Culture numérique, culture de l’écrit Digital culture, culture of scholars
Une définition précise de la « culture numérique » passe par une description de ceux qui participent à son élaboration et par un détour historique qui nous précise les termes de la culture de l’écrit. Les lettrés du numérique semblent plus répandus au sein des disciplines qui font un grand usage des ordinateurs et des réseaux. Leur culture « technique » leur permet d’élaborer une critique de l’internet et d’investir le champ des humanités numériques. Ils sont accompagnés par quelques représentants des sciences sociales et par des « hackers », plus proches de l’université qu’on ne le croit. En revanche, le grand public subit plus cette nouvelle culture qu’il n’y contribue. Car les multinationales de l’écrit sont les premiers façonneurs de cette culture de l’écrit contemporain, au point d’en dessiner les normes morales et politiques.
A precise definition of Digital Culture needs a description of people involved in its development and a historical detour that tells us how written culture was built. Digital scholars seem more prevalent among disciplines that make extensive use of computers and networks. Their technical culture allows them to develop a critique of the internet and to invest the field of Digital Humanities. They are accompanied by some representatives of the social sciences and by “hackers”, closer to the University than we imagine. However, the public at large suffers more this new culture rather than contributing to it. For the multinationals are the major shapers of this modern written culture, to the point of designing the moral and political standards.
1. Première approche
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http://www.arc5-cultures.rhonealpes.fr/larc-5/thematiques-de-recherche/
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Google, 11 août 2015. Ce moteur de recherche signale 382 000 résultats pour l’expression entourée de guillemets, 856 000 pages pour l’expression exacte digital culture et 287 000 000 de pages pour la cooccurrence digital et culture (sans guillemets).
La notion de culture numérique devient depuis 2010 fort répandue : une page wikipédia est consacrée à sa définition1, des agences de financement de la recherche en sciences sociales et humaines en font une thématique spécifique2, les moteurs de recherche évaluent à 940 000 le nombre de pages évoquant cette expression3. Et pourtant, nous avons bien des difficultés à préciser cette notion, à imaginer ce qu’elle signale pour l’avenir, à délimiter son écart avec la culture non numérique. Tout au plus pourrions-nous donner quelques exemples de personnes (ou de métiers) dotées ou non de cette culture numérique. Celle-ci pourrait se déployer suivant quelques premières dimensions : technique, communicationnelle, critique, érudite.
1.1. La figure du technicien
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Cf. https://www.data.gouv.fr/, qui offre de bonnes redirections vers les pages de l’Insee et de l’Ign.
En première impression, les informaticiens, physiciens, spécialistes de cartographie, et aussi monteurs TV ou auteurs de blogs à succès entreraient dans cette catégorie des experts en culture numérique. Et notre expérience de l’internet, du web ou de la téléphonie mobile nous donne à penser que seuls des professionnels peuvent passer leurs journées à programmer, à manipuler des logiciels sophistiqués ou à développer un savoir-faire social en ligne – ou que cet usage quotidien mène aisément à une professionnalisation. En effet, la moindre tentative d’installer un logiciel, de le faire fonctionner convenablement, de structurer a minima quelques « obtenues » (Latour, 2007) afin qu’il puisse les « ingérer » (avant tout traitement) peut prendre des heures. L’Institut géographique national propose désormais des fonds de carte de la France entière. Mais combien de personnes savent les lire et les associer avec les données, elles aussi libres, proposées par l’Insee4 ?
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J’emprunte cette ambiguïté entre le « il » et le « elle » à Thierry Hoquet (2011). Dans cet article, le « il » désigne autant des personnes de sexe féminin que masculin.
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À qui s’ajoutent assurément quelques poignées d’historiens, sociologues et géographes (Lamassé et Rygiel, 2014).
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Cas fréquent des données nativement numériques (Vélo’v, access_log, etc.) ou résultant d’enquêtes biaisées par leurs commanditaires (Insee, Credoc, etc.) (Guichard, 2011 ; Rouquier et Borgnat, 2014).
