Entretien
Pouvez-vous nous retracer les éléments de votre parcours, de vos sensibilités et domaines actuels de recherche qui vous ont amenée à porter votre intérêt sur les usages numériques ?
Evelyne Lasserre : Le périple est un peu long et alambiqué, mais, au final, il résume ce qui caractérise l’ordinaire de la vie de chercheur : des hasards, des rencontres, des découvertes impromptues… J’ai donc débuté ma formation en sociologie. J’étais très intéressée lors de mes premières années à l’université par la sociologie des pratiques culturelles entendues au sens large. C’est aussi à cette occasion que j’ai commencé à être sensibilisée aux approches interactionnistes puis pragmatistes qui m’ont passionnée. Je pense notamment à tout l’héritage austinien qui m’a conduite à me pencher sur les manières dont se font et se défont les mondes par le langage. « Quand dire, c’est faire » a totalement bouleversé ma manière de concevoir la relation aux autres. Pierre Bourdieu, aussi. Lorsqu’il nous rappelait l’effet performatif du langage dans les relations sociales. J’ai rencontré l’anthropologie plus tard. Et c’est la parenté – malgré son côté assez formel et abstrait – qui m’a fait prendre conscience de la relativité de l’opposition nature/culture. J’ai là aussi vécu une sorte de révélation.
Axel Guïoux : De mon côté, j’ai débuté en histoire. Deux années dans ce que l’on nommait, il y a déjà si longtemps, un DEUG. J’ai suivi le cursus sans grande passion. Comme Evelyne, j’ai rencontré l’anthropologie « optionnellement », si l’on peut dire ! Au tout début, je voulais me spécialiser en ethnomusicologie. r la formation n’existait pas à Lyon. J’ai donc bricolé un double parcours d’anthropologie et demusicologie. Le défi était complexe et exigeant, peut-être trop, mais passionnant. Puis nous nous sommes rencontrés Evelyne et moi et nos points communs et intérêts nous ont conduits à nous lancer dans l’aventure d’une thèse. À dire vrai, je n’avais jamais imaginé cela lorsque j’écoutais avec perplexité mes cours d’histoire allemande…
Evelyne Lasserre : Nous nous sommes en effet lancés dans ce qu’il était coutume administrativement de nommer une « thèse collective », ce qui avait beaucoup surpris voire déstabilisé certains de nos enseignants. Nous nous souvenons encore de l’un d’entre eux nous affirmant qu’une thèse était « telle une croix à porter ». La douleur et la souffrance solitaire devant faire partie intégrante de l’expérience. À l’époque, nous ne nous sommes pas vraiment posés de question et nous avons foncé bille en tête. François Laplantine, notre directeur, nous avait fait confiance et là était l’essentiel.
Axel Guïoux : Nous étions loin des thématiques sur la technique et le numérique… Quoique… Notre recherche portait sur l’importation d’une pratique psycho-corporelle, en l’occurrence le yoga. Cette technique venant d’Inde, nous observions la manière dont elle était adaptée ici, en France, au sein d’associations de pratiquants aux approches assez… exigeantes. C’est là que notre intérêt pour le corps et les techniques du corps a commencé à prendre forme. Nous nous sommes orientés du côté d’une anthropo-sociologie du phénomène religieux car les pratiques qui nous intéressaient entraient directement dans ce qu’il était commun de nommer à ce moment-là de « nouveaux mouvements religieux ». Je disais à l’instant que le numérique était loin. Avec du recul, c’est à nuancer. Car certains maîtres de yoga que nous rencontrions utilisaient déjà des systèmes de communications numérisées pour permettre la mise en relation entre les différentes communautés de pratiquants. Nous étions déjà rentrés – mais nous avons mis du temps à le saisir – dans une forme d’« ideoscapes » et de « technoscapes », pour reprendre les termes d’Arjun Appadurai, qui coïncidait bien avec une modalité globalisée du croire. Ainsi, le fax (Internet était encore balbutiant), les connexions satellites permettaient au groupe de se synchroniser collectivement lors de rites initiatiques par exemple. Le Guru à portée de câbles si l’on peut dire !
