Entretien de recherche
Attention, présence et engagement : des concepts pluriels éclairés par la neurophysiologie en interaction avec les mondes numériques
Présentation de l’entretien et de ses parties prenantes
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Comme avec le recueil en ligne « Sciences de la cognition et design » (Berthoz, Droulez, Casati, Massaloux et Dingjian), ENSCI-Les Ateliers, 2011, URL : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01523969/document.
Designers ou analystes s’appuient sur l’ergonomie et la psychologie cognitive pour élaborer des interfaces et outils interactifs. Ces procédés s’adossent aux apports des sciences cognitives que certains, comme notre interlocuteur, préfèrent parfois appeler sciences de la cognition1 ou neuro-physiologie, pour bien marquer la complexité disciplinaire qui met en synergie de nombreuses sciences, afin de mieux comprendre notre fonctionnement et comportement.
En effet, Alain Berthoz incarne cette nécessaire diversité de formation, de par son cursus. À la fois ingénieur civil des mines, licencié en psychologie et docteur ès sciences en biomécanique et en neurosciences, ce chercheur du CNRS est devenu une notoriété mondiale pour avoir notamment fondé en 1993 la chaire de « Physiologie de la perception et de l’action » au Collège de France. D’abord ancré dans l’ergonomie et la physiologie du travail au CNAM, puis au CNRS, il met aussi, à partir des années 1980, au point de nombreuses expériences instrumentées pionnières à bord des stations ou navettes spatiales, tout en suivant plusieurs spationautes français, pour étudier les modifications physiologiques et l’adaptation humaine en milieu extrême, l’apesanteur.
L’intérêt pour notre triple problématique tient à ses travaux à propos des grands systèmes sensori-moteurs, en particulier le système vestibulaire, des bases neurales du regard et de la marche, ou encore sur le traitement et la mémoire de l’espace au cours de la navigation. Cela l’a conduit à recourir aux technologies de réalité virtuelle (RV) pour établir des protocoles innovants. Il a ainsi ouvert un dialogue avec les spécialistes de la RV, tout en acceptant des collaborations singulières, comme celle qualifiable d’art-science avec ses apports concernant l’implémentation virtuelle du mouvement naturel au profit de La Funambule virtuelle (2000-2006, Bret, Tramus, Berthoz), installation liée aux recherches de l’équipe d’Edmond Couchot.
Ayant accepté de préfacer notre premier ouvrage collectif sur l’avatar, nous en venons à démarrer une collaboration plus approfondie avec Alain Berthoz, à partir de nos problématiques, susceptibles de déboucher sur une expérimentation commune. À partir d’une proposition médiatique originale d’Étienne Perény, retravaillée en commun, émerge d’étape en étape le projet « Devenez avatar », tandis qu’un dialogue art-science initié dans ce cadre avec Claire Sistach, contributrice de l’ouvrage, a pris son propre rythme en parallèle à travers des performances d’un nouveau genre.
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Perény E., Amato E. A., Gorisse G., Berthoz A. (2016). The autoscopic flying avatar : a new paradigm to study bilocated presence in mixed reality, VRIC 2016, Laval Virtual, Proceeding VRIC ’16.
De notre côté, au fil de cette « forme et dynamique » d’engagement mutuel, nous avons pu réellement apprécier combien nos centres d’intérêt en info-communication, le corps médiatisé, « la sémantique de l’interaction », « l’instanciation iconique » gagnaient à bénéficier des reformulations et des dernières connaissances issues de la neurophysiologie. En retour, les particularités de l’image, des médias, de l’interactivité, toutes questions ayant animé nos recherches personnelles de longue date ou encore celles effectuées en commun ont pu être examinées sous un autre jour pour cristalliser nos idées et réaliser un dispositif permettant de formuler un nouveau « paradigme » heuristique dit de l’Avatar Volant Autoscopique (AVA)2. Pour autant, et à la satisfaction de nous trois, cet entretien nous a servi à prendre aussi un recul, garanti par une volonté commune d’être tout à fait accessible à travers des questions et réponses suffisamment générales pour intéresser tout un chacun, tant pour lui-même que pour des remobilisations professionnelles, aussi bien dans le domaine académique que celui du design des interfaces numériques.
Étienne Armand Amato et Étienne Perény : Nous sommes pris dans un monde d’images interactives et d’appareils connectés, dont essayent de rendre compte des expressions comme « les écrans », « les nouvelles technologies » ou encore « le numérique » . Selon vous, comment la question de l’attention se pose-t-elle autrement dans ces nouveaux contextes ?
