La toile que nous voulons est un ouvrage collectif, sorti de la plume des organisateurs des Entretiens du Nouveau Monde Industriel dont les grands noms comme Paul Jorion (Anthropologue et sociologue, expert en intelligence artificielle et en économie), Evgeny Morozov (Chercheur, journaliste, essayiste et spécialiste des implications politiques et sociales de la technologie), Julien Assange (Informaticien et cybermilitant australien, fondateur, rédacteur en chef et porte-parole de Wikileaks), Dominique Cardon (Sociologue). Les horizons divers qui constituent ce collectif justifient formellement le choix de « toile » qui, dans le langage informatique, renvoie à la métaphore de la toile de l’araignée dont s’inspire la notion de « web » en anglais. Nous sommes ainsi face à l’univers numérique et technologique qui semble nous caractériser aujourd’hui : La toile que nous voulons.
Dès le chapitre introductif, Bernard Stiegler annonce l’intérêt commun de l’ouvrage en ces termes : « Ces entretiens ont pour ambition de se pencher sur le chevet d’un malade et le guérir. Ce malade est la société industrielle, et sa maladie est aggravée (mais non provoquée) par ce qui est aussi le remède, à savoir : la technologie numérique, qui reconfigure en totalité la question industrielle ». Si la toile ou le web est au centre de leurs préoccupations, elle/il cristallise également toutes leurs attentions autour des défis communs : les défis du devenir de toutes les sciences, des domaines d’action de la vie humaine, mais également des enjeux d’un siècle fortement dominé par la technologie et le numérique. L’originalité d’un tel ouvrage tient donc d’abord à la diversité des horizons scientifiques qui le composent : des sciences humaines et sociales (philosophie, anthropologie, sociologie, journalisme, humanités, lettres, épistémologie, logique) et des sciences dures (mathématiques, informatique). Cette abondance disciplinaire, donc de points de vue des participants, offre une pluralité dans l’examen du web.
Dans cet opus, les attentions se focalisent sur l’emprise et les transformations que le numérique et la technologie exercent sur cette société ; il est vrai, l’hégémonie du numérique constitue effectivement le mouvement dominant de notre monde et ce n’est un secret pour personne. Cependant, l’ouvrage propose un regard qui s’oppose à une certaine pensée unique que tentent d’instaurer le web lui-même et ses porte-paroles. L’utopie technologique, le miroitement, la séduction, l’illusion de la contrainte… sont sa politique d’action. La vision des auteurs occasionne une méthodologie plurielle dans l’appréhension du web. Le socle commun de leurs points de vue tient au fait que le numérique s’installe en tant qu’ « objet du quotidien » cristallisant les énergies de ces disciplines. Dans son ancrage social, le web devient le produit et le reflet de nos sociétés technologisées dans ses diverses composantes. Dans le champ de la recherche, il devient un paradigme commun à toutes les sciences. Dominique Carbon affirme : « la question qui se pose n’est donc pas celle du refus frontal des artefacts calculatoires, mais une interrogation critique sur la manière dont ils produisent l’environnement dans lequel les internautes naviguent, perçoivent la valeur des informations et se représentent le monde social. » (Page 28)
Par ailleurs, l’accent est mis sur c’est le déploiement disruptif de la fracture numérique dans les secteurs sensibles de la vie sociale : l’économie, le marché, la santé, le logement… À travers des cas concrets, le lecteur est invité à la découverte de ce phénomène numérique qui agit plus qu’il ne parle de lui-même. En cela, on peut dire que l’ouvrage propose un cheminement dans un élan d’immersion mais aussi des entrées pour comprendre le discours politique du web et son action dans nos différentes initiatives. On note par exemple la dichotomie, l’ambiguïté et la violence silencieuse qu’inflige le web et qui sont les principales critiques formulées à son encontre par les initiateurs de l’ouvrage. Ils exhument, chemin faisant, les éléments problématiques qui ouvrent des perspectives de recherche sur le numérique et la technologie. L’une d’elle est la dimension éthique qui devrait aller de pair avec la dimension pratique et utilitaire, loyalement ignorée dans la pensée unique du numérique. Néanmoins, il manque à cet ouvrage l’éclairage précis et utile sur ce que le numérique peut apporter en termes de développement comme le suggère Anne-Marie Laulan dans un autre ouvrage abordant la question dans le même registre. On pourrait par exemple penser à l’appropriation sociale, culturelle et citoyenne des cultures numériques et technologiques par les différentes couches de nos sociétés et de nos cultures. Mais le mode d’emploi à l’œuvre ici, c’est « la bonne distance » en termes de perception face au web.
