Vers un canevas méthodologique pour le design d’œuvres audiovisuelles interactives

Sandra Gaudenzi 
et Samuel Gantier 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.3649

Alors qu’un grand nombre de narrations audiovisuelles interactives ont été produites ces dix dernières années, aucune publication scientifique ne vise, à ce jour, à améliorer leur méthodologie de conception. Face à ce constat, cette recherche-action expérimente et modélise un canevas méthodologique inédit : le processus WHAT IF IT. L’enjeu est d’articuler les apports respectifs d’un mode de production linéaire (la réalisation audiovisuelle et cinématographique) avec une approche de conception itérative (le design thinking) Cet article expose tout d’abord les différentes étapes du processus de conception avant d’évaluer son efficience à travers un panel d’auteurs-réalisateurs et d’experts du domaine. Des pistes de réflexions sont ensuite ébauchées afin d’approfondir la dimension expérientielle du design d’œuvres interactives.

While the production of interactive narratives has been steadily developing for the last 10 years, no methodological study on the interactive story development process has been done to date. This paper shares the results of a three-year action research where existing Storytelling and Design Thinking have been mixed to create a unique development methodology, the WHAT IF IT process. This paper first discloses the history, and steps, of the WHAT IF IT methodology and then shares the results of its evaluation. It also opens up to future developments that would take experiential design into account. The aim is to start formalizing a framework for interactive narrative development.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Note de bas de page 1 :

Comme en atteste une série d’études empiriques : Bénézech et Lavigne, 2016 ; Gantier, 2016a ; Gaudenzi, 2017 ; Miles, 2014 ; Nash, 2014, 2015.

Note de bas de page 2 :

Voir par exemple : Hoguet et Chauvin, 2016 ; Bole et Mal, 2014 ; Mal et al., 2018 ; ou le site MIT Docubase (https://docubase.mit.edu/).

Alors qu’un grand nombre de documentaires et fictions interactifs ont été produits ces dix dernières années, le design de ces interfaces-films (Di Crosta, 2009) ne va pas de soi. En effet, la réception de ces narrations interactives coïncident rarement avec les usages imaginés par leurs auteurs1. Dans bon nombre de cas – et cela quel que soit le budget de production ou l’importance de leur médiatisation – des difficultés ergonomiques (utilisabilité) et de construction de sens (sense making) font fréquemment obstacle à une expérience utilisateur satisfaisante. Ce constat est d’autant plus prégnant qu’une série de financeurs publics et privés (France Télévisions, Arte, CNC, Pictanovo, ONF/NFB, Tribeca Film Institute, etc.) ont amplement contribué à structurer la filière des narrations interactives depuis une dizaine d’années. Dans ce contexte, de nombreuses études de cas documentent le travail de conception2 sans pour autant problématiser le changement de paradigme que représente le passage d’une méthodologie de production linéaire (réalisation audiovisuelle) à une conception itérative (design interactif). Dans leur ouvrage, I-docs : the Evolving Practices of Interactive Documentary (2017), Aston, Gaudenzi et Rose dressent un état de l’art des rares travaux qui décrivent ces nouvelles méthodologies mais aucune recherche n’a, jusqu’à présent, permis d’évaluer leur pertinence.

Note de bas de page 3 :

Johansson-Sköldberg et al. (2013) dresse une revue de littérature sur les différentes approches épistémologiques et la circulation des discours qui accompagnent le design thinking. L’acception retenue ici nomme une méthodologie de conception itérative focalisée sur la résolution de problème et qui se décompose en différentes étapes : empathie avec l’audience, stratégie du projet, génération d’idées, prototypage et test avec des utilisateurs cibles.

Note de bas de page 4 :

Sandra Gaudenzi a créé IF Lab et a dirigé les quatre sessions de 2015 à 2018. Samuel Gantier est intervenu comme formateur en UX design sur la session 2017, voir l’URL : http://www.iflab.net/ (consulté le 3 septembre 2018).