Alain Berthoz : L’attention. « Faire attention ». « Attirer l’attention ». « Ne pas faire attention ». « Attention ! » Pour un physiologiste ou pour un spécialiste de la cognition, ce terme au singulier recouvre en réalité bien des mécanismes, sans être réductionniste, bien des postures, des contenus culturels extraordinairement différents, comme tous les concepts nommés au singulier : la mémoire, l’identité, la conscience.
Pour rappel, on distingue plusieurs catégories d’attention. Il y a l’attention focalisée, l’attention divisée, l’attention conjointe, etc. La physiologie, la psychologie et les sciences cognitives, comme d’ailleurs les pathologies de l’attention, ont montré qu’il y a des mécanismes dans le cerveau très différents en fonction de ces types particuliers d’attention. Autrement dit, on ne peut pas parler d’attention au singulier. Ma première proposition consiste d’emblée, à donner à ce concept une réalité plurielle apparue au cours de l’évolution, puisque notre cerveau d’homme – pas seulement de primate – est le résultat d’une accumulation au fil des âges, d’attitudes et de fonctions de l’attention très différentes.
Pour un insecte, un singe ou pour un lézard, faire attention est une fonction très différente, comme la capacité à détecter un objet qui arrive dans le champ visuel et auquel il faut réagir. Par exemple, à Roland Garros, lorsque le joueur doit rattraper un service ou une balle, l’attention qu’il peut porter à cette balle et au comportement du joueur en face de lui, est en fait le résultat d’une superposition de mécanismes dont certains sont très automatiques et très rapides, faisant intervenir par exemple dans le cerveau, des structures comme le colliculus supérieur. Il s’agit d’une espèce de rétine interne vers laquelle les images, qu’elles soient d’un objet ou qu’elles soient sur un écran, sont immédiatement transmises et qui déclenchent des orientations de l’attention. Tous ces mécanismes automatiques ne peuvent pas ne pas être aussi mis en jeu lorsqu’un sujet est dans un contexte plus technologique, que cela soit de réalité virtuelle, d’écran ou d’une installation interactive plus sophistiquée.
Se superposent à cela des mécanismes qui, au lieu d’être simplement des réactions attentionnelles, permettent au sujet de décider de porter l’attention vers quelque chose. Ce n’est pas une réaction, c’est une intention que d’aller porter son regard, mais aussi sa capacité d’analyse, vers un point, un lieu, une image, ou même dans l’image, et en particulier vers l’aspect symbolique de l’image, qui est le propre de l’homme. Souvent, on assimile à tort l’attention aux déplacements des yeux. Nous avons montré d’ailleurs, dans la lignée des travaux de l’école russe des années 1950, qu’on peut très bien prêter attention, tout en fixant un point, à ce qui se passe dans différentes parties du champ visuel périphérique. L’école russe de psychologie appelait cela une « fovéa fonctionnelle ».
Mais la perception n’est jamais une analyse uniquement de ce qu’il y a dans le monde, elle est toujours une comparaison entre la projection vers le monde des hypothèses que je fais et ce qui advient réellement. Le cerveau est un comparateur, aussi bien dans les mondes numériques que dans la vraie vie. Ainsi, l’attention recèle des mécanismes très automatiques, et d’autres résultant de ce jeu permanent de comparaison entre mes intentions et ce que je cherche dans le monde. Nous savons que l’image est projetée sur le cortex visuel, mais aussi sur le colliculus supérieur (une véritable carte du monde visuel sous corticale), pour détecter en particulier des mouvements, ainsi que sur une structure qui s’appelle l’amygdale. Cette dernière attribue immédiatement une valeur à l’image. C’est-à-dire qu’une image du monde réel, ou bien d’un écran, ou d’un monde virtuel se voit attribuée immédiatement par le cerveau une valeur : bonne, mauvaise, dangereuse, favorable, etc. Tout ceci est traité dans un système qui appartient au système dit limbique, c’est-à-dire le cerveau des émotions. Cela permet au cerveau d’aller comparer cette évaluation de l’image avec l’interprétation cognitive faite par les structures qui vont du cortex pariétal vers le cortex frontal. Autrement dit, l’attention non seulement implique des mécanismes soit très automatiques de mouvement, soit très sophistiqués qui font intervenir le cortex, l’hippocampe, etc. Mais en même temps, c’est l’émotion qui va faire un arbitrage, en quelque sorte par le cerveau limbique, entre ce qui est dans le monde et ce qui mérite l’attention.
E.A.A. & E.P. : Dans le contexte des médias interactifs, une thématique de plus en plus prégnante émerge avec la notion de présence. Vous paraît-elle pertinente et intéressante ? En quoi pourrait-elle éclairer notre manière de percevoir et d’agir à travers les interfaces numériques ?
