Écran incorporé, corps casqué
De quelques enjeux esthésiques de la réalité virtuelle

Claire Chatelet 
et Marida Di Crosta 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.3375

Les dispositifs artistiques de réalité virtuelle bousculent nos modes perceptifs tout en remettant en jeu notre corporéité et notre sensorialité via une immersion interactive multimodale propre à produire des « effets de présence » inédits. Nous proposons dans cet article d’interroger la place du corps du spectateur dans ces dispositifs afin de mettre au jour certains enjeux esthésiques des formes particulières qui s’y déploient. Nous montrerons notamment comment les nouvelles postures spectatorielles déterminées par ces derniers (via les notions de corps casqué et écran incorporé) contribuent à inscrire le spectateur dans un processus de corporéité performative.

Artistic Virtual Reality devices disrupt our perceptive modes and question our corporeality and sensorialty via an interactive multimodal immersion which produce unique « effects of presence ». In this paper, we propose to question the place of spectator's body in these devices in order to detect some aesthesic issues of specific forms unfold. We will explain in particular how new spectatorial positions related (via the concepts of embedded screen, helmeted body) tend to enroll spectators in a performative corporeality process.

Sommaire
Texte intégral

1. La réalité virtuelle : entre industrie, art et attraction

Note de bas de page 1 :

Repris en 1997 dans la préface de L’Esprit du cinéma, Payot, Lausanne. L’ouvrage initial Der Geist der Film date de 1930, il reprenait en partie certaines pages d’un ouvrage antérieur, Der Sichbare Mensch (1924).

« Un nouvel art serait comme un nouvel organe des sens. Et c’est chose plutôt rare que ceux-ci se multiplient », écrit en 1924 Béla Balazs à propos du cinéma1. Presque un siècle plus tard, la question demeure d’actualité, alors que les dispostifs de « Réalité Virtuelle » (résumé par le sigle VR) se développent, modifiant en profondeur, via les processus d’immersion et d’interaction qu’ils convoquent, tout à la fois la posture spectatorielle et les formes représentationnelles.

Note de bas de page 2 :

D’autres dispositifs comme le CAVE propose dans un espace physique (360) d’explorer des univers virtuels en étant équipé de lunettes munies de capteurs.

Nous proposons dans cet article d’interroger la place du corps du spectateur dans ces dispositifs de VR afin de montrer les enjeux esthésiques des formes audiovisuelles qui s’y déploient. Nous nous référons à la distinction opérée par Paul Valéry dans son « Discours sur l’Esthétique » entre « esthésique » et « poïétique ». La première notion renvoie à « tout ce qui se rapporte à l’étude des sensations », plus particulièrement aux « travaux qui ont pour objet les excitations et les réactions sensibles qui n’ont pas de rôle physiologique uniforme et bien défini » ; la seconde s’attache à « la production des œuvres » (Valéry, 1939 : 235-265). Afin d’inscrire ces expériences multisensorielles de VR dans la lignée de configurations médiatiques immersives traditionnelles, notre étude s'ouvre sur l’évocation de quelques fictions cinématographiques marquantes. Il s’agit de montrer la relation intermédiale généalogique qui existe entre la réalité virtuelle et certains dispositifs ou procédés plus anciens visant à l’immersion – symbolique ou effective – du spectateur, à travers quelques exemples concrets. Nous aborderons ensuite la question de l’incorporation du spectateur et des leurres perceptifs dans le cadre de l’expérience de réception singulière – à mi-chemin entre fiction cinématographique et fiction théâtrale – du simulateur de mouvement Body Wars (1989-2007). Il nous importe en effet de rappeler que la réalité virtuelle prolonge différents procédés esthétiques et plus généralement des démarches artistiques hétérogènes. Ainsi, si le précinéma et le cinéma élargi apparaissent comme des ancêtres familiers, les spectacles vivants comme la danse, le théâtre, ou le happening partagent aussi certaines caractéristiques au niveau des vecteurs et postures d’immersion. Dans un second temps, en nous appuyant sur les exemples de La Camera Insabbiata de Laurie Anderson et Hsien-Chien Huang, et de Carne y Arena d'Alejandro Gonzalez Iñarritu, tous deux réalisés en 2017, nous mettrons au jour le processus de « corporéité performative » que (sur)détermine ces « écrans incorporés » et interrogerons la notion de « corps casqué ». À travers ces deux notions, nous souhaitons montrer la spécificité de l’expérience virtuelle (dans sa version visiocasque2), laquelle tend non seulement à dissoudre l’interface en s’incorporant au corps même du spectateur, mais surtout à abolir la distance entre l’écran d’affichage et les yeux du spectateur.

Note de bas de page 3 :

« Le cinéma est un art, et par ailleurs une industrie », déclarait André Malraux en 1939 dans Esquisse d'une psychologie de cinéma (Verve, 1940).

Note de bas de page 4 :

Le premier casque HMD (Head Mounted Display), le Headsight, est présenté en 1961, suivi par le prototype de l'Ultimate Display en 1965. La première tentative de commercialisation d'un support a lieu en 1989 avec le BOOM (binocular Omniorientation Monitor).

Note de bas de page 5 :

En 2014 en France sont fondées par exemple les sociétés de production Okio Studio et Innerspace VR. Notons que les producteurs Antoine Cayrol et Pierre Zandrowicz d'Okio Studio, Arnaud Colinart d'Agat Films et Fred Volhuer de Shuttershades.io se sont associés en décembre 2017 pour créer un grand studio Atlas V afin de soutenir d'ambitieux projets en coproduction. La série franco-américaine Sphères (Eliza McNitt’s, 2018) est leur premier projet.

