De la présence à l’incarnation
Proposition d’un méta-modèle pour la réalité virtuelle
Les sentiments de présence et d’incarnation sont deux dimensions centrales de l’expérience utilisateur en environnement virtuel immersif. Suite à une revue de littérature portant sur ces deux concepts, nous en proposons une articulation théorique au sein d’un méta-modèle « Présence – Incarnation ». L’introduction de ce modèle aboutit à la proposition d’un questionnaire permettant l’évaluation subjective des sentiments de présence et d’incarnation d’utilisateurs immergés dans une application de réalité virtuelle. Les implications méthodologiques de ce modèle et ses perspectives applicatives sont ensuite évoquées afin d’introduire la ligne directrice de nos travaux futurs.
The senses of presence and embodiment are two central dimensions of user experience in immersive virtual environment. Following a literature review on these two concepts, we propose a theoretical articulation in a meta-model entitled “Presence – Embodiment”. The introduction of this model leads to the proposal of a questionnaire allowing the subjective evaluation of the senses of presence and embodiment of users immersed in a virtual reality application. Methodological implications of this model and its applicative perspectives are then discussed to introduce the guideline for our future work.
1. Environnement virtuel immersif et expérience utilisateur
Le progrès constant des technologies et la démocratisation des systèmes de réalité virtuelle, portée depuis quelques années par l’apparition de périphériques abordables, engendrent une transformation du marché et des pratiques, ce qui nous invite à reconsidérer la manière de penser et de concevoir les expériences en environnement virtuel. En effet, l’acceptation et l’adoption des technologies immersives interactives par le grand public constituent un enjeu crucial devant stimuler l’investigation des facteurs déterminants d’une immersion réussie.
S’il fut une époque où les préoccupations principales des équipes de développement concernaient essentiellement des problématiques techniques, aujourd’hui l’évolution et la simplification des processus de mise en œuvre des dispositifs de réalité virtuelle entraînent de nouvelles considérations. Hier encore, l’objectif résidait dans la production de systèmes opérationnels, quand actuellement les applications se démarquent par leurs usages au travers du contenu des univers et des activités simulés offrant des niveaux d’interactivité inédits. Ainsi, les préoccupations des concepteurs et développeurs de systèmes immersifs en viennent à se focaliser sur la notion centrale d’expérience utilisateur.
La modélisation de l’expérience utilisateur en environnement immersif fait l’objet d’investigations pluridisciplinaires. Au-delà de l’informatique, l’applicabilité multiple des dispositifs de réalité virtuelle implique des dimensions psychologiques, ergonomiques... Ainsi, la « modélisation holistique » actuelle de l’expérience utilisateur (TchaTokey et al., 2015) illustre la pluralité des facteurs à considérer. La définition et la stabilisation de ces derniers font toujours l’objet de discussions au sein des différentes communautés étudiant ces concepts (réalité virtuelle, jeu vidéo, etc.). Les recherches sont néanmoins parvenues à identifier différents facteurs prépondérants, tels que l’immersion, l’engagement, la présence ou encore le flow (McMahan, 2003 ; O’Brien et Toms, 2008 ; Slater et al., 2009 ; Takatalo et al., 2015).
Dans ce cadre théorique, nos travaux concernent les dimensions et composants constitutifs du concept de présence, afin d’investiguer et de modéliser les intrications identifiées par la littérature entre présence et incarnation en environnement virtuel immersif. À l’issue d’une revue de littérature abordant ces concepts, nous proposerons de synthétiser et d’agréger les modèles existants au sein d’un méta-modèle. Ce dernier sert de base théorique au développement d’un questionnaire traitant des dimensions identifiées et confirmées grâce à des travaux préparatoires ayant fourni le contexte pour investiguer les relations entre la notion de présence et le sentiment d’incarnation (Gorisse et al., 2017). Cet outil psychométrique devra néanmoins faire l’objet d’une fiabilisation dans le cadre d’expérimentations ultérieures impliquant un panel d’utilisateurs plus conséquent.
