La fabrique des fragments littéraires : entre kit d’écriture et écriture du kit
L’usage d’un kit de rédaction pour l’écriture de fictions interactives questionne le processus de fabrique littéraire pris entre une forme d’instrumentalisation de l’écriture et des pratiques de créativité littéraire. Le kit de rédaction devient un moyen d’ordonner l’écriture dans une représentation spatiale donnée à voir à l’écran et un espace à réécrire impliquant, par l’apprentissage, la redéfinition de l’acte d’écriture lui-même. C’est ce que cet article interroge en portant particulièrement attention à la réalité des pratiques des écrivains qui déplace le point de vue vers des contextes de créativité très divers dans lesquels chacun met en œuvre ses capacités d’inventivité et de ténacité, déploie des stratégies pour s’approprier ou contrecarrer la logique engagée par la matérialité technique et sémiotique d’un kit de rédaction.
The use of a writing kit for interactive fiction writing questions the literary making process caught between a form of instrumentalization of writing and literary creativity practices. The writing kit becomes a means of ordering writing in a given spatial representation to be seen on the screen and a space to be rewritten involving, through learning, the redefinition of the act of writing itself. This is what this article questions by paying particular attention to the reality of writers' practices, which shifts the point of view towards very diverse contexts of creativity in which each puts to use his capacities of inventiveness and tenacity, deploys strategies to appropriate or thwart the logic engaged by the technical and semiotic materiality of a writing kit.
1. Introduction
L’écriture de fictions dites interactives inspirées des jeux d’aventures informatiques des années 1970 et héritières des « livres dont vous êtes le héros » questionne l’hybridité et la « valeur du texte ». En effet, actualisé par le lecteur et perdant « une de ses composantes essentielles : sa trajectoire ou sa configuration » (Clément, 1994), le texte devient une somme de lectures potentielles. Avec cet article, nous nous intéressons au fonctionnement des espaces et des formes médiatiques qui conditionnent l’existence, l’écriture et l’invention des récits numériques dits interactifs.
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Adrénalivre est une start-up en incubateur à la Plaine Image à Tourcoing depuis 2016. En tant que maison d’édition, elle produit des livres interactifs numériques de différents genres (polar, jeunesse, romance, etc.). Voir leur site Adrenalivre.com.
C’est à partir d’une étude « Recherche et Développement » entamée fin 2017 avec l’entreprise éditoriale Adrénalivre1, que nous abordons l’acte d’écriture et son changement de paradigme. Le « kit de rédaction » proposé par l’entreprise à ses auteurs nous apparaît comme cet endroit où se matérialise l’écriture du roman avant sa transformation éditoriale en objet « livre numérique ». Or, nous considérons qu’en imposant l’usage d’un « kit de rédaction » à ses auteurs, l’entreprise Adrénalivre entend accompagner le processus créatif et la logique d’écriture dans une forme d’industrialisation de l’écriture (Bonaccorsi, Nonjon, 2012). Ce kit de rédaction semble faire la promesse d’un outil qui relèverait du design « clé en main », mettant en œuvre une matérialité informatique et des formes sémiotiques visant à optimiser la capacité des auteurs à se projeter dans une écriture échappant a priori à la logique du récit et leur permettant de dépasser, selon ses concepteurs, la linéarité de l’écriture et d’appréhender différents chemins narratifs pour construire des combinatoires narratives enchâssées, des canevas d’écriture automatisés. En réalité, ce « prêt à écrire » nécessite, comme tout média, un processus d’apprentissage et d’appropriation.
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Ce panel était constitué de 6 femmes et de 7 hommes, tous contractualisés par la maison d’édition. Certains sont auteurs depuis plusieurs années et déjà publiés dans des maisons d’édition numérique ou papier dites « traditionnelles », d’autres se sont prêtés au jeu de l’écriture pour la première fois pour Adrénalivre.
