulsionnel. L’appareil théorique lacanien, avec le concept d’objet a, permet de réfléchir à l’impact de l’objet technologique sur l’économie de jouissance du sujet. Un objet retiendra ici notre attention : les lunettes connectées. De diffusion récente sur le marché, celles-ci nous semblent mettre en circuit, sur un mode singulier et inédit, l’une des formes de l’objet a : le regard.
L’histoire des lunettes connectées est courte – une quinzaine d’années tout au plus – et néanmoins tourmentée. De nombreuses sociétés se sont intéressées à cet objet, entre autres la société Google qui a lancé en 2012 le projet « Google Glass » (Bilton, 2012). En 2013, aux Etats-Unis, 8000 volontaires, nommés « Glass explorers », s’engagent à tester le produit et à en sonder les possibilités. En mai 2014 les lunettes sont mises sur le marché. Début 2015, la firme américaine décide d’en arrêter la production et de repenser l’ensemble du projet. Comment expliquer un tel retournement ?
Les lunettes connectées font partie de la catégorie des objets à réalité augmentée. Il s’agit d’un ordinateur portable équipé d’une caméra intégrée, d’un écran miniature situé à droite de la monture, d’un micro et d’un pavé tactile. On parle de « technologie embarquée ». L’utilisateur bénéficie d’une connexion internet et de fonctions telles qu’un agenda, une messagerie, un GPS, un appareil photo et encore une fonction de reconnaissance vocale. L’objet se commande par le doigt, grâce au pavé tactile, et par la voix. En effet, l’utilisateur peut prononcer à haute voix « OK Glass » pour lancer l’une des applications contenues dans l’ordinateur de ses lunettes. Un dispositif encore plus sophistiqué, nommé « MindRDR », permet une commande de l’objet par la pensée : les réactions cérébrales de l’utilisateur sont détectées par un dispositif et interprétées pour assurer la mise en œuvre des fonctionnalités des lunettes connectées, sans passer ni par la voix ni par une commande manuelle. (Guyot, 2014)
Le modèle actuel des lunettes connectées ne permet pas de rendre totalement invisible la présence de ce que nous appellerons l’« œil technologique » : une ouverture sur le bord droit de la monture laisse deviner une caméra, ce qui ne manque pas d’attirer l’attention, comme le signale l’un de ses utilisateurs avertis :
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Traduit par nous.
De par leur facture, les lunettes ne passent pas inaperçues. Difficile de dire si cela est dû au fait qu’elles soient nouvelles ou si le dispositif est en soi intrusif. Quand je porte les lunettes, les gens voient d’abord une structure en plastique située au-dessus de l’œil droit, dotée d’une caméra dirigée droit sur eux. Suis-je en train de les filmer ? Un mince prisme translucide, le « glass », est pourvu d’un minuscule rectangle lumineux auquel je suis le seul à avoir accès. Que suis-je en train de regarder ? Eux, ou l’écran ? (Garfinkel, 2014)1
Cet utilisateur témoigne du trouble que les lunettes peuvent susciter chez ceux qui tombent sous leur regard. Quel est l’objet du regard de l’utilisateur ? Nous regarde-t-il, ou regarde-t-il son écran ? Quelles sont les incidences psychiques du regard, tant pour l’utilisateur que pour le non-utilisateur ? Les lunettes connectées semblent matérialiser un regard en trop. Elles ne passent pas inaperçues, provoquant le regard et pouvant être vécues comme un œil qui enregistre tout. C’est sur ce point que les réactions des non-utilisateurs se sont faites les plus vives.
De nombreux articles de presse ont dénoncé le risque d’une violation de la vie privée. Aux Etats-Unis, des établissements recevant du public ont apposé à leur entrée un signe qui en interdit l’accès aux porteurs de lunettes connectées. On a vu fleurir de nouvelles zones, les Glasshole-free zones, le néologisme de Glasshole servant à désigner non sans humour les utilisateurs devenus dépendants à l’objet connecté. La méfiance s’est propagée, liée à la crainte d’être filmé à son insu par les Glass explorers. On rapporte qu’aux États-Unis, des utilisateurs ont été agressés en pleine rue et se sont fait arracher leurs lunettes. En 2014, une femme, parce qu’elle portait des Glasses, a été agressée dans un bar à San Francisco (Négroni, 2014 ; Krief, 2014).
