Par opposition aux nombreux ouvrages recentrés sur la pratique du design d’interaction, Thoughts on Interaction Design cherche à éclairer les aspects théoriques et conceptuels de la discipline. Cette visée théorique originale permet à Jon Kolko d’explorer les relations sémantiques entre la technologie, les usages des produits et des services qui relèvent des pratiques contemporaines du design liées au numérique. La pensée de l’auteur s’agence dans un ensemble de références où se font jour les questions de la responsabilité et de l’éthique du designer. En particulier, l’influence du designer Victor Papanek marque son souci constant d’établir le design d’interaction comme une pratique inscrite au cœur des enjeux sociétaux. Ce thème trouve de nombreux échos dans l’ouvrage : morale, authenticité, honnêteté de la démarche du designer, intégrité, innovation sociale. Le design d’interaction sera ici confronté à son contexte éthique.
Jon Kolko se fixe trois objectifs : définir la discipline et en caractériser les méthodes, fournir aux designers des outils théoriques et terminologiques pour les aider à développer une pensée du design d’interaction, enfin, mettre en lumière la capacité du design d’interaction à exister comme une discipline autonome. Pour l’auteur, l’utilité du design d’interaction est de « façonner » et de « raffiner » la culture, au même titre que d’autres champs intellectuels comme le droit ou la médecine.
La définition qu’il énonce du design d’interaction s’inscrit dans le mouvement qui pense la discipline comme une activité de résolution de problèmes complexes. Cette complexité fera l’objet d’un chapitre qui permettra de démontrer comment la discipline peut contribuer à offrir des traductions opératoires des problématiques sociétales contemporaines. Il rejette en revanche, à plusieurs reprises la vision d’un design utilitaire ou purement techno‐centré. Pour lui : Le design d’interaction est la création du dialogue entre une personne et un produit, un service et un système. Ce dialogue est généralement presque invisible et se trouve niché dans les détails de la vie quotidienne.
C’est ainsi que Kolko disqualifie l’usabilité (usability) comme outil de mesure des apports de la démarche de design. Elle ne rend compte que de la dimension utilitaire et n’intègre pas les autres facettes des produits et des services, notamment leur portée poétique, émotionnelle et culturelle. L’auteur recadre en permanence le périmètre du design d’interaction, détaillant ses liens avec les autres disciplines connexes : recoupements, emprunts, distinctions, voire oppositions. Il choisira finalement de lui attribuer une position surplombante, englobant les autres disciplines, telles que les facteurs humains, les interactions homme‐machine, ou le web design.
Kolko souligne la participation active de l’usager à l’émergence du sens dans la démarche du design d’interaction, qu’il envisage comme une forme de langage. Ainsi, les capacités technologiques de nos objets numériques ne suffisent pas à les rendre pertinents. C’est plutôt « l’humanisation des technologies » qui peut générer des expériences à vivre et à terme des changements sociétaux de grande ampleur.
À de nombreuses reprises dans l’ouvrage, Jon Kolko pointe la responsabilité du designer d’interaction en tant que « façonneur » du comportement des objets. Il met en relation cette responsabilité avec le pouvoir et le politique.
Les questions de méthodologies sont abordées sous le prisme des apports de l’anthropologie et des sciences sociales. Kolko y consacre l’intégralité du chapitre 1, en apportant un éclairage personnel à des méthodes déjà amplement thématisées dans la littérature professionnelle. Le design d’interaction y est envisagé comme une discipline de l’amont, qui navigue entre savoir et faire. Kolko dresse une séparation très claire entre les dimensions opératoires du projet, tournée vers la réalisation, la forme, les techniques, et la stratégie du design d’interaction, dont le terrain est l’expérience et cherche à s’ancrer dans une connaissance précise de l’usager.
Dans la lignée de cette réflexion, Kolko avance que le design, c’est équilibrer le recours à l’intuition et le développement d’une approche formelle du processus. Il y exprime la tension qui réside entre une approche totalement intuitive du processus et une approche plus raisonnée.
Dans un projet, le designer d’interaction met au jour des relations complexes, qu’il incarne par des « visualisations », modélisations graphiques sous la forme de diagrammes. Kolko valorise le fait que le designer dispose d’outils qui lui permettent d’aborder la question de la complexité sous des angles nouveaux.
Kolko pose également la question de la rhétorique du design d’interaction : comment peut‐il communiquer efficacement l’utilité et les valeurs de sa pratique ? Les produits et des services numériques donnent lieu à l’émergence d’un langage spécifique — plus complexe que celui des produits analogues —. Dès lors, il acquiert une capacité transformatrice sur le monde qui ne peut être dissociée de son empreinte. Le « pouvoir rhétorique » du designer d’interaction, augmenté par les capacités technologiques des objets et des services, lui confère une responsabilité éthique à laquelle il ne peut échapper. Une idée parcourt l’ouvrage, celle d’un « designer citoyen », une référence puisée chez Steven Heller et Victor Papanek. L’influence des choix du design d’interaction sur la société est particulièrement appuyée à la fin de l’ouvrage : que faut‐il designer ? Qu’est‐ce qu’un bon design d’interaction ? Comment mettre le design d’interaction au service de la société ? C’est davantage le potentiel des usages numériques qui importe, selon Kolko, critique sur notre dépendance aux technologies dans notre quotidien.
Ainsi, les expériences créées par les designers d’interaction ont surtout vocation à améliorer de multiples aspects de la vie humaine, en se rendant désirables, chargées émotionnellement — c’est aussi le leitmotiv de l’auteur —, quel que soit le médium.
À propos des spécificités de la démarche du design d’interaction, Kolko met en lumière la complexité du contexte dans lequel il faut resituer les projets. La voix du designer d’interaction est amplifiée par une production et une diffusion de masse. Ses choix de design sont parfois invisibles pour les usagers, inconscients de leurs implications. Ils s’intègrent dans une production indistincte, où il devient de plus en plus difficile d’établir des rapports de causalité clairs.
Dans son entreprise de définition, Kolko établit plusieurs distinctions fondamentales entre le design industriel et le design d’interaction. Tandis que le premier se concentre sur la création d’artefacts, le second se préoccupe des questions formelles, fonctionnelles et temporelles. Les designs d’interaction, où le facteur forme apparaît moins important que la qualité de l’expérience, sont éminemment temporels.