Evelyne Lasserre : Comme nous n’avions aucun financement ni allocation pour ce travail de thèse, nous avons en parallèle mené des recherches-actions dans l’univers hospitalier en particulier psychiatrique. En répondant à des appels d’offre, nous nous sommes intéressés de manière croissante à l’anthropologie de la santé. Le corps était toujours présent au cœur des thématiques que nous explorions mais, plus que dans la thèse que nous nous efforcions de terminer, les thèmes de la maladie, de la souffrance psychique, du corps contraint, des espaces de contention se sont progressivement invités dans nos axes de recherche. Et en même temps, nous étions témoin d’un progressif changement d’éthos technologique. Nous étions au milieu/fin des années 1990, l’influence de l’Internet se faisait grandissante. Dans les milieux de la création littéraire, cinématographique et numérique de l’époque qui nous passionnaient aussi, on parlait de plus en plus de cyber culture », de « cyber-corps », de « méta-univers » et, l’air de rien, nous avons nourri progressivement l’envie de nous pencher sur ces mondes en train de se faire sous nos yeux.
Axel Guïoux : Le déclic s’est d’ailleurs opéré un jour alors que nous étions sur un terrain assez difficile dans un service de soin intensif. Je pense que nous avons eu besoin, à ce moment-là, de nous tourner du côté des imaginaires, de prendre un peu le large dans les rêveries connectées. Le corps, la fabrication des corps par la technique étaient toujours présents mais de manière peut-être moins frontale, moins directement reliés à la question de la souffrance et de l’altération. Et comme le disait Evelyne, le contexte technique changeait. Certes, nous étions condamnés à lutter fébrilement avec des modems capricieux crachotant difficilement quelques kilo-octets à la seconde. Le téléchargement d’une image aujourd’hui banale pour un téléphone prenait 30 minutes, sans oublier le plantage toujours possible de l’ensemble du dispositif ! ais nous sentions que quelque chose était en train d’advenir, en particulier dans l’univers des jeux vidéo et dans ce qui allait devenir commun d’appeler les « Nouvelles Technologies de l’Information ».
Par ailleurs comment vos chemins se sont-ils croisés et ont-ils mené à une collaboration ?
Axel Guïoux : Comme nous venons de le dire, le hasard a beaucoup joué. L’air du temps aussi qui parfois nous rattrape sans crier gare. Nous étions attachés à travailler ensemble, sur des thèmes qui nous tenaient à cœur. Et ce qui nous motivait dans les sciences sociales qui restaient l’ancrage des différents terrains et référents que nous mobilisions, c’était cette rencontre avec l’autre. La découverte d’autres univers aussi.
Evelyne Lasserre : Le fait d’être homme et femme sur les terrains était important aussi car cela rendait notre posture méthodologique extrêmement mobile, complémentaire. Nous pouvions faire varier les points de vue, les confronter. Sans évoquer le terme un peu ronflant de triangulation des données », nous avons essayé dès le début de nos recherches de produire des effets de coproductions et de collaborations dans la constitution du travail de terrain.
Axel Guïoux : Il me semble à ce titre que nous cultivons parfois dans les formations universitaires en sciences sociales une vision assez solipsiste, individualiste du travail de recherche. Ce qui entre bien dans une métaphysique de l’Œuvre et de l’Auteur. En particulier en anthropologie, cela passe par une sorte de culte assez fétichiste du décentrement par le terrain qui s’effectuerait nécessairement dans la solitude et, bien-sûr, dans la douleur. Le bon terrain est un terrain dont on ne revient pas indemne et si possible dont on revient le plus tard possible car forcément lointain. Tout le paradoxe est là : il s’agit de travailler sur du social mais au travers d’un exercice qui se veut solitaire.
Evelyne Lasserre : Or, nous apprenons très vite que la recherche est une affaire de collectif. Chercher, c’est collaborer donc négocier, s’ajuster en permanence avec d’autres qui ne sont pas uniquement nos partenaires de terrain indigènes. Ce qui parfois peut être déstabilisant… D’ailleurs, il nous avait été demandé dans la rédaction du travail de thèse de rendre identifiables les parties rédigées. « Qui a fait quoi ? », telle semblait être la question obsessionnelle de nos interlocuteurs institutionnels. Nous avons alors fait délibérément le choix du « nous », sans identification spécifique de celle ou de celui qui écrit. Nous avons tenté d’assumer jusqu’au bout la polyphonie, l’hétéroglossie que thématisait Mikhaïl Bakhtine : la multiplicité des voix qui s’entremêlent, se répondent. Un peu comme ce texte ouvert à l’écriture de l’autre qu’ont essayé d’expérimenter Deleuze et Guattari dans Capitalisme et schizophrénie 2 – Mille plateaux. Le thème du métissage aussi que nous abordions avec François Laplantine et Alexis Nouss à ce moment-là a été essentiel. Ce dernier a été quelqu’un de très important car il nous a conduits à voir le processus de traduction propre aux sciences sociales comme une dynamique toujours relancée d’interprétation et qui déborde largement l’obsession de l’origine, de l’identité première.