D’autre part, les lunettes connectées ont rapidement trouvé un usage professionnel, notamment en médecine. En 2014, le chirurgien français Philippe Collin est le premier en Europe à réaliser une opération filmée et retransmise au Japon grâce aux lunettes connectées. Il déclare : « le dispositif est idéal, les Google Glass sont mes yeux » (Assoun, 2014). L’« œil technologique » vient au renfort de l’organe. « Live surgery » (chirurgie en direct) et santé connectée grâce aux lunettes sont présentées comme l’avenir de la pratique médicale. Évoquant ses collègues japonais ayant assisté en direct à l’opération, le chirurgien ajoute : « C’était comme s’ils avaient été à mes côtés dans la salle d’opération, voyant tout ce que je fais [sic] et pouvant poser des questions » (Libération, 2014).
Au-delà des faits divers et des premières expérimentations professionnelles, il convient d’interroger l’impact des lunettes connectées sur la vie des sujets. Pourquoi ces lunettes suscitent-elles d’aussi vives réactions ? On pourrait penser que la multiplication des écrans et des caméras dans l’espace public ou dans l’intimité des foyers a habitué les sujets contemporains à avoir un œil sans cesse braqué sur eux. Alors que les lunettes connectées n’avaient laissé personne indifférent et que déjà la course aux applications était lancée, Google décide de retirer de la vente ses Glasses deux ans seulement après la phase de test. Faut-il y voir un échec définitif ou un arrêt provisoire avant un nouveau départ ? Qu’il s’agisse d’un sentiment de surveillance, de la crainte d’être filmé, ou de la « live surgery », le regard se trouve au centre du dispositif des lunettes connectées. Et c’est un regard qui paraît en excès.
De surcroît, les lunettes connectées s’appareillent à l’œil humain, et, au vu de la très faible distance le séparant de l’organe, l’objet semble prendre la dimension d’une prothèse. D’ailleurs, la société Google est actuellement en train de mettre au point des lentilles de contact connectées, dites « lentilles intelligentes » (Marchand, 2015). Les avancées des technosciences permettent d’aller toujours plus loin dans la fabrique d’un corps connecté, dans l’hybridation humain-technique et dans ce que l’on nomme désormais le transhumanisme. Les lunettes connectées sont, en ce sens, une étape vers un appareillage toujours plus sophistiqué et plus invisible de l’œil. L’écran miniature inséré sur la monture fournit quant à lui des informations supplémentaires : une image virtuelle vient s’incruster dans l’image perçue de la réalité. Le dispositif spéculaire est à double face : d’un côté, un écran, en direction de l’utilisateur, est « posé » sur l’œil. De l’autre, une caméra pointe son regard sur le monde. La caméra, pour celui qui se voit visé par elle, opère comme un œil supplémentaire. Quant à l’écran, qui prolonge l’organe de l’utilisateur en en palliant les insuffisances, il devient un œil mi-humain, mi-technologique.
En 2010, Gérard Wajcman, dans son ouvrage L’œil absolu, analysait la place du regard dans la civilisation actuelle. Le terme d’« œil absolu » nous semble pertinent pour décrire cet œil à double face qu’est l’écran des lunettes connectées. Ces dernières proposent un appareillage de l’œil pour une vision se voulant sans faille. Dans ce montage, où le regard se situe-t-il ? Qui regarde, et qui est regardé ? Qui, de l’utilisateur, de l’écran ou de la caméra, incarne le regard ?
La psychanalyse permet d’éclairer les ressorts subjectifs d’un tel dispositif scopique qui, miniaturisant le regard, le fait paradoxalement consister dans la réalité. Les actes d’agression à l’égard des porteurs de lunettes connectées ainsi que les divers usages qui sont faits de cet objet peuvent être analysés au titre de faits cliniques et peuvent nous enseigner sur ce qui est en jeu avec cet objet technologique. Plutôt que d’orienter l’analyse sur la question de la surveillance généralisée et de l’atteinte à la vie privée que ces lunettes peuvent impliquer, nous tenterons d’étudier le mode selon lequel le regard, au sens pulsionnel, s’y trouve réalisé.