Ces exemples, qui ne renvoient pas à des expertises sophistiquées, rappellent à l’universitaire qu’il lui faut faire des choix : lire et écrire, ou (apprendre à) programmer. S’il5 essaie de combiner les deux options à la fois – situation assez caractéristique des personnes qui s’engagent dans le domaine ouvert des « humanités numériques » –, la fugacité du savoir-faire informatique l’obligera à la répétition d’exercices de programmation afin de « ne pas perdre la main », au risque de devoir tout réapprendre s’il s’interrompt pour passer six mois à lire assidûment quelques grands auteurs. Il devra aussi en permanence se former du fait de l’instabilité actuelle de l’informatique, qui nous fait abandonner awk pour Perl, Perl pour Php, Php pour Python – jusqu’à la prochaine mode. Il s’ensuit fréquemment une forme d’abdication qui donne la prime aux informaticiens, physiciens, économistes6, férus de tels outils de traitement (et de nettoyage) de ces données, elles-mêmes si difficiles à structurer d’une façon pertinente : si l’informatique est a priori affaire de combinatoire scribale (associer judicieusement des signes), elle renvoie aussi à un savoir cumulatif, qui va de la connaissance de méthodes élaborées (statistiques, linguistiques, etc.) à l’analyse critique des « données » souvent incomplètes malgré leur exhaustivité apparente (cas de l’histoire) ou peu adaptées à une problématique dès qu’elle s’écarte des motifs initiaux de leur agrégation7. Par suite, rares semblent les personnes capables de brosser l’esquisse de la culture qui se construit (et que nous appelons par commodité « numérique ») à partir de l’invention de nouveaux instruments, du déploiement de nouveaux savoir-faire, de la publication judicieuse de résultats inédits qui infléchissent nos représentations du monde au point que nous ayons l’impression qu’elles entrent en rupture avec les précédentes. La proximité historique et intellectuelle de la science informatique avec la mathématique et la physique (algorithmique, preuve, électronique, graphes et réseaux, etc.) avantage les personnes ayant suivi des formations en sciences exactes.
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Sous forme traditionnelle : savoir faire des recherches sophistiquées en ligne, les structurer, construire une bibliographie. Et sous une forme que je nomme « interne » : savoir retrouver ces propres notes et écrits, et construire des références croisées.
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L’accent étant plus souvent mis sur l’opposition entre les univers de l’imprimé et du web (en bref : Word vs XML) que sur leur proximité, comme nous le découvrons avec la « matrice textuelle » LaTeX, qui permet des déclinaisons infinies et qui explicite le rapport combinatoire que nous entretenons avec les signes et les formats.
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Pour citer quelques noms : Bertrand Jouve, Pablo Jensen, Patrick Flandrin, David Chavalarias, tous au CNRS, et Frédéric Kaplan à l’EPFL.
En revanche, les sciences humaines semblent désarçonnées par cette nouvelle façon de dessiner ou d’écrire le monde dont s’emparent les ingénieurs, les « techniciens » et les entreprises qui nous fabriquent de nouveaux outils intellectuels. Certains étudiants de master et doctorants se plaignent de ne pas disposer d’enseignements qui leur apprennent à profiter des possibilités de calcul, de dessin, de documentation8, de mise en page9. Des enseignants leur rétorquent parfois qu’il faut distinguer les savoirs fondamentaux (nobles, théoriques) des savoirs techniques. Paradoxalement, ces collègues vont aussi encourager la maîtrise superficielle de systèmes d’exploitation, logiciels et plateformes d’intermédiation grand public au motif que ces fragments de savoir faciliteront l’obtention d’un emploi par les étudiants : la technique, rejetée dans les discours généraux, revient dans les faits. Mais elle n’est pas mise en contexte et ni les limites ni les alternatives aux produits phares ne sont précisées. Certains étudiants se plaignent alors que l’Université, dans sa course aux produits phares de l’industrie, en oublie de transmettre l’esprit critique. Au final, les SHS sont pénalisées : à Lyon, à Lausanne, à Paris, les humanités numériques et nombre de travaux à dominante sociologique ou historique sont de plus en plus investis par les chercheurs en informatique, en physique des systèmes complexes, voire en mathématique10. Ces derniers ne se contentent pas de résoudre des problèmes relevant des sciences historico-herméneutiques avec leur boîte à outils. Ils importent ces problèmes dans leurs propres disciplines (par le biais de publications scientifiques) et en retour, altèrent le champ théorique des disciplines qu’ils investissent.
1.2. L’autodidacte, le militant et le critique
Témoigne aussi de ce malaise caractéristique de l’enseignement supérieur la figure du geek ou du hacker, parfois mise en avant par les médias quand il est autodidacte. On entend souvent par là une personne qui n’a pas appris à l’université ce qu’elle maîtrise et pratique.
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L’association Grrrnd Zéro de Vaulx-en-Velin, près de Lyon, est spécialiste de tels recyclages et détournements.