Cette recherche-action propose de pallier à ce manque de connaissance en formalisant un canevas méthodologique pour le design d’œuvre audiovisuelle interactive. L’hypothèse principale réside dans l’idée que pour dépasser une conception aporétique, il semble nécessaire d’inventer un processus qui articule deux cultures professionnelles jusqu’alors totalement séparées : la réalisation de film documentaire d’auteur d’une part et le design thinking3 d’autre part. Pour ce faire, la formation professionnelle IF Lab constitue un terrain d’expérimentation privilégié4. Cet article décrit tout d’abord les enjeux et modalités du processus méthodologique proposé aux auteurs-réalisateurs, puis cherche à évaluer l’efficience de cette approche pour améliorer le design d’expérience utilisateur. Pour ce faire, une série d’entretiens semi-directifs a été menée avec les participants et les formateurs de l’édition d’IF Lab 2017. Enfin, les apports et limites de ce canevas méthodologique sont analysés afin d’ébaucher des pistes d’améliorations ultérieures.

2. Terrain de la recherche-action

2.1 Présentation du workshop IF Lab

IF Lab est une formation pratique dont l’objectif est l’incubation de projets audiovisuels interactifs créatifs. Financé par le fonds Creative Europe, ce workshop s’adresse à des auteurs, réalisateurs, journalistes, producteurs qui souhaitent expérimenter concrètement la scénarisation et le prototypage de projets multi-support (documentaires et fictions interactives, narrations ludifiées, applications géo-localisées, dispositif en réalité augmentée et réalité virtuelle). Au-delà de la présentation d’un état de l’art des productions hypermédias ou des outils de production, l’originalité de cette formation réside dans la mise en pratique d’une méthodologie de conception inédite intitulée WHAT IF IT (méthodologie présentée en détail dans la partie 2.3).

Note de bas de page 5 :

Les nationalités représentées sont : 5 Allemands, 4 Anglais, 10 Belges, 2 Bosniaques, 1 Espagnol, 4 résidents aux États-Unis, 1 Finlandais, 2 Français, 2 Grecs, 4 Hollandais, 2 Lithuaniens, 1 Maltais, 2 Israéliens, 4 Italiens, 2 Polonais, 1 Portugais, 1 Roumain, 1 Russe, 1 Saoudien, 1 Suisse et 2 Tchèques.

Note de bas de page 6 :

Voir par exemple le web-documentaire en VR Tzina, symphony of longing, URL : https://experiments.withgoogle.com/tzina-symphony-of-longing (consulté le 3 septembre 2018).

Note de bas de page 7 :

Le terme de creative coder désigne un professionnel qui possède à la fois des compétences techniques en graphisme et en développement informatique tout en collaborant aux choix artistiques du projet.

Sur la période 2015-2017, IF Lab s’est déroulé dans sept villes européennes (Gand, Leipzig, Lille, Londres, Louvain, Malmö, Riga) et a réuni près de cinquante-cinq professionnels d’une vingtaine de nationalités différentes5. Cette formation a permis la genèse de vingt-neuf projets interactifs dont certains ont été produits dans un deuxième temps6. Les parcours professionnels des participants d’IF Lab sont relativement homogènes. Une grande majorité des stagiaires possède une expérience dans les médias traditionnels (réalisateur de film documentaire ou d’animation, journaliste, photographe, producteur indépendant, enseignant en audiovisuel et journalisme) et seuls quelques rares participants possèdent des compétences en design graphique et design d’interaction. L’équipe de formateurs réunit quant à elle chaque année trois spécialistes du domaine (creative coder7, UX designer, graphiste, producteur et diffuseur de programmes transmédias). Ponctuellement, d’autres professionnels rejoignent ces mentors pour présenter une expertise ou une étude de cas sur des thématiques spécifiques (design d’interaction, réalité virtuelle, production internationale, etc.).

2.2 Objectifs pédagogiques

Note de bas de page 8 :

Carolyn Snyder définit le prototypage papier comme « une déclinaison des tests d’utilisabilité où des représentants des utilisateurs accomplissent des tâches réalistes en interagissant avec une version papier de l’interface » (2003, p. 4).

La programme d’IF Lab se décompose de deux stages, Story Booster et Prototype Booster, d’une durée de cinq jours chacun. Le premier workshop propose aux auteurs de revisiter leurs intentions à travers le prisme des besoins et attentes supposés de leur utilisateur cible. Dès le premier jour, les participants sont invités à identifier collectivement la nature du public auquel il s’adresse afin de découvrir les problèmes et incohérences de leur concept interactif. Dans un deuxième temps, la réflexion s’oriente sur les avantages et inconvénients des différents dispositifs sociotechniques à leur disposition (ordinateur, tablette, téléphone, casque de VR, installation, etc.). En fonction des spécificités de leur audience, du contexte d’usage et du type d’impact que l’auteur souhaite produire, le reste de la semaine est consacré à explorer un large spectre de scénarisations interactives. Deux journées sont ensuite focalisées sur la fabrication d’un prototype papier8. Celui-ci vise à matérialiser, simuler et évaluer la navigation imaginée par l’auteur.