2. Le sujet et l’objet dans la perspective lacanienne
Précisons pour commencer que la psychanalyse envisage le sujet non pas d’un point de vue social mais en tant que pris dans un rapport au langage. Il s’agit d’un sujet de l’inconscient. À partir des années 1950, Jacques Lacan, avec la linguistique structurale, analyse les rapports du sujet au signifiant. Pour se faire entendre et articuler une demande, le sujet n’a d’autre choix que d’utiliser les mots de l’Autre. L’Autre désigne le langage, le « lieu du trésor des signifiants » (Lacan, 1966, 806), le « site préalable du pur sujet du signifiant » (Lacan, 1966, 807). Si l’on prend l’exemple de l’enfant humain, ce dernier, qui n’a pas encore la parole, n’a à sa disposition que le cri pour satisfaire ses besoins. La mère interprète ce cri et le traduit en signifiants. L’enfant se trouve ainsi parlé avant qu’il ne sache parler. Pour faire valoir ses demandes, il faut à l’infans entrer dans le système symbolique du langage. Cela ne se fait pas sans perte car le langage, incomplet, ne lui permet pas de formuler de façon univoque le tout de sa demande. Sa demande restera donc en partie insatisfaite. Il en subsistera un reste, laissé sans réponse. Lacan nomme ce résidu « objet a », part de la pulsion que le sujet doit accepter de perdre. Cette part perdue – résultat de l’opération que Freud nomme castration – deviendra la cause inconsciente de son désir, le moteur qui le poussera à retrouver, à travers les objets concrets, l’objet perdu. Le sujet du langage, parce que séparé de l’objet de la pulsion, est un être de manque pris dans une quête de récupérer la jouissance perdue :
Une nostalgie lie le sujet à l’objet perdu, à travers laquelle s’exerce tout l’effort de recherche. Elle marque les retrouvailles du signe d’une répétition impossible, puisque précisément ce n’est pas le même objet, ce ne saurait l’être [...] C’est à travers la recherche d’une satisfaction passée et dépassée que le nouvel objet est cherché, et qu’il est trouvé et saisi ailleurs qu’au point où il est cherché. (Lacan, 1994, 15)
Si les gadgets technologiques ont un certain succès, c’est qu’ils semblent promettre au sujet de retrouver la part de jouissance perdue. Assurément, cette retrouvaille est illusoire puisque par définition la perte est irrémédiable. Si certains objets technologiques attirent autant, c’est qu’ils donnent au sujet l’impression de venir combler un manque. Au sujet des gadgets qui bouchent le manque et donnent l’illusion d’une complétude, Lacan a forgé le néologisme de lathouse à partir du grec ousia qui, chez Aristote, désigne la substance. Les objets de consommation issus de la technoscience fonctionnent comme une agalma propre à donner au sujet le sentiment d’un plus d’être. Mais dans le même temps, ils font oublier (léthé) à ce dernier qu’il est fondamentalement marqué d’un manque irréductible. Le leurre porte sur la possibilité de réparer la perte. La lathouse, propre à produire « un plus-de-jouir en toc » (Lacan, 1991, 93), sature le manque et allège le sujet de la castration qui l’affecte. Ayant trouvé sa lathouse, le sujet, enfermé dans une jouissance autistique avec l’objet, peut croire qu’il n’a plus besoin des autres, ses semblables, ni de l’Autre du langage pour articuler une demande. Lacan indique que la lathouse opère comme objet a :
Et pour les menus objets petit a que vous allez rencontrer en sortant, là sur le pavé à tous les coins de rue, derrière toutes les vitrines, dans ce foisonnement de ces objets faits pour causer votre désir, pour autant que c’est la science maintenant qui le gouverne, pensez-les comme lathouses. (Lacan, 1991, 188-189)
Les lunettes connectées seraient-elles une nouvelle « lathouse » ? Elles semblent mettre en circuit davantage le regard que la vision, même si l’argument de vente est de promettre au Glass explorer une vision augmentée. Le véritable moteur des Glasses, c’est le regard, à entendre au sens pulsionnel du mot. Voici donc le nœud de notre hypothèse : si les lunettes connectées suscitent de vives réactions allant de l’engouement au rejet agressif, c’est parce qu’elles mettent en jeu le regard dans sa dimension pulsionnelle. Le sujet y est à son insu intéressé bien au-delà de l’intérêt simplement technologique qu’il pourrait avoir pour le gadget. Dans cette perspective, formulons à présent quatre propositions qui tentent d’analyser la façon dont le regard est mis en jeu par les lunettes.
3. Le Glass explorer fait exister le regard pour autrui
Comment analyser les réactions parfois violentes à l’encontre des porteurs de lunettes connectées ? Dans L’inquiétante étrangeté, Sigmund Freud montre que l’irruption du regard est susceptible de provoquer un sentiment proche de l’angoisse, qu’il nomme das Unheimliche (Freud, 1985, 209-263). Le mot est forgé sur le radical heim (foyer, maison) auquel est accolé le préfixe un- qui en négative le sémantisme. L’adjectif heimlich (familier, connu) désigne le plus intime de l’être qui, gardé secret, ne s’offre pas à la vue des autres. Par extension, il peut désigner un danger. L’adjectif qui d’abord signifie le familier en vient à signifier l’inquiétant. Heimlich rejoint son opposé unheimlich : ce qui devrait rester caché, refoulé, dans l’ombre, surgit sans prévenir et produit un sentiment d’inquiétante étrangeté. Freud en donne un exemple personnel : alors qu’il est dans le compartiment d’un train, la porte des toilettes s’ouvre toute seule. Le miroir au fond laisse apparaître l’image d’un homme à la fois familière et inconnue. Freud, d’abord saisi d’inquiétude, reconnaît assez vite que l’image n’est autre que la sienne reflétée par le miroir. La vue soudaine de son double lui inspire un sentiment d’inquiétante étrangeté. Son propre regard lui revient pour le fixer : le familier devient étranger et inquiétant (Freud, 1985, 257).