Note de bas de page 6 :

Sur le plan de la diffusion, Arte a créé une plateforme de diffusion et une application spécifique pour les programmes 360° et VR : Arte 360, mais on trouve d'autres productions VR sur la plateforme Arte Creative. Rappelons que le groupe France Télévisions est engagé dans le soutien aux formes audiovisuelles émergentes, à travers son département des Nouvelles écritures.

Note de bas de page 7 :

La VR est souvent montrée de façon ponctuelle au début, puis dans des programmations spécifiques, comme par exemple le « New Frontier » pour le Sundance Film Festival en 2016, ou le Venice VR pour la Mostra en 2017

Il est sans doute encore trop tôt pour déterminer si la réalité virtuelle instaurera ou non un nouvel art, du moins est-elle déjà une industrie3 soutenue par de multiples acteurs (économiques, institutionnels, médiatiques). Si les technologies de réalité virtuelle sont relativement anciennes, conduisant notamment dans les années 1960-1980 à des innovations notables4, elles ont fait un retour remarqué sur le devant de la scène au milieu des années 2010. De nombreux éléments de nature différente témoignent du phénomène d'engouement généralisé suscité par la VR, même si le phénomène s'avère largement entretenu par les discours des acteurs eux-mêmes. Citons-en quelques-uns qui nous paraissent signifiants : d'une part, le rachat de la société Oculus par Facebook en 2014 pour deux milliards d’euros (que l'on peut d'ailleurs appréhender comme un élément déclencheur particulièrement ostensible du phénomène), le développement de la part de plusieurs constructeurs de prototypes toujours améliorés de visiocasques, la récente mise sur le marché de divers systèmes (Oculus Rift, HTC Vive, Samsung Gear, Playstation VR, Pico VR…) ; d'autre part, la mise en place de différents dispositifs d’aides spécifiques pour le développement de la création dite VR, la fondation de nouvelles sociétés de production spécialisées5, l’investissement de grands groupes audiovisuels, tels que Arte et France Télévisions, dans la production et la diffusion de contenus 360° et VR6, l’apparition de nouveaux festivals dédiés à la diffusion de ce type de créations (par exemple en France en 2016, le Paris Virtual Film Festival et le VR Arles Festival), et la création de programmations spécifiques dans les festivals internationaux de cinéma les plus connus et reconnus (IDFA et Sundance Film Festival en 2015, Festival de Cannes et Mostra de Venise en 2016, Berlinale en 2018)7.

Note de bas de page 8 :

Dans les premières productions marquantes, on peut citer Lost (Sashka Unseld, états-Unis, 2015), loVR (Aaron Bradbury, Royaume-Uni, 2015), I Philpp (Pierre Zandrowicz, France, 2016), Notes on Blindness (A. Colinart, A. La Burthe, P. Middleton, J. Spinney, France-Royaume-Uni, 2016), ou encore Pearl (Patrick Osborne, états-Unis, 2016).

Note de bas de page 9 :

Les cas des salles VR, comme MK2, restent encore trop rares pour pouvoir étudier ce contexte de réception.

Progressivement donc, la technologie se répand, le tissu industriel s'affermit, et bien qu'encore limitée, la création se diversifie, avec la diffusion d'un certain nombre de productions remarquables8 ; cependant le marché grand public peine à se constituer. La question majeure de la distribution-exploitation reste en effet à résoudre : où, dans quel espace, selon quelles modalités, l’expérience de VR peut-elle être proposée par les créateurs-producteurs et effectuée par les publics9 ?

Avant de poser nos hypothèses, il convient de préciser que, compte tenu du flou sémantique entourant l'expression réalité virtuelle, il nous paraît important d'en circonscrire l'emploi. Philippe Fuchs en propose une définition « fonctionnelle » opérante : « La réalité virtuelle va permettre [à l’utilisateur] de s’extraire de la réalité physique pour changer virtuellement de temps, de lieu et (ou) de type d’interaction : interaction avec un environnement simulant la réalité ou interaction avec un monde imaginaire ou symbolique » (Fuchs, 2016 : 21). D’un point de vue « technique », ce dernier la définit ainsi : « la réalité virtuelle est un domaine scientifique et technique exploitant l’informatique et les interfaces comportementales en vue de simuler dans un monde virtuel le comportement d’entités 3D, qui sont en interaction en temps réel entre elles et avec un ou plusieurs utilisateurs en immersion pseudo-naturelles par l’intermédiaire des canaux sensori-moteurs » (Arnaldi, Fuchs & Tisseau, 2003 : 8). De Fuchs, nous retenons également la définition de la « finalité » de la réalité virtuelle, qui est de « permettre à une personne (ou plusieurs) une activité sensori-motrice et cognitive dans un monde artificiel, créée numériquement » (Fuchs, 2009 : 3). Comme Bouvier le remarque, si la définition technique permet de décrire efficacement le fonctionnement d’un dispositif de VR, les apports de Fuchs sur la finalité et la fonctionnalité sont axés sur l’expérience des utilisateurs dans le monde « alternatif » proposé par les concepteurs (Bouvier, 2009).

Note de bas de page 10 :

Pour un approfondissement de ces aspects, voir Varela Francisco (1996) L'inscription corporelle de l'esprit, sciences cognitives et expérience humaine, Paris, Seuil.