C’est à partir des résultats de treize entretiens semi-directifs menés auprès d’auteurs2 ayant publié pour la maison d’édition Adrénalivre, et donc ayant fait usage de ce kit de rédaction, que nous proposons d’analyser cet outil d’aide à l’écriture selon le postulat qu’une telle technologie intellectuelle de l’écriture littéraire fondée sur la logique programmatique d’un kit questionne le processus de fabrique littéraire pris entre une forme d’instrumentalisation de l’écriture et des pratiques de créativité littéraire. Nous considèrerons ainsi dans un premier temps le kit de rédaction comme un moyen d’ordonner l’écriture dans une représentation spatiale donnée à voir à l’écran et dans un second temps comme un espace à réécrire, c’est-à-dire comme une interface impliquant, par l’apprentissage, la redéfinition de l’acte d’écriture lui-même.
2. La mise en kit de l’écriture: un modèle de littérature dite interactive
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Voir à ce sujet et par rapprochement les travaux de Virginie Sonnet (2015) sur l’usage des Terminal-écran des Smartphones pour la consommation des produits audiovisuels et télévisuels.
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Nous ne développerons pas dans cet article le modèle économique et la stratégie commerciale de l’entreprise et de cette industrie de l’écriture pour nous concentrer sur l’étude du kit en tant qu’objet d’aide à l’écriture.
Le concept développé par l’entreprise Adrénalivre est celui de fictions inspirées du modèle « livre dont vous êtes le héros », forme narrative à embranchements multiples dont le lecteur est l’ordonnateur final. Ces fictions ont été pensées selon un format sériel proposant aux lecteurs, avec une forme de mise à distance de la matérialité littéraire, des « saisons » et des « épisodes » (et non des « tomes » ou des « chapitres ») dans une volonté affichée de développer ce que le créateur de l’entreprise nomme le « Netflix de la fiction interactive ». Cette ambition d’Adrénalivre répond à l’un des trois modèles de production attentionnelle selon Boullier (2009) : la fidélisation. Et dans une logique de captation du public-lecteur, il s’agit de proposer des épisodes « courts » qui visent l’immersion du public et qui permettent de s’adapter à un mode de lecture nomade sur Smartphone3. Ce n’est pas cette économie de l’attention qui nous intéresse particulièrement ici mais l’impact de cette dernière sur le travail de création des auteurs. Le logiciel « kit de rédaction », proposé à ces derniers sur le site de l’entreprise, tend ainsi à ordonner l’écriture pour la faire coïncider avec ces attendus éditoriaux, marketing et économiques4. Ainsi, le logiciel inspiré du logiciel libre Twine permet de visualiser, d’organiser, et d’appliquer du code au texte pour permettre de générer l’interface de lecture. Cette mise à l’écran cherche à représenter la matérialité narrative et séquencée du texte et permet la mise en visibilité de la structure du récit.
Ainsi, à l’instar des travaux menés par Tardy et Jeanneret (2007) sur l’outil technique et social que représentait le logiciel PowerPoint, nous considérons ici que le kit de rédaction proposé par l’entreprise Adrénalivre pour la saisie du texte par leurs auteurs engendre en tant qu’« architexte » une médiation du technique, du social et du sémiotique qui modifie de fait la pratique d’écriture des usagers, lesquels, pour la plupart, s’essaient pour la première fois et dans un même mouvement à l’écriture dite interactive et à l’usage de ce logiciel. En ce sens, le kit de rédaction semble s’imposer comme un régime d’écriture et un modèle littéraire, et non simplement comme un mode d’emploi. Ainsi, à l’image de ce que Badouard, Sire et Mabi (2016) développent à propos du design et de la « gouvernementalité » numérique des sites web politiques, on pourrait considérer dès lors qu’il existe avec ce kit une forme de « gouvernementalité éditoriale numérique » qui accompagne la logique de production et d’écriture assistée. Le kit de rédaction, comme le rappellent Badouard, Sire et Mabi (2016), serait « comme toute technique, une mise en tension entre la volonté d’élargir le champ des possibles et la tentation de réduire l’environnement à n’être qu’un milieu conditionné ».