Comment décrieriez-vous les spécificités de vos terrains de recherche ?
Axel Guïoux : Pour nous, les contours ont toujours été assez flous, les frontières restent poreuses. Lorsque nous nous sommes intéressés au jeu vidéo à la fin des années 1990 et au début des années 2000, nous souhaitions explorer des pistes qui étaient déjà présentes dans les autres thématiques que nous abordions : la perception, l’expérience du corps qui nous intéressait déjà mais selon un autre angle dans nos recherches sur la santé. Dans le jeu vidéo – et là encore par le fruit des hasards de rencontres de terrain –, nous nous sommes centrés sur les questions de l’empêchement et des situations de handicap puisque les joueurs que nous avions choisi de privilégier dans l’observation en ligne étaient en situation de handicap. C’était justement ce lien entre corps empêché et avatar qui avait mobilisé notre attention. Et ce thème du corps contraint résonnait lui-même en partie avec les ethnographies que nous avions pu faire en contexte hospitalier.
Evelyne Lasserre : Récemment, nous avons étudié une expérimentation qui visait à observer et évaluer l’introduction d’un robot « relationnel » dans un service de pédopsychiatrie accueillant des enfants porteurs d’autisme. Dans ce type d’expérience, plusieurs sujets qui ont retenu notre attention s’entrecroisent : la technique, sa perception, la cohabitation entre humains et non-humains, la manière dont le robot devient le prolongement/avatar de la personne qui l’utilise, les identités professionnelles qui se reconstruisent en présence de cet étrange hôte que devient le robot… ais au final, ce sont toutes ces micro-situations du quotidien, cet ordinaire du social en train de se faire qui retiennent notre attention, par-delà les situations ethnographiques en ligne ou hors-ligne.
En quoi la méthodologie de l’ethnographie en ligne se distingue-t-elle ou non de celle hors-ligne ?
Evelyne Lasserre : Justement, c’est une vraie question qui reste toujours compliquée à démêler. On la pense entendue une fois pour toute, mais elle ne l’est jamais totalement. Il y a autant de situations d’ethnographies en ligne que de situations ethnographiques hors-ligne. Des chercheuses comme Christine Hine, Madeleine Pastinelli, Madeleine Akrich, lorsqu’elles étudiaient les forums de discussion, ont bien pointé les enjeux : être en présence d’un phénomène social donc fait d’humains en interaction. Lorsque nous observions des avatars dans un jeu vidéo multi-joueurs, nous observions bien des gens en train d’agir et d’interagir par le biais d’une figure pilotable numérisée. Nous n’étions pas en présence d’un monde virtuel, abstrait, fait d’entités immatérielles, c’était bien de l’humain en prise avec de l’humain mais caractérisé par un mode de présence singulier. Et les échanges tout d’abord écrits puis vocaux qui pouvaient accompagner cette mise en présence nous rappelaient la présence de l’autre, de sa vie « au-delà de l’écran » pour reprendre l’expression de Sherry Turkle. Je pense bien entendu aussi ici à Joseph Josy Lévy avec lequel nous avons beaucoup échangé à ce sujet et que j’ai accompagné dans l’édition d’un numéro de la revue Anthropologie et Sociétés portant sur le cyberespace et l’anthropologie.