N’est-ce pas d’inquiétante étrangeté dont il s’agit lorsque surgit dans le champ visuel cet « œil » étrange que donnent à voir les lunettes connectées ? D’ordinaire, le regard reste plutôt inaperçu ou masqué. Il n’apparaît pas comme tel dans la réalité : le plus souvent le sujet ne se sait ni ne se vit comme objet du regard de l’autre. Les lunettes, avec leur caméra, font surgir un regard inattendu. Soudain le sujet devient l’objet du regard d’un autre. La survenue d’un regard n’est pas sans provoquer malaise ou angoisse.
L’angoisse est un affect qui ne trompe pas. Elle est le signal d’une rencontre que le sujet n’aurait pas dû faire (Lacan, 2004, 85-97 ; 188), une rencontre avec un objet qui habituellement reste voilé et ne s’aperçoit pas. L’angoisse est liée au surgissement d’un objet qui ne devrait pas se montrer. Il s’agit de l’objet de la pulsion. Ici, l’objet pulsionnel que le dispositif des lunettes connectées fait surgir est le regard.
Pour Jacques Lacan, le regard doit être distingué de la vision. Si la vision est une fonction, le regard, pour la psychanalyse, est un objet de la pulsion. En tant qu’objet petit a, il est assimilable à un point, à une tache :
Grains et tissus de beauté […] montrent la place du a, ici réduit à ce point zéro […] Plus que la forme qu’il entache, c’est le grain de beauté qui me regarde. Qu’est-ce qui nous regarde ? Le blanc de l’œil de l’aveugle, par exemple. (Lacan, 2004, 293)
Le regard est ainsi un point qui fixe et fascine. Il ne se confond ni avec l’œil, ni avec l’acte de voir. Il est au contraire extérieur à l’organe. C’est dans le Séminaire XI que Lacan donne la définition la plus construite du regard. Il part de ce qu’en avait dit Jean-Paul Sartre dans L’Être et le néant, à savoir que le regard présente le double caractère d’un surgissement depuis l’extérieur et d’une disjonction d’avec les yeux. Sartre évoque l’exemple de l’homme jaloux qui, croyant être trompé, porte l’œil à la serrure de la porte dans l’espoir d’y voir le spectacle de l’adultère. Perdu dans la contemplation de ce qu’il s’attend à voir, un bruit perçu dans le couloir lui fait deviner la présence de quelqu’un qui le regarde. Par ce bruit, un regard se signale et lui révèle sa position de voyeur. L’affect de honte s’empare du sujet qui se pense ainsi regardé en train de voir. Celui qui voyait est désormais regardé et cesse de voir. Ce n’est plus l’acte de voir qui domine ici la scène, mais le regard d’un autre qui s’impose au voyeur. Sartre pointe par-là la division entre voir et regarder. Le regard se situe du côté de l’autre : « autrui est, par principe, celui qui me regarde » (Sartre, 1943, 296). Sous le regard de l’autre, le sujet devient un être objet pour-autrui. Le regard ne peut donc s’appréhender que par autrui. Voir et regarder sont deux actes distincts, disjoints, ce que Lacan rappelle ainsi : « En tant que je suis sous le regard, écrit Sartre, je ne vois plus l’œil qui me regarde, et si je vois l’œil, c’est alors le regard qui disparaît. » (Lacan, 1973, 79) Quand on voit, on ne regarde pas. Quand on regarde, on ne voit pas.
Le regard est ainsi extérieur au sujet : il ne se situe pas du côté du sujet voyant mais est au contraire localisé dans le champ de l’Autre. Le regard est aussi de l’ordre du surgissement, de la surprise. Il a quelque chose de saisissant et de captivant. En cela, s’imposant dans le champ de vision, un regard inopiné crée la surprise voire l’angoisse chez celui qui se voit ou se pense être regardé.
Les lunettes connectées ont cette aptitude de faire surgir le regard. La caméra miniature a les caractéristiques formelles du regard : un point qui se détache et qui fixe. Si le regard n’est en soi pas lié à l’œil, comme le démontre Sartre, ici avec le gadget il se situe en un point qui coïncide avec l’organe. S’ensuit-il un effet de renforcement ou de redoublement ? Les lunettes semblent me regarder et je deviens la cible et la proie de ce regard. Le Glass explorer peut ainsi susciter l’inquiétude. Les réactions agressives de ceux qui sont devenus malgré eux les objets d’un tel regard indiquent la présence en trop d’un regard intrusif.