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En l’occurrence, c’est plus particulièrement le domaine de la réalité virtuelle et de la téléprésence robotique qui a dès le début des années 1980 investi ce terme à la fois comme problématique et promesse.
A.B. : Encore une fois, le concept de présence au singulier nécessite d’être reconsidéré avec l’idée qu’il recèle vraisemblablement des fonctions, des mécanismes, des symboles, des significations très variés. Je constate qu’il est utilisé dans la littérature des mondes numériques comme si c’était un concept susceptible d’être mesuré, décrit, simulé3. Il faudrait d’abord le discuter pour essayer, non pas de le disséquer, ce serait du réductionnisme physiologique, mais d’en comprendre éventuellement les différentes facettes ou apparitions.
Je crois qu’il faut encore une fois peut-être se placer dans la perspective de l’évolution. Lorsqu’un animal vit et doit interférer avec le monde, il a toujours à mettre en jeu des mécanismes de la relation sociale. Et au fond, le concept de présence est un concept qui n’est jamais un concept, comme disent mes amis solipsistes, du sujet seul. Il implique qu’il y a quelqu’un qui est présent dans un monde dans lequel quelqu’un d’autre estime qu’il est présent.
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L’ouvrage Les Neurones miroirs de Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia paru chez Odile Jacob en 2008 récapitule cette aventure scientifique majeure de façon accessible aux non-spécialistes.
Au fond, le concept de présence est toujours un concept d’interaction. On peut considérer les mécanismes par exemple du fameux système miroir, c’est-à-dire ces neurones qui ont été découverts par Rizzolatti4 situés dans le cortex frontal, qui sont tels que si je ferme ma main, les neurones qui s’activent sont ceux qui commandent le mouvement. En même temps, chez un interlocuteur me regardant, les mêmes neurones vont s’activer comme s’il faisait le même mouvement. On a longtemps pensé que ces circuits contrôlaient une action, un mouvement. En fait ils permettent aussi de prédire les intentions et les actions de l’autre.
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Alain Berthoz a identifié plusieurs lois mathématiques et cinétiques du mouvement naturel et, très tôt, il a défendu la pertinence de leur transposition, tant sur les avatars pour le réalisme des gestes, que sur les robots pour le déplacement et l’équilibre.
Ce sont une des bases neurales, sans doute essentielles, de ce que peut être la perception d’une présence. Surtout quand l’avatar bouge selon les lois du mouvement naturel5. En effet, quand je vois un avatar de moi-même dans un monde virtuel, comme le dit je crois la littérature, j’essaie de me convaincre que je suis présent dans l’avatar, ou que je suis moi-même en train de vivre dans le monde virtuel. Vraisemblablement, ces mécanismes très élémentaires, très anciens, permettent de coder l’action quelle que soit la façon dont l’action puisse être codée : dans mon cerveau, par des neurones qui vont contrôler des muscles ; ou qu’elle soit codée par une image – comme le dit Étienne Perény, simplement par des pixels. Notre cerveau dispose depuis toujours des mécanismes qui permettent d’identifier cette action comme étant la mienne, c’est-à-dire de me donner une présence, ce qui rejoint la notion d’agentivité : le mouvement de l’avatar est perçu comme étant le mien.
Mais il y a sans doute des niveaux plus élevés au point de vue cognitif, qui relèvent peut-être de la question de l’identité. Parce qu’il est possible que je me sente présent dans le monde numérique si j’ai de mon identité, dans mon cerveau, une simulation – pas une représentation seulement par l’image, mais bien une simulation –, telle qu’elle peut être transférée et codée, aussi, dans le monde de l’image. Comprendre les bases neurales de l’identité est encore un défi. Personne n’a vraiment de réponse. C’est dire que je ne crois pas aujourd’hui que nous ayons vraiment les données neurobiologiques pour comprendre comment dans notre cerveau nous pouvons nous percevoir comme vraiment présents dans une image qui, après tout, n’est faite que de pixels !
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Ces termes se rapportent à diverses situations vécues, quotidiennes ou pathologiques dans lesquelles le sujet se retrouve à pouvoir se regarder lui-même, indépendamment du sens courant ou strictement médiatique du mot autoscopie qui désigne la restitution en direct par une image réaliste (miroir, vidéo, visioconférences, webcam…).