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Voir l’URL : https://auteur.adrenalivre.com/concevoir-une-histoire-interactive/ (consulté le 15/05/2018).
C’est donc la capacité des auteurs à appréhender cet outil numérique de création littéraire qui doit être interrogée en ce qu’elle constitue une « raison computationnelle » pour reprendre les termes de Bachimont (2007, p. 71). En effet, avec le kit de rédaction – interface d’écriture exclusivement en ligne accessible dès inscription sur le site de la maison d’édition – Adrénalivre semble, à l’image des concepteurs du web qui organisent la navigation de l’internaute, organiser l’écriture des auteurs. Valérie Jeanne-Perrier, à propos des CMS, montrait ainsi de même que se développait une métaphore managériale menant à une nouvelle « granularité éditoriale » se situant « entre l’émergence de pratiques nouvelles et la résurgence de pratiques d’organisation anciennes concernant l’écrit et ses espaces » (Jeanne-Perrier, 2006). Ici, l’écriture de l’auteur est donc « orientée sur et par » (Badouard, Sire, Mabi) le kit de rédaction. Et les trois régimes de gouvernementalité numérique décrits par Badouard, Sire et Mabi peuvent être convoqués pour comprendre le mode de fonctionnement de cette interface. En premier lieu cette interface s’intègre donc dans un régime d’incitation, ici pensé comme l’invitation par l’éditeur à produire du contenu dit « non-linéaire » : « Oubliez l’écriture linéaire : Offrez de la liberté/Faites évoluer votre personnage/Utilisez un système d'inventaire/Construisez une multitude de chemins/Créez des choix narratifs »5.
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Clément Mabi utilise également le terme d’« encadrement » entendu dans le cas de la gouvernementalité numérique comme le moyen de « produire un environnement numérique à part entière, qui disposera de ses propres codes, de ses propres standards, de ses propres normes » (Mabi, 2016).
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Voir l’URL : https://auteur.adrenalivre.com/ecrire-un-livre-interactif/ (consulté le 15/05/2018).
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Voir l’URL : https://auteur.adrenalivre.com/concevoir-une-histoire-interactive/ (consulté le 15/05/2018).
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Voir l’URL : https://auteur.adrenalivre.com/ (consulté le 15/05/2018).
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Un tutoriel est disponible sur le site de la maison d’édition pour accompagner l’auteur dans la saisie du texte et dans l’appréhension du logiciel : « Créer un choix simple » en 3,51 mn (2 séquences), « Créer une condition simple » en 5,44 mn, « Débuter une histoire interactive ou un livre interactif », « Importer et sauvegarder son histoire interactive ».
Cette incitation passe par la nécessité de faire usage du tutoriel, ce qui renvoie au second régime de gouvernementalité qui est celui du cadre6. Il place l’outil « kit de rédaction » comme interface nécessaire et unique à l’écriture d’une « bonne » fiction non-linéaire : « Notre logiciel de rédaction est à Adrénalivre ce qu’est l’encre au stylo : incontournable »7. Repoussant les logiciels de traitement de texte comme outils d’écriture potentiels, les éditeurs insistent sur l’usage de ce cadre pour « bien concevoir son histoire »8, sur les « bonnes pratiques » et sur la facilité de prise en main du kit pour tous9. Le kit est ainsi présenté comme le moyen de progresser en tant qu’auteur sans prérequis particuliers10. En précisant ce cadre, les concepteurs-éditeurs cherchent à faire entrer les auteurs dans une productivité qui serait facile, accessible et désirable plutôt qu’intensive, contraignante et difficile.
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L’une des « narrative designer » de l’entreprise confessait que même avec un écran de 27 pouces elle ne pouvait afficher l’entièreté de l’arborescence.