Figure 1. Exemple de parcours utilisateur (user flow).

Figure 1. Exemple de parcours utilisateur (user flow).

Figure 2. Exemple de prototype papier.

Figure 2. Exemple de prototype papier.

Le deuxième atelier, Prototype Booster, se déroule deux mois après Story Booster. Cette durée de huit semaines permet aux participants de revisiter leur terrain respectif, d’approfondir leurs recherches utilisateurs afin d’itérer une nouvelle fois leur concept. L’objectif de la deuxième session est de parvenir à traduire le scénario interactif en un prototype écran pertinent. Pour ce faire, le stage est construit autour d’un « prototype jam » de trois jours. Cet évènement inspiré de la culture des hackathons permet aux auteurs-réalisateurs de travailler en collaboration avec un creative coder. L’équipe ainsi constituée pour l’événement expérimente les solutions visuelles et graphiques les plus pertinentes pour traduire à l’écran les enjeux de la narration interactive. Au-delà de la grande variété des outils et langages utilisés selon les projets (Photoshop, Illustrator, Klynt, Racontr, InVision, Adobe XD, Marvel, Unity, html/css, javascript, etc.), l’enjeu pédagogique est d’instaurer une dynamique de co-création au sein d’une équipe pluridisciplinaire. Les participants doivent désormais accepter de ne plus maîtriser complétement l’énonciation éditoriale de leur projet afin de favoriser un cheminement créatif plus inclusif et itératif. Le dernier jour, le prototype écran est présenté devant un panel de trois experts du domaine (commissaire de festival, producteur, diffuseur, membre de commission d’aide à la production). L’objectif n’est pas de délivrer un prix mais davantage de formuler une série de préconisations sur les manières d’améliorer la narration interactive – ceci ouvrant la voie à un nouveau cycle itératif devant aboutir à un projet suffisamment mature pour rechercher des financements.

2.3 Description de la méthodologie WHAT IF IT

Note de bas de page 9 :

Démarche cinématographique enseignée notamment à l’école du documentaire de Lussas, voir l’URL :  http://www.lussasdoc.org/presentation_de_l_ecole_
documentaire_de_lussas,42.html (consulté le 7 septembre 2018).

Note de bas de page 10 :

La conception centrée sur l’utilisateur a pour objectif de garantir l’utilisabilité des systèmes, c’est-à-dire de permettre à des « utilisateurs identifiés d’atteindre des buts définis, avec efficacité, efficience et satisfaction, dans un contexte d’utilisation spécifié » (Lallemand et Gronier, 2016, p. 2).

Les trois premières éditions d’IF Lab ont permis l’élaboration d’un canevas méthodologique inédit intitulé WHAT IF IT (WHAT concept, Interact, Formulate, Ideate and prototype, Test). Du concept initial au prototype interactif, l’enjeu est de décomposer les différentes étapes de la scénarisation et la fabrication d’une narration audiovisuelle interactive. Cette approche vise à adapter les préceptes méthodologiques du design thinking aux spécificités des narrations interactives. En d’autres termes, il s’agit d’articuler une démarche de réalisation de film documentaire d’auteur9 avec un design centré sur l’utilisateur10.

En résumé, WHAT IF IT formalise un cheminement procédural, réflexif et itératif décomposé en cinq phases :

  • 1) WHAT concept : Cette première étape consiste à identifier les différentes audiences à laquelle s’adresse la narration interactive. L’auteur doit reformuler ses intentions initiales en fonction des besoins et attentes supposés d’un utilisateur cible.

  • 2) Interact : L’enjeu est ici de rassembler des données sur les utilisateurs cibles à travers différentes méthodologies de recherches quantitatives et qualitatives (étude d’audience, métriques web, observations ethnographiques, entretiens semi-directifs, etc.). Cette recherche utilisateur est ensuite formalisée sous la forme d’une carte d’empathie et de personas partagées avec l’ensemble de l’équipe.

  • 3) Formulate : Cette réécriture du projet doit permettre d’identifier les impacts émotionnels, cognitifs ou sociétaux recherchés par l’œuvre interactive sur son public cible.