Axel Guïoux : Il y a en effet plusieurs niveaux : celui des interactions en situation, lorsque par exemple, mon avatar interagit avec un autre avatar. Mais il y a aussi tout cet environnement produit qui accueille mes interactions avec autrui dans un monde numérique. Cet environnement est la résultante d’un travail, d’une programmation qui produit un contexte esthétique qui rend possible les rencontres en ligne. Même le personnage non-jouable avec lequel j’interagis pour débloquer une quête par exemple demeure la résultante d’une production humaine. Alors, certes, nous pouvons toujours imaginer dans un futur proche la présence d’IA hyper-évolutives et apprenantes qui pourraient peupler les jeux en ligne de demain et qui se substitueraient en partie aux autres joueurs. Mais là encore, les algorithmes qui conditionnent cette IA resteront des productions humaines. Pour en revenir à cette complexe question du hors/en ligne, lorsque nous effectuions nos observations dans le jeu World of Warcraft, nous nous rendions compte que les limites étaient plus que fragiles. Tout était question de degrés et d’intensité dans l’engagement et dans l’action des protagonistes en fait. Par exemple, je me souviens d’une interaction avec un personnage qui jouait son rôle dans le jeu, en l’occurrence un chasseur elfe qui devait ramasser des plantes pour concocter je-ne-sais-quel élixir commandé par le magicien d’un village situé aux alentours. Le joueur jouait le jeu du jeu, si l’on peut dire. Et tout à coup, le hors-ligne survient, brise le cercle magique », les plantes, le magicien, la forêt, tout se voit mis au second plan : le joueur derrière l’écran nous déclarant : « Away From Keyboard ! Désolé, il faut que je change mon gamin, je reviens dans 5 minutes ! » Qui parle ici ? Le personnage joué ? Le joueur ? Et à qui parle-t-il ? Au personnage joué ? À la personne que je suis, en train de jouer un personnage ? Là, l’enchevêtrement des situations en et hors-ligne, in et off, brouille la distinction et crée du trouble.
Evelyne Lasserre : Lorsque nous avions mené notre observation sur le jeu World of Warcraft, nous souhaitions mêler les deux exigences, exigences qui de notre point de vue conditionnent l’approche ethnographique des mondes numériques. Il importait pour nous de prendre en compte les interactions en jeu mais aussi de nous attacher à rencontrer les gens dans leur quotidien afin de saisir ce qui s’opère avec le jeu ou autour du jeu. Comme les joueurs que nous observions étaient en situation de handicap, nous nous intéressions à tout un entremêlement de prolongements, interfaces, artefacts techniques. Les personnes étaient tout autant prolongées par leurs avatars dans le jeu que dans leurs situations quotidiennes lorsque nous les regardions en train de jouer, face à leurs installations informatiques, entourées par les aides techniques qui visaient à pallier leurs situations de handicap (fauteuil, environnement domestique, etc.). Nous cherchions à comprendre ces relations entre corps et techniques, entre expériences et prolongements technologiques en travaillant sur des situations de co-présence : nous, jouant avec eux, dans la simulation avec nos avatars respectifs ; eux, nous parlant de leurs avatars face à leur écran ; eux,avec nous, dans leur environnement ordinaire lorsqu’ils se déplacent dans leur appartement ou à l’extérieur. Nous essayions de comprendre comment ces relations techniques, corps, machine pouvaient résonner de manières différentes dans mais aussi en-dehors des strictes situations ludiques.
Axel Guïoux : Une joueuse tétraplégique nous expliquait à ce propos comment le déplacement de son fauteuil électrique lui permettait de simuler ses déplacements dans un First Person Shooter auquel elle jouait et inversement. En d’autres termes, ses mouvements en ligne et hors-ligne lui permettaient d’explorer des états de corps multiples et qui se répondaient et se complétaient selon les situations qu’elle choisissait de privilégier. Pour elle, le parcours sur un trottoir plus ou moins encombré en fauteuil électrique lui permettait de s’« entraîner » (c’était son terme) à être plus efficace et précise dans la simulation. C’est donc pour toutes ces raisons que la distinction en/hors-ligne, comme virtuel/réel nous parait un peu caduque. Elle n’est qu’une catégorie mobilisable dans la construction de l’objet que l’on se fixe. En situation, tout reste lié. Seules varient les intensités de perception et les modalités de notre problématisation de ces situations.
Vous semble-t-il nécessaire d’adopter une posture critique vis-à-vis des nouveaux usages technologiques, et vis-à-vis des discours portant sur ces usages ?