2. Le concept de présence
La présence est une notion complexe et non exclusive aux environnements virtuels. Littéralement, la définition de présence renvoie au fait pour quelqu’un ou quelque chose de se trouver physiquement, matériellement en un lieu déterminé, par opposition à l’absence. Afin de conceptualiser la présence appliquée à un média (virtuel ou non), nous devons accepter le fait que cette notion ne soit pas binaire. En effet, le sentiment de présence oscille entre ce que nous proposons d’appeler « réalité primaire », celle où nous vivons chaque jour, et « réalité médiatisée », soit ici dans notre contexte de recherche, la réalité virtuelle. Étudier un tel sentiment revient donc à essayer de déterminer par quelle réalité l’utilisateur s’avère principalement affecté.
Le terme présence revêt aujourd’hui différentes acceptions. Dès 1980, Marvin Minsky (1980) introduira la notion de téléprésence, relative à une situation de téléopération ou de contrôle à distance. Ultérieurement, Sheridan (1992) proposera le terme « présence virtuelle » contextualisant ainsi la notion de présence aux espaces numériques. Lombard et Ditton (1997) assimileront quant à eux la présence à l’illusion de non-médiation. Bien qu’à l’heure actuelle il soit encore difficile d’observer un consensus, notamment à cause du caractère pluridisciplinaire des études sur le sujet, il est néanmoins communément accepté de définir la présence comme le sentiment « d’être là » (« Being there ») (Heeter, 1992 ; Slater et al., 1994). Ces théorisations de référence des années 1990 ont contribué au fondement et à l’ancrage de la notion de présence dans de multiples champs disciplinaires, faisant de celle-ci un objet d’étude toujours sujet à de nombreuses investigations.
Le concept de présence, tel que nous venons de l’introduire, s’est vu proposer différentes catégorisations que nous détaillerons par la suite. Cependant, avant de poursuivre notre analyse des composantes internes constituant la présence, il semble nécessaire d’évoquer et de considérer les incidences de notions indissociables telles que l’immersion, chère au domaine de la réalité virtuelle.
2.1 Présence et immersion
La présence étant une des multiples dimensions de l’expérience utilisateur en environnement virtuel, elle est par définition intrinsèquement liée à d’autres notions, telle que l’immersion. Cette notion suscite également de nombreux débats au sein de la communauté scientifique. Bien que très fortement liée à la présence, elle revêt des significations variables suivant les auteurs. Ainsi, Slater (Slater, 1999, 2009 ; Slater et Wilbur, 1997) définit l’immersion de la manière suivante :
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Chaque citation résulte d’une traduction proposée par les auteurs de cet article. Se reporter aux articles cités pour les retrouver dans leur contexte original
« Façon selon laquelle un système fournit un environnement englobant, excluant les sensations du monde réel, accueillant de nombreuses modalités sensorielles, possédant une riche capacité de représentation… » [Notre traduction1].
Cette proposition diverge partiellement avec le concept d’immersion psychologique proposé par Witmer et Singer (1998) :
« L’immersion est un état psychologique caractérisé par le fait de se percevoir soi-même enveloppé par, inclus dans, et interagissant avec un environnement fournissant un flux continu de stimuli et d’expériences. Un environnement virtuel produisant un plus grand sentiment d’immersion produira des niveaux plus élevés de présence. »
Afin de limiter le recouvrement des concepts et l’ambiguïté entourant cette notion, Slater (1999) proposera une extension de sa définition d’immersion, considérant l’aspect matériel et logiciel d’un système, qu’il intitulera « immersion technologique ». Ses réflexions démontreront par ailleurs la porosité de la frontière entre les concepts de présence et d’immersion proposés par Witmer et Singer. Les travaux ultérieurs de McMahan (2003) illustrent également ces deux versants de l’immersion, respectivement intitulés immersion perceptuelle et immersion psychologique. La première résulte de la substitution des sensations du monde réel par celles du monde virtuel et la seconde de l’absorption mentale de l’utilisateur (niveau diégétique ou intramondain). Néanmoins, ces définitions soulignent l’impact favorable de l’immersion technologique et psychologique sur le sentiment de présence.