Effectivement, il nous arrive de rencontrer de tels autodidactes. Ils sont fort à l’aise dans un domaine « numérique » et ils expriment un rejet assez ferme de l’université qu’ils présentent comme un lieu trop fermé, manquant à la fois de curiosité et d’esprit critique sinon enchanteur. Dans la pratique, le tableau est plus nuancé : certains de ces nouveaux érudits reviennent parfois dans les enceintes académiques y soutenir des thèses, y donner des enseignements ou participer à des séminaires. Les « projets » dans lesquels ils s’engagent (et qu’ils concluent souvent avec brio) peuvent relever de la production logicielle (en ligne ou non, souvent collective), de l’édition (de références musicales, cartes, tutoriels, etc.), de la production (de machines hautement programmables, éventuellement volantes), du détournement (conception de serveurs web à partir de plusieurs téléphones usagés)11. Opportunistes par nécessité économique, ils concilient stages, emplois à durée déterminée ou free-lance tout en conjuguant pratiques artistiques, engagements altruistes et critique politique. Cette dernière leur est d’autant plus aisée à développer qu’ils connaissent par expérience le monde de l’entreprise informatique et ses mentalités, qu’ils sont au fait des méthodes de surveillance massive des échanges en réseau déployées par les États (USA, France, etc.) et de leurs effets potentiels ; ils sont souvent partisans et praticiens du logiciel libre dans sa double acception (ouvert et gratuit). Ce mélange de compétence technique, de réflexion politique appuyée sur le contemporain et de lectures approfondies des grands auteurs mondiaux des sciences sociales et de la philosophie font de ces personnes, qui, souvent, ont tissé des contacts dans le monde entier, un second type des « détenteurs/façonneurs » de la culture numérique.
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Par exemple, la « Lettre ouverte aux membres du Conseil constitutionnel », publiée dans les journaux Le Monde, Médiapart, Rue 89 et Nextimpact, accessible à divers URL dont http://rue89.nouvelobs.com/2015/07/21/renseignement-loi-menace-lequilibre-democratie-260367, a été signée par 29 chercheurs, dont 10 philosophes.
Ce réseau déjà partiellement étudié (Auray et Ouardi, 2014) invite aussi à la nuance : il n’est pas composé que de jeunes, d’informaticiens ou de marginaux. En effet, une proportion conséquente des activistes du libre (au plan logiciel comme des données) est composée de personnes âgées, voire retraitées. OpenStreetMap, le réseau alternatif à GoogleMaps, en est une preuve parmi d’autres. Si la critique politique en relation avec le numérique est aujourd’hui portée par des figures majeures comme Julian Assange, Edward Snowden et en France, Jérémie Zimmermann, tous trois informaticiens, et si des associations comme la Quadrature du Net sont majoritairement composées d’experts en informatique, s’agrègent à ces représentants de nombreux philosophes12, journalistes, avocats et un nombre croissant de personnes de tous âges et de toutes professions. Enfin, le monde des « lettrés du numérique » n’est pas composé que de personnes sans statuts ni revenus stables : certains des professionnels précités vivent dans l’aisance ou bénéficient d’une forte notoriété.
1.3. Les illettrés du numérique
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Mais tous n’en disposent pas.
Ce n’est donc pas l’appartenance à une classe d’âge qui détermine l’accès à la culture numérique. Si de jeunes étudiants font preuve d’une surprenante dextérité digitale avec les écrans de leurs tablettes et téléphones cellulaires13, s’ils ont des pratiques communicationnelles ou culturelles vantées ou critiquées par les médias et l’industrie, de rapides enquêtes (réalisées auprès d’étudiants de master spécialisés en recherche d’information) montrent qu’ils peuvent rencontrer de réelles difficultés pour trouver des informations pertinentes, s’approprier des méthodes efficaces ou profiter des automatisations permises par l’informatique. Des étudiants de niveau master téléchargent une à une 800 pages web dont les adresses se succèdent sans imaginer qu’un programme court pourrait effectuer ce travail, se transformant en ouvriers au service de la machine. D’autres fabriquent des index et lexiques en comptant à la main les mots de leur mémoire ou centrent un titre en le précédant d’une vingtaine d’espaces. De plus, ils méconnaissent le fonctionnement des protocoles de l’internet, les logiques économiques propres à l’industrie du numérique, les mécanismes d’enregistrement de leur intimité et acceptent sans recul les discours dominants au sujet du numérique. Il est donc difficile d’affirmer qu’ils seraient détenteurs d’une culture numérique au motif qu’ils seraient nés après l’invention du web comme le prétendent les inventeurs de la génération Y. En revanche, formés dans de bonnes conditions, ils acquièrent rapidement cette culture numérique.