Axel Guïoux : En sciences sociales, nous ne sommes jamais très à l’aise avec les postures en soi critiques et prescriptives. Contrairement à l’éthique appliquée par exemple. Cela n’interdit pas l’engagement personnel et la prise de position subjective mais tout cela doit prendre sens dans une démarche épistémologique et compréhensive plus générale. En anthropologie, c’est en observant les usages, en étant attentif aux situations, en accordant du crédit à la parole et aux récits des autres que l’on peut mettre en évidence des limites, des frontières, des résistances, des zones de tensions mais aussi des détournements inattendus, des imprévus, lorsque les gens font autre chose que ce qu’ils disent et réciproquement. Cette attention portée aux usages et aux processus d’appropriation parfois contradictoires a toujours été inhérente à l’approche de l’anthropologie des techniques par exemple.Ceci dit, je suis, à titre personnel, assez déstabilisé par certains usages faits des réseaux sociaux. Je pense que nous n’avons pas pressenti, à la transition du XXe et XXIe siècle, l’intensité de cette montée en puissance des mises en scène massives de soi, des narrations intimes inscrites dans la globalisation informationnelle que sont les réseaux sociaux. Ce qui est assez récent et rapide au regard de l’histoire des techniques et des technologies. Se filmer, s’enregistrer, se photographier, raconter des morceaux d’identités quasiment instantanément mis en partage… Et certaines de ces narrations m’interpellent. Prendre un selfie devant le corps blessé d’une accidentée sur une voie ferrée… u se filmer en excursion dans la forêt d’Aokigahara, devant le cadavre d’un jeune suicidé pour diffuser ensuite les images sur sa chaîne Youtube… Ces actions me laissent assez pantois. Mais si la condamnation personnelle va de soi, du moins pour une majorité de témoins de ces faits d’actualité, j’essaye de m’interroger en retour sur le pourquoi de ces images. Sur le comment aussi de leur diffusion. Le pourquoi et le comment restent des interrogations premières de l’approche ethnographique. Assumer ses jugements ethnocentrés et tenter de les dépasser par une interrogation sur ce qui motive les pratiques, voilà ce vers quoi tend l’attention anthropologique. Lorsque Clifford Geertz se trouvait face à un combat de coqs à Bali, il a essayé de voir au-delà de ce « eu d’enfer » bruyant et sanglant, une mise en représentation sociale qui dit quelque chose de ce qui se joue devant nos yeux et qui en appelle donc à de l’interprétation. Comme une sorte de catharsis codifiant les statuts et les rôles de chacun. Dans les exemples voyeuristes et conséquemment exhibitionnistes que j’évoquais précédemment, se joue sans doute la même chose mais autrement car les situations sont différentes. Cela dit des choses de notre rapport aux images, de notre fascination persistante pour l’exposition obscène de la mort (Roland Barthes et Georges Bataille ne sont pas loin), de la place aussi que l’individu occupe dans cette exposition collective des autres et de soi.
De quelle manière cherchez-vous à appréhender la notion de corps » dans vos recherches ? Quel en est votre angle d’étude ?
Evelyne Lasserre : Dès le début de notre parcours, nous avons été confrontés à des pratiques, des référents philosophiques qui nous ont amenés à questionner l’opposition corps/esprit, humain/non-humain,matériel/immatériel. Dans les traditions yogiques que nous étudiions, il n’y avait pas de distinction duelle entre le domaine spirituel et le domaine matériel, puisque toute la relation entre l’individu et le monde était pensée à l’aune d’un principe énergétique et dynamique. Cela rendait donc compliqué l’usage d’une notion telle que celle d’« anthropologie du corps » puisque, de par sa formulation même, cette posture impliquait de facto une séparation conceptuelle qui ne fonctionnait pas vraiment avec les phénomènes dont nous cherchions à rendre compte. Cette interrogation propre au terrain nous a alors amenés à effectuer quelques détours par la philosophie. Nous n’avions pas la prétention de nous définir philosophes mais des auteurs, des approches nous ont permis de voir autrement nos centres d’intérêt, de renouveler notre regard. Ainsi, la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty, la pragmatique de John Dewey, l’approche herméneutique de Paul Ricœur, de Mikhaïl Bakhtine nous ont invités à repenser les relations entre corps, langage et actions. Interpréter le monde, c’est agir, c’est donc un acte de corps. Notre collègue Denis Cerclet nous a aussi sensibilisés aux apports des sciences cognitives. Des auteurs comme Francisco J. Varela, Alain Berthoz… Varela a été central par son principe d’« enaction », de perception émergente… Ici, à nouveau, les oppositions corps/esprit/monde ne fonctionnent plus car la perception conçue comme un acte de connaissance découle d’une interaction constante entre le sujet et son environnement. Ce dernier n’est jamais séparé de l’individu. Comme la technique, il est co-émergeant, co-produit.
Comment d’après vos recherches les nouvelles technologies modifient-elles notre rapport à la corporéité, la matérialité et l’immatérialité ?