Mais si l’incitation et le cadre sont des régimes s’imposant uniformément à tous les auteurs, c’est le régime de la « contrainte » qui est l’élément indéterminé de cette gouvernementalité numérique. En effet, il renvoie certes à la matérialité du kit, c’est-à-dire à son design et ses éléments graphiques, sémiotiques et techniques mais il est perçu par les auteurs en fonction de leurs compétences personnelles et de leurs acquis en matière d’écriture. C’est leur mode d’appropriation de cette interface qui est ici en cause, comme nous le verrons dans un second temps. Cette interface implique d’entrer dans l’écriture selon un espace représentant des fragments narratifs reliés entre eux (fig. 1). Les carrés de mosaïque présents en haut à droite de la barre d’outils (fig. 1) permettent à l’auteur de choisir la granularité de cette représentation qui va de la visualisation la plus rapprochée, permettant d’appréhender les titres des passages, à la plus éloignée qui tente de représenter l’arborescence dans sa totalité. En réalité, il est impossible, même sur très grand écran, de représenter l’ensemble de la carte heuristique d’une fiction achevée11. L’histoire déborde l’écran et sa matérialité n’en est que plus difficile à appréhender pour l’auteur qui ne peut se représenter son œuvre et encore moins en estimer la longueur ou l’ampleur telle qu’il le ferait en considérant un nombre de pages ou de signes dans un logiciel de traitement de texte habituel.
Figure 1. Représentation à l’écran de la narration enchâssée – mode de visualisation la plus éloignée.
Ainsi, la modélisation de l’acte de l’écriture interactive complexe est pensée comme un adjuvant rédactionnel, mais la visualisation à l’écran de l’ensemble du récit étant impossible, elle rend l’appréhension de l’œuvre tout aussi complexe.
Par ailleurs, cette arborescence en ligne fait la matérialité de l’œuvre puisque c’est ce que l’auteur transmet (et non un manuscrit/tapuscrit) à l’éditeur une fois son œuvre achevée. Ainsi, alors que Clément rappelle que « le récit semble, par définition, s'inscrire dans la durée, impliquer un ordre, un déroulement séquentiel » (1994), ici, cette arborescence rompt la linéarité du déroulement séquentiel narratif classique pour lui préférer une représentation graphique de segments reliés.
Dans cette arborescence, chaque case est un « passage » qui devient l’unité narrative. Chaque auteur entre dans son passage en double-cliquant sur sa case. S’ouvre alors, en venant se superposer à l’écran représentant l’espace du récit (fig. 2), une boîte de dialogue dans laquelle l’auteur peut saisir son texte. L’ergonomie d’écriture est ici réduite à son minimum puisque l’auteur se plie à la typographie imposée par le logiciel perdant ainsi son propre « cadre d’efficacité de l’écriture » (Souchier, 2012). Mais l’auteur est surtout invité à intégrer dans son texte des éléments de code permettant à ce dernier d’être transposé/encodé vers l’interface de lecture et anticipant les éléments de lecture interactive. Ainsi, les choix doivent apparaître entre double crochets, chaque paragraphe doit débuter par un alinéa et un saut de ligne. Le récit fictionnel de l’auteur devient ainsi dans un même temps un texte à balise, c’est-à-dire un élément de code et donc un architexte pensé pour l’interface de lecture. L’auteur doit par ailleurs inclure des conditions dans son texte pour anticiper les choix de son lecteur. Il est ainsi invité à compléter les cadres et les boîtes de dialogue (fig. 3) correspondant aux différents choix possibles dans une logique mathématique d’implication (« si, alors, »).
Figure 2. La boîte de dialogue pour la saisie du texte et le codage par crochets.
Figure 3. L’auteur intègre les conditions narratives qui permettent, via le dispositif informatique, d’adapter le récit aux choix du lecteur.