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Cf. http://www.rslnmag.fr/post/2012/04/25/Le-debat-demain-tous-codeurs-.aspx, http://www.rslnmag.fr/post/2012/09/06/Des-cours-de-codage-des-six-ans-Cest-possible-en-Estonie.aspx.
Ce constat invite à se distancier des propos des partisans de l’enseignement du « code » (la programmation informatique) dès le plus jeune âge : certains industriels (Microsoft), universitaires et des hommes politiques (en Estonie) vont dans ce sens, en affirmant qu’ainsi les jeunes générations disposeraient d’emblée de cette fameuse culture numérique14. S’il semble raisonnable d’intégrer l’algorithmique dans les programmes d’enseignement (à l’école ou au collège) et si la connaissance des possibilités de calcul et de manipulation textuelle des ordinateurs actuels facilite l’acquisition d’une culture politique (en aidant à comprendre à quel point il est facile d’abuser de la surveillance massive et de la publicité ciblée), la maîtrise de la programmation ne garantit pas automatiquement le déploiement de l’esprit critique ni le goût pour l’érudition. Par ailleurs, ces enseignements peuvent vite se transformer en instruments de sélection, comme le furent les mathématiques. Enfin, les langages informatiques étant particuliè-rement instables et désuets au bout d’une décennie, il est difficile de savoir lequel privilégier pour un enseignement destiné aux enfants.
Ces projets généreux d’alphabétisation « numérique » rappellent ceux de l’Unesco en Afrique après la seconde guerre mondiale, conclus par un échec. Il a alors été montré par Goody, Scribner et Cole que la littératie ne s’acquiert pas mécaniquement par la simple assimilation de savoir-faire scribaux. Goody a prolongé ces travaux en mettant en évidence la proximité entre technique et culture et la réflexivité des technologies de l’intellect. Lui et Olson ont aussi montré que les effets intellectuels sur le long terme de l’écriture et que les réponses apportées aux problèmes d’interprétation qu’elle pose sont à l’origine de la culture spécifique de nos sociétés actuelles : la culture de l’écrit (Olson, 1998). Si l’écriture se renouvelle aujourd’hui – avec l’informatique (binarisation) et les réseaux – la culture associée va à son tour se transformer, mais très lentement. Le temps que les transformations techniques (trop souvent qualifiées d’innovations) de cette nouvelle écriture soient collectivement appropriées, détournées, voire oubliées, que nous ayons forgé collectivement des outils stables pour les intégrer et que nous ayons assimilé et pensé les transformations intellectuelles associées. C’est donc dans le prolongement de ces analyses que nous parlons de « culture numérique » au singulier, tout en étant conscient du fait qu’il y a autant de cultures numériques que de cultures de l’écrit : a priori, celle de l’ingénieur du xixe siècle ne se compare pas à celle de son collègue historien. Dans la pratique, les deux avaient intégré les méthodes de compréhension, d’interprétation et de critique propres à l’écrit et à ses formes particulières en ce siècle.
Les incitations à enseigner la programmation s’appuient donc plus sur la charité et la séduction que sur de réels fondements scientifiques. Elles peuvent cependant être affinées et, face aux tenants du jeunisme et du consumérisme, qui sont aussi les partisans d’une culture numérique fluide et déjà partagée, elles rappellent que la culture de l’écrit, fût-il numérique, s’apprend.
2. Cultures populaires, cultures numériques
2.1. Des cultures numériques spontanées ?
On pourrait en effet nous objecter que la culture numérique serait simplement en train de s’installer, suivant un schéma diffusionniste aisément repérable : les formes de l’échange, la recherche d’information, la consommation culturelle ne s’uniformisent-elles pas, de la Chine au Sénégal, du Brésil au Canada ? Le milliard d’utilisateurs de Facebook ne témoignent-t-il pas d’une appropriation spontanée des réseaux par des néophytes et donc d’une culture nouvelle en train de se fabriquer ? En induisant l’idée que la culture numérique serait façonnée par un petit nombre de personnes, ne faisons-nous pas l’erreur de négliger la créativité de la culture populaire ? De tels arguments, fréquents, sont fragiles.
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Par exemple, des philosophes chinois ne peuvent suivre sur Facebook les informations relatives à la défense d’une institution française comme le Collège international de philosophie.