  • <#ITALIQUES#>4) Ideate and prototype : </#ITALIQUES#>L’idéation vise à formuler collectivement un maximum de propositions créatives en peu de temps afin d’ouvrir sur de nouvelles pistes de travail. Le parcours de lecture type de l’utilisateur (user flow) est ensuite traduit en prototype papier.

  • <#ITALIQUES#>5) Test </#ITALIQUES#> : Enfin, la simulation de l’expérience utilisateur est présentée à un panel représentatif du public cible. L’évaluation du prototype permet d’identifier les problèmes à résoudre tant au niveau de l’ergonomie (utilisabilité) que de l’engagement de l’audience dans la narration et la diégèse proposée.

Figure 3. Étapes du processus itératif WHAT IF IT.

Figure 3. Étapes du processus itératif WHAT IF IT.

3. Évaluation de la méthodologie WHAT IF IT

3.1 Recueil des discours des participants

Afin de mieux appréhender comment les auteurs-réalisateurs se sont approprié le canevas méthodologique WHAT IF IT, l’observation-participante effectuée par les chercheurs-formateurs de cet article a été complétée par deux questionnaires semi-directifs menés auprès des participants et un focus groupe conduit avec l’équipe de formateur.

Tableau 1. Caractéristiques du panel de participants répondant.

Participant

Genre

Parcours professionnel

Résumé du projet interactif

1

Femme

Auteure-réalisatrice, journaliste

Web-documentaire sur l’histoire des salariés d’une centrale nucléaire en cours de fermeture (Pays de Galles).

2

Femme

Auteure-réalisatrice

Web-documentaire communautaire sur la mémoire des anciens du camp de Föhrenwald (Allemagne).

3

Homme

Directeur de la photographie, doctorant

Récit de vie de trois générations de pêcheurs confrontés à la mondialisation (Malte).

4

Femme

Auteure-réalisatrice

Application mobile en réalité augmentée sur les découvertes scientifiques du chercheur Nikola Tesla (États-Unis).

5

Femme

Auteure-réalisatrice, étudiante en cinéma

Web-documentaire sur les habitants oubliés de la zone de conflit à la frontière entre l’Ukraine et la Russie (Ukraine).

6

Homme

Enseignant-chercheur, auteur- réalisateur

Application mobile sensibilisant la diaspora d’Asie du Sud à vaincre des stéréotypes culturels sur la communauté gay-lesbienne (États-Unis).

Tableau 2. Caractéristiques des formateurs participants au focus group.

Formateur

Genre

Domaine d’expertise

1

Femme

Production audiovisuelle et curation d’évènement sur le documentaire interactif.

2

Homme

Creative coder et conception d’œuvres interactives.

3

Homme

Consultant en UX design et monteur de web-documentaire.

4

Femme

Production et réalisation de web-documentaire.

5

Homme

Direction de la photographie et réalisation de web-documentaire.

La première enquête d’opinion a été envoyée aux huit participants ayant suivi la totalité d’IF Lab en juillet 2017. Six participants ont répondu (représentant six projets interactifs différents). L’objectif de ce questionnaire est de comprendre de quelle manière et à quelle condition l’approche centrée sur l’utilisateur a été appréhendée par les participants, ceux-ci n’ayant aucune compétence préalable dans le domaine du design d’interaction. L’hypothèse retenue ici est que certaines étapes du processus méthodologique seraient plus ou moins heuristiques pour améliorer le design d’une œuvre interactive. Une fois que les participants sont parvenus à traduire leur concept interactif en un prototype tangible, quel regard rétrospectif portent-ils sur le cheminement créatif parcouru ? Souhaiteraient-ils utiliser de nouveau tout ou partie de la méthodologie proposée ?

Il va de soi que ce questionnaire étant administré par la coordinatrice d’IF Lab et non par un chercheur extérieur, une prudence méthodologique s’impose dans l’interprétation des données. La proximité avec les personnes questionnées pourrait amener certains participants à pondérer leurs critiques pour ne pas risquer d’offusquer leur interlocuteur. Dans le même temps, la formation étant payante et désormais terminée, cet espace offre également aux stagiaires l’opportunité d’exprimer une opinion critique avec un recul dans le temps.