Enfin, nous constatons qu’on assiste dans le cas présent à une forme de porosité des trois régimes décrits précédemment ou à une forme de dysfonctionnement structurel de la gouvernementalité éditoriale numérique lorsque, par exemple, rien ne contraint les auteurs dans chaque passage à un nombre de signes ou de caractères maximum. L’auteur peut en effet poursuivre son écriture sans être arrêté par une fonctionnalité technique du logiciel (comme le ferait Twitter par exemple) alors que les éditeurs-concepteurs exigent qu’un passage ne soit pas supérieur à 2000 signes et que chacun soit clos par un choix proposé au lecteur. Ce conflit entre le régime du cadre et celui de la contrainte conduit à ce que Marc Jahjah appelle une « erreur de cadrage » quand il fait par exemple écho aux incompréhensions qui peuvent surgir lors des travaux de co-création et de collaboration littéraires et numériques entre auteurs, développeurs et éditeurs (Jahjah, Jacquot, 2018).
Ainsi, la gouvernementalité du kit qui prétend se saisir du geste d’écriture en l’encadrant formellement et matériellement ne suffit pas à transmettre la pratique d’écriture interactive ; l’acte de création littéraire qui passe par l’usage d’un tel outil implique pour les auteurs le déploiement de stratégies cognitives, graphiques et techniques spécifiques leur permettant de re-créer un cadre d’efficacité de leur écriture. Ce travail d’appropriation est à analyser comme une réinterprétation du kit par ses usagers afin de le situer au sein de leur propre pratique d’écriture littéraire.
3. Reconfiguration et mise à distance du kit
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Pour assurer l’anonymat des auteurs interviewés, chacun est représenté par un numéro.
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On peut penser aux livres « dont-vous-êtes-le-héros » qui reposent sur une telle composition fragmentaire pour assurer la circulation du lecteur dans l’objet éditorial de page en page.
Nous prêtons attention aux formes matérielles produites par les auteurs, ce qui contribue à questionner l’idée des concepteurs d’une naturalisation possible des pratiques d’écriture littéraire avec le kit. Un des auteurs interviewés souligne bien l’intrusion représentée par l’usage du kit : « Le kit, ça me sort de l’histoire, il y a toute une espèce de combinaisons en plus et de réflexion qui n’est pas de l’écriture en fait, pas du tout, qui est de la conception tout simplement. C’est un travail autrement » [1]12. Selon lui, c’est une manière de prendre « le problème à l’envers » puisqu’il lui faut effectuer cette sortie de l’histoire pour s’approprier une autre composante de l’écriture, sa part de conception et de programmation. On voit se mettre en place un passage de la pratique d’écriture, en tant que rédaction d’une histoire, à l’écriture de la pratique, au sens où l’écrivain doit mettre en place sa propre configuration matérielle signifiante pour faire avec le kit. Or, ce travail s’avère dantesque, requérant de tenir ensemble une grande quantité d’écriture pour alimenter une multiplicité de choix narratifs et une vue d’ensemble d’un récit qui s’est dispersé. Un écrivain témoigne ainsi de la contrainte de cette écriture qu’il dit « quantique » : « Il faut tout écrire, il faut faire tous les embranchements, toutes les situations, tous les trucs, les émotions, les dialogues. Il faut écrire tout, même ce que le lecteur ne lira pas » [3]. Un autre ajoutera qu’avec « l’informatique, on affiche, on n’affiche pas ». Il s’agit d’une fragmentation qui dépasse les possibilités de l’imprimé13 pour s’envisager comme « une sorte de prolifération des énonciations, dont la caractéristique principale est de se déployer non seulement en production, mais d’impliquer aussi les internautes en réception » (Davallon, 2012, p. 255).
L’écrivain se retrouve face à la question cruciale de la perte de l’existence de son texte en tant qu’unité. Les écrivains rencontrés montrent des manières de faire très différentes pour ne pas perdre leur texte dans la littérature fragmentaire industrialisée par l’architexte Adrénalivre. Pourtant, une constante revient pour contourner ce problème de la perte de conceptualisation de l’entièreté de leur texte fragmenté, celle du recours au logiciel Word. Ce dernier est un outil souvent familier chez les écrivains rencontrés : « J’arrive pas à me familiariser avec le kit. Word me dit : viens vers moi ! J’ai utilisé cet outil depuis une dizaine d’années et je n’arrive pas à m’en décrocher » [6]. Il supporte le processus créatif de l’écriture narrative en permettant à l’écrivain de travailler à partir de la trajectoire de son récit : « Moi je suis obligée de construire de A à Z mon histoire pour que ce soit posé pour que je sache où je vais, et puis même si je peux la modifier en allant, y a rien qui est fermé, moi je sais où je vais » [1]. Avec l’aide de ce logiciel, ils vont garder la main sur la continuité matérielle de leur texte tout en y aménageant la place pour une multiplicité des possibles narratifs.