Notre analyse s’inscrit ainsi dans cette perspective définitionnelle centrée sur l’expérience spectatorielle, en s’attachant plus particulièrement aux configurations virtuelles artistiques qui construisent un monde imaginaire pour les visiocasques. Dans le sillage des approches expérimentales de ces œuvres, la réalité virtuelle n’est pas réduite aux seuls aspects technologiques, mais plutôt considérée comme le médium d’un type d’expérience marquée par l’exploration d'effets sensoriels et associations synesthésiques inédits. Cette nouveauté perceptive réside précisément dans la multiplicité des canaux sensoriels sollicités et la combinaison de systèmes d'extéroception (c'est-à-dire la vision, l'audition, l'olfaction notamment) et de proprioception (relative à la sensibilité et à la position dans l'espace) (Fuchs, 2003). Notre perception du corps, de ses mouvements et de ses interactions avec l’environnement tient principalement aux moyens par lesquels notre cerveau interprète les signaux qu’il reçoit des différents organes et systèmes sensoriels10. Pour que le corps bouge de façon adéquate à la situation, les réponses à tous ces signaux doivent être instantanées et provoquer une série d’ajustements et d’actions coordonnés et synchronisés. L'équilibre du corps est maintenu à travers des réflexes vestibulaires qui sont sous le contrôle de trois classes de données sensorielles : la sensibilité proprioréceptive, le système vestibulaire et le système visuel, ce dernier demeurant dominant.

Note de bas de page 11 :

Sur la notion d'« écran étendu », relative notamment à la multiplication des écrans, à la pluralité de leurs usages et au multitasking, voir Popelard Marie-Dominique (2016), « D’un spectateur captif (absorbé) à un spectateur attentif (dans les conditions appropriées) », in Jean Châteauvert, Gilles Delavaud (dir.), D'un écran à l'autre, les mutations du spectateur, Paris, INA, L'Harmattan, pp. 207-213. L'auteure propose par ailleurs de considérer le spectateur contemporain comme un « omnispectateur ».

Note de bas de page 12 :

Bien entendu cette transparence est illusoire. Elle procède d'une idéologie, comme l'a parfaitement mis en avant Mauro Carbone dans  « Des pouvoirs de l'archi-écran et de l'idéologie de la “transparence 2.0 » (M. Carbone, J. Bodini, A. C. Dalmasso [dir.], Des pouvoirs des écrans, Paris, Mimésis, coll. "Images, Médiums", 2018.

Avec le développement de nouveaux dispositifs de réception des images — numériques et mobiles (tablettes tactiles, Smartphones), les postures spectatorielles et les usages des écrans ont fortement évolué. Les écrans se sont étendus11 et les relations à l’image sont devenues plus immédiates : l’interface, par sa miniaturisation, sa portabilité, la quotidienneté de son usage d’une part, ses capacités interactives d’autre part, apparaît de plus en plus « transparente », ou du moins est-elle de plus en plus intégrée12. Plus encore, dans le contexte de réception de la VR, le corps du spectateur se trouve re-mobilisé, bien au-delà du simple geste stimulé (et simulé) auquel le convoque un film interactif sur écran « externe » (ordinateur, tablette, Smartphone). D’élément tiers entre une interface et un programme, impliqué dans son attitude et posture, mais détaché de par son appartenance physique au monde « réel », le corps tend en effet à s’informer lui-même en écran interfacé. Les actions, gestes et mouvements de l'utilisateur-spectateur se répercutent en temps réel sur l'environnement virtuel qui se modifie en fonction. Les images sont alors le produit de cette « rencontre entre un dispositif socio-technique et un individu » (Nannipieri, 2017, p. 143).

Note de bas de page 13 :

Et corrélativement, ses limites ou ses dangers d’un point de vue de ses usages dans une perspective d’éthique des images

Un pas de plus est donc franchi avec les interfaces comportementales que constituent les visiocasques : celui de l’incorporation. Le terme « incorporer » est ici employé dans son sens étymologique, c’est-à-dire : « unir en un seul corps », mais également en référence à la notion d’incorporation théorisée par N. Katherine Hayles. Elle désigne ainsi « une pratique du corps lui-même », « une performance, une action codée dans la mémoire du corps qui devient une habitude » (Daubner et Poissant, 2012 : 338). Or l’état perceptif qui se joue dans les dispositifs de réalité virtuelle a précisément à voir avec ce que notre corps percevant a déjà expérimenté et éprouvé dans notre environnement réel – nous réagissons comme nous le ferions dans la réalité – d’où l’efficacité des multiples leurres perceptifs qui y sont déployés13.

L’aspect le plus distinctif des dispositifs de réalité virtuelle réside bien dans leur capacité à déjouer nos modes perceptifs en remettant en jeu notre corporéité et notre sensorialité via une immersion interactive multimodale (sensori-motrice, cognitive, physiologique, émotionnelle) propre à produire des « effets de présence » (Gumbrecht, 2010 ; Nannipierri, 2017). En termes de réception, ces effets reposent sur la conjugaison de deux processus :

« L’immersion et l’interaction sensori-motrices, caractérisées par la réception de stimuli sensoriels et les réponses motrices produites, d’une part, et, d’autre part, l’immersion et l’interaction cognitives qui peuvent utiliser des schèmes comportementaux importés (i.e. les processus assimilés et utilisés par l’individu de manière automatique dans l’exécution de tâches dans un environnement réel qui sont importés dans l’exécution de tâches dans un environnement virtuel) […]. » (Nannipieri, 2017 : 140-141).

Note de bas de page 14 :

« La vision ambiante, sans la vision focale, serait limitée à la simple détection des changements survenant dans le monde extérieur […]. La vision focale, sans la vision ambiante, serait aussi infirme que celui qui tenterait d’examiner un tableau dans une pièce obscure avec un mince pinceau lumineux. La motricité oculaire constitue un des liens essentiels entre ces deux types de vision. Elle découle nécessairement de la vision ambiante, puisque la saccade est le corollaire de toute stimulation de la rétine périphérique ; elle est à l’origine de la vision focale, puisque la fixation sur un point du monde visuel est la condition de l’analyse et de la reconnaissance des objets » (Jeannerod, 1977 : 89).