Lacan dit que le sujet ne sait ordinairement pas qu’il est un être regardé. Le regard est en effet d’ordinaire éludé, il ne se voit pas : « je ne vois que d’un point, mais dans mon existence je suis regardé de partout. […] nous sommes des êtres regardés, dans le spectacle du monde. […] ce regard […] nous cerne et fait de nous des êtres regardés, mais sans qu’on nous le montre. » (Lacan, 1973, 69 ; 71). Le regard existe bel et bien, mais « sans qu’on nous le montre ». Or, les lunettes connectées montrent ce regard et font du sujet un être regardé. Le Glass explorer met en acte cette vérité que :
Le monde est omnivoyeur, mais il n’est pas exhibitionniste – il ne provoque pas notre regard. Quand il commence à le provoquer, alors commence aussi le sentiment d’étrangeté. (Lacan, 1973, 71-72) Quand il apparaît, le regard angoisse car il impose la présence de la pulsion. Là où il n’était pas visible il vient saturer le champ de vision. Réintroduit par l’autre, on ne remarque plus que lui : « Le regard est cet objet perdu, et soudain retrouvé […] par l’introduction de l’autre. » (Lacan, 1973, 166). L’« œil technologique » des Glasses matérialise le regard et le fait surgir au lieu même de l’organe de la vue. L’œil humain ainsi appareillé occupe la fonction de la tache qui, dans la définition lacanienne, est celle du regard. Les lunettes connectées donnent alors, comme le dirait Lacan, « le sentiment de la présence du regard » (Lacan, 1973, 93). Ce regard connecté objectalise celui qu’il vise.
Sous le regard connecté le sujet peut être saisi d’angoisse, car il ignore ce que le Glass explorer lui veut. Suis-je enregistré ? Suis-je scruté ? Que peut bien vouloir cet autre équipé de telles lunettes ? Quel objet suisje pour lui ? À quelle place suis-je dans son désir ? L’angoisse s’éprouve lorsque l’on ne sait pas ce que nous veut l’Autre (Lacan, 2004, 376). Les lunettes connectées font émerger un regard capable de transformer le sujet en objet dont l’intention reste inconnue.
4. Le Glass explorer rassasie son appétit de voir tout en récupérant l’objet-regard
Que se passe-t-il pour le Glass explorer qui attend de ses lunettes une vision augmentée ? Lacan dit que l’œil est « vorace » et que le monde est « omnivoyeur » (Lacan, 1973, 105 ; 71). Les diverses applications imaginées pour les lunettes connectées en témoignent. La wearable technology promet de rassasier ce que Lacan nomme « l’appétit de l’œil » (Lacan, 1973, 105) qui cherche à tout voir. A ce titre, l’application Sex with Google Glass est intéressante : elle permet aux partenaires de se filmer pendant le rapport sexuel. Chacun peut voir ce que l’autre voit, peut se voir et se voir en train de voir. On peut à l’envi multiplier les combinaisons. Sherif Maktabi, développeur de cette application, déclare : « It’s about seeing two perspectives at the same time. Seamlessly. [Il s’agit de voir deux perspectives à la fois. Sans rupture.] » (Thomas, 2014) Les partenaires, devenus voyeurs d’eux-mêmes, filmés sous toutes les coutures, croient ainsi ne perdre aucune image, au sens du mot seamlessly qui, forgé sur le radical seam (joint, couture, soudure), évoque une « vision totale ». L’écran des lunettes restituerait une image continue. L’utilisateur peut avoir l’illusion d’être doté d’un œil plus performant lui donnant à voir une image sans rupture ni angle mort, un condensé de plusieurs perspectives, une composition dont on ne verrait plus la trace des coutures qui la constituent. À travers cette expérience le sujet contemplatif d’une image qui serait totale peut croire qu’il voit tout et risque de se laisser tromper par ce leurre.
Dans la vision, dans la contemplation de l’image, le sujet trouve un certain apaisement. L’image captive et fascine (Lacan, 2004, 278). Ainsi la vision apaise alors que le regard inquiète. L’utilisateur des lunettes apaise son manque-à-être par une vision augmentée, tandis que ceux qui sont visés par ce regard éprouvent malaise ou angoisse. Aux deux côtés du plan introduit par les lunettes correspondent deux fonctions différentes de la vision et du regard. D’un côté un sujet voyeur contemple, de l’autre un être regardé fait l’expérience du surgissement de la pulsion. Tandis que le second est en prise avec l’objet a, le premier semble se perdre dans l’illusion d’une image sans manque.