Toutefois, une piste conduit vers ces phénomènes de dédoublement décrits par les neurologues et les neuropsychologues depuis très longtemps, dits d’autoscopie, héautoscopie, sortie du corps6, qui sont des phénomènes aussi bien pathologiques que rencontrés dans la vie de tous les jours. On sait qu’avec de très fortes fièvres, les sujets peuvent très bien avoir l’impression de se dédoubler. Lorsqu’on se réveille le matin, on a quelquefois l’impression qu’on a un double de nous-mêmes. Ou alors, les alpinistes qui ont fait l’Everest par exemple ont souvent montré qu’avec un peu d’anoxie, ils avaient quelquefois cette perception d’atteindre le sommet alors qu’en fait, ils en étaient encore à 100 mètres. Et donc, ces phénomènes-là sont pertinents pour la question de la présence parce qu’au fond, le sujet se sent présent dans son double, quelle qu’en soit la manifestation.
Une autre piste rejoint les questions que nous posent nos collègues des mondes virtuels, comme celle-ci par exemple : « pour assurer la présence faut-il mieux faire des mondes les plus réalistes possibles ou les plus symboliques possibles ? » Nous avons fait un travail avec la régie de Renault, sur la question de la confiance dans les GPS pour savoir s’il faut dans le GPS reproduire le monde de façon très réaliste, ou est-ce qu’il suffit d’avoir une représentation symbolique. C’est notre expérience de tous les jours. Toutes ces questions interrogent la présence. Il y a là un très beau chantier d’interface expérimentale, théorique, conceptuelle, qui correspond d’ailleurs au dialogue que nous avons en ce moment avec des équipes comme celle d’Étienne Perény et d’Étienne Armand Amato, et d’autres spécialistes comme François Garnier à l’ENSAD.
E.A.A. & E.P. : Une plus ou moins forte mobilisation semble à l’œuvre dans ces usages, parfois résumée par le terme d’engagement. Comment requalifier du point de vue de la neurophysiologie ces phénomènes d’investissements cognitifs et pragmatiques, qui conduisent à être impliqué et à agir à travers des interfaces numériques ? Peut-on parler d’engagement et si oui, comment ?
A.B. : L’engagement ? On engage la clé dans la serrure. On s’engage en se fiançant ou en se « pacsant ». On s’engage dans un parti politique, dans l’armée. Voici un concept au singulier dont il est intéressant pour un physiologiste, ou psychologue, ou spécialiste des neurosciences, d’aller regarder la polysémie, mais surtout de voir en quoi il fait intervenir des réalités très variées. Prenons la question de la relation entre « engagement » et « agir ». Car « s’engager », c’est en fait implicitement préparer une action, ou plutôt un acte. Je fais partie des gens qui, depuis une vingtaine ou une trentaine d’années, essaient de remettre l’acte au fondement des opérations cognitives les plus sophistiquées. Il y a sur ce sujet un débat entre la philosophie analytique, qui met au premier plan la logique, les axiomes, le verbe, et la phénoménologie, dans la lignée de Husserl, Merleau-Ponty, etc., laquelle met au premier plan le corps en acte, c’est-à-dire le corps engagé, avec les théories de « l’énaction » de Varela, qui essaient de refonder, en quelque sorte, une étude de la relation avec le monde basée sur l’acte.
Mais l’acte, ce n’est pas l’action, c’est plus. Dans mon livre Le Sens du mouvement j’ai mis en exergue la citation de Faust : « au début était le verbe », et puis il se reprend pour dire « non, au début était la force » et il se ravise encore et affirme : « non, au début, était l’acte ». Ce n’est pas l’action, car l’acte, c’est la combinaison d’un engagement, c’est-à-dire d’une intention d’agir, d’un contexte, d’une mémoire, et cela se manifeste par une action. L’engagement, ce n’est pas seulement l’agir au sens de la motricité. Je le rapprocherais de cette différence entre l’action et l’acte, dans la mesure où, pour résumer, l’engagement, c’est ajouter à l’agir l’ensemble du contexte de l’action, c’est-à-dire l’intention, la mémoire, et l’opinion, les croyances.
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Voir le chapitre d’ouvrage « Désignation et rapport à autrui » (Degos J. D. , Bachoud-Lévi, A. C.) dans l’ouvrage collectif L’Empathie (2004) cité en référence.
Ceci dit, cela vaudrait peut-être la peine de rapprocher un tout petit peu la notion d’engagement de la notion d’attention. Chez l’enfant par exemple, au cours du développement, le bébé commence par faire une chose qui s’appelle le pointage. Avec le doigt pointé, un bébé va montrer quelque chose dont il a envie. Et puis à un an, il ne va pas simplement pointer : il va désigner, c’est-à-dire qu’il va montrer à quelqu’un la chose désirée. C’est l’attention conjointe, mais plus que l’attention conjointe, Jean-Denis Degos, le grand neurologue, a parlé de désignation7, c’est-à-dire qu’il cherche à engager l’autre dans l’action perceptive. Et dans la petite expérience que j’ai pu avoir des mondes numériques, depuis presque 30 ans, c’est extrêmement intéressant de voir ce jeu qui s’établit entre soit l’engagement vis-à-vis de ce qui se passe dans le monde numérique, soit avec les autres partenaires, soit au sein même du monde numérique. Il s’agit de la capacité qu’ont ceux qui passent beaucoup de temps dans les mondes numériques, d’aller comprendre les intentions conjointes et les engagements réciproques entre personnages.