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Isabelle Garron et al. analysent la « logique de dépôt » qui caractérise les sites web du tourisme participatif et qui les structure visuellement, notamment par le marquage chronologique des dépôts effectués (2012, p. 68).
Le logiciel de traitement de texte Word n’est pas mobilisé indépendamment du kit de rédaction. Le kit va être dévolu à une écriture de dépôt14 : on y « copie-colle » ou on y « injecte », selon les termes des auteurs, ce qui a été écrit sur Word. Mais il s’agit surtout pour les écrivains d’articuler les deux outils. Les écrivains réalisent un travail de mise en complémentarité entre les deux, construisant progressivement un espace d’écriture inédit, propre à chacun, dans lequel ils transforment leur pratique d’écriture et la place de chaque outil informatique dans le processus.
Ainsi, faire du kit un instrument de dépôt ne consiste pas à le réduire à une structure de remplissage. Il s’agit aussi d’emprunter à celui-ci toutes les composantes qui permettront de préparer l’acte de remplissage. Par exemple, les écrivains doivent utiliser les conventions typographiques de codage imposées par le logiciel, comme nous l’avons évoqué plus haut, et les reporter dans Word. Il leur faudra, par exemple, sur Word, écrire ce qui définit les choix pour le lecteur en le mettant entre deux crochets. De plus, l’écriture de dépôt en question consiste à déposer un grand nombre de fragments littéraires reliés entre eux. Ce geste du dépôt progressif d’une masse de textes requiert la mise en œuvre d’une organisation du transfert : un des écrivains surligne (nt de) par exemple en couleur le texte déjà basculé de Word vers le kit, un autre signale ce passage effectif d’une croix, etc.
Mais l’écriture de dépôt va au-delà de cette matérialité typographique car elle touche la définition du texte lui-même. Nous en analysons ci-après deux dimensions : la conception d’un texte découpé en unités textuelles brèves et l’ordonnancement des unités déterminé par les choix du lecteur et le dispositif informatique.
Comme précisé précédemment, le standard de l’unité textuelle du livre interactif défini par les concepteurs, qui sera géré par le kit et qui correspond au fragment de texte situé entre les choix narratifs proposés aux lecteurs, ne doit pas dépasser 2000 signes. Ce dimensionnement de l’unité textuelle de base est un point de résistance ou d’apprentissage important entre les écrivains et les concepteurs du kit qui s’expriment à travers l’usage de Word. Ce dernier est revendiqué par les auteurs mais fortement déconseillé par les concepteurs. Il s’agit pour ces derniers de réduire la dimension culturelle du texte long au profit de petites unités d’écriture rythmées par l’introduction des choix. Un écrivain nous raconte l’intégration de cette normalisation d’une écriture courte pour tenir le rythme d’écriture imposé par l’outil. Par habitude, la personne compose son scénario (ou sa trame) sur Word. « Sur [intitulé de son roman] je me suis rendu compte que je faisais une histoire énorme. J’avais pas pensé au côté interactif. J’avais une trentaine de pages. Il fallait que j’allège mes scénarios. Pas l’alléger, le découper plus. Mon 90 000 signes se transformait en 240 000 signes et j’avais fait que le 1er chapitre… Je vais prendre un an pour écrire un épisode ! Qu’il se passe moins de choses dans un épisode. Maintenant un scénario, je sais où je vais, je vis le truc… Une trame très allégée. J’ai marqué mes trois idées. Puis elles sont développées sur le kit » [11]. Un autre écrivain explique aussi comment il a réduit son écriture préalable sur Word pour s’adapter au kit : « Ma trame elle est ici [montre à l’écran], donc ça c’est mon résumé de chapitre, que je fais au début. C’est même pas un résumé de chapitre. Rien comparé à ce que je fais d’habitude. 4 pages à peine. 3 pages. 16 résumés, 16 thèmes à travers lesquels je vais passer » [1].