Le modèle Immersion, Presence, Performance (IPP) proposé par Bystrom et al. (1999) illustre le lien existant entre immersion technologique et présence. Celui-ci souligne l’influence des composantes technologiques d’un système sur la fidélité des stimulations sensorielles générées par le dispositif sur l’utilisateur. Il illustre également la nécessité d’une allocation d’attention suffisante de la part de l’utilisateur lui permettant de faire abstraction des incohérences de l’environnement virtuel, facilitant ainsi l’émergence du sentiment de présence.
Figure . Modèle de Bystrom Immersion, Presence, Performance (IPP) (traduction libre).
De par son influence sur la présence (Figure 1), la notion d’immersion et le recensement des facteurs technologiques l’influençant se doivent d’être considérés dans nos réflexions. Ainsi, Cummings et Bailenson proposent en 2016 une méta-analyse répertoriant 83 études permettant la classification des facteurs impactant l’immersion en environnement virtuel, résumés ci-après (Cummings et Bailenson, 2016) :
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capture de mouvement : nombre et type de degrés de liberté avec lesquels les mouvements d’un utilisateur sont capturés dans un système ;
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vision : comparaison de la vision stéréoscopique et monoscopique ;
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champ de vision : ouverture du champ de vision dans un casque immersif ou dimension d’un écran ;
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taux de rafraîchissement : nombre d’images par seconde rendues par le système ;
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qualité de l’image : éléments influençant la qualité générale tels que le réalisme, la fidélité visuelle, la résolution, l’éclairage, les textures, etc. ;
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qualité du son : présence ou absence de son, spatialisation, nombre de canaux, etc. ;
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point de vue : comparaison des points de vue (première et troisième personne).
Les résultats de cette méta-analyse permettent d’identifier et de prioriser les aspects d’un système impactant fortement l’immersion, et incidemment la présence, tels que la capture de mouvement (synchronisation visuo-motrice), la vision stéréoscopique, le champ de vision ou encore le taux de rafraîchissement. La qualité visuelle et sonore de l’environnement semble quant à elle avoir une incidence plus modérée.
2.2 Catégorisation du concept de présence
Suite à la qualification des paramètres impactant l’immersion et par conséquent le sentiment de présence, il convient maintenant d’en analyser les composantes intrinsèques. Nous avons constaté que le terme présence est souvent décliné et contextualisé par les auteurs (téléprésence, présence virtuelle, présence médiatisée…). Au-delà des différentes terminologies employées, plusieurs typologies de la présence ont été introduites (Biocca, 1997 ; Lee, 2004 ; Lombard et Ditton, 1997). Dans le cadre de nos recherches, nous fonderons notre raisonnement sur la proposition de Lee (2004), définissant la présence comme un état psychologique où la virtualité de l’expérience n’est pas décelée. Ainsi, si nous considérons la présence comme un continuum (intensité du sentiment de présence sujette à des variations continues), alors, à son paroxysme, l’utilisateur ne serait pas en mesure d’identifier la « réalité » dans laquelle il évolue.
Sa réflexion aboutira à la subdivision du concept de présence en trois catégories :
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présence physique/spatiale (physical/spatial presence) ;
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présence de soi (self-presence) ;
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présence sociale (social presence).
Cette décomposition de la présence nous semble pertinente dans la mesure où elle synthétise l’essentiel des dimensions fondamentales auxquelles un utilisateur est confronté lors de l’utilisation d’un média. En effet, la présence spatiale concerne la relation entre l’utilisateur et l’environnement. La présence de soi traite de la construction d’un soi alternatif virtuel, qu’il soit physique ou psychologique (présence d’avatar ou non). Enfin, la présence sociale émerge de la relation avec les acteurs sociaux (avatars et agents autonomes).
La théorie de Lee propose également une catégorisation de la nature de l’expérience virtuele pouvant être qualifiée de para-authentique, dans la mesure où celle-ci conserve un lien avecle monde réel (visioconférence, téléopération, visite virtuelle d’une entité réelle), ou d’artificielle si cette dernière est dépourvue d’ancrage à la réalité.
Présence physique/spatiale (spatial presence)
La présence spatiale, bien qu’initialement non définie en ces termes, fait l’objet de la très large majorité des recherches dans le domaine de la présence. En effet, depuis l’introduction du concept, les recherches se sont orientées autour du sentiment « d’être là » (« being there »). Ainsi, Lee (2004) propose la définition suivante :
« État psychologique dans lequel les objets (para-authentiques ou artificiels) virtuels sont cosidérés comme des objets réels physiques de manière sensorielle ou non.