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Il s’agit de l’ouvrage collectif Les avatars jouables des mondes numériques : Théories, terrains et témoignages de pratiques interactives paru en 2013 chez Hermès Sciences Publications.
L’engagement n’est pas forcément volontaire. Il peut être subi et c’est une dimension intéressante à étudier. Quand on pratique un monde numérique plusieurs heures par jour, avec en plus une dizaine d’avatars, il y a un véritable engagement, on se trouve impliqué, embarqué… dans des aventures dans lesquelles le sujet serait engagé dans le sens d’être entraîné, et pas nécessairement là où il aurait voulu. Donc, cela pose tout le problème de l’identité, et de la liberté en quelque sorte que l’on peut conserver, rester soi-même. Dans le livre dirigé par Étienne Armand Amato et Étienne Perény8, il y a des choses extrêmement intéressantes sur les concepts, les différents types d’instanciations dans lesquelles intervient l’engagement par l’action ou par l’agir dans le monde numérique.
D’autre part, dans la problématique de l’engagement, il y a la question de l’agentivité. Qu’est-ce que l’agentivité ? Si j’ouvre la main, est-ce que c’est moi qui suis l’agent de ce geste. C’est aussi simple que cela, du moins apparemment. Par exemple, les patients schizophrènes ont perdu le sentiment qu’ils sont les agents de leur action. Ils disent : « Il y a quelqu’un qui me fait marcher, qui me fait faire ceci, ce n’est pas moi ».
La question a été posée en neurologie et en psychiatrie depuis longtemps : quelles sont les bases neurales de cette perte d’agentivité ? Cela peut être une question purement liée au temps, c’est-à-dire qu’il peut y avoir un écart trop grand entre les structures dans mon cerveau qui vont élaborer l’action et les structures plus profondes qui vont l’exécuter, dans le cortex moteur : le temps écoulé entre les deux est trop long. Dans ce cas, je peux ne pas avoir l’impression que je suis l’agent de mes actions parce qu’il y a une désynchronisation temporelle. Et d’ailleurs, vous vous souvenez peut-être que dans la réalité virtuelle et dans les images numériques, il fut un temps où les traitements dans les ordinateurs étaient tellement longs que l’on avait un décalage temporel entre l’image et ce qu’on faisait. Aujourd’hui ces délais sont très réduits, mais enfin, il y a souvent des problèmes, et donc intervient alors une perte d’agentivité dans les mondes virtuels.
En fait, il y a des structures qui mettent en correspondance, je dirais, les modèles internes – les schémas mentaux de ce que doit être mon action dans le monde –, et ce qui se passe vraiment dans le monde, que cela soit le monde réel ou le monde virtuel. C’est-à-dire que lorsque je vais agir, mon cerveau simule l’action. Le cerveau n’est pas du tout une structure qui prend les informations et qui les traite. Non, le cerveau simule des actions dans des boucles qui tournent en permanence, comme dans le rêve. Nous n’avons d’ailleurs pas constamment besoin du monde réel. Ainsi, de temps en temps vous m’écoutez ou vous me regardez, et vous faites alors un « updating », comme on dit en anglais, une simple mise à jour.
Donc, être conscient que l’on est l’agent de son action, c’est aussi être capable de faire la mise en correspondance entre l’ensemble de la simulation mentale, portant sur le contexte et la prédiction des conséquences, et ce qui se passe réellement, que cela soit dans le monde réel ou virtuel. Or, certains patients schizophrènes souffrent d’une « disconnection » fonctionnelle entre les structures qui élaborent l’acte, l’ensemble et pas seulement le geste, et les structures qui vont à la fois le réaliser, mais aussi l’évaluer.
Un dernier point important, valable à propos de l’attention et de tout ce dont nous venons de discuter, est qu’il ne s’agit plus aujourd’hui d’images fixes, mais de mondes en mouvement. En plus, il s’agit de partager des actes, des intentions, des émotions dans des mondes complexes, y compris imaginaires qui n’existent pas dans la réalité. Donc, les questions de l’attention, de la présence et de l’engagement sont aussi à poser aujourd’hui en prenant en compte la capacité qu’a notre cerveau d’aller traiter ces aspects en interaction, dans le cas où les mondes numériques nous présentent des situations autres que celles rencontrées au cours de l’évolution, du développement, mais aussi au fil de notre métier et éducation dans le monde réel. Voilà une magnifique question.