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Pour être positionné en première réponse dans sa ville, et seulement à certaines heures (témoignage d’un plombier lyonnais en 2013).
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Situation fréquente en Turquie et en Russie, et à distinguer de la censure/fermeture par ce gouvernement des grands réseaux d’intermédiation. Dans le premier cas, l’acteur volontaire de la censure est le réseau d’intermédiation lui-même. Voir l’article du New York Times précisant comment Facebook ferme des pages invitant à une manifestion à Moscou contre Poutine : http://www.nytimes.com/2014/12/23/world/europe/ facebook-angers-russian-opposition-by-blocking-protest-page.html?_r=3D0.
- Note de bas de page 18 :
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Système d’exploitation pour téléphones mobiles développé par Google, sous licence libre. Pour pouvoir réaliser une enquête exhaustive sur les usages de ces téléphones, des chercheurs de l’Inria ont dû se lancer dans une telle procédure (enquête Practic).
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Source : http://www.cryonie.com/fr/web/serveurs.php. Voir aussi http://www.woueb.net/2010/12/07/comment-facebook-gere-quotidiennement-son-infrastructure/.
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Ils sont généralistes, et donc imprécis : ils nous invitent à confondre, de notre point de vue, les pratiques « numériques » d’une Iranienne, d’un Chinois et d’un Italien. Or, les langues, les censures, les accès au web diffèrent grandement d’un pays à l’autre15. Au sein d’une même nation, un plombier obligé de donner à Google 5 000 euros par mois16 n’aura ni le même usage ni les mêmes représentations de cette entreprise qu’un étudiant qui profite gratuitement des informations et des outils de travail qu’elle prodigue.
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Ils ne tiennent pas compte des formes de domination et de coercition propres aux collectifs et aux entreprises. Ces dernières imposent des normes de plus en plus difficiles à contourner : interdiction d’accéder aux réponses aux requêtes de rang supérieur à 1 000 et impossibilité d’estimer scientifiquement la qualité des résultats du moteur de recherche (du fait de leur adaptation à nos « profils ») (Guichard, 2014) ; impossibilité pour un utilisateur Facebook de publier les photos de son choix, de disliker une page (Lovink et Rasch, 2013), d’accéder à la « page » d’un parti politique censurée à la demande d’un gouvernement17. Michel De Certeau expliquait comment les ouvriers et plus largement les dominés sont réduits au bricolage/braconnage, enserrés dans un filet d’encadrement de plus en plus étroit, qui profitent de quelques mailles encore un peu lâches d’un système qu’il décrit comme de plus en plus totalitaire (De Certeau, 1980). La tactique résulte de cette faible possibilité qu’ont les destinataires des opérations de la domination de jouer avec les cadres et interstices qu’ils sont invités à intégrer. C’est sur cette possibilité du braconnage qu’insistent les grands-prêtres du numérique18, qui font l’éloge du web 2.0, de ses multinationales et du libre-arbitre de l’internaute : certes, des personnes produisent des sites artistiques à partir des blogs et la foison des pratiques sur les réseaux d’intermédiation n’est pas réductible à un nombre fini de situations. Pour autant, le cadre-quadrillage défini par les concepteurs et les promoteurs de ces instruments reste bien présent et il est vain de supposer qu’il est secondaire. Nous y reviendrons.
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Ils sont irréalistes car ils ne tiennent pas compte du différentiel en matière de savoir-faire entre les utilisateurs et les entreprises du web et de la téléphonie. S’il nous est effectivement désormais inutile de maîtriser Unix et la programmation pour rédiger un blog ou retoucher une photo, nous oublions vite que l’écart en matière de savoir-faire entre les multinationales du numérique et nous ne cesse de croître, quand bien même nous avons l’impression d’avancer dans ce monde touffu du numérique. Les chercheurs français en informatique sont parfois condamnés à faire du reverse engineering pour tenter de comprendre quelles informations personnelles peuvent être obtenues avec des téléphones fonctionnant avec Androïd19 et donc être utilisées pour la publicité et la surveillance. Quand nous commençons à savoir écrire quelques petits programmes en Perl ou php, Google, Facebook, Microsoft et Amazon développent des savoir-faire qui leur permettent de faire fonctionner des centaines de milliers, voire des millions de serveurs20.
Ce sont de gigantesques infrastructures industrielles et souvent lucratives qui prennent désormais en charge notre instrumentation intellectuelle.