Il y a, au fondement même des lunettes connectées, une tromperie car tout n’apparaît pas dans l’image, fût-elle une image augmentée. Tous les objets ne sont pas susceptibles de se saisir par l’image. Certains n’ont pas de représentation possible. Il s’agit des objets de la pulsion dont la place est occupée par un vide. Objets perdus et « immatériels » (Brousse, 2007, 288) car produits de la castration, leur perte entraîne au plan psychique un défaut d’image. La contemplation de l’image donne au sujet l’illusion de tout voir, alors que l’image comporte des trous, qui correspondent au vide des objets pulsionnels. L’image est un leurre et la vision, plus que n’importe quel autre mode perceptif, permet d’occulter le manque-àêtre. La contemplation rassure en éludant l’incomplétude structurale du sujet. L’objet à réalité augmentée rassasie la voracité de l’œil et entretient le sujet dans un trompe-l’œil : voir plus que ce que la réalité ne lui donne à voir, voir ce qui ne peut structuralement pas se voir.
C’est dans le champ visuel que le sujet trouve le plus aisément à se leurrer quant à son propre manque : le niveau scopique est « […] celui où l’objet a est le plus masqué et où, de ce fait, le sujet est le plus sécurisé quant à l’angoisse. » (Lacan, 2004, 376). La contemplation fait oublier au sujet sa propre castration. L’image fascine et opère tel un mirage, le sujet contemplatif « devient aveugle … à la castration » (Lacan, 2004, 293). Le Glass explorer, qui d’un « OK Glass » demande à son objet de lui donner toutes les informations visuelles dont il pense avoir besoin, rajoute à la réalité perçue un voile efficace contre le manque. La vision augmentée fait croire au sujet qu’il peut rejoindre l’image qui manque à son être.
Avec les lunettes connectées, le regard semble récupéré, passant du champ de l’Autre au champ du sujet. Il semble réintégré au corps propre. S’abîmer dans une vision saturée est une façon, illusoire, de récupérer l’objet-regard. Les lunettes connectées attirent leur utilisateur par cette promesse de récupérer ce que Lacan nomme « l’objet éternellement manquant » (Lacan, 1973, 164). Si pour l’utilisateur l’objet a un effet d’apaisement, pour ceux qui sont visés par ce regard technologique l’effet est plutôt de gêne. Ici, le regard perturbe, à l’instar de la pulsion qui perturbe et dérange le corps. Le Glass explorer ignore cet effet de dérangement, et les personnes qui l’agressent pour lui ôter son objet le lui rappellent. Par cet acte, le regard, qui était en trop, est sinon supprimé, du moins provisoirement neutralisé.
5. Le Glass explorer efface la division entre œil et regard et entre voir et être vu
Lacan évoque la schize (coupure) entre vision et regard, à partir d’une anecdote personnelle. Jeune adulte, il était parti à bord d’un bateau de pêche en Bretagne. Soudain il aperçoit une boîte de sardines qui flotte à la surface de l’eau. L’objet, inattendu en un tel lieu, reflète la lumière du soleil. Un enfant qui était avec lui à bord lui montre cet objet lumineux et lui dit : « Tu vois, cette boîte ? Tu la vois ? Eh bien, elle, elle te voit pas ! » (Lacan, 1973, 89). Lacan en déduit d’abord que voir n’est pas regarder. Cette boîte, qui ne le voit pas, le regarde : « Elle me regarde au niveau du point lumineux, où est tout ce qui me regarde […]. Ce qui est lumière me regarde. » (Lacan, 1973, 89). D’autre part, s’il voit la boîte, elle ne le voit pas. Elle le regarde, chose que jusque-là il n’avait pas vue.
Avec les lunettes connectées, la proximité, voire l’identité de l’œil et de la caméra peut brouiller le repérage des places. Par exemple, avec l’application Sex with Google Glass, il devient difficile de distinguer entre œil et regard et entre sujet voyant et objet vu. Si l’on se place du point de vue des utilisateurs, voir, être vu et se faire voir semblent se confondre. Gérard Wajcman généralise ce court-circuit en en faisant un trait d’époque :
Le nœud de la civilisation du regard serait donc que l’opposition canonique to see and to be seen a vécu. Entre voir et être vu, plus de disjonctions possibles. Cela constitue un véritable séisme qui renverse l’ordre ancien du monde. […] la technologie résout très simplement […] l’opposition entre voir et être vu, en donnant aux sujets la possibilité de se voir tels qu’ils sont vus, de se voir avec le regard de l’Autre. (Wajcman, 2010, 264-265)
Le Glass explorer, qui est tout œil, incarne pour l’autre un regard. Il est tout à la fois perdu dans la fascination de son image et sujet d’un regard qui se boucle sur lui-même. Caméra et écran plaqués sur l’œil brouillent les repères. Le sujet peut voir, être vu et se voir tel que l’autre le voit. C’est ce que réalise bel et bien l’application Sex with Google Glass qui « lets you watch – and record – yourself having sex from all angles and even “see what your partner can see”[…] [elle vous permet de vous voir – et de vous enregistrer – sous tous les angles pendant vos rapports sexuels et même de “voir ce que votre partenaire voit”] » (Thomas, 2014). Cet écrasement de la distinction entre voir et regarder et entre sujet voyant et objet vu réalise un court-circuit. Sex with Google Glass en est un bon exemple : l’objet, ici le partenaire sexuel, n’est plus l’autre, mais soi-même vu par l’autre. Lacan rappelle que s’il existait un modèle idéal de la pulsion, ce serait celui d’une bouche qui se baiserait elle-même (Lacan, 1973, 164), la pulsion se satisfaisant alors sans en passer par la recherche d’un objet extérieur au corps propre. C’est ce que réalisent les lunettes connectées : elles opèrent comme un œil qui se regarde lui-même en train de voir, l’image du partenaire étant remplacée par celle du voyeur.