E.A.A. & E.P. : Comment vos travaux expérimentaux font-ils écho à ces thématiques de l’attention, de la présence et de l’engagement ?
A.B. : Les problématiques de l’attention de la présence et de l’engagement sont extrêmement proches des thèmes généraux d’un laboratoire de neurosciences cognitives comme celui que j’ai pu animer à la fois au CNRS et au Collège de France. Parce que l’objectif de ce domaine des neurosciences cognitives est d’étudier les fonctions, celles de perception, de maintien de l’équilibre, ou encore les gestes, le partage, l’évitement, la mémoire des mouvements, la navigation spatiale dans une ville, etc. Ces thèmes concernent tous les trois fonctions que vous évoquez, ces trois propriétés en quelque sorte que sont les mécanismes attentionnels, les mécanismes par lesquels on est présent dans un environnement, dans un monde et les mécanismes par lesquels nous sommes engagés.
Vous remarquerez que j’emploie le mot mécanismes, puisque notre métier ou notre approche consiste à étudier les mécanismes dans une perspective au moins triple qui est celle de comprendre le fonctionnement du cerveau au cours de l’évolution, deuxièmement de travailler avec des médecins sur les pathologies, soit pour essayer d’améliorer les symptômes, soit de les guérir ce qui est plus rare, et enfin avec l’industrie pour la conception d’artefacts, d’instruments, ou encore pour les questions de sécurité et de conditions de travail.
Et l’on rejoint les mondes virtuels dans tous ces domaines, puisque les mondes virtuels sont aussi bien utilisés pour comprendre le cerveau que pour aider les patients, et on les retrouve aussi très largement dans l’industrie. Les méthodes qui sont employées pour cela font appel à des spécialistes de neurosciences, de psychologie. On va voir dans le cerveau, examiner le comportement aussi, et par conséquent ces trois thèmes font bien partie des sujets pour lesquels les neurosciences peuvent contribuer. Et j’insiste encore, dans un cadre interdisciplinaire, dans lequel on éclaire une question que l’on se pose par des approches qui viennent de la neurobiologie animale, de la neurologie ou même de l’expérience industrielle et de l’analyse du travail, sachant qu’une partie de mon activité a concerné le monde du travail où ces questions sont aussi essentielles.
E.A.A. & E.P. : Avec le numérique, nos corps ainsi que nos activités sont de plus en plus mis en images. Comment peut-on étudier ces transformations de l’agir humain à travers l’image, notamment dans les mondes immersifs ?
A.B. : Dans l’interaction avec un monde virtuel on distingue une vision subjective ou à la première personne dans laquelle on voit le monde comme on le fait quand on vit normalement, et la vision à la troisième personne lorsqu’on a un avatar dans lequel on se projette. Quelle est la meilleure façon de représenter l’avatar ? Est-ce qu’il suffit de prendre un personnage artificiel ou la copie d’un vrai personnage comme au cinéma ? Ou est-ce qu’il faut construire, comme l’on fait aujourd’hui grâce au développement du numérique, des avatars qui ressemblent plus ou moins à nous ?
Pour étudier ces transformations de façon scientifique, il faut comme d’habitude, et cela peut paraître un peu surprenant, faire une théorie. C’est surprenant, nous discutons du réel, du corps, des machines, des pixels. Mais si la question posée n’est pas une question d’application, mais une question de comprendre ; il faut formuler des théories et les valider avec le réel. C’est ce que font tous ceux qui essayent d’élaborer des théories concernant ces trois concepts. Elles doivent être inspirées par les données de neurophysiologie, par des données de la clinique et des observations, mais elles doivent être aussi inspirées par la connaissance empirique ou formulée par les spécialistes du domaine eux-mêmes.
Concernant les méthodes ou les outils qui permettent de vérifier tel ou tel aspect de cette théorie, il y a certainement la mesure subjective chez l’homme et la femme, chez le sujet, des ressentis, des actions, des effets du travail dans le monde virtuel sur la physiologie, la conception, l’expression, y compris d’ailleurs avec les linguistes. Donc, on peut mesurer les émotions, les ressentis, les fonctions cognitives en engageant un sujet dans les mondes virtuels et voir ce que cela donne. Ensuite, on peut faire des expériences dans le monde virtuel, et c’est la puissance aujourd’hui des mondes virtuels de manipuler ses paramètres : le lieu, la surface, la lumière, les objets, la sémantique, la signification, les symboles. En fonction de la théorie, on se dit qu’il y a tel aspect qui va être influent sur la présence, l’attention, qu’on peut donc faire varier, en commençant par un sujet seul par rapport au monde.