Parallèlement aux discours des participants, un focus group fut mené avec cinq membres de l’équipe de formateurs une semaine après la fin d’IF Lab. Ces échanges enregistrés donnent un éclairage contradictoire sur la pertinence méthodologique proposée par WHAT IF IT. Le couplage du point de vue des stagiaires et des formateurs permet de pondérer les résultats. En effet, les participants semblent avoir plus de facilité à adopter une distanciation critique sur le processus de création que sur leur propre projet interactif. De la même manière, il est plus aisé pour les formateurs d’identifier les forces et les limites des projets que de juger de la pertinence d’une méthode qu’ils ont participé à co-construire.

3.2 Bilan rétrospectif des acteurs

3.2.1 Un processus d’acculturation « déroutant »

Sans la dimension collaborative du workshop et le processus étape par étape proposé par WHAT IF IT, les auteurs-réalisateurs n’auraient jamais expérimenté une approche centrée sur l’utilisateur. Cette démarche exige de l’auteur d’être en empathie avec ce que pense et ressent son utilisateur final – ce qui donne à l’audience un certain pouvoir sur l’orientation du projet (Gaudenzi, 2017). Il s’agit d’un changement de paradigme majeur pour les auteurs de contenu linéaire dans la mesure où il place les utilisateurs au cœur du processus de création. Cette approche itérative se distingue d’une production séquentielle propre à la réalisation audiovisuelle qui suit un cheminement linéaire décomposé traditionnellement en pré-production, production et post-production. La poïétique de l’œuvre ne se nourrit plus exclusivement de l’introspection de l’auteur qui traduit une vision du monde mais est également induite et orientée par les besoins et attentes identifiés dans les routines d’usages de l’audience ciblée. Le participant n° 1 indique par exemple que le stage lui « a fait remettre en question certaines idées préconçues ». Ce changement de praxis ne s’opère pas sans une étape de déstabilisation comme le souligne le participant n° 2 pour qui « la difficulté n’est pas véritablement de penser au contenu mais davantage de scénariser le concept interactif. Ce qui est si compliqué pour un auteur-réalisateur, c’est de ne pas être trop accroché à son propos, son récit, sa relation avec ses personnages […] Mettre de côté tous ces éléments familiers pour se focaliser exclusivement sur l’expérience utilisateur et ses conséquences, c’est inhabituel pour raconter une histoire. » De plus, l’un des enjeux des narrations interactives est de déterminer si l’auteur doit conduire ou faire conduire le récit. Selon Bouchardon, « la narrativité consiste à prendre le lecteur par la main pour lui raconter une histoire, du début à la fin. L’interactivité, quant à elle, consiste à donner la main au lecteur, qui devient ainsi interacteur, pour intervenir au cours du récit, et cela à différents niveaux (histoire, structure du récit, narration) » (2009, 3). Dès lors, le défi de WHAT IF IT revient à faire fonctionner simultanément narrativité et interactivité. Sur ce point, cinq participants sur six indiquent que le cheminement itératif du processus méthodologique les a aidés à formaliser leur narration interactive. Quand on leur demande d’expliciter leurs réponses, la majorité des participants mettent en exergue que les exercices d’idéation menés en groupe ont favorisé l’exploration de nouvelles directions de création. « Le processus m’a aidé à inverser, dans une certaine mesure, la manière dont j’approchais mon récit. J’ai repris mon écriture à partir de l’utilisateur plutôt que de démarrer par mon désir de raconter l’histoire pour elle-même. » (participant n° 4).

En résumé, l’approche méthodologique proposée par WHAT IF IT produit une rupture épistémique déstabilisante voire « douloureuse » pour la majorité des auteurs-réalisateurs qui considèrent néanmoins que c’est une perspective pertinente pour concevoir une œuvre interactive. Lorsqu’on leur demande s’ils souhaiteraient utiliser cette méthode dans un futur projet, la totalité du panel répond positivement, comme le souligne notamment le participant n° 1 : « La plus grande différence consiste à réfléchir à la manière dont l’utilisateur va être capable d’interagir avec le projet et le processus pour tester cela. Et ça change radicalement comment je vais penser la conception de mes futurs projets. [] Se concentrer sur l’expérience utilisateur et accorder légèrement moins d’importance à la narration en elle-même est frustrant mais nécessaire. » Finalement, l’adhésion au processus WHAT IF IT semble quasi unanime et cinq participants sur six approuvent l’idée que « le processus rend les objectifs du projet plus clairs et plus cohérents pour eux-mêmes ».