Axel Guïoux : En poursuivant justement les effets de cette posture anti-dualiste, les techniques participent du corps-à-corps avec le monde. Elles travaillent les perceptions et les perceptions les travaillent en retour. C’est un peu la perspective de l’individuation que nous a légué Gilbert Simondon. Ou encore, le processus centrifuge et centripète des usages/détournements propres à l’appropriation sociale et culturelle de l’évolution des techniques qu’a thématisé Serge Proulx par exemple. Nous sommes tous pris dans ces enjeux ; les refuser est en soi une manière de se positionner par rapport à eux. Nous pouvons icireprendre la leçon maussienne sur les techniques du corps qui nous échappent, qui nous construisent et que nous construisons en retour par une étrange « idiosyncrasie sociale ». Installez-vous près de l’entrée d’une rame de métro et regardez-nous nous contorsionner avec nos sacs mains afin de valider dans les bornes automatiques nos cartes d’abonnement. Regardez celui ou celle qui se glisse derrière un usager afin d’éviter cette même action de compostage électronique. Ce sont des actions corporelles, des habitus issus d’un apprentissage lié à des configurations techniques produisant des effets de présence tangibles. Observez-nous encore le bras en l’air, le téléphone au bout des doigts à « chercher du réseau » ou à secouer ces mêmes bras dans tous les sens afin de déclencher un système de détecteur de mouvements dans un couloir obscur. Ces gestes, ces postures, ces manières de faire et savoir-faire découlent d’une rencontre entre nos corps, nos perceptions et un environnement technique toujours en devenir.
Dans quelle mesure les technologies numériques constituent-elles des instances de procuration ? Jusqu’où peuvent-elles procurer le corps biologique ? Dans quelles limites et pour quelles sensations ?
Evelyne Lasserre : Cette question est aussi assez vertigineuse et complexe. La notion d’ « instance de procuration » découle directement de notre rencontre avec Jérôme Goffette qui travaille dans le domaine de la philosophie des sciences et des techniques sur les approches anthropotechniques. Nous nous sommes retrouvés autour d’un champ qui était celui de la science-fiction, en particulier, des anime japonais mettant en scène ces hybrides biotechnologiques que sont les cyborgs. Lorsque Jérôme nous a accompagnés dans l’aventure du terrain World of Warcraft, nous avons essayé, à partir de nos traditions disciplinaires mutuelles, de construire un pont théorique qui nous permette de réfléchir à ces modalités hybrides de perception que suscitaient les utilisations d’avatar. Jérôme a proposé ce principe de procuration qui nous renvoie à cette expérience que l’on définit comme virtuelle mais qui demeure éminemment réelle pour moi, en train de la vivre au moment présent. Je sais que le dragon que je combats dans le monde que j’explore n’est pas devant moi et pourtant je me sens là, en train de le combattre parce que j’accorde à l’avatar ou au personnage que je jouece que James Paul Gee définit comme un « état de corps » et de posture. anier un avatar, c’est un peu faire corps avec lui, c’est penser et agir comme lui dans une certaine mesure. Gee parle à ce propos de « posture projetée ». La notion d’ « instanciation » nous est venue à la lecture des travaux d’Etienne Armand Amato qui essaye, notamment dans son travail de thèse, de traduire ce moment de basculement qui caractérise la synchronisation entre machines, appareillages, corps, gestes et intentions du sujet agissant. Donc, la mise en lien des signifiants instance » et « procuration » nous permettait d’insister sur ce basculement qui m’amène à un certain état d’être lorsque je me synchronise avec l’interface du jeu auquel je joue et qui autorise l’expérience de sensations singulières. Lorsque je joue mon mage doté de pouvoirs surhumains dans un quelconque jeu de fantasy en ligne, je m’instancie avec l’univers via le personnage. Cette instanciation me permet de vivre par procuration des émotions qui auront pour moi un effet non pas virtuel, mais bien réel. Lorsqu’un joueur en fauteuil nous avait indiqué que nager avec son avatar lui rappelait des « sensations oubliées » depuis son accident, c’est exactement ce que la notion d’ « instance de procuration » a essayé de thématiser à sa manière.
Comment définiriez-vous la nature des relations d’interdépendance entre usagers et usagers, usagers et technologies ?