Et puis on peut faire la deuxième étape, franchir le miroir et donner au sujet des avatars, des avatars identiques ou non à lui, et là s’ouvre le vaste champ des avatars. C’est d’autant plus intéressant que ce sont des questions qui se posent aujourd’hui, mais qui m’ont déjà été posées par EDF au sujet des centrales nucléaires, il y a une quinzaine d’années. Car il n’est pas question d’aller dans la centrale nucléaire pour entraîner les ingénieurs à manipuler, à réparer les choses : il faut utiliser la réalité virtuelle, et donc prendre des avatars.
E.A.A. & E.P. : Dans certains de vos écrits, ainsi qu’au fil de cet entretien, vous avez évoqué que nous mobiliserions un double de nous-mêmes dans bien des activités courantes. En quoi l’immersion dans une réalité virtuelle ou la relation avec une interface numérique engagerait-elle ce mécanisme de dédoublement ?
A.B. : En effet, j’ai déjà esquissé cette propriété lors d’une de vos questions précédentes. Revenons un moment sur les hypothèses que l’on peut formuler aujourd’hui sur ces capacités de dédoublement. Parce que, si l’on est capable de le faire, c’est qu’il a une fonction. Ce n’est pas un simple mécanisme. Or, une véritable fonction a sur le plan de l’évolution un sens profond, ici être capable de se dédoubler, comme dans l’héautoscopie, l’autoscopie, les neurones miroirs et un certain nombre de pathologies où nous nous percevons en face, à côté, ou au-dessus, tout en étant bien sûr que c’est nous.
Je prendrais déjà le rêve. On peut voler par monts et par vaux, comme nous le faisons dans l’expérience « Devenez Avatar » ici au Collège de France avec nos amis de cet entretien. Ceci est possible parce que nous avons dans notre cerveau un double de nous-mêmes. Pendant le rêve, le cerveau est complètement déconnecté du monde, il n’y a plus d’entrée sensorielle interprétée. Nous avons dans le cortex temporo-pariétal les structures nerveuses, des réseaux de neurones qui ont construit un véritable schéma corporel. Plus qu’un simple schéma du corps, c’est un véritable double de nous-mêmes, c’est-à-dire un ensemble de structures qui, quand on le stimule, donne au cerveau cognitif l’impression d’être le corps. Cette structure-là est en interaction avec d’autres structures, le long du lobe temporal, qui assurent la mise en relation avec l’espace et qui, quand on les stimule, donnent ces impressions d’héautoscopie, autoscopie, etc. Par conséquent, nous avons un double de nous-mêmes qui est en relation avec toutes les autres structures du cerveau, et qui peut être donc sollicité, impliqué, dans des mises en jeu de tous ces circuits mémoriels et autres.
Wilder Penfield, le grand neurologue de Montréal avait montré que chez les patients épileptiques, en faisant une simulation électrique d’une zone du cortex médiotemporal, c’est-à-dire médial, temporal mais profond, le sujet, le malade, pouvait dire tout d’un coup « Ah, mais j’ai l’impression que je suis avec ma mère sur une banquette ». Il avait appelé cela les hallucinations expérientielles. Ainsi, nous avons un schéma, un double dans le cerveau, un double – sensoriel en partie – de nous-mêmes, qui peut être mis en relation avec les zones mémorielles. C’est ce qui se passe aussi dans le rêve qui parvient à complètement simuler, en dehors du monde, un deuxième nous-mêmes.
D’où l’hypothèse que peut-être ce double, dans le monde numérique, est à la base de cette capacité extraordinaire que nous avons de nous projeter, tel que rapporté par vous, spécialistes des mondes numériques qui êtes venus me voir, en disant : « C’est incroyable, quand nous avons un avatar ou que l’on a une image de soi dans le monde numérique, on se sent dédoublé ». Ainsi, le fait que l’on se sente dédoublé dans les mondes numériques est un fait d’observation venu de la communauté des chercheurs du domaine. C’est à la frontière de ces phénomènes que se situent les questionnements actuels ; c’est pour cela que c’est intéressant et que nous essayons de construire des paradigmes nouveaux pour étudier les différents composants impliqués.
E.A.A. & E.P. : Peut-être pour conclure, pourriez-vous nous parler de vos travaux actuels sur les avatars ?