2.2. D’autres designers de la culture numérique
Ainsi, plutôt que de supposer que les internautes dans leur ensemble disposent de cette culture numérique ou la construisent en collectif, nous pouvons adopter l’hypothèse suivante : les ingénieurs, vendeurs, promoteurs et designers de ces grandes entreprises – et aussi des organisations associatives et fondations les plus actives (Wikipédia, Linux, Mozilla, etc.) – sont les premiers dépositaires de cette culture, et la façonnent un peu à leur gré.
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Outil précieux de traduction de formats d’édition variés : LaTeX vers epub, etc.
- Note de bas de page 22 :
Nous ne pouvons nier quelques ressemblances entre ces professionnels et nos deux précédents groupes d’érudits : excellents programmeurs, au fait des dernières possibilités techniques de l’industrie mondiale, parfois autodidactes (comme Steve Jobs), souvent de culture scientifique, avec quelques fausses exceptions comme John MacFarlane, professeur de philosophie à Berkeley, auteur de pandoc21, et en fait spécialiste de philosophie de la logique et de la mathématique22. Nous retrouvons cette particularité américaine qui permet les sauts interdisciplinaires sans préjugé : Larry Wall, le fondateur du langage Perl, se définit comme un Geek of Classics, Geek of Computer Science, Geek of Engineering, Geek of Humanities, Geek of Information Technology, Geek of Literature, Geek of Math, Geek of Music, Geek of Performing Arts, Geek of Philosophy… (http://www.wall.org/ ~larry/ungeek.html). Et la façon dont les univers de la culture classique sont investis par ces acteurs laisse pantois plus d’un Européen (Moatti, 2015) : la bibliothèque, le système cartographique et le traducteur de Google, comme l’encyclopédie Wikipédia en donnent la preuve. En bref, l’érudition est aussi au rendez-vous. Les possibilités de profilage et de surveillance des individus ne sont pas étrangères aux entreprises du numérique, qui en font leur cœur de métier par le biais de la publicité ciblée. Enfin, l’exemple de Snowden nous prouve qu’au sein même des institutions les plus dédiées au secret, des prises de conscience hautement politiques peuvent se déployer.
2.3. Les lettrés face à l’histoire
Nous nous sentons parfois patauds face aux dispositifs numériques contemporains. Nous découvrons un nouveau système d’écriture dont nous devons maîtriser les signes et les outils qui permettent de les appréhender et de les conjuguer. Il nous faut aussi revoir nos catégories et concepts qui nous permettront de penser leurs effets à court et à moyen terme. Tout cela nous rappelle les périodes où les lettrés étaient minoritaires.
Ces derniers pouvaient créer, lire et commenter des œuvres (artistiques, scientifiques, religieuses) face aux autres, peu ou pas familiers de l’écriture, condamnés à une relative passivité et en même temps influencés par la créativité littératienne : « La Bible et l’œuvre de Shakespeare furent créées et lues par des lettrés, même si des analphabètes pouvaient voir des pièces et participer aux rituels. Autrement dit, ces derniers étaient influencés par les productions et par la créativité émanant de la communauté alphabétisée, si bien que leur culture “orale” n’était pas du même ordre que ce que j’appelle la culture purement orale des sociétés sans écriture. En outre, quelle que soit la vigueur de la culture “populaire”, en ce qui concerne la communication, il y a toujours une stratification fondée sur la parole écrite : ceux qui maîtrisent cette dernière sont tenus en plus haute estime. [...] Au fil de l’évolution de la communication, la division culturelle fondamentale de la société (certes plus plurielle que binaire) ne s’est pas tant opérée entre les sciences et les arts qu’entre l’oral et l’écrit : entre ceux qui pouvaient profiter des bibliothèques et ceux pour qui le livre resterait à jamais fermé » (Goody, 2012).
Si nous considérons qu’existe aujourd’hui un fossé littératien entre les lettrés du numérique et les personnes en contact avec cette nouvelle écriture, mais qui ne la maîtrisent que sommairement, ces propos de Goody sont d’une acuité exemplaire.