À cet effet, si Bernard Stiegler invite dès l’introduction « à nous situer face à lui » (le web), cela sonne comme un appel à s’opposer au web, mais il s’agit d’une opposition qui doit être dépassée. L’homme peut et doit apprivoiser le web pour en faire un outil au profit du progrès social si tant est que, comme le suggère D. Cardon, « nous avons besoin des algorithmes ». Ces critiques pointent le rôle des technologies numériques sur nos sociétés. Elles présentent des contrastes de plus en plus accusés. Cependant, on oublie ce que cette société peut faire au numérique et à la technologie. Il s’agit de l’insertion sociale des technologies totalement absente dans ce discours sur le web. De fait, sont présentées les relations entre technologies, usages et usagers sans que soit véritablement interrogé leur devenir dans/avec et pour nos milieux et sans non plus que soit précisées la place, la force du non-usage.
Il nous faut contrôler pour prendre de l’avantage face à un discours et une vision transhumanistes du web et du numérique en général. Bernard Stiegler a d’ailleurs indiqué, dans le chapitre premier, toute l’importance qu’il y a à penser un web beaucoup plus humain : « non seulement tout n’est pas soluble dans l’Anthropocène, mais l’Anthropocène est une impasse dans laquelle aucune solution ne peut être trouvée et dont il faut donc sortir. (…) Il faut ouvrir une alternative à l’Anthropocène dans l’Anthropocène, de toute urgence, tant à l’échelle planétaire qu’aux niveaux les plus locaux… » (Page 13). Harry Halpin propose par exemple le « quotidien intellectuel collectif » qu’il définit comme « un ensemble particulier de capacités bâties sur nos aptitudes humaines basiques, telles que nos compétences sensorielles, perceptives, cognitives, motrices, etc. » (Page 190). Les auteurs invitent alors à créer des alternatives en proposant des pistes de réflexion pour créer de la néguentropie ou de l’alternative dans l’anthropocène.
Eveny Morozov invite à « rêver et penser grand et cela signifie que nous devons apprendre – ou réapprendre – comment penser la technologie dans les termes qui ne nous sont pas imposés par la Silicon Valley (les entreprises technologiques). » (Page 60). Pour sortir de cette gouvernementalité algorithmique, Thomas Berns propose, quant à lui, de réclamer au niveau des moteurs de recherche, des interfaces aussi neutres que possible qui pourraient, par exemple, ne pas prendre en considération les données de navigation de l’usager qui s’en sert (page 88). Dans ce sens, Bruno Teboul et Ariel Kyrou proposent « une contre-université du numérique à travers » une approche contre-culturelle mêlant les contraires : acteurs de l’entreprise, chercheurs et universitaires, artistes contemporains, auteurs de science-fiction, « amateurs » venant du terrain social comme porteurs de réflexion, etc. La création de systèmes, cartographies numériques et communautés de controverses sur des sujets allant du neuro-marketing à l’ubérisation en passant par les OGM ou le réchauffement climatique ; la création d’anti-MOOC de la culture numérique, des réflexions sur de nouveaux programmes diplômants, certifiants et surtout transdisciplinaires. » (page 16).