6. Les lunettes connectées court-circuitent le trajet de la pulsion scopique
Dans Les Trois essais sur la théorie sexuelle, Freud évoque ce qu’il nomme Schaulust (Freud, 2011, 121), le plaisir lié à l’activité de regarder.
Il montre à partir de l’exemple de l’exhibitionnisme et du voyeurisme que le regard est pulsionnel, et va, dans Pulsions et destins des pulsions, dégager une grammaire des pulsions. Dans les deux cas de figure, le regard est bien l’objet de la pulsion, mais la position de chacun des partenaires du couple formé par l’exhibitionniste et le voyeuriste est inverse et symétrique : le sujet voyeur se rend actif afin de trouver un objet sur lequel porter son regard, tandis que l’exhibitionniste se fait objet du regard. La pulsion s’ordonne selon une logique discursive qui engage les trois voies grammaticales : voir, être vu et se voir/se faire voir. La pulsion, empruntant tour à tour les trois voies, décrit un circuit en trois temps logiques, un aller-retour entre un sujet et un objet extérieur.
Lacan trace le trajet de la pulsion à partir des quatre coordonnées que Freud avait décrites concernant la pulsion : poussée, source, objet et but. Partant d’une poussée interne devant laquelle le sujet ne peut fuir, la pulsion tente de trouver satisfaction à travers un objet, quel qu’il soit. Le but de la pulsion ne réside pas tant dans l’objet que dans le trajet que celle-ci effectue autour de l’objet. Partant de la zone érogène – l’œil pour la pulsion scopique – elle fait le tour de l’objet et revient en emportant une satisfaction partielle. Voir/être vu/se faire voir et regarder/être regardé/se faire regarder sont les moments logiques de cet aller-retour de la pulsion scopique. Dans la voie active, c’est le sujet qui voit. L’acte de voir lui fait retour sous la forme du regard venant de l’autre : c’est la voie passive. La voie réflexive indique l’engagement du sujet dans l’acte de voir et de regarder et par là la pulsion retourne sur le sujet après avoir réalisé un tracé circulaire autour d’un objet qu’elle n’attrape finalement pas. Lacan recourt aux deux termes anglais qui servent à désigner le but : aim et goal. La satisfaction ne vient pas de l’objet en soi mais du trajet effectué, aim. C’est une satisfaction partielle, car la pulsion part d’un segment du corps et vise un objet qui n’est qu’une partie.
Figure 1. La pulsion partielle et son circuit. Lacan, 1973, 163.
La figure 1 trace le circuit de la pulsion qui, partant du bord de la zone érogène, fait le tour de l’objet a sans l’atteindre et revient au point de départ. La satisfaction atteinte réside donc plus dans le tour que fait la pulsion que dans l’objet qui se trouve contourné sans être attrapé. La pulsion rate toujours son objet qui, foncièrement perdu et irrécupérable, « n’est que la présence d’un creux, d’un vide » (Lacan, 1973, 164). Les lunettes connectées passent outre ce ratage inhérent au circuit pulsionnel. Elles méconnaissent ce fait de structure qu’aucun objet concret ne peut satisfaire pleinement la pulsion ni combler le manque constitutif du sujet. Aucun objet concret ne peut venir réparer cette perte ni suturer ce manque.
Avec les lunettes connectées, l’œil opère comme la bouche qui se baise elle-même. L’image virtuelle sur l’écran court-circuite le rapport du sujet à l’Autre. L’organe se voit saturé par un écran qui le nourrit d’une image prétendant le combler. La réalité augmentée offre à l’œil une image semblant satisfaire la pulsion. Le Glass explorer croit avoir à portée de main l’objet, en permanence et sur simple commande. Le trajet pulsionnel s’en trouve annulé : les lunettes connectées écrasent la distinction entre aim et goal ; la pulsion, satisfaite par l’objet virtuel (goal), s’économise le trajet (aim).