La deuxième dimension de la standardisation de la littérature par le kit se situe dans l’écriture des possibles narratifs accessibles par les choix. L’écrivain doit fournir un texte qui se prêtera à une mise en ordre au moment de la lecture, de la part du lecteur. L’usage du logiciel de traitement de texte Word vient là encore, selon les concepteurs, contrarier leurs attentes en matière d’interactivité, c’est-à-dire d’une offre textuelle qui situe l’ordonnancement du texte du côté du lecteur. L’un d’eux nous explique qu’il tente de décourager les écrivains de l’usage de Word car : « Quand ils font ça ils ont tendance justement à pas avoir de représentation d’arborescence et d’interactivité, ils ont tendance plutôt à faire des histoires qui sont assez linéaires et qui du coup ne correspondent pas forcément à nos attentes » [8]. Les écrivains rencontrés se trouvent effectivement en prise avec la difficulté d’avoir à représenter, au sein de l’écriture continue effectuée sur Word, les arborescences de leurs narrations. L’un d’eux explique que la continuité du texte obtenue avec Word présente l’inconvénient de fournir une vision décourageante de l’avancement de l’ensemble. La prolifération des possibles narratifs ne s’exprimant pas à travers la matérialité du texte écrit sur Word, la personne travaille « avec le kit ouvert et Word à côté » [6] pour voir toutes les arborescences de choix et y puiser un encouragement à poursuivre l’écriture. Un autre écrivain a construit une méthode sur Word qui mixe numérotation et colorisation pour développer ses arborescences avant de les déplacer vers le kit : « Si par exemple le lecteur est face à 2 choix, je vais prendre le choix numéro 1, je vais écrire je vais me baser là-dessus, le choix numéro 2 je vais le mettre de couleur rouge comme ça je sais qu’après je dois revenir sur ce choix numéro 2 et donc à partir du choix numéro 1 je vais numéroter les autres choix, 3, 4, 5, 6, 7, 8, etc. Puis quand je reviens à mon choix numéro 2, si dans la structure du choix numéro 1 j’arrive à 25, à partir du numéro 2 les choix démarreront au 26, 27, etc. » [12]. Selon les processus créatifs des écrivains, la représentation de l’arborescence peut se dédoubler, entre l’usage de Word et du support papier. L’un d’eux explique : « Je fais des plans en papier. J’ai des grandes feuilles A3, avec mes numéros, ils sont liés entre eux avec des traits, des ronds... J’ai tendance à partir d’une carte, j’ai tendance à travailler sur la cartographie du lieu que je raconte. Souvent, la cartographie du lieu et la cartographie narrative se recoupent, donc après c’est assez simple à trouver. Sur mes plans il y a mes numéros de paragraphes » [3]. Un autre encore utilise un cahier pour écrire les conditions « à la marge » [2] de l’histoire pour s’en souvenir par la suite. Dans son cas, le cahier ne contient que les grandes lignes de l’histoire qui sont ensuite développées sur Word.
Le kit de rédaction ne semble donc pas se suffire à lui-même pour porter un processus d’écriture littéraire interactive. Un écrivain présenté comme un auteur idéal pour l’agence écrit pourtant avec un autre logiciel qui lui permet de mettre des Post-it, d’ajouter des annotations. Une auteure, éditrice de profession, remarque également : « Le truc qu’il faudrait : mettre des petites notes, des couleurs sur les cases, des Post-it. On a un truc très épuré, on peut rien faire » [9]. Ainsi, l’outil paraît ne pas fonctionner en termes de médiation puisqu’il ne donne pas prise aux écrivains pour l’intégrer dans leur environnement de travail et de créativité. Avant même les enjeux de conception du texte, il fait obstacle à l’acte d’écrire, lui soustrayant l’expressivité matérielle nécessaire à l’élaboration littéraire.