Axel Guïoux : Comme des relations d’interdépendance justement, dont on ne peut s’extirper totalement. Car au-delà des questions liées au numérique, l’anthropologie montre que le devenir humain est inextricablement relié à l’interaction entre environnement et technique. Ces interactions sont toujours situées, elles produisent leurs propres effets de contexte tout en demeurant processuelles et dynamiques. Comme nous le disions précédemment, elles nous constituent et nous les constituons en retour. Aujourd’hui, lorsque nous allumons nos ordinateurs pour vaquer à nos tâches numériques ordinaires, nous pensons « bureau ». Notre manière de percevoir nos modes d’action a été conditionnée par une certaine esthétique de l’environnement dans lequel nous agissons. Notre interdépendance avec l’interface qui constitue nos systèmes d’exploitation courants – à ce titre le mot « exploitation » prend un sens particulièrement fort ! – est telle que, sans nous en rendre compte, nous pensons « fichiers », « dossiers »,corbeille » ; « fichiers » que nous faisons glisser, que nous déposons, classons, rangeons, organisons. Nous pensons « fenêtres » comme nous pensons désormais « applis », « interactions digitales » généralisées… Nous avons été progressivement conditionnés pour voir dans les écrans des surfaces censées réagir à l’œil et surtout au doigt : toucher les écrans, déplacer les objets, les images d’une pichenette, d’un effleurement. Et nous restons interdits lorsque ce même écran que nous imaginons nécessairement disponible, interactif reste insensible à nos sollicitations tactiles ! Taper sur des touches devient un geste presque un peu désuet, décalé. Nos pensées se sont « bureaucratisées ». Et de manière croissante, elles se « digitalisent » au sens littéral du terme.
Comment selon vous ne pas perdre le contrôle de sa corporéité et de son individualité corporelle à l’ère numérique ? Faut-il d’ailleurs chercher à garder le contrôle ?
Evelyne Lasserre : Les instances de procurations que l’on évoquait posaient justement cette question : celle du choix de l’expérience. Dans le jeu vidéo, dans l’expérience vidéo ludique, on perd forcément un peu le contrôle ou plutôt on ne peut pas tout contrôler. La sensation désormais célèbre de flow qu’évoquait ihály Csíkszentmihályi ne va pas de soi. Elle nécessite de l’apprentissage et une certaine forme d’abandon. James Paul Gee nous dit qu’en nous projetant dans l’avatar, nous faisons corps avec lui, nous devenons un peu lui. On pense et agit comme un magicien. Il ne s’agit pas de devenir magicien mais bien de faire comme lui. On perd donc le contrôle de sa corporéité habituelle, dans les limites imposées par la simulation. Et c’est de là justement que découle le plaisir du jeu qui produit ce que Roger Caillois voyait dans le vertige, c’est-à-dire ce basculement propre à une activité qui absorbe l’attention. C’est d’ailleurs pour cela qu’il s’agit de rester attentif à la conscience de ce que nous sommes en train de faire, au moment où nous le faisons. La procuration ressentie en tant que telle cesse lorsqu’elle produit, justement, une « dé-procuration », c’est-à-dire une forme de routinisation des tâches et des actions qui deviennent dès lors une habitude, une routine. Ici, peut se poser la question de la dépendance et de l’aliénation, car la pratique perd tout sens. Elle se suffit à elle-même, elle ne renvoie plus qu’à elle-même, sans lien avec autre chose qu’elle-même : « jouer pour jouer », « faire du frag pour faire du frag » sans autre but que celui-ci ne procure plus rien si ce n’est de la répétition. La répétition peut être mortifère. Et l’on peut élargir cela à une infinité d’autres pratiques sociales et culturelles, au demeurant.
L’hybridation corps-machine constitue-t-elle selon vous une forme de mise en danger de la « nature humaine » ?