D’une façon générale, les personnes les plus familières avec l’écriture du moment peuvent disposer de capacités de prévision, de calcul, d’analyse supérieures à celles de personnes moins lettrées. Les gouvernements, les armées n’hésitent pas à s’entourer des personnes dotées de ces compétences. Les États-Unis ont organisé la conquête spatiale pour cartographier l’URSS et se doter des moyens d’y envoyer des bombes nucléaires (Desbois, 2015). Les guerres se font aujourd’hui avec des drones et des analyses des réseaux sociaux des ennemis. Peu de pays disposent de tels moyens. Cette compétence scribale, que Goody décrit comme essentiellement technique et qui a de fortes conséquences sur l’orientation de notre pensée, du fait que son développement est intimement liée aux questions proprement intellectuelles que pose l’extension cumulative de ce savoir-faire collectif, peut se traduire non seulement en possibilité d’imposer brutalement sa domination sur des humains ou des parties du monde (cas de la puissance militaire) mais aussi d’imposer des goûts – comme le montre aussi Bourdieu. Aujourd’hui, des scientifiques montrent que cette imposition peut voir son efficacité doublée : en complément des louanges que pourront lui adresser les médias, professionnels à leur manière de l’écriture, l’auteur d’une chanson peut être aisément promu par des publicitaires qui jouent adroitement avec les premières réactions des internautes à son écoute (Chavalarias, 2012).
2.4. L’écriture du monde
Ainsi, des personnes en situation de fortes compétences scribales, face à d’autres plus démunies, sont en capacité de dessiner le monde suivant leurs conceptions du monde et leurs désirs. Le pouvoir de l’écrit permet non seulement d’imposer sa raison, sa loi (par la force) mais aussi son goût et ses valeurs. La chose est manifeste avec la finance, autre lieu d’une maîtrise étonnante de la modélisation, du calcul, de l’informatique (Charolles, 2013). Notre basculement dans un monde économique capable de soumettre des États entiers à sa doxa libérale en est une première preuve. De Certeau a aussi montré comment l’écriture de l’histoire n’est pas le fruit de cette histoire, mais le résultat du regard qu’une société porte sur elle-même. L’histoire se réécrit donc en fonction des enjeux et luttes de pouvoir du contemporain (De Certeau, 1975).
Bourdieu, Foucault et Noiriel se sont insurgés contre ces formes à leurs yeux injustes d’écriture du monde, qui ne laissaient pas leur place aux humbles, aux dominés (Noiriel, 2005). Avant de donner d’autres témoignages de la façon dont cette écriture du monde est imposée par les nouvelles entreprises du numérique, nous aimerions développer une hypothèse : cette écriture du monde n’est pas que politique, elle est aussi scientifique. Pour le dire autrement et pour valoriser la capacité d’agir de tout citoyen (et par là inviter nos lecteurs à se dégager de tout dualisme ou pessimisme, en leur rappelant les capacités qu’offre l’écriture, typiquement appropriable), le monde n’est pas qu’écriture (comme le prétend une vulgate post-moderne qui oublie les apports des philosophes post-modernes). Mais il ne se réduit pas non plus à une réalité qui nous serait extérieure et dont nous devrions comprendre les lois. Il est aussi « culture » : un ensemble de représentations, souvent savantes mais localisées dans le temps (pensons à l’éther, essentiel aux physiciens jusqu’au vingtième siècle) parfois traduites de façon plus ou moins maladroite surtout quand il s’agit de les juxtaposer, de les empiler : que savons-nous précisément de l’histoire de la Syrie, de la mécanique quantique et du réchauffement climatique ? Il s’approche parfois de la pure production intellectuelle : nous savons tous que l’électron est réel mais n’en avons jamais vu. Et les éventuelles photos ou représentations dont nous gardons souvenir sont le produit de sommes de médiations techniques et scientifiques dont nous sommes incapables de faire la liste, ni de distinguer des conceptualisations qui ont forgé notre culture de lycéens. Le cas limite est l’équivalence onde-particule de la lumière, prouvée – par Von Neumann pour certains, par De Broglie pour d’autres : entre 1929 et 1931 – en sollicitant la dualité des espaces de Hilbert : pur produit de l’esprit, ne sollicitant aucune expérience.
Ces remarques ne visent pas à disqualifier les approches sociologiques et politiques de l’écriture du monde par ses dominants. Au contraire, en rappelant que le monde est bien plus écrit que nous pouvons l’imaginer, elles incitent à prendre au sérieux les analyses des penseurs qui nous démontrent l’importance de la construction de la réalité sociale. Celle-ci, très proche d’autres constructions de la réalité, peut s’avérer d’autant plus contraignante.
2.5. Normer le monde
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Cf. https://www.google.fr/maps/@45.7803593,4.8314716,18.44z. Cet hôpital était absent de la carte en août 2015. Son nom apparaît tout en haut du site en octobre 2015.