4. Conclusion
Nous avons pu constater que le kit de rédaction doit être envisagé comme un espace d’assignation évolutive de rôle dans l’écriture, entre la définition d’un gabarit d’écriture porteur d’une structure narrative et l’invention et la rédaction du récit. La contrainte de la mise à l’écran et en fragment de l’écriture tend à formater un comportement d’écriture et à développer une écriture de dépôt.
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Voir l’URL : https://auteur.adrenalivre.com/concevoir-une-histoire-interactive/ (consulté le 15/05/2018) Extrait du site de l’entreprise : « Laissez-vous guider par nos gabarits : voici quelques exemples des formes que vont prendre vos aventures. Cela vous paraît compliqué ? Pas d'inquiétudes ! Nous allons vous donner tous les moyens pour que votre expérience d'écriture soit la plus fluide possible ».
L’analyse du kit appelle aussi à considérer le projet politique des concepteurs du logiciel qui renvoie, comme nous l’évoquions plus haut, à une forme d’instrumentalisation de l’écriture. Ainsi, alors que les concepteurs d’Adrénalivre insistent sur le fait qu’il est nécessaire de « donner le sentiment de liberté à l’auteur », les architextes tels que celui du kit de rédaction « bornent, balisent et potentialisent le geste d’énonciation éditoriale », en imposant finalement un » business-plan » de l’écriture (Souchier, Jeanneret, 2005, p. 15), puisqu’au bout de la chaîne de production, il y a l’ambition d’une écriture systématisée issue d’une combinatoire narrative et d’une récurrence de termes grâce à des canevas narratifs et des schèmes récurrents, comme le montre la proposition faite à l’auteur sur le site : « Laissez-vous guider par nos gabarits »15. Le logiciel organise donc les pratiques d’écriture des auteurs pour tendre vers une « pratique opportuniste de réemploi » (Candel, Jeanne-Perrier, Souchier, 2006) dans laquelle l’auteur deviendrait un « scripteur » semblable à celui décrit par Valérie Jeanne-Perrier à propos des usagers des CMS. Mais, l’ensemble des entretiens menés avec les auteurs tend à montrer que l’automatisation de l’écriture visant à une augmentation de la productivité et de la rapidité des auteurs est difficilement combinable avec le processus de création et d’écriture littéraire.
Cependant, le rapport de force qui s’instaure autour de l’usage du kit n’est pas sans effet sur le projet de la maison d’édition. L’enjeu de production de livres numériques l’amène elle aussi à entrer dans la pratique d’écriture en créant les conditions de soutien aux écrivains. Ce travail de suivi de l’écriture littéraire interactive par l’intermédiaire du kit est effectué par des « narrative designers », selon la terminologie utilisée en interne. Cet article, en se centrant sur l’analyse du kit et de son usage, laisse en suspens les aspects concernant l’organisation de travail mise en place par l’agence pour faire face aux retours concernant les pratiques des écrivains. Il ne s’agit pas seulement pour elle de répondre aux problèmes techniques – non négligeables –, mais de reprendre à sa charge des activités que les écrivains rejettent en-dehors de leur champ de compétence, notamment le travail de relecture devenu trop important et la vérification à l’écran de la cohérence de l’ensemble du texte au regard de la multitude des choix possibles et de leur gestion tout au long du texte par le dispositif informatique. L’entrée dans l’analyse par l’outil, au moment de sa conception, a permis d’interroger le modèle littéraire qui lui est sous-jacent et le rapport aux pratiques d’écriture qu’il propose. La prise en compte de la réalité des pratiques des écrivains a permis de déplacer le point de vue vers des contextes de créativité très divers dans lesquels chacun met en œuvre ses capacités d’inventivité et de ténacité, déploie des stratégies pour s’approprier ou contrecarrer la logique engagée par la matérialité technique et sémiotique du kit.