Evelyne Lasserre : Le problème demeure entier pour l’anthropologie : qu’est-ce que la nature humaine ? Sa définition demeure une définition justement ! La résultante d’une entente qui reste historiquement, culturellement, géographiquement située. Ici, une nature » humaine peut être conçue à partir d’une conception close et stabilisée de l’individu, prolongeant par là une certaine construction culturelle de la notion de « personne » ; ailleurs, la « nature » humaine est protéiforme, étendue, prolongée dans un environnement mêlant tout autant le végétal et l’animal, l’humain et le non-humain. Donc, il devient compliqué, en termes anthropologiques, d’apporter une réponse définitive à ce que pourrait être une nature humaine. Cette dernière dépendra des critères de justification mobilisés afin de la définir, qu’ils soient biologiques, éthiques, juridiques, moraux, politiques, etc. On peut aussi, à l’instar de ce que nous propose Bernard Andrieu par exemple, envisager le devenir humain dans le prolongement d’un processus d’hybridation constant. « Hybridation » justement, et non pas hybridité », c’est-à-dire en mettant l’accent sur le mouvement plutôt que sur un état de chose figé. Ainsi, nous pourrions plutôt envisager desétats de corps multiples plutôt qu’une nature humaine univoque. Et ces états de corps impliqueraient en effet la négociation constante avec le technique et le machinique. C’est ce que nous essayons de travailler avec le groupe de recherche « Corps et prothèses » depuis 2016. Ce collectif rassemble tout autant des chercheurs en sciences humaines qu’en ingénierie robotique et médicale, tout autant des soignants que des patients. Et ce que montrent nos collègues – je pense en particulier à Valentine Gourinat et Paul Fabien Groud – à propos des corps prothésés, c’est que ces derniers ne peuvent pas entrer dans une conception d’une hybridation bio-mécanique totalisante et apaisée. Leurs ethnographies des situations de handicap pointent aussi la dimension complexe, souvent désajustée, discordante des perceptions qu’ont les personnes prothésées de leur propre corps. L’utopie d’un humain augmenté, vivant harmonieusement sa situation de sujet hybride nécessite toujours d’être nuancée à l’épreuve des situations empiriques.
Quels types d’investissement du sensible seraient selon vous à même d’établir une éthique de la corporéité contemporaine et à venir ?
Axel Guïoux : Gilles Deleuze, lorsqu’il a entrepris une reprise critique de l’héritage de ichel Foucault, a eu une intuition assez saisissante. Dans les années 1980, il note que Foucault avait permis de penser la société disciplinaire, à savoir une société fondée sur une conception assez pyramidale, hiérarchisée et centralisée du pouvoir. Dans cette optique, ce qui caractérise la discipline est le mot d’ordre auquel tout un chacun est obligé de se plier. D’où ces grandes instances de dressage que sont l’école, la caserne, l’hôpital, l’usine et que le système foucaldien a su déconstruire avec constance. Mais Deleuze nous dit – dans les années 1980 ! – que ce modèle-là ne suffisait plus à penser les modalités du social en train d’advenir. Selon lui, nous entrons dans ce qu’il nomme des « sociétés du contrôle », non plus fondées sur le mot d’ordre mais sur le principe du mot de passe. Le pouvoir n’est plus centralisé mais partout, entre tous. Chaque maillon du réseau devient porteur de sa propre autorité, verrouillée par un code dont il serait – théoriquement – seul porteur. Dans une certaine mesure, Deleuze a pronostiqué par cette métaphore un état assez juste de nos relations contemporaines aux réseaux communicationnels. Nous sommes tous aujourd’hui porteurs de nos multiples mots de passe que l’on pense inviolables, souvent redondants car en surnombre, et qui nous donnent ce sentiment assez trompeur de contrôle total de ce que nous donnons à voir de nous-mêmes. Avec Evelyne, nous sommes toujours attentifs à nous garder au maximum tout autant des envolées lyriques technophiliques que des chœurs sinistres technocatastrophistes qui n’ont de cesse d’annoncer l’avènement d’une outre-humanité rayonnante ou à l’inverse de pronostiquer la lente généralisation d’une altération définitive de ce qui caractériserait la nature humaine. L’ethnographie des situations quotidiennes devient de fait nécessaire car elle permet d’interroger nos modes de sensibilité, de nous rendre attentifs à toutes nos expériences de corps plongés quotidiennement dans les flux et les reflux des dynamiques informationnelles. Elle nous rappelle aussi – car l’ethnographie passe autant par une immersion que par une « désimmersion » méthodique – que s’extraire du courant est nécessaire, sans que cette extraction passe pour de la dissimulation, de l’abandon ou du repli. Le monde du mot de passe rend de plus en plus complexe cette possibilité de l’extraction momentanée des flux, il la rend suspecte. Comme nous le disions précédemment, s’instancier doit rester un choix. Se voir contraints de trouver des angles morts, hors des écrans de surveillance et des instances de calcul globalisées, nous ramène à ce que Foucault et Deleuze ont interrogé à leur manière en leur temps : la confrontation à un totalitarisme généralisé.