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Ces travaux présentés à la conférence internationale VRIC 2017 ont été aussi publiés dans The International Journal of Virtual Reality sous le titre « An immersive paradigm to study emotional perception in co-presence through avatars », (Garnier, Vuarnesson, Berthoz), 2017, vol. 17, n°2, pp. 46-64.
A. B. : À la suite d’une quinzaine d’années d’études sur la question des mondes virtuels, j’ai actuellement trois projets absolument passionnants. Le premier avec François Garnier à l’ENSAD concerne les musées virtuels9 et pose la question de comprendre non pas seulement comment on est présent dans le monde virtuel, mais comment en créant un avatar de soi, deux personnes peuvent avoir le sentiment que leurs deux avatars ont véritablement une relation sociale. En effet, il a été observé, que dans des musées virtuels deux avatars qui regardaient un même tableau étaient perçus par les deux auteurs de ces avatars comme étant vraiment en interaction sociale. Ce n’est pas simplement de la présence, c’est de la co-présence dans le monde virtuel, qui implique, en plus de la vision, l’action et le langage.
- Note de bas de page 10 :
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Sur ce projet, voir les vidéos explicatives ou documentaires sur la chaîne YouTube « Avatar Channel » accessible avec la requête « avatar heuristic », URL : https://www.youtube.com/channel/UC20B-HxwYRgJcaAsjRaCdEw (consulté le 25 avril 2018).
- Note de bas de page 11 :
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Cette expression en tant que telle a été réfléchie et portée par les écrits d’Étienne Perény, en particulier l’article « L’immersion avatariale : figurations co-opérarables et visions habitées en situation de bilocation par externalisation de soi » in Bernard Anaîs (dir.), Immersivité de l'art. Interactions, imsertions, hybridations. L'Harmattan Editions, Paris, pour servir de base théorique commune au sein du projet « Devenez Avatar ».
Le deuxième projet, je le mène avec vous actuellement au Collège de France. « Devenez Avatar10 » permet de prendre une image d’un sujet de dos et d’incruster cette image dans un paysage dans lequel on le fait voler, voler au sens propre, survoler un paysage. Par conséquent, on crée une dissociation entre son corps réel, resté dans le monde physique, et le corps perçu en train de voler dans le monde virtuel. Nous essayons d’étudier ensemble quels sont les mécanismes physiologiques qui accompagnent cette dissociation entre deux façons finalement de vivre le corps perçu dans le monde réel et dans le monde virtuel, autour de votre problématique formulée de « l’immersion avatariale »11.
- Note de bas de page 12 :
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Une vidéo d’entretiens et de présentation est accessible sur : https://vimeo.com/248734481 (consulté le 25 avril 2018). Voir aussi les blogs respectifs des deux artistes.
Le troisième projet n’est pas uniquement scientifique, mais un projet plutôt artistique, DualCorps. Il s’agit d’une collaboration avec Claire Sistach et Soizic Sanson qui se sont immergées dans l’univers de Second Life avec deux avatars qui sont devenus des jumeaux, c’est-à-dire qu’elles ont créé une gémellité artificielle, chacune faisant une chose, l’autre devant faire la même chose grâce à des méthodes informatiques12. C’était extrêmement intéressant de voir à la fois comment existaient ces deux créatures, mais aussi la répercussion de cette connexion sur les deux artistes elles-mêmes.
Parce que l’enjeu de tout cela est d’essayer de comprendre quelle est la répercussion éventuelle, sur le cerveau, de la vie collective dans ces mondes virtuels, y compris les jeux vidéo. Tout cela m’intéresse énormément aujourd’hui, puisque nombre de jeunes vivent dans ces mondes plusieurs heures par jour avec un, deux, trois, dix avatars et que certains ont un problème de dépersonnalisation, un problème d’identités multiples qui sont des problèmes sociétaux, voire de psychiatrie aussi, au-delà des questions purement techniques ou physiologiques.
En même temps, nous entrevoyons les utilisations potentielles des mondes virtuels et des avatars en matière d’éducation, de remédiation et compensation des handicaps mentaux ou moteurs, et d’apprentissage dans des tâches complexes industrielles. Ce fut par exemple le cas de l’étude que nous avons menée avec Guillaume Thibault, d’EDF, sur la navigation dans les centrales nucléaires. De même, avec Andras Kemeny, de Renault, sur la confiance en les GPS et l’intérêt comparé des représentations de la route très proches du réel ou très symboliques, et enfin sur l’utilisation d’avatars dans l’interaction sociale et l’empathie chez des patients schizophrènes et des enfants autistes avec, respectivement, les psychiatres, le Pr Nemat Jaafari et David Cohen.