Il est à noter qe le terme objet est ici utilisé au sens large. En effet, cela désigne les éléments virtuels constituant l’environnement, à l’exception de la représentation de l’utilisateur et des entités sociales.
Ce sentiment sera ultérieurement défini par l’illusion d'être dans un lieu, malgré le fait d’avoir conscience de ne pas y être réellement (« place illusion ») (Slater, 2009). D’après l’auteur, trois aspects sont déterminants dans l’émergence et le maintien du sentiment de présence spatiale en environnement virtuel immersif (Slater, 1999), à savoir :
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« Le sentiment “d’être là” dans l’environnement virtuel » ;
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« La façon selon laquelle l’environnement virtuel devient dominant, de sorte que les utilisateurs auront tendance à répondre à des événements dans l’environnement virtuel plutôt que dans le monde réel » ;
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« La façon selon laquelle les utilisateurs, après l’expérience dans l’environnement virtuel, se rappellent avoir visité un endroit plutôt que d’avoir simplement vu des images d’un monde généré par ordinateur ».
Présence sociale (social presence)
« État psychologique par lequel les acteurs sociaux (para-authentiques ou artificiels) virtuels sont considérés comme des acteurs sociaux réels, de manière sensorielle ou non. »
La notion de présence sociale ne sera que peu abordée dans ce document, car elle reste en marge de notre recherche qui se consacre à la relation entre l’utilisateur, l’avatar et l’environnement, afin d’élucider l’intrication entre présence et incarnation. Ainsi, nous ne nous étendrons pas ici sur l’étude de la relation avec les acteurs sociaux.
Présence de soi (self-presence)
Biocca (1997) introduit la notion de présence de soi (self-presence). Il en proposera une définition appliquée aux environnements virtuels :
« Modèle mental des utilisateurs à l’intérieur d’un monde virtuel, concernant leur corps, leurs états physiologiques, émotionnels, les traits perçus et leur identité. »
Cette définition sera reprise, afin d’être étendue aux autres médias, ne cantonnant plus cette définition aux seuls environnements virtuels :
« État psychologique quand le soi virtuel est vécu comme le soi réel (corps et/ou identité) de manière sensorielle ou non. » (Lee, 2004).
Le sentiment de présence de soi peut donc être vécu de différentes manières suivant le média utilisé. Ainsi, un lecteur pourra ressentir un fort sentiment d’identification et de projection lors de la lecture d’un ouvrage malgré l’absence de stimulations sensorielles. Cette définition s’applique également pour un système technologiquement avancé, à l’image des dispositifs de réalité virtuelle, générant des stimulations multisensorielles : visuelle, auditive, haptique… D’après cette théorie, l’expérience de soi en environnement virtuel peut être ressentie différemment. Ainsi, une manifestation de notre corps physiquement représentée par l’utilisation d’avatars (complets ou partiels) permettrait un transfert par identification. Il serait également possible de ressentir un sentiment de présence de soi via une projection du point de vue, tel que nous pouvons l’observer actuellement dans de nombreux systèmes de réalité virtuelle ne proposant pas d’entité graphique pour représenter l’utilisateur au sein de l’environnement immersif. Ce processus de projection de soi nous amène à discuter les notions sousjacentes de transfert corporel et d’incarnation.
3. Le concept d’incarnation
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Nous reviendrons sur les modalités de ce paradigme lors de la présentation des éléments favorisant l’émergence du sentiment de possession.
Étymologiquement, la racine latine de l’incarnation (incarnatus) est issue de l’association du préfix « in » (« dans ») et « carno, carnis » désignant la chair. L’incarnation fait donc référence à l’acte de devenir chair, d’investir un corps. Pragmatiquement, bien qu’il ne soit pas possible de se dissocier physiquement de notre corps réel ni d’en occulter les stimuli provenant du monde extérieur, il fut néanmoins démontré la possibilité de biaiser notre perception lors d’expérimentations portant sur la perception du corps. Ainsi, l’expérience prototypique de la main de caoutchouc a initialement prouvé qu’il était possible d’engendrer une erreur de perception de la position de notre main réelle tout en induisant un sentiment de possession envers une main factice (Botvinick et Cohen, 1998)2.