3.2.2 Un déplacement du rôle de l’auteur

Suivant les préceptes du design thinking, le travail de l’auteur débute par des recherches sur l’utilisateur et progresse selon une logique de résolution de problèmes. L’enjeu revient à essayer de faire cheminer son utilisateur cible vers un niveau de connaissance ou un état émotionnel donné. En d’autres termes, le processus de lecture de l’utilisateur (user flow) est considéré dans WHAT IF IT comme une expérience transformationnelle, c’est-à-dire un processus qui génère un impact chez un utilisateur clairement identifié. Cette manière d’appréhender la création est radicalement différente de celle traditionnellement adoptée pour réaliser un film documentaire. En effet, les cinéastes débutent généralement leur travail de scénarisation par des repérages puis rédigent une note d’intention et de traitement qui traduit une vision singulière du phénomène qu’ils souhaitent filmer. Ce processus de création répond à un aller-retour entre un travail d’introspection et une acuité visuelle et sonore pour le monde extérieur. Progressivement, une relation personnelle aux personnages, décors, archives propose au spectateur un regard singulier sur le réel. Dès lors, la stratégie déployée pour parvenir à transformer l’état cognitif et émotionnel d’une audience ciblée constitue un nouveau glissement de paradigme. Ce déplacement du cadre de référence ne se fait pas sans créer une certaine tension, voire une résistance ou un scepticisme sur la méthode proposée comme l’indique le participant n° 4 : « Je travaille généralement de manière intuitive. Je cherche à identifier ce que je ressens face à une situation, un décor, un personnage. Je cherche à affûter mon regard et pour cela je trouve essentiel de ne pas m’autocensurer en anticipant sur la manière dont cela va être perçu […] mais bon, cette fois, j’ai essayé de penser à l’audience de mon web-documentaire... »

Par ailleurs, l’importance accordée à la phase du test utilisateur constitue une nouveauté dans le processus de création comme l’indique le participant n° 3 : « Avant IF Lab, je n’avais jamais véritablement testé mon travail de manière systématique ». Cette étape permet d’itérer sur le concept, de valider ou d’invalider des hypothèses de travail. Elle aboutit à une vision plus distribuée et collaborative du point de vue d’auteur et déplace les habitudes de travail. « C’était étrange de développer un projet de manière collective sans que personne ne détienne la vérité. Personne n’est un gourou qui sait mieux que les autres l’option à choisir et tout le monde peut apporter sa pièce à la mosaïque » (participant n° 5).

3.2.3 Des prototypes hypermédias standardisés

Note de bas de page 11 :

L’approche socio-sémiotique de Jeanneret et Souchier (2005) définit l’architexte comme un méta-texte qui produit d’autres textes.

Une semaine après la fin d’IF Lab, un focus group a été organisé auprès des cinq formateurs intervenus lors des ateliers. Paradoxalement, leurs points de vue sont globalement moins positifs que ceux des participants. La majorité des formateurs remarquent que la concentration importante sur les besoins et attentes des utilisateurs a conduit les auteurs à proposer des scénarios d’usage et des architectures de l’information peu novateurs. Le sentiment unanimement partagé par l’équipe est que les prototypes semblent davantage vouloir répondre aux attendus méthodologiques plutôt que d’expérimenter l’ambition artistique et éditoriale initiale. « Les stagiaires semblent avoir besoin de se rassurer à travers des scénarios simples dont ils maîtrisent complétement les tenants et aboutissants. Face à l’étendue des problèmes soulevés pendant la formation pour engager leur audience cible, et sans doute par peur de ne pas trouver de solution satisfaisante, ils renoncent assez vite à sortir des sentiers battus. » (formateur n° 3). Dit autrement, nombre de projets se sont conformés à des structures arborescentes assez conventionnelles. Face à l’étendue des possibilités d’envisager la scénarisation de l’interactivité (Gantier, 2016b), les participants ont opté pour une posture prudente, reproduisant par exemple une architecture de l’information par personnages, décors ou thématiques comme le propose une majorité de web-documentaires produits à partir d’architextes11 comme Klynt ou Racontr.