Si les lunettes se branchent sur l’œil pour lui donner un semblant de satisfaction, pourquoi le sujet ferait-il l’effort de s’adresser à l’Autre pour chercher l’objet du désir ? La parole n’est alors d’aucune utilité puisque la technologie propose de pourvoir au manque. La seule adresse qui reste au Glass explorer est cet Autre virtuel à qui il demande encore et toujours des images. Le manque est bouché. Mais le sujet n’en ayant jamais fini avec la pulsion, le voilà condamné à toujours en redemander à ses lunettes.
7. Conclusion
L’introduction des lunettes connectées dans l’espace public n’a pas laissé indifférent : depuis les agressions commises par des passants aux collectifs anti-lunettes connectées, les réactions montrent que ce nouvel objet, qui promène un regard embarqué, matérialise un regard en trop. Le regard est habituellement insaisissable et le sujet ne le voit pas. Il est un point aveugle dans l’obscurité du visible. Les lunettes, faisant surgir le regard, révèlent au sujet qu’il est un être regardé de partout. Le dévoilement de cette vérité peut faire vaciller l’être.
Les lunettes connectées, mettant en jeu l’objet a sous sa forme scopique, ont un effet de bouchon du manque. À ce titre, on peut les classer parmi les objets dits par Lacan « lathouses ». Elles trompent le sujet et le laissent dans une confusion quant au véritable objet de son désir. Lacan dit de l’objet a qu’il est « l’objet des objets » (Lacan, 2004, 248) : ce n’est pas celui derrière lequel le sujet court et qu’il convoite, mais l’objet qui au contraire court derrière lui, l’objet qui le fait courir et qui cause son désir. L’objet a est la véritable cause d’un désir qui va se reporter sur les objets du monde. Les objets du monde sont les objets visés par le désir, mais la cause est à situer dans les objets de la pulsion. Dans son Séminaire VIII, Lacan résume très bien cette différence de statut entre l’objet matériel et l’objet caché du désir : « Si cet objet vous passionne, c’est parce que là-dedans, caché en lui, il y a l’objet du désir, agalma » (Lacan, 2001b, 180). Les gadgets, parce qu’ils interpellent ce qu’il y a de pulsionnel dans l’être, peuvent donner au sujet l’illusion de répondre au manque qu’il éprouve. Les lunettes connectées donnent l’illusion d’une satiété par le biais d’une vision augmentée. Elles mettent en circuit le regard en tant qu’objet a, objet au carrefour du désir, de la jouissance et de l’angoisse.
Avec les lunettes connectées, il nous semble que le regard est convoqué d’une façon inédite : la technologie numérique qui permet la vision augmentée, la portabilité du regard et l’appareillage de l’œil font des lunettes connectées un objet apte à faire exister le regard selon un mode quasi réel et autonomisé. En ce sens elles introduisent une rupture avec les objets technologiques déjà connus qui mettaient en jeu le regard. Avec les lunettes connectées, le champ de vision est saturé et l’objetregard paraît récupéré et réintégré au corps propre de l’utilisateur. Les incidences subjectives diffèrent selon que l’on est d’un côté ou de l’autre du plan des lunettes. A l’explorer les lunettes connectées font oublier qu’il est un être manquant qui, pour sa jouissance, doit en passer par le circuit partiellement (in)satisfaisant de la pulsion. Il devient un « sujet complété d’un objet » (Brousse, 2005, 124) directement appareillé au corps qui lui assurerait de récupérer la part de jouissance perdue. Pour celui qui tombe dans le champ de vision de ces lunettes et devient l’objet de ce regard équipé, le gadget constitue un regard en trop qui s’autonomise et surgit dans la réalité. À vouloir obturer le manque, le sujet obtient l’angoisse chez l’autre. À se servir du gadget technologique comme d’un bouchon, l’utilisateur reste dans la méconnaissance du caractère structural de son manque et risque de passer à côté de son propre désir. Il est ce glass-hole qui, à vouloir saturer le manque qui cause son désir, risque de se tromper sur le véritable objet du désir. Car le véritable objet n’est pas celui qui est convoité et possédé – les lunettes connectées ici – mais bien cet obscur objet inconscient, situé en amont du désir dont il est seule vraie cause et dont la place est occupée par un vide. Dans sa passion pour l’image, le sujet aux lunettes connectées risque de disparaître en tant qu’être de désir pour n’être plus que le consommateur qui résout l’énigmatique question du désir et du manque par la possession de l’objet matériel.