Si l’« une des premières caractéristiques de l’écran est de cadrer le regard », (Popelard, 2016 : 207) et si le cadre de l'image est une « clôture régulière isolant le champ de la représentation de la surface environnante » (Shapiro, 1982 : 13), qu'en est-il lorsque représentation et regard se réalisent dans le même espace, celui de l'écran incorporé ? L'image en réalité virtuelle échappe aux contraintes d'une surface plane bidimensionnelle : elle s'illimite, elle déborde, elle enveloppe. Évoquant le dispositif albertien de la « fenêtre ouverte », Daniel Arasse fait remarquer qu’« on ne regarde pas l’histoire “à travers” cette fenêtre mais “à partir” d’elle [...] Le quadrilatère que dessine d’abord Alberti pose donc bien un cadre d’où l’on regarde » (Arasse, 1993 : 23). Près de six siècles plus tard, il semblerait que les dispositifs de VR (via les visiocasques) conduisent à regarder l'histoire non plus à partir d'un cadre strictement défini par le réalisateur – même si celui-ci persiste au moins en tant que limite sémiotique – mais bien à partir du regard du spectateur-utilisateur. La motricité occulaire de ce dernier est en effet essentielle – et fortement stimulée (donc organisée) par la mise en scène – dans un processus contraignant qui ne cesse de faire alterner « vision ambiante » et « vision focale », selon la distinction opérée par Jeannerod14. L'écran incorporé peut alors être appréhendé comme une contrainte/expansion physiologique touchant au système perceptif.

2. L’immersion du corps spectatoriel dans la représentation

Les discours d’accompagnement actuels sur la réalité virtuelle mettent souvent en avant sa radicale nouveauté et tendent à présenter cette technologie comme une innovation de rupture. Elle s’inscrit pourtant dans une continuité culturelle et technologique, débutant avec le Sensorama de Morton Heilig dans les années 1950. Réalisé en 1962, le prototype permet de simuler une balade à vélo à travers le quartier de Brooklyn. Sorte de cabine dotée d’un écran en grand angle, le système de Heilig est capable d'afficher des images stéréoscopiques en 3D, de fournir un son stéréo, d’activer un siège vibrant ainsi que de diffuser des arômes.

Si les avancées technologiques récentes du côté des dispositifs VR et les expérimentations créatives autour des contenus proposés renouvellent à l’évidence, sinon les attentes, du moins les procédés mis en œuvre pour favoriser les expériences immersives, les désirs de vue synoptique, d’immersion et d’interaction, d'immédiateté, de transparence, supposé ou avéré, avec les images/le représenté, précèdent indubitablement ces évolutions, de même que l’émergence du numérique et des écrans connectés. Dans le cadre de productions fictionnelles cela implique le plus souvent la création de différentes formes de transgression et brouillage (symbolique) des limites entre l’univers représenté et le monde « réel ».

Au cinéma, l’implication du corps du spectateur dans le film est simulée – en même temps que représentée de façon réflexive – dès ses débuts, dans un film « à gags » produit avec le système d’Edison, Uncle Josh at the Moving Picture Show (Edwin S. Potter, 2 min., USA, 1902). La troisième saynète montre le personnage d’Uncle Josh – un spectateur de cinéma – qui, croyant reconnaître sa fille dans la jeune femme allongée dans les bras d’un amant se précipite vers l’écran dans le but de lui donner une leçon. Mais dans sa fougue, ce spectateur gagné par l’illusion de réalité propre au cinéma finit par abolir la séparation physique et symbolique entre son corps et l’écran. Symétriquement, des décennies plus tard, c’est au tour du corps du personnage (du film enchâssé dans le film) de « déborder » de l’univers imaginaire pour rencontrer celui d’une spectatrice de cinéma dans La Rose pourpre du Caire (Woody Allen, USA, 1985).

Alors que Jean-Luc Godard transgresse la coupure sémiotique entre les deux mondes – monde réel et univers fictionnel – par le biais de l’adresse directe au spectateur (Pierrot le fou, France-Italie, 1965), Richard Fleischer s’efforce, lui, d’immerger le spectateur à l’intérieur même du corps humain reconstitué dans Le Voyage fantastique (Fantastic Voyage, 20th Century Fox, USA, 1966). Le film raconte l’histoire d’une équipe de scientifiques américains chargés de sauver un collègue tchèque (expert en miniaturisation d’êtres humains) passé à l’Ouest à l’aide de la CIA et blessé au cerveau lors d'un attentat. Seule possibilité de salut, l’introduction d’un sous-marin avec cinq médecins miniaturisés dans le corps du malade. Oscarisé pour les meilleurs décors et effets spéciaux, Le Voyage fantastique est un exemple révélateur des moyens techniques et esthétiques que le cinéma (à gros budget) peut déployer pour « virtualiser » – au sens de modéliser – l’invisible et le rendre « palpable ». Surréalistes et ingénieux, voire psychédéliques (les globules rouges sont représentés par des bulles de gélatine légèrement colorées flottant en suspension dans la lumière diffuse du plasma), les décors, la maquette du sous-marin, les simulations du ballottement de ce moyen de locomotion à l’intérieur des artères, les artifices employés pour ralentir les mouvements des acteurs et donner l'impression qu’ils évoluent dans des environnements liquides ou visqueux (ils étaient suspendus par des fils et filmés à deux fois et demie la vitesse normale) produisent un effet de réalité intense sur le spectateur. Ce dernier se trouve immergé « comme s’il y était » à l'intérieur du corps humain, qui était donné à voir aux spectateurs de cinéma pour la première fois.