Les processus de ré-écriture du monde les plus anodins se rencontrent sur GoogleMaps, qui ne présente ni les hôpitaux français ni les gares. Désintérêt pour le service public, condamné à disparaître ? Par exemple, nous découvrons aisément les restaurants et magasins de sport proches du gigantesque hôpital de la Croix-Rousse à Lyon, mais difficilement mention de ce dernier23.
Gilles Pastor, metteur en scène français, élaborait sur Facebook un album de photos collectif intitulé « Gisants » : des personnages couchés dont on ne voit pas la tête, évoquant les gisants des églises et souvent nus. Certaines photos comportant des sexes d’homme étaient automatiquement censurées par Facebook, mais pas toutes. Elles restaient alors en moyenne 2 jours et parfois plus longtemps. Au bout de 3 semaines de jeu au chat et à la souris avec la censure du réseau social, son compte a été désactivé (début août 2015). Facebook lui a adressé le message suivant – curieusement envoyé sous forme image – que voici : « Nudité Nous supprimons les photographies signalées présentant des organes génitaux, des fesses ou des poitrines féminines entièrement exposées. Certaines descriptions verbales d’actes sexuels qui entrent dans les détails peuvent également être supprimées. Ces restrictions sur l’affichage de nudité et d’activité sexuelle s’appliquent également au contenu créé numériquement, sauf si le contenu est publié à des fins éducatives, humoristiques ou satiriques. Nous comprenons que ces restrictions concernent parfois du contenu partagé pour des motifs légitimes, notamment des campagnes de sensibilisation ou des projets artistiques, et nous nous excusons pour la gêne occasionnée ».
- Note de bas de page 24 :
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Nous y aurions plus de liberté : cf. « Ces restrictions sur l’affichage de nudité et d’activité sexuelle s’appliquent également au contenu créé numériquement, sauf si le contenu … ».
Nous pourrions aisément critiquer la logique commerciale de l’entreprise Facebook : pas de sexe, pour ne choquer aucune âme pieuse ou prête à se draper dans le moralisme. Nous pouvons aussi nous étonner des catégories que (re)fabrique l’entreprise : la femme est différente de l’homme et dispose de moins de droits que lui (elle ne peut montrer sa poitrine nue), le numérique est différent du réel24, toute évocation d’un acte sexuel est prohibée et les grandes catégories culturelles sont l’éducation, l’art, et la satire, elle-même susceptible d’être censurée.
- Note de bas de page 25 :
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https://www.facebook.com/communitystandards. Voir aussi https://en.wikipedia.org/wiki/Facebook_real-name_policy_controversy.
- Note de bas de page 26 :
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http://www.theguardian.com/world/2011/mar/09/chinese-blogger-mark-zuckerberg-dog
- Note de bas de page 27 :
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Cas des drag-queens de San Francisco : http://www.sfweekly.com/thesnitch/2014/ 09/17/sf-drag-queens-meet-with-facebook-over-real-name-policy-today
- Note de bas de page 28 :
- Note de bas de page 29 :
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http://www.lexpress.fr/actualite/monde/dissidents-chinois-yahoo-se-rachete-une-reputation_471698.html. Je remercie Clément Renaud pour ses remarques et sa documentation.
De façon analogue, Facebook interdit l’usage de pseudonymes25. Cette interdiction est parfois encore contournée. Appliquée, elle annule le capital de notoriété de journalistes26 et accroît la vulnérabilité des personnes aux pratiques sexuelles que l’entreprise considère contraires à sa morale en les obligeant à créer un compte sous leur nom d’état-civil27. La censure favorise aussi les dictatures : des militants syriens pacifistes se plaignent de voir des pages témoignant de combats supprimées par dizaines28. Yahoo n’avait pour sa part pas hésité à transmettre à Pékin les coordonnées de dissidents chinois en 2008. Ils furent condamnés à 10 ans de prison29.
Nous prenons donc la mesure de l’écriture du monde, qui peut aller jusqu’à la censure et la mise à l’écart des personnes proposant des lectures différentes de la réalité. Dans un monde illettré, les érudits imposent leur culture. En ces temps de transformation en profondeur de l’écriture, se reconstruit un nouveau monde de lettrés qui vont à leur tour dessiner le monde au sens propre comme au figuré. Nous sommes aujourd’hui témoins d’une course de vitesse dans laquelle s’impliquent des personnes, des institutions, où les grandes entreprises du numérique sont largement gagnantes. Rien n’est joué ni perdu. Mais la culture numérique sera pour encore quelque temps celle qu’elles sauront imposer.