3.2.4 Une appropriation en contexte professionnel

Un indice permettant d’établir si WHAT IF IT est efficace est d’évaluer de quelle manière celui-ci est utilisé par les auteurs-réalisateurs dans leur écosystème professionnel. La majorité des participants ayant déclaré que le workshop avait changé leur approche créative, il a semblé intéressant de se demander si ce changement de praxis avait perduré dans le temps. Pour ce faire, un deuxième questionnaire a été envoyé au même panel de participants huit mois après la fin de la formation. Lors de cette enquête, l’ensemble du panel déclare avoir continué à utiliser WHAT IF IT. À la question de savoir quelle part du processus fut la plus pertinente dans leur pratique régulière, les réponses montrent qu’une majorité semble avoir utilisé le canevas comme une manière de clarifier leurs intentions : « J’ai principalement utilisé le processus comme un cadre de référence quand je me sentais perdu dans l’écriture. Cela m’a aidé à me souvenir qui était mon audience cible, et d’ajuster ma narration et le type d’interface que je veux concevoir » (participant n° 5). Un autre apport semble avoir été une meilleure compréhension des besoins propres aux professionnels du design d’interaction et du design d’expérience utilisateur : « J’ai appris à mélanger mon travail avec d’autres cultures professionnelles, d’autres langages, d’autres disciplines. J’ai appris à communiquer avec chacun, ce qui est, je PENSE la plus GRANDE réussite » (écrit en capital dans le questionnaire) (participant n° 2).

De plus, en tant que chercheur-formateur, il est intéressant de remarquer que l’ensemble des participants ont continué à faire évoluer leurs concepts interactifs hors du cadre d’IF Lab. Cette constante indique que le processus d’idéation s’est poursuivi de manière autonome au-delà du temps de la formation. Il y aurait donc bien un changement de praxis professionnelle qui s’installe de manière pérenne et favorise une itération régulière sur les différents prototypes. Toutefois, à ce jour, il n’est pas possible de savoir si les réalisateurs sont satisfaits ou non du résultat. En effet, à la date de l’enquête aucun projet incubé en 2017 n’est encore finalisé. En résumé, nous formulons l’hypothèse que les besoins et attentes des utilisateurs constituent une contrainte stimulante pour la créativité des projets. À la question de savoir si, au cours de la réécriture de leur projet, les participants ont conservé une posture d’empathie pour leur audience ou s’ils ont plutôt suivi une logique d’introspection, l’ensemble du panel reconnaît qu’il s’agit d’un équilibre précaire et difficile à trouver.

4. Itération du processus WHAT IF IT

4.1 Limites du design thinking

L’une des difficultés majeures pour les formateurs et les participants d’IF Lab est de trouver le juste équilibre entre une bonne utilisabilité de l’interface et un engagement de l’utilisateur jusqu’au bout de la narration. En basant sa progression sur l’approche du design thinking, le processus WHAT IF IT contraint les auteurs à entrer en empathie avec leur audience afin de reformuler leur concept interactif sous le prisme des attentes et besoins de leur utilisateur cible. La logique itérative favorise une démarche d’essai et d’erreur qui identifie les problèmes et vise à trouver de nouvelles solutions. Néanmoins, il semble intéressant de se demander si le design centré sur l’utilisateur n’a pas pris une importance excessive dans ce processus de conception. L’attention portée à l’architecture de l’information et l’utilisabilité de l’œuvre fait-elle obstacle à des écritures interactives plus créatives ? N’y a-t-il pas un risque de syncrétisme à appliquer le design thinking à la création d’œuvre interactive singulière ?

L’hypothèse discutée ici soutient que les œuvres audiovisuelles interactives constituent une forme d’expression artistique qui ne peut être conçue comme des biens, services ou produits de consommation classiques. Vu sous ce prisme, l’essence d’une démarche documentaire – interactive ou non – réside dans une pratique artistique et politique qui se donne pour objet de déconstruire le réel afin de rendre visibles des phénomènes invisibles autrement à notre entendement. Selon Soulez (2013), la réception d’un film documentaire participe d’une délibération des images. Il s’agit d’une confrontation entre ce que l’auteur représente du réel et ce que le spectateur pense de ce réel. L’utopie d’une démarche documentaire se nourrit ainsi d’une volonté plus ou moins affirmée de transformation des regards sur une situation donnée. Dès lors, la démarche de l’auteur qui affirme un regard singulier sur le monde semble entrer en contradiction avec l’empathie pour son audience exigée par les préceptes du design thinking. Pour McDowell (2014), l’une des limites du design thinking serait de ne pas prendre suffisamment en considération le contexte général, c’est-à-dire de se focaliser exclusivement sur ce qui semble être le problème au lieu de se concentrer sur la dimension systémique qui englobe la zone problématique. Dans cette optique, il semble crucial de réfléchir à la manière dont le processus WHAT IF IT pourrait favoriser la création de narrations interactives qui touchent plus intimement leur utilisateur cible.