L’incarnation en environnement virtuel suscite l’intérêt de communautés de chercheurs étudiant différents médias tels que le jeu vidéo (Amato, 2014 ; Taylor, 2002) ou la réalité virtuelle (Kilteni, Groten, et Slater, 2012 ; Spanlang et al., 2014). Dans le cadre de notre réflexion, nous considérerons l’expérience de l’incarnation comme un phénomène se manifestant lors du contrôle d’une entité virtuelle représentant l’utilisateur. Ainsi, la théorie du dilemme du Cyborg (Cyborg Dylema) proposée par Biocca (1997) souligne l’importance du corps dans le processus d’identification à soi en environnement virtuel, relevant trois éléments à considérer dans le processus d’incarnation :
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le corps objectif : corps réel de l’utilisateur ;
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le corps virtuel : corps virtuel représenté ou non dans l’univers simulé ;
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le schéma corporel : représentation mentale du corps.
D’après cette théorie, le succès de l’incarnation en environnement virtuel repose donc sur la capacité d’un sujet à transférer son schéma corporel de son corps objectif vers le corps virtuel. Le dilemme réside ici dans l’oscillation du schéma corporel, s’adaptant à l’entité virtuelle contrôlée, pouvant induire en retour des perturbations et des variations de perception du corps réel. Ainsi, le sentiment d’incarnation se manifeste dès lors que les propriétés du corps virtuel sont traitées comme étant celles du corps biologique (Kilteni et al., 2012). Ce processus d’adaptation se décompose en trois dimensions constitutives du sentiment d’incarnation : la localisation de soi, le sentiment d’agentivité et le sentiment de possession.
Localisation de soi (self-location)
La localisation de soi correspond au volume déterminé dans l’espace où l’utilisateur se sent localisé. Plusieurs phénomènes identifiés peuvent altérer ce sentiment de localisation. Les études menées dans le cadre des recherches sur les expériences de sortie du corps (Ehrsson, 2007 ; Lenggenhager et al., 2007) démontrent qu’une stimulation visuo-tactile synchrone permet de provoquer un conflit multisensoriel induisant une erreur de localisation. La manipulation consiste ici à confronter un sujet à sa propre image, via un casque restituant le flux vidéo d’une caméra située derrière celui-ci. Une stimulation visuo-tactile est ensuite répétée sur le corps du sujet déclenchant ainsi un conflit sensoriel entre la perception visuelle et les informations tactiles. Certaines expériences démontrent également qu’il est possible d’adopter le point de vue d’un agent virtuel lors de la confrontation en face à face avec celui-ci, selon différentes stratégies de projection mentale (Thirioux et al., 2009). Par ailleurs, le point de vue utilisé dans les univers virtuels, matérialisé par la position de la caméra, semble également être un facteur déterminant sur cette notion de localisation (Gorisse et al., 2017 ; Petkova, et al., 2011 ; Slater et al., 2010).
Le sentiment d’agentivité (agency)
Le sentiment d’agentivité est quant à lui défini par la sensation d’avoir le « contrôle moteur global, incluant l’expérience subjective de l’action, du contrôle, de l’intention, de la sélection motrice et de l’expérience consciente de la volonté » (Blanke et Metzinger, 2009).
L’induction d’un tel sentiment peut donc découler d’une corrélation entre l’intention du sujet et l’action qui en résulte au sein de l’environnement virtuel. À titre d’exemple, la restitution congruente des mouvements d’un sujet permet d’induire un sentiment d’agentivité élevé (Caspar et al., 2015). Il est à noter cependant que de récentes études à ce sujet démontrent qu’il est également possible d’éprouver un tel sentiment envers un corps virtuel, indépendamment du fait que l’action soit réalisée directement par les sujets (Kokkinara et al., 2016 ; Nagamine et al., 2016). Ainsi, la seule attribution de la responsabilité de l’action pourrait permettre l’induction d’un tel sentiment.