Dans ces différents exemples, le spectateur réel demeure au final assis face à l’écran de cinéma sans que son corps ait quitté sa « posture d’immersion » pluri-perceptive (Schaeffer, 1999). Il faudra attendre la fin des années 1990 et l’avènement du numérique, des médias informatisés et des fictions interactives et/ou vidéoludiques pour que de nouvelles étapes soient franchies dans l’incorporation du spectateur (« avatarisé » ou pas) dans le représenté. Le nouveau système représentationnel de l’image « de synthèse » et l’interactivité (l’informatisation de l’écran médiatique) rendent techniquement possible certaines formes d’immersion et de « navigation » à l’intérieur du « monde virtuel » simulées mais effectives – gestuelles, physiques, au-delà des simples immersions symboliques.

3. Body Wars ou le corps leurré par le simulateur de mouvement

L’évocation précédente du film Le Voyage fantastique n’est pas anodine car elle nous renvoie à un exemple très particulier d’expérience fictionnelle immersive d’implication du corps du spectateur – le simulateur de mouvement Body Wars (1989-2007), l’une des attractions majeures du parc EPCOT du Walt Disney World Resort (Orlando). Il s’agit d’une expérience collective de simulation audiovisuelle de voyage (ride) à l’intérieur des vaisseaux sanguins humains. Basé sur la combinaison d’une fiction cinématographique et d’une technologie de simulateur de vol, Body Wars est censé transporter une quarantaine de passagers miniaturisés au sein d’un univers artificiel. Le film ne représente donc ici que l’une des composantes de l’expérience, car il est projeté à l’intérieur d’une cabine disposée sur six vérins hydrauliques géants en mesure de s’incliner selon les trois axes. Le mécanisme de l’attraction foraine – un simulateur de mouvement qui encapsule des spectateurs assis dans les fauteuils avec les ceintures de sécurité bouclées – procure des sensations inédites principalement dues à la fausse force de gravité qu’il génère : le sentiment d’être réellement à bord d’un objet mouvant. En effet, le système qui contrôle les vérins hydrauliques du simulateur triche avec le cerveau du spectateur, ce dernier recevant exactement les mêmes signaux de l’extérieur (y compris les informations visuelles et sonores du film à l’écran) que si la salle où il est assis était véritablement en train de bouger, de rouler ou de voler, alors qu’en réalité elle ne se déplace jamais. Le décalage ainsi créé entre perception et réalité est si important qu’il peut provoquer le mal des transports (motion sickness), particulièrement lorsque la synchronisation mouvement-image-son n’est pas opérante (problème que l’on retrouve à l’identique dans certaines productions VR).

Comme nous l'avons souligné dans la première partie, parmi les trois classes de données sensorielles (sensibilité proprioréceptive, système vestibulaire et informations visuelles) déterminant notre perception du corps dans l'espace et donc la stabilité de sa position, la vue est prépondérante. Ce sont donc les yeux, au niveau de la simulation motrice, qui envoient des images au cerveau concernant par exemple la position de la cabine du simulateur, sa vitesse, son attitude par rapport au sol, etc. Il en résulte que l’efficacité du simulateur tient principalement au degré de synchronisation entre les mouvements produits par le système électromécanique et les images projetées sur l’écran de la cabine. Appliquée aux expériences de réalités virtuelles, la simulation du mouvement produit des effets de réalité puissants, y compris jusqu’à des formes de malaise physique.

L’adhésion à l’univers fictionnel est donc le résultat de la combinaison du travail narratif et représentationnel du film et des effets mimétiques cinétiques provoqués par le simulateur. Ce dernier parvient à simuler l’extériorisation d’une partie des actions se déroulant à l’intérieur de l’univers du film. Par cet artifice fictionnel, Body Wars déplace les limites entre les deux mondes, celui de la fiction et celui du réel. En fin de compte, la « feintise ludique partagée » (Schaeffer, 1999) n’est plus confinée à l’intérieur de la fiction cinématographique mais, comme au théâtre, il se construit un prolongement dans l’environnement physique. Mais à la différence du théâtre, ce n’est pas le comédien (pôle créateur) mais le spectateur (pôle récepteur) qui prend en charge – à son corps défendant ? – la fonction mimétique.

L’immersion « par le leurre » dans les dispositifs de réalité virtuelle trouve donc son origine bien au-delà des écrans connectés. Le corps du spectateur du « cinéma dynamique » à la Body Wars est déjà partiellement investi de nouvelles fonctions, devenant lui-même « vecteur de l’immersion ».

En raison du caractère particulier de son dispositif fictionnel, dont le cadre pragmatique échappe à la plupart des catégorisations théoriques, cette attraction – au même titre que d’autres dispositifs de Ride-Movies installés dans des parcs de loisirs – interroge le fonctionnement des vecteurs et des postures d’immersion communément convoqués par d’autres formes fictionnelles, qu’elles soient interactives ou pas. En effet lorsque le dispositif fictionnel requiert une participation actancielle marquée de la part du spectateur, lorsqu’il lui demande un rôle participatif concret, basé sur la mise en jeu non seulement symbolique mais aussi physique de son propre corps, les limites de la question du rapport au monde réel et à l’univers de la fiction se déplacent. Avec ce système de simulateur de mouvement combiné au film de fiction, nous nous rapprochons, nous semble-t-il, du modèle fictionnel propre aux dispositifs de VR. Pas encore casqué, le corps se trouve néanmoins déjà propulsé à l’intérieur de la représentation elle-même – ou plutôt à l’intérieur du casque, au sens de dispositif de médiation de l’expérience esthésique. Mais dans ce cadre/espace réel de réception partagé, chacun « fait corps » avec les autres spectateurs participants dont on perçoit (entend) les réactions aux différents leurres perceptifs. Prise dans cet effet de télescopage, la dimension individuelle et la dimension sociale (plurielle) génèrent l’espace d’une séance, une sorte de « corps social » happé par une force centripète. Il s’agit moins d’essayer d’échapper à la locomotive (perçue comme) transperçant l’écran, que de plonger la tête la première dans l’univers représenté, fusse-t-il celui du corps humain, pour y jouer un rôle « collectif ».

4. Le « corps casqué » sens dessus dessous : La Camera Insabbiata de Laurie Anderson, Hsien-Chien Huang (Canal Street Communication, Etats-Unis, Taiwan, 2017)

Note de bas de page 15 :

Intitulée originairement Chalk Room (Chambre de craie), elle a été rebaptisée La Chambre ensablée en référence au sable du Lido, mais aussi au caractère « enseveli », mystérieux de l’environnement créé, en vue de sa participation à la section Virtual Reality de La Mostra de Venise en 2017, où l’installation interactive a été sacrée « Meilleure expérience VR ».

La question des leurres perceptifs se pose également dans les dispositifs de VR. À cet égard, La Camera Insabbiata (La Chambre ensablée)15 de Laurie Anderson et Hsien-Chien Huang nous paraît emblématique. À l’intérieur de cette installation interactive, le corps casqué du spectateur-participant est plongé dans un environnement composé de mots, dessins et autres symboles tracés à la craie, au milieu desquels il peut se déplacer virtuellement par le biais de manettes, créer des objets, glisser dans les nuages en levant et en abaissant les bras. On y croise des formes géométriques tridimensionnelles et des chiens défilant sur les murs d'un bunker, avant que tout ne se change en poussière de craie, pour se reformer et se transformer ultérieurement.

Note de bas de page 16 :

La Repubblica XL, 02/09/2007. Disponible sur : http://xl.repubblica.it/articoli/laurie-anderson-torna-a-venezia-con-hsin-chien-huang/63699/ (consulté le 25 janvier 2018).

Cette expérience en VR n’est pas la première collaboration de fiction numérique interactive entre les deux artistes. En 1994, ils avaient déjà réalisé un CD-ROM expérimental – Puppet Motel (Voyager Company, USA, 1994) dont La Camera Insabbiata s’inspire tout en le prolongeant de façon considérable, au plan sensoriel-perceptif notamment. Dans une interview récente16, les deux artistes évoquent les aspects qu’ils ont voulu explorer dans ce nouveau « nouveau média » qui par rapport à Puppet Motel, réalisé en très peu de temps, a nécessité au contraire un long temps d’exploration des différents systèmes de VR. Pour les auteurs, le dispositif constitue une sorte de passerelle conduisant de la réalité à l’imagination personnelle du spectateur. Laurie Anderson explique que dans le monde « réel », comme à l’intérieur de la Camera/chambre, on est toujours amené à décider quel sens prédominera dans la perception d’une situation donnée. Dans cette expérience en VR, on peut en effet « voir » et sentir notre corps sauter, voler, courir, bien que nos pieds, toujours ancrés dans le sol, nous « disent » le contraire. Dans « Aloft », l’un des environnements que l’on peut visiter dans la « chambre », le corps casqué du spectateur se retrouve à l’intérieur d’un avion dont les parois disparaissent progressivement, le laissant en train de flotter dans les nuages. Il pourra interagir avec d’autres « corps étrangers » planant autour de lui – un corbeau, une fleur, un téléphone portable – en saisir un, et le retenir dans sa main pour écouter surgir la voix de Laurie Anderson, avant de l’envoyer dans le ciel. Mais il pourra surtout faire l’expérience esthésique de cet état de flottaison et d'absence que l’artiste décrit de façon significative, comme « être complètement sans corps » (« to be completely bodiless »). Impliquer le plus possible le corps pour mieux s’en affranchir, en somme...

Au plan conceptuel cependant, c’est précisément ce conflit entre les sens, ce questionnement constant sur/autour de quel sens va prendre le dessus qui intéresse l’artiste. Car cela permet de bousculer notre sens de la réalité, et donc d’en repousser les limites. Dans la VR on peut voir un objet et le toucher, mais on le perçoit très différemment de ce que l’on s’était imaginé. On peut voir un son, ou sculpter une forme tridimensionnelle avec sa voix, ou encore utiliser sa main/le toucher pour entendre un son (un peu comme un sourd sentirait des vibrations avec ses mains et son corps). Les sens deviennent ainsi un instrument plus complexe, et leurs interactions développent des configurations hybrides inattendues.

5. Le « corps casqué » (collectif) mis à l’épreuve. Carne y Arena d’Alejandro Gonzalez Iñarritu (2017, Mary Parent, Etat-Unis, Mexique, Italie, 2017)

Note de bas de page 17 :

L’expérience se compose de trois espaces distincts : un couloir dans lequel on trouve des fragments de murs métalliques, des vêtements et dans lequel le spectateur se déchausse et se trouve équipé (visiocasque, sac à dos), suit un espace vide dans lequel le spectateur casqué déambule et une pièce attenante, où sans le casque le spectateur découvre les récits réels de migrants.

Première production en réalité virtuelle présentée en sélection officielle au Festival de Cannes en 2017, Carne y Arena (Chair et sable) conçue par le réalisateur mexicain Alejandro Gonzalez Iñarritu, en collaboration avec le chef-opérateur Emmanuel Lubzki, propose de mettre virtuellement le spectateur dans la peau d’un migrant mexicain qui tente avec un groupe de compatriotes d’entrer illégalement aux Etats-Unis par le désert de Sonora. Fortement scénographié17, mixant des paysages virtuels avec un décor réel (dont certains éléments proviennent de la frontière mexicaine – fragments de murs métalliques, vêtements et chaussures abandonnés par des migrants – sable), le dispositif immersif s’apparente à une installation artistique collective de réalité mixte, dans laquelle les spectateurs casqués sont invités à déambuler, pieds nus et lourds sacs sur le dos, dans un espace au sol sableux. Alors qu’ils cherchent à progresser dans un crépuscule sans repère, ils se trouvent bousculés par les souffles d’air des pales d’un hélicoptère, effrayés par le bruit strident des sirènes hurlante de la US Border Patrol, éblouis par les phares de leurs 4X4, tandis que s’écroule un peu plus loin une femme virtuelle, un enfant dans les bras. Des cris, des aboiements, des ordres hurlés donnent une épaisseur anxiogène à l’espace sonore. À la fin de ce parcours expérientiel pour le moins éprouvant (de pourtant seulement 6 minutes 30), le spectateur débarrassé de son visiocasque découvre dans une pièce à part, les portraits et récits écrits des migrants qui ont inspiré Iñarritu pour Carne y Arena. Bouleversants témoignages sur le calvaire de leur périple d’exilés, mais aussi sur leurs espoirs et rêves d’avenir, ces fragments de vie prolongent l’approche sensorielle par une approche documentaire, au sens plus traditionnel du terme.

Note de bas de page 18 :

« Avec Carne y Arena, Iñarritu se penche en VR sur le parcours des migrants d’Amérique centrale », Numerama. Disponible sur : https://www.numerama.com/pop-culture/255524-que-peut-on-attendre-de-carne-y-arena-le-projet-vr-dalejandro-gonzales-inarritu.html (consulté le 25 janvier 2018).

Alejandro Gonzalez Iñarritu explique que son intention avec cette œuvre était « d’expérimenter la VR afin d’explorer la condition humaine et tenter de briser la dictature de l’image, pour revendiquer un espace permettant aux spectateurs de plonger dans une expérience où l’on marche dans les pas des migrants, se glissant sous leur peau et dans leur cœur […] », afin de « faire prendre conscience d’une certaine réalité »18.

Note de bas de page 19 :

« Alejandro Iñarritu récompensé d’un Oscar spécial pour son œuvre sur les migrants », Le Monde, 27 octobre 2017, Disponible sur : http://www.lemonde.fr/cinema/article/2017/10/28/alejandro-inarritu-recompense-d-un-oscar-special-pour-son-uvre-sur-les-migrants_5207083_3476.html (consulté le 25 janvier 2018). Il importe par ailleurs de noter qu’en 2017, Pearl, un film VR réalisé par Patrick Osborne pour les Google Spotlight Stories était en compétition pour les Oscars dans la catégorie « Meilleur court-métrage ».

Il est par ailleurs remarquable de constater que cette œuvre ait été récompensée par un oscar spécial en mars 2018. Dans son communiqué, le président de l’Académie, John Bailey, insistant sur « l’immersion physique et profondément émouvante » du dispositif, souligne que : « Plus encore qu’une avancée créative dans le monde encore naissant de la réalité virtuelle, [Carne y Arena] nous relie de façon viscérale aux réalités politiques et sociales criantes de la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis »19.

Note de bas de page 20 :

« La réalité en question », in René Prédal (dir.), « Le documentaire français », CinémAction, n° 41, 1987, p. 45.

Note de bas de page 21 :

Ibid

Bien que souvent éloignée d’une esthétique réaliste, s’appuyant sur un univers 3D de synthèse à la définition encore peu satisfaisante, la réalité virtuelle serait-elle un médium plus apte à nous faire appréhender le réel de par son altérité ontologique même ? Sa propension à réfléchir d’une manière particulière le réel s’explique essentiellement par le régime d’inscription du corps dans l’image qu’elle sollicite. Au-delà des simulacres d’un réalisme classique, on se trouve confronté plutôt à ce que Lev Manovich qualifie de « métaréalisme » (2010). Reprenant le concept, Yves Citton remarque que dans « cette attitude d’oscillation constante du spectateur entre immersion et émersion, perception et action, croyance et incrédulité », se retrouve un régime d’illusion disparu au XVIIIe siècle, que Marian Hobson définit comme « bi-modal », dans lequel « une représentation pouvait être à la fois vraie et irréelle » (Citton, 2017 : 324). Ce régime réactualisé auquel semble appartenir la réalité virtuelle rompt ainsi avec l’illusion bipolaire du réalisme classique et ouvre des perspectives singulières à des productions souhaitant dépasser les simples « fictions du visibles » – « fondées sur la réduction de la réalité au visible » – pour s’inscrire dans la perspective des « fictions de la réalité, qui par des images et rapports audiovisuels complexes, font accéder au visible ce qui échappe à la vue, à la perception immédiate. Il s’agit dans ces fictions de produire le visible de ce que l’on ne voit pas »20. Gérard Leblanc a proposé cette distinction particulièrement productive pour l’analyse des films de cinéma, mais elle peut être explorée à nouveau frais s’agissant des productions interactives en réalité virtuelle, si l’on complète sa description des procédés utilisés dans les « fictions de la réalité » en ajoutant les façons d’inscrire le corps dans la narration. « Les apparences sensibles du monde sont intégrées dans les formes de montage et de tournage [et dans les formes d’immersion et d’interaction] qui leur donnent une signification nouvelle »21. Le sous-titre du dispositif proposé par Iñarritu est des plus signifiants : « virtually present, physically invisible », c’est précisément toute la problématique de l’installation, du point de vue du récit et du point de vue de l’expérience spectatorielle, elle offre ainsi un exemple particulièrement réussi d’immersion interactive multimodale : sensori-motrice, cognitive, physiologique, émotionnelle.

Note de bas de page 22 :

Avec The Enemy (Camera Lucida, France Télévisions Nouvelles Ecritures, ONF, France-Canada, 2017), Karim Ben Khelifa a proposé un dispositif relativement proche

Techniquement complexe à mettre en œuvre, Carne y Arena est un dispositif relativement à part dans les productions en réalité virtuelle du champ audiovisuel, d’abord parce qu’il s’agit d’une expérience collective, ensuite parce que celle-ci exige un déplacement physique de la part des spectateurs casqués dans un espace réel22. Contrairement aux créations les plus courantes où le dispositif nous place dans une réception individuelle et nous impose une certaine immobilité – si ce n’est bouger la tête, tourner son corps tout en étant assis sur un tabouret/fauteuil à roulette – Carne y Arena, en imposant une déambulation collective dans un espace réel et dans un espace virtuel, redouble nos fonctions sensori-motrices. De par sa participation active et confronté aux autres corps qu'il peut éventuellement toucher ou bousculer, le corps casqué du spectateur, doublement impliqué dans l’œuvre, devient la condition effective d’une « somagraphie ». Ce néologisme a été forgé par Françoise Lejeune pour montrer l’attention nouvelle accordée au corps du visiteur dans l’art expérientiel, cet « art énactif qui place le vivant au centre du dispositif artistique » et qui engage le corps et non plus seulement la vision (Lejeune, 2013). Reprenant les théories de la cognition du neurobiologiste Francisco Varela, le philosophe Alva Noë a mis en lumière le concept opératoire d’« énaction » pour insister sur l’importance des contingences sensori-motrices et de la proprioception dans l’expérience de l’œuvre. Selon l’approche énactive, l’expérience perceptuelle repose en effet sur « ce que l'on voit et ce que l'on a à faire pour voir » (Noë, 2002), bref sur une activité complexe qui engage tout notre corps (en mouvement) : « Perception is not something that happens to us, or in us » explique-t-il, « it is something we do » (Noë, 2004 : 1).

6. Conclusion

Note de bas de page 23 :

Selon les définitions du Centre du Recherche sur l’Intermédialité : http://cri.histart.umontreal.ca/cri/fr/cdoc/fiche_concept.asp?id=7 (consulté le 25 janvier 2018).

Note de bas de page 24 :

Sans action de sa part, l’objet reste informe au sens premier du terme

Note de bas de page 25 :

Maschino Thomas (2017), « Storyliving : An Ethnographic Study of how Audiences Experience VR and What That Means for Journalists » (Report). Disponible sur : https://newslab.withgoogle.com/assets/docs/storyliving-a-study-of-vr-in- journalism.pdf (consulté le 25 janvier 2018).

La réalité virtuelle nous place assurément dans une perception énactive en mettant notre corps à l’épreuve. Corps casqué, écran incorporé, il s’agit en temps réel d’éprouver littéralement les configurations audiovisuelles offertes par un dispositif-écran qui s’intègre de façon quasi-immédiate au corps spectatoriel. On est bien dans la logique d’immediacy caractéristique des nouveaux médias, telle que l’ont définie Bolter et Grusin : « une représentation qui vise à faire oublier au spectateur la présence du médium [...] et qui tente de lui faire croire qu’il est en présence directe des objets représentés23 ». Mais avec la réalité virtuelle, le corps physique et l’objet audiovisuel se trouvent mutuellement et simultanément affectés, au sens étymologique du terme – « prendre une manière d'agir, seulement en apparence, feindre » – et au sens figuré de celui-ci – « prendre nettement telle forme, telle figure ». Le spectateur, tout à la fois figure et instrument de médiation – c’est à partir de lui, de son corps même, que s’actualisent les différentes instances/occurrences de l’objet audiovisuel – devient donc une partie indispensable au processus de (re)production de l’oeuvre24. S’il demeure en vérité scindé, morcelé entre deux mondes, deux espaces, réel et virtuel – l’anthropologue Thomas Maschio insiste sur la dissonance cognitive entre la perception et la conscience du corps dans l’espace réel et la participation active à l’expérience virtuelle25 – il devient autant surface de projection que vecteur d’interaction. Tout est mis en œuvre pour que cette césure physio-perceptive et phénoménologique se dissolve dans un sentiment d’immersion profonde dans un espace-temps « autre » qui acquiert néanmoins de véritables « effets de présence », au sens de Gumbrecht. C'est ainsi dans ce processus particulier de « corporéité performative », que le spectateur appareillé participe à la conduite créatrice de l'œuvre – à sa poïétique donc. Mais qu'en est-il au final de son expérience esthétique ? Se référant à Jérôme Stolnitz pour expliquer la transformation des postures spectatorielles dans le contexte actuel de démultiplication des écrans, Marie-Dominique Popelard insiste sur la spécificité de l'« attitude esthétique » :

« L'attitude esthétique est “l’attention désintéressée et pleine de sympathie et la contemplation portant sur n’importe quel objet de conscience quel qu’il soit, pour lui-même seul” [Stolnitz] où “désintéressée” signifie “sans souci d’un objectif ultérieur quelconque ” (() […] ()). Dans l’attitude esthétique, l’objet est “isolé” par le regard du spectateur. C’est dire qu’on est loin du spectateur qui s’évanouit dans son regard en s’absorbant ou en étant absorbé […]. »

Cette distance nécessaire à l'objet s'épuise dans les expériences de réalité virtuelle. Absorbé dans et par l'image, contraint du point de vue physique dans un corps casqué, assigné à un dispositif intrusif (écran incorporé), limité du point de vue imaginaire par un univers diégétique programmé, le spectateur ne perd-il pas au final sa capacité à déployer une « attitude esthétique » ?