4.2 Ouverture au design d’expérience

La notion du design d’expérience présente une perspective intéressante pour reformuler le processus WHAT IF IT. Selon Pine et Gilmore (1998), l’expérience engage les individus dans une séquence mémorable qui est personnelle et implique des dimensions physiques, émotionnelles, cognitives voire existentielles. En filiation avec cette approche, Hassenzahl ajoute que concevoir des expériences signifiantes qui transforment l’utilisateur exige de comprendre la notion d’expérience ontologiquement, c’est-à-dire comme un phénomène « subjectif, holistique, situé et dynamique par essence » (2010, p. 9). D’après ce chercheur, l’histoire des interactions hommes-machines s’est initialement intéressée au « quoi » (c’est-à-dire à l’objet visé par l’interaction) et au « comment » (à savoir la manière d’interagir) car ces dimensions sont plus faciles à évaluer que le « pourquoi » (défini comme la raison profonde de l’interaction). Or, cette motivation fondamentale est essentielle car elle aborde ce que Hassenzahl appelle les « objectifs existentiels » (« be-goals »). Cette notion peut prendre la forme d’une grande variété d’états comme par exemple le sentiment d’autoréalisation, la reconnaissance d’une compétence, la relation à l’autre, l’autonomie, l’estime de soi, l’appartenance à une communauté ou encore la sécurité intérieure. En d’autres termes, le design d’expérience utilisateur doit permettre la rencontre entre la proposition d’un auteur et le système de valeurs de l’utilisateur. À titre d’exemple, une narration interactive sur le thème de la pénurie en eau pourrait avoir pour objectif d’éduquer un public à vivre de manière plus éco-responsable mais au-delà d’un discours écologique ; l’objectif existentiel serait atteint si l’œuvre interactive permettait à l’utilisateur de se sentir véritablement acteur dans la préservation de son propre territoire. Si WHAT IF IT met déjà l’accent sur ce que l’utilisateur pourrait voir, penser ou ressentir face à l’œuvre interactive, Hassenzahl apporte une nuance importante en se focalisant sur la dimension existentielle et transformationnelle. Cette hypothèse ouvre la voie à des recherches ultérieures afin de questionner le processus créatif sur la manière dont la transformation souhaitée par l’auteur pourrait faire écho aux aspirations profondes de son audience.

5. Conclusion

L’objectif de cette recherche-action était de formaliser puis d’évaluer l’efficience du processus méthodologique WHAT IF IT expérimenté au cours du cycle de formation IF Lab. L’enquête menée auprès d’un panel de six auteurs-réalisateurs atteste que cette méthodologie oriente positivement l’incubation des projets. Le cheminement procédural induit par WHAT IF IT facilite l’exploration d’une terra incognita que constitue le design d’expérience utilisateur d’une narration interactive. L’apport essentiel de WHAT IF IT est d’inverser le processus d’énonciation auctoriale. En effet, les attentes et besoins supposés des utilisateurs deviennent une source d’inspiration pour l’auteur. Dit autrement, la rencontre entre l’intention d’un auteur et son utilisateur final se matérialise dans la scénarisation du design d’interactivité. Les boucles itératives successives aident les participants à réorienter leur projet de manière cohérente et facilite les ajustements incrémentaux. Toutefois, les apports du design thinking doivent être pondérés. Si cette approche semble opératoire pour le design d’un bien ou d’un service, elle s’avère limitée dans le champ artistique et culturel. En effet, l’attention portée pour résoudre un problème se fait au détriment de la richesse et de la profondeur de l’expérience proposée dans l’œuvre interactive. Les prototypes expérimentés selon cette approche au sein d’IF Lab privilégient souvent des fonctionnalités standardisées sur l’engagement émotionnel de l’utilisateur. Dès lors, si l’enjeu créatif est de concevoir des expériences qui soient véritablement signifiantes pour une audience donnée, sans doute faudrait-il imaginer une approche influencée par le design d’expérience. Pour ce faire, une itération ultérieure du processus WHAT IF IT doit permettre de mieux appréhender les valeurs existentielles qui pourraient engager l’utilisateur plus en profondeur.