Le sentiment de possession (ownership)
Le sentiment de possession concerne l’auto-attribution, par l’utilisateur, du corps virtuel ou de l’entité contrôlés. L’émergence de ce sentiment est influencée par différents facteurs tels que les similarités morphologiques du corps (Argelaguet et al., 2016). Ce phénomène évoqué précédemment fut initialement observé via le paradigme de la main de caoutchouc (RHI) introduit par Botvinik et Cohen (1998). Dans cette expérimentation, il fut démontré qu’une stimulation visuo-tactile synchrone entre une main artificielle et la main réelle d’un sujet permet d’induire un sentiment de possession du membre factice. Dans ce contexte, la stimulation du corps réel utilise la conscience du corps à travers la proprioception, le toucher, la vue, etc., comme un prérequis à l’émergence du sentiment d’incarnation.
Ce paradigme, repris et étendu aux environnements virtuels, démontre la possibilité d’éprouver ce sentiment de possession envers un corps virtuel. Ces études mettent en avant différents facteurs induisant ce sentiment, telles que la synchronisation visuo-tactile (Kokkinara et Slater, 2014 ; Normand et al., 2011) ou la synchronisation visuo-motrice (Kokkinara et Slater, 2014 ; Sanchez-Vives et al., 2010). Il s’avère que le ressenti proprioceptif lié au mouvement est un vecteur majeur d’immersion (Cummings et Bailenson, 2016 ; Slater et al., 2009). En effet, il est démontré que la synchronie visuo-motrice joue un rôle prépondérant dans le processus d’identification entre l’utilisateur et l’avatar (Debarba et al., 2015 ; Slater et al., 1995). Par conséquent, l’utilisation d’un système de capture de mouvement en temps réel favorise l’émergence d’un sentiment de possession envers le corps virtuel (Kokkinara et Slater, 2014). Les études de Slater et Maselli (Maselli et Slater, 2013 ; Slater et al., 2010) corroborent ces constats et démontrent de plus, qu’à l’instar des études menées sur le sentiment de localisation, la restitution du point de vue dans l’environnement virtuel impacte le sentiment de possession. Leurs travaux mettent ici en exergue une prévalence de la restitution du point de vue à la première personne dans le processus d’incarnation et de possession d’un corps virtuel.
4. Proposition d’un méta-modèle Présence - Incarnation
La présentation des notions de présence et d’incarnation en environnement virtuel immersif illustre l’intrication des deux concepts. En effet, comme suggéré par Kilteni et al. (2012), le sentiment d’incarnation est un des facteurs contribuant à la représentation de soi, rejoignant ainsi la définition de la notion de présence de soi en environnement virtuel initialement proposée par Biocca (1997).
L’identification des similitudes entre les notions de présence de soi et d’incarnation, incluant les facteurs de localisation, d’agentivité et de possession, nous amène à proposer un modèle théorique agrégé intitulé « Présence Incarnation » illustrant l’inclusion du concept d’incarnation dans la notion de présence de soi.
Figure 2 : Méta-modèle Présence Incarnation.
Comme évoqué précédemment et conformément au modèle de Lee ((Lee,) (2004), les trois dimensions de la présence s’avèrent distinctes. En effet, la présence spatiale concerne le rapport entre l’utilisateur et l’environnement. La présence de soi traite quant à elle de la construction d’un soi alternatif virtuel. Enfin, la présence sociale concerne la relation entre l’utilisateur et les entités sociales (avatars et agents autonomes). De plus, les résultats de notre étude empirique préalable (Gorisse et al., 2017) ne révèlent pas de variation significative de la présence spatiale par rapport aux variations observées concernant le sentiment d’incarnation, confirmant ainsi l’indépendance de ces notions. Conformément aux propos relatés dans l’article de Kilteni et al. (2012), nous considérons que le concept d’incarnation se focalise sur la relation entre le soi et le corps incarné (ici virtuel). Ainsi, les dimensions de l’incarnation apparaissent comme des éléments prépondérants dans l’émergence du sentiment de présence de soi en environnement immersif.
Nos investigations empiriques actuelles n’étudient cependant pas l’implication d’autres aspects émotionnels et psychologiques (Lee, 2004 ; Ratan, 2010) pouvant influencer le concept de présence de soi (Kilteni et al., 2012, 382). C’est pourquoi, tel que le suggère la seconde flèche du modèle (flèche non continue), nous préférons laisser la porte ouverte aux réflexions portant sur l’impact de divers facteurs, tels que l’immersion psychologique (niveau diégétique), la scénarisation, etc. Ainsi, l’identification et l’étude de ces facteurs demeurent nécessaires afin de parachever la construction du modèle proposé.
Implications méthodologiques et applicatives du méta-modèle
Cet article propose une réflexion théorique autour des composantes intrinsèques du sentiment de présence et d’incarnation, donnant lieu à l’agrégation des modèles existants identifiés dans la littérature. En outre, les propositions faites ici reposent sur une étude de cas préalable permettant d’entamer la validation du méta-modèle. Cette expérimentation porte sur l’impact de la notion de point de vue en environnement immersif en termes de présence, d’incarnation et de performances (Gorisse et al., 2017). L’évaluation des facteurs du modèle proposé repose sur un questionnaire (annexe 1) permettant de recueillir le ressenti subjectif des sujets immergés dans un dispositif de réalité virtuelle. Notre intention ici n’est pas la proposition d’un outil psychométrique fiabilisé, bien que ce dernier se base sur de précédents questionnaires éprouvés. En effet, le panel recruté à l’occasion de l’étude menée n’est pas suffisamment conséquent pour valider statistiquement la structure du questionnaire. La validation de ce dernier devra faire l’objet d’études ultérieures.
Les items de ce questionnaire sont constitués d’échelles sémantiques à cinq points basés sur l’agrégation, la traduction et l’uniformisation de questionnaires existants évaluant les dimensions de notre méta-modèle.
Ainsi, la dimension « présence spatiale » constituée des facteurs « localisation environnementale » et « actions possibles » est issue du MEC-SPQ (Vorderer et al., 2004). La dimension « incarnation » du modèle, évaluant les trois facteurs « localisation », « agentivité » et « possession », se base sur les travaux d'Arguelaguet et al. (2016) et de Debarba et al. (2015). Les premières analyses statistiques du questionnaire menées lors de la première étude s’appuyant sur le modèle proposé (Gorisse et al., 2017) semblent démontrer la cohérence interne et la fiabilité des dimensions du questionnaire (α > 0,8 pour chacune des dimensions). Cependant, le nombre limité de participants (n = 28) nécessite le recours à de nouvelles expérimentations afin de permettre sa validation statistique.
D’un point de vue méthodologique, il est également pertinent d’évaluer les facteurs du modèle proposé via la corrélation des résultats du questionnaire avec ceux d’entretiens post-passation semi-directifs. Ces phases de dialogue offrent la possibilité aux sujets de s'exprimer librement sur l'expérience vécue. Une analyse sémantique des retranscriptions de ces entretiens permet notamment d’identifier les propos récurrents et de recueillir des réflexions potentiellement non évoquées dans les réponses apportées au questionnaire. Ainsi, le croisement de ces analyses permet de rendre compte et de retranscrire au mieux l’expérience vécue par les participants.
Il conviendra d’œuvrer dans un futur proche à la fiabilisation statistique de notre questionnaire, ainsi qu’à l’identification d’autres facteurs influençant le méta-modèle proposé dans cet article. Nous poursuivons nos investigations portant sur l’étude des modalités relatives au processus d’incarnation en environnement virtuel immersif. Ainsi, nos campagnes d’expérimentation actuelles visent à définir l’impact de la fidélité visuelle des avatars sur le sentiment d’incarnation ainsi que sur les inductions comportementales. Via notamment la mise en œuvre de technologies de reconstruction 3D, nous souhaitons observer les modalités d’appropriation de différents avatars présentant un niveau de véracité variable (correspondance entre l’apparence de l’utilisateur et celle du modèle du personnage contrôlé).
Dans ce contexte, nous espérons que l’effort de théorisation des concepts d’incarnation et de présence, ainsi que la proposition d’un modèle et d’un questionnaire associé, contribueront aux investigations futures portant sur l’expérience procurée lors de l’utilisation de systèmes de